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LE MODELE DES ETATS DEVELOPPEURS DASIE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
Marc LAUTIER
1
15 09 2015
SEMINAIRE FRANCO-BRESILIEN 15 SEPTEMBRE 2015 UFRJ, RIO DO JANEIRO
Apres-guerre, l’Asie des indépendances apparait comme une région instable, fragmentée, les
populations subissent de multiples menaces, dont la moindre n’est pas celle de gouvernements
inefficaces et manquant de légitimité politique. Apres la révolution chinoise, puis la guerre de Corée,
les rivalités de la guerre froide vont embraser une grande partie de l’Asie du Sud-Est à partir de la
guerre du Vietnam. Pourtant, c’est justement à cette riode, marquée par le dédain de l’Occident,
qu’une grande partie de l’Asie en développement se lance sur les traces du Japon et accèlère sa
croissance en utilisant des méthodes similaires. Du « Tokyo Planning » de l’administration coréenne à
la « Look East Policy » de la Malaisie, ces modèles de développement s’appuie sur l’intervention de
l’Etat, suivant des modalités spécifiques mais qui s’inscrivent dans la continuité de la longue
expérience historique de l’industrialisation tardive. Les Nouveaux Pays Industriels (NPI), la Corée du
Sud et Taiwan, en offre la configuration la plus complete et la plus cohérente, des variantes sont mises
en œuvre en Asie du Sud-Est. Ce modèle historique de rattrapage structure les stratégies de
developpement et domine en Asie de l’Est des années 1960 jusqu’aux années 1990. Il sera bousculé,
par la crise financière de 1998, sans pour autant se dissoudre dans les plans d’ajustement qui suivront.
Actuellement, la Chine en déploie les principales composantes à une échelle inhabituelle.
Apres avoir souligné la rupture du « Tiers-Monde » qu’engendre le décollage rapide, et inattendu, des
pays en développement d’Asie à partir des années 1960, et rappellé les débats sur les explications de
ces « miracles », ce texte analyse les spécificités institutionnelles des Etats Dévelopeurs d’Asie de
l’Est, les stratégies hétérodoxes et les instruments de politique industrielle utilisés pour accélérer
l’industrialisation et la croissance.
1
CEPN, Université Paris 13.
2
1/ UN DECOLLAGE IMPREVU
En 1960, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana ainsi que de nombreux pays d’Afrique ; le
revenu par habitant à Taiwan était inférieur à celui du Brésil et quatre fois plus faible qu’en
Argentine ; Hong Kong et Singapour, proches de la moyenne Latino-américaine, étaient déjà un peu
plus riches. Au cours de cette décennie, ces quatre économies entrent progressivement dans une
dynamique de croissance sans précédent : en moins d’une génération (1960-1980), le revenu par
habitant est multiplié par quatre (Tableau 2). Plus spectaculaire encore que celle du Japon, la
croissance s’accelere au cours des années 1980, considérées en Amérique Latine et en Afrique comme
une décennie perdue. A l’aube des années 1990, Taiwan et la Corée du Sud ont réalisé le
développement économique le plus compressé de l’histoire. Jusque la aucun pays n'avait amélioré
aussi rapidement son niveau de vie pendant une aussi longue période. Cette dynamique de rattrapage
se poursuit ensuite (Figure 1).
Figure 1 : Evolution du revenu par habitant en % du niveau des Etats-Unis (1960-2013)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
1960
1962
1964
1966
1968
1970
1972
1974
1976
1978
1980
1982
1984
1986
1988
1990
1992
1994
1996
1998
2000
2002
2004
2006
2008
2010
2012
Chine
Corée du Sud
Taïwan
Indonésie
Philippines
Thlande
Viet Nam
Cambodge
Inde
Amérique Latine
Afrique du Nord
Source : CHELEM-CEPII ; mesuré en parité de pouvoir d’achat.
La diffusion de la croissance a été progressive mais assez générale en Asie dans les pays qui ne
pratiquaient pas l’isolement. Apres la reconstruction et la « haute croissance » du Japon, le décollage
de la Corée, de Taiwan, de Hong Kong et de Singapour, souvent qualifiés de Nouveaux Pays
Industriels (NPI), est suivi dans les années 1980 par l’émergence de l'Indonésie, de la Malaisie, de la
Thaïlande, puis au cours des deux décennies suivantes par la croissance de la Chine, du Vietnam et de
l’Inde. me un pays marqué par la destruction et la corruption comme le Cambodge benéficie d’une
3
croissance tres forte à partir du milieu des années 1990, tirée par un environnement régional stable et
dynamique. Cette croissance économique s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de
développement humain des pays d’Asie, qui se situent désormais aux premiers rangs du monde en
développement.
Tableau 1 Indicateurs de développement humain en Asie
IDH
de 0 (min) à 1 (max)
Esperance de vie à la
naissance
1980
2012
1980
2011
Corée
0,640
0,909
66
81
Taiwan
na
na
72
80
Hong Kong
0,712
0,906
75
83
Singapour
0,7561
0,895
72
82
Chine
0,407
0,699
67
75
Thailande
0,490
0,690
64
74
Malaisie
0,563
0,769
68
75
Indonésie
0,422
0,629
59
70
Philippines
0,561
0,654
62
68
Vietnam
0,4391
0,617
67
75
Cambodge
na
0,543
30
71
Inde
0,345
0,554
55
66
Argentine
0,675
0,811
70
76
Brésil
0,522
0,730
63
73
Ghana
0,391
0,558
52
61
Tunisie
0,459
0,712
62
65
Sources : PNUD, Banque Mondiale, Ministry of Interior Taiwan. (1) 1990
Le dynamisme de la région a longtemps surpris. Il n’était pas prévu par les experts et contredisait la
plupart de leurs prévisions. Dans les années 1960, l’Asie pessimisme faisait l’unanimité. Ensuite, le
Tiers Monde, globalement, est considéré « dans l’impasse »
2
car, d’une part, il serait submergé par la
marée démographique et, d’autre part, il serait incapable de suivre l’accélération du progres technique.
A Séoul, les conseillers américains désespéraient de l'avenir de la Corée du Sud et un journaliste
économique concluait ainsi son analyse en 1964 : "La Corée est une nation très pauvre et une série de
miracles, de même qu'un bon jugement et beaucoup de travail seront nécessaires pour doter ce pays
une économie viable"
3
. Taiwan apparait tres fragile; Singapour qui se sépare en 1965 de la Fédération
de Malaisie est considéré comme non-viable ca la Ville Etat importe jusqu’à son eau. Ainsi, alors que
les bases de la croissance rapide se mettent en place en Corée, à Taiwan et à Singapour, l’Asie est un
« drame » pour le grand économiste du développement G. Myrdal (1963 : Asian Drama, an inquiry
into the poverty of Nations) (dont l’analyse privilégie toutefois l’Asie du Sud).
Lorsque Rosenstein Rodan publie en 1961 ses projections pour 66 pays à l’horizon 1976, il annonce
qu’en Asie, l’Inde, la Birmanie et le Pakistan connaitront une forte augmentation du revenu par
habitant, deux à trois fois supérieure à celle de la Corée du Sud, de Taiwan ou de Singapour. Parmi les
pays en développement, les champions annoncés du rattrapage se trouvent surtout en Amérique Latine
(Argentine, Colombie, Uruguay) et en Afrique (Anglola, Ghana, Kenya, Nigeria,…). Un avenir
brillant est promis aux pays de grande taille et abondants en matières premières. Un peu plus tard
(1966) Chenery confirme ces prévisions, qui se reveleront cependant totalement erronées. Le
décollage de l’Asie de l’Est, qui démarre à cette période, est totalement absent de ces perspectives.
2
Le Tiers-Monde est dans l’impasse, de Paul Bairoch. Le titre ne change pas entre la première édition 1971 et la
dernière de 1992 (Gallimard ed).
3
J. Reday, Japan Times 2 Mai 1964
4
Figure 2 : Perspectives 1976 Rosentein Rodan et réalisations (Taux de croissance 1960 1976)
0,0% 2,0% 4,0% 6,0% 8,0% 10,0% 12,0%
Birmanie
Corée
Inde
Indonésie
Malaisie
Pakistan
Philippines
Singapour
Taiwan
Thaïlande
Réalisations
Projections RR
Sources : RR et données BM
La cristallisation des espoirs de développement sur des facteurs traditionnels (taille, matières
premières) et l’influence de ces pionniers de l’économie du développement expliquent peut etre cette
propension à insister sur la singularité, le caractère exceptionnel et non-transferable des expériences de
croissance rapide en Asie, qui est illustré par l’usage abusif du terme de « miracle ». Apres le
« miracle » japonais, on évoque en effet les « miracles » de la Corée, de Taiwan, de Singapour, puis
celui de l’Asie de l’Est en général, dans un ouvrage eponyme de la Banque Mondiale (1993), qui
n’integre pourtant pas encore le décollage de la Chine ! Rare et, surtout, inexplicable, un miracle n’est
pas reproductible et il est difficile d’en tirer des leçons, de politique économique par exemple. Chaque
expérience ne relève que de sa propre histoire. Pour I. Sachs (1987) par exemple, « il n’y a pas de
place pour de nouveaux Japon, ni pour une nouvelle bande des quatre, tellement est grande la
vulnérabilité à laquelle s’exposent des pays fortement dépendants de l’acces aux marchés de pays
industrialisés. Il est irresponsable de projeter la performance passée des nouveaux pays industriels
(…) et de la présenter comme modèle à suivre par d’autres pays en développement »
4
. Pour Wade
(1990, p 347), le succes des NPI ne semble pas reproductible car il a bénéficié d’une expansion du
commerce mondial qui est terminée. Pourtant, actuellement, la petite Malaisie (25 millions
d’habitants) exporte deux fois plus que l’ensemble de l’Afrique du Nord et la Chine, entrée à l’OMC
en 2001, réalise plus de 10 % du commerce mondial.
Ces interprétations sont decevantes et à l’évidence insuffisantes. En effet les « miracles » se
prolongent et se renouvellent en Asie. Ils contrastent avec les rythmes de croissance plus lents des
autres régions en développement (tableau 2.2). Au cours des trois dernières decennies, la croissance a
été pres de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique Latine ou en Afrique Sub-
Saharienne
5
. Ces dynamiques s’appuient sur l’expansion des investissements et des exportations
manufacturières. A partir des NPI, l’orientation exportatrice de l’industrie se diffuse en Asie du Sud-
Est dans les années 1980, puis en Chine. L’exportation exerce un puissant effet de levier sur la
croissance, car elle permet de dépasser la contrainte de la taille du marché intérieur. Des 1995 la
4
Dans L Emmerij, Les politiques de développement et la crise des années 1980, OCDE 1987. Pour B . Cumings
(1987) « Les succes de développement de Taiwan et de la Corée sont historiquement et régionalement
spécifiques, et donc ne fournissent aucun modèle réellement adapatable pour d’autres pays en développement
intéressés par une émulation » !
5
Croissance moyenne 1981-2012 : Asie de l’Est et Pacifique + 8,3% ; Amérique Latine + 2 ,7% ; Afrique Sub-
Saharienne + 3,1 % (données Banque Mondiale).
5
production industrielle de la Thailande avait dépassé celle de l’Argentine et celle de la Corée dépasse
désormais celle du Brésil ou de la France. L’essor des pays pauvres d’Asie de l’Est démontre qu’une
trajectoire de rattrapage peut etre amorcée, puis entretenue sur une longue durée, à partir de conditions
initiales diverses. Il n’y a pas de fatalité du sous-developpement, le Tiers Monde n’est pas dans
l’impasse ! (Judet 2005).
Tableau 2 : La croissance en Asie en perspectives (1960-2012)
PIB par
habitant
1960 ($)
Multiplication
du PIB/h*
1960-1980
Multiplication
du PIB/h*
1980-2012
Croissance
du PIB, %
1961-1980
Croissance
du PIB, %
1981-2012
Croissance
du PIB, %
1961-2012
Corée
155
3,4
5,9
7,8
6,1
6,8
Taiwan
164
4,7
4,6
4,7
4,6
7,46
Hong Kong
429
4,0
3,2
7,92
4,9
5,82
Singapour
395
4,2
3,6
9,6
6,7
7,8
Chine
92
1,8
15,2
5 ,5
10
8,3
Thailande
101
2,4
3,6
7,5
5,5
6,3
Malaisie
299
2,3
2,9
8,3
5,9
6,8
Indonésie
51
1,9
3,2
6,0
5,4
5,7
Philippines
254
1,6
1,3
5,4
3 ,3
4,1
Vietnam
ns
ns
4,9
ns
6,73
ns
Cambodge
111
ns
3,4
ns
7,74
ns
Inde
82
1,6
3,9
3,6
6,2
5,2
Brésil
208
2,4
1,4
7,3
2,6
4,4
Ghana
183
0,9
1,7
1,8
4,6
3,5
Tunisie
202
2,3
2,1
6,4
4,1
4,9
Source : World Development Indicators Banque Mondiale, CHELEM-CEPII ; DGBAS pour Taiwan.
* $ constants de 1985 ; (1)1961 ; (2) 1966-; (3) 1985-2012 ; (4) 1994-2012 ; (6) 1951-2011
II/ QUI PROVOQUE UN DEBAT
Conséquence des écarts de croissance qui se creusent à partir des années 1980 entre le Sud et les pays
d’Asie, ces derniers, et d’abord les NPI, deviennent des références incontournables des débats de
l'économie du développement. L’interprétation de ces expériences et l’explication de ces performances
singulières constituent un enjeu majeur pour la validation des théories et la définition des politiques de
développement.
Les « mystères » de la croissance asiatique seront parfois recherchés du côté des facteurs culturels.
Mais ces explications, nourries de références au confucianisme et aux vertus d’administrations
autoritaires enracinées dans l’histoire, sont décevantes car elles étaient invoquées auparavant pour
expliquer la stagnation de la région. Comme le souligne C. Johnson (1987), si ces spécificités
culturelles sont responsables des succès actuels, elles le sont également des retards et échecs passés.
Ce thème peut faire l’objet d’une instrumentalisation assez grossière. Censées constituer les
fondements des performances économiques de la région, les « valeurs asiatiques », sont présentées
comme supérieures aux valeurs occidentales dont elles se distinguent. L’invocation des valeurs
asiatiques à Singapour et en Malaisie a permis de légitimer la perennité des régimes autoritaires. Des
variantes, aux arguments et objectifs similaires, apparaissent ces derniers temps en Chine. Si les
explications d’ordre culturel ne doivent pas être écartées lorsqu'on recherche des leçons transférables
vers des pays relevant d’autres contextes, elles ne fournissent pas de réponse satisfaisante, seulement
un éclairage partiel.
Les organisations internationales seront les premières à fournir une explication plus complete/générale
des politiques économiques et du cadre institutionnel à l’œuvre, en forgeant le modèle NPI. Selon ces
institutions, le succès des NPI serait largement aux mesures de libéralisation économique prises au
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