Transcription de l`interaction didascalies/répliques

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ÉNONCIATION THÉÂTRALE
Claire Despierres
Construction de la référence : l’interaction didascalies / répliques
Introduction
Dans la séquence consacrée à l’énonciation théâtrale, nous avons vu que le texte se
présente comme un matériau stratifié, les deux couches du texte, répliques et didascalies,
fonctionnant en interaction.
Comment cette interaction est-elle mise en œuvre concrètement ?
Les didascalies répondent en partie à ces questions : qui ? à qui ? quand ? où ?
Elles précisent les conditions d’usage de la parole mais les répliques doivent aussi
comporter des éléments afin d’informer le spectateur, puisque lui n’a pas accès aux
didascalies, notamment les didascalies de noms de personnages.
En reprenant notre texte et l’enregistrement de la représentation de Tartuffe à Strasbourg
en 2008, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, on va étudier
plus
particulièrement, dans cette séquence, la question initiale : qui parle ? à qui ?
Spécificité des indices personnels : les déictiques
Certaines formes linguistiques ont la spécificité de ne renvoyer qu’à la situation de
communication. C’est le cas notamment des indices personnels je et tu, et de leurs formes
amplifiées nous et vous. Je désigne celui qui parle et énonce quelque chose à propos de
lui-même, tu c’est celui auquel je parle, c’est je qui instaure tu face à lui comme son
allocutaire. On appelle ces formes des marqueurs déictiques. Dans la plupart des échanges
ordinaires, on emploie ces formes sans avoir besoin d’y ajouter d’autre indication de
dénomination.
On peut aussi très bien imaginer une pièce tout au long de laquelle les personnages se
désignent uniquement par je et tu, ou vous, le théâtre contemporain se passe ainsi
fréquemment de la nomination.
Cependant si le scripteur veut faire connaître au spectateur le nom des personnages, il lui
faut trouver le moyen de les placer dans la bouche-même des personnages.
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La référence personnelle dans la scène d’exposition de Tartuffe
Voyons ensemble comment Molière a résolu ce problème dans Tartuffe. Pour cela, suivez
avec attention le début de cette première scène en gardant en tête notre première
question : qui parle à qui ?
Après une trentaine de répliques, le spectateur attentif est déjà en mesure de situer tous
les personnages les uns par rapport aux autres, c’est ce qu’on va vérifier en étudiant
maintenant le texte.
La dénomination dans les répliques
Si l’on observe la scène 1 de l’Acte I et qu’on la compare avec la liste des personnages
précédant cette scène, on constatera que les informations données en didascalies, non
accessibles au spectateur, sont reprises pour être portées à la connaissance de ce
spectateur dans les répliques.
C’est essentiellement dans la première scène la fonction dramatique de Madame Pernelle,
c’est elle qui va désigner les différents personnages et on va voir que cette première scène
est saturée d’appellatifs. C’est grâce à ces appellatifs que le spectateur est peu à peu
informé des liens qui unissent les différents protagonistes. Ces liens sont énoncés à
plusieurs reprises car les informations transmises sont nombreuses en début de pièce, c’est l’exposition-, et certaines peuvent échapper au spectateur.
Madame Pernelle est la véritable plaque tournante du discours, elle va s’adresser
successivement à tous les personnages en scène.
Analyse linéaire
L’apostrophe par le nom propre Flipote et la sècheresse de l’injonction donnent, hormis la
connaissance effective du nom, un indice sur les rapports de classe entre les deux
personnages : le costume pourra confirmer bien sûr cet indice.
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Les deux répliques suivantes exposent les liens entre Madame Pernelle et Elmire : ma bru
/ ma mère (l’appellatif mère qui est employé aussi pour belle-mère qu’on trouverait en
français moderne)
Puis on est informé du statut social de Dorine : fille suivante
Ensuite Madame Pernelle coupe la parole à Damis, et sa réplique multiplie les marques de
lien de parenté
C’est d’abord mon fils / moi qui suis votre grand-mère / et quand elle introduit un
personnage absent, c’est encore en indiquant sa place dans la généalogie familiale: mon
fils votre père /
Puis c’est une adresse indirecte à Mariane, qui tente de prendre la parole, désignée
obliquement par l’appellatif, sa sœur, vous faites la discrète (donc Marianne est la soeur
de Damis).
Elle se tourne à nouveau vers Elmire, on retrouve l’échange ma mère / Ma bru. Dans la
réplique, le syntagme leur défunte mère précise aussi qu’Elmire n’est pas la mère biologique
de Mariane et de Damis, ce qui n’est pas sans importance pour l’action dramatique
Puis la parole circule entre une nouvelle paire d’interlocuteurs : Madame Pernelle qui est
prise à parti par Cléante
: mais Madame
Elle lui répond en usant à nouveau d’un procédé indirect monsieur son frère : Cléante est
donc le frère d’Elmire, elle-même bru de madame Pernelle
Et s’il en est encore besoin, madame Pernelle précise : Si j’étais de mon fils son épous
(c’est-à dire si j’étais Elmire qui est bien l’épouse du fils de madame Pernelle, Orgon)
Un peu plus loin La réplique de Damis introduit un autre personnage, un personnage
absent, celui-là, de la situation d’énonciation, le seul qui soit doté d’un nom propre, et
pour cause : il est le seul à ne pas appartenir à la famille, ce qui est essentiel sur le plan
dramatique puisqu’il sera question d’argent, de mariage et d’héritage détourné.
C’est aussi le personnage qui donne son titre à la pièce : Tartuffe.
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Et finalement c’est madame Pernelle qui établit le lien entre Orgon, Tartuffe, et tous les
protagonistes : mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.
Ainsi en trois pages sont introduits 9 personnages, 7 en scène et les deux principaux
protagonistes hors scène objet du discours (et du conflit) de tous les autres. Si on se
reporte à la liste des personnages, on voit qu’un seul manque à l’appel, Valère, l’amant de
Mariane. Et les deux utilités l’exempt et M. Loyal ;
C’est une véritable gageure que de parvenir à nous faire saisir en quelques minutes et sans
qu’on y sente l’artifice la complexité des liens entre tous ces protagonistes. D’ailleurs est
ce que ce n’est pas autre chose qui se joue là ? On perçoit un contraste entre l’énoncé du
nom propre Tartuffe et
cette forme d’évitement pour les autres personnages.
Le fait est qu’on ne connaît toujours aucun nom de ces protagonistes : à la place, on a
cette surenchère d’appellatifs, parfois obliques et quelque peu obscurs, une surenchère qui
nous signale que la portée de ces marqueurs dépasse largement l’aspect strictement
informatif.
Toujours est-il qu’après quelques minutes (ou quelques pages de texte) les personnages
n’éprouvent plus la nécessité de s’apostropher à chaque réplique, les apostrophes
disparaissent presque totalement, l’identification est considérée comme acquise et
l’échange est consacré à l’explicitation de la situation et au nœud de l’action dramatique.
Conclusion
La construction textuelle de cette scène remplit ainsi une fonction référentielle et répond
à la question que se pose le spectateur : qui parle ? à qui ?
Les deux autres paramètres de la situation énonciative sont le lieu et le temps : où et quand
la scène se passe-t-elle ? On trouvera pareillement des éléments de la construction
référentielle du temps et de l’espace dans les didascalies mais aussi au sein des répliques.
Par exemple dans la didascalie initiale, ou encore le cabinet ou la table dans l’acte 4.
En revanche d’autres éléments contenus dans les didascalies ne trouvent pas de résonance
directe dans les répliques. C’est là qu’interviennent le metteur en scène, le scénographe et
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les comédiens qui
constituent des lecteurs tout à fait privilégiés et spécifiques des
didascalies. Le texte de théâtre étant écrit pour être joué, incarné,
ils ont pour tâche
d’opérer le changement de système sémiotique : passer d’un matériau textuel à sa
transposition visuelle ou phonique par des signes tels que les éléments de décor, les
costumes ou les jeux de scène et de voix.
Et finalement plus important encore, le texte, didascalies comprises, ne dit pas tout, la
réalité scénique proposera une interprétation de ses ellipses, de ses blancs. C’est ainsi que
chaque nouvelle mise en scène et même chaque représentation énonce à neuf et offre une
expérience sensible de la textualité dans un présent partagé et unique. Mais c’est une autre
histoire…
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