ZUM – ressources 2008
des masses d’hommes de plus en plus larges. Et donc, dans les résistances qu’elles suscitent. De
son côté, Foucault (à qui la pensée de la résistance était rien moins qu’étrangère) opposait à
l’utopie, non pas le mouvement des transformations de masse, mais ce qu’il appelait
« l’hétérotopie », dont il cherchait à décrire et à classer les variétés bien réelles.
Elles se situent, généralement, aux marges de la société, mais agissent sur elle en retour et
remplissent une fonction essentielle dans sa régulation des différences, à grande ou petite
échelle: lieux d’exclusion ou, au contraire, d’expérimentation, de normalisation et de déviance.
Maisons closes, colonies, théâtres, prisons, musées, jardins... au bout du compte, on se demandera
quelle institution n’a pas une dimension hétérotopique, et pourrait vivre sans cela. L’important
est ici l’accent qui est mis, non pas sur la contradiction d’un devenir, sur ses conflits inconciliables,
mais sur l’hétérogénéité irréductible des comportements sociaux, rebelles à toute normalisation,
plus complexes ou marqués d’étrangeté que toute règle. Mais — il convient aussi de la noter —
Marx et Foucault explorent chacun à leur façon une dimension essentielle de la politique, qui est
le surgissement de la subjectivité dans le champ social, non pas comme son « autre » absolu, mais
comme sa différence intime, nécessaire, la contrepartie de sa mobilité inéluctable, de son
« historicité ». Qu’en est-il donc de l’utopie et de sa critique dans le monde contemporain? Je
dirai, pour aller vite, que la mondialisation a sonné le glas des grandes formes classiques, dans la
mesure, en particulier, où elles s’inscrivaient dans l’horizon du « cosmopolitisme »: extension aux
dimensions du monde du rêve d’harmonie de la Città ideale, horizon de toute la pensée moderne
du progrès, où l’on pouvait imaginer que la domination de la planète, l’unification de l’espèce
humaine au sein d’un unique espace de communication intellectuelle et de division du travail,
coïnciderait avec la résolution des antagonismes raciaux ou nationaux, l’élimination des formes
les plus inacceptables de l’inégalité et de l’oppression de l’homme par l’homme.
C’est cela qui, sous nos yeux dessillés par la fin de l’antagonisme réducteur des « camps », par
l’interpénétration croissante des populations du « Nord » et du « Sud », par les échecs sanglants
du nouvel ordre international et de ses prothèses humanitaires — bref, ce qu’on appelle la
mondialisation — a fini par se dissoudre complètement. Il apparaît en effet que l’unité enfin
réalisée de l’espèce humaine au sein d’un même monde, soumis aux mêmes régulations
économiques, confronté aux mêmes problèmes d’environnement, ressemble plutôt à la « guerre
de chacun contre chacun » naguère décrite par Hobbes comme un état de nature, qu’à un espace
civique, ou civil. Il semble même que la multiplication des « mondes virtuels » de communication
ne cesse de favoriser l’indifférence aux malheurs les plus proches de nous, transformés en
spectacles (comme on l’a vu en Bosnie, au Rwanda ou en Algérie), et de recréer la division des
« sous-hommes » et des « surhommes », qu’on avait cru définitivement abolie. Plus d’utopie,
donc, car nous sommes réellement passés au-delà des conditions de sa réalisation. C’est pourquoi,
peut-être, elle ne survit intellectuellement que sous des formes dégénérées, opposées entre elles:
des programmes technocratiques, ou des prédications messianiques... Je n’en conclus
aucunement, pour ma part, que l’imagination n’ait plus lieu d’être en politique, et qu’il faille se
contenter de gérer l’inéluctable, d’en aménager les marges ou d’en minimiser autant que faire se
peut les coûts humains. Mais je pense plutôt à une imagination du présent qu’à une imagination
de l’avenir. Et surtout, je crois qu’il faut à nouveau exercer cette imagination dans le champ de la
création institutionnelle, avec sa dimension collective, pratique, et sa dimension juridique,
symbolique. Par exemple, entreprendre de démocratiser l’institution des frontières, cette
condition antidémocratique par excellence des démocraties elles-mêmes, ce qui n’est pas une
mince affaire.