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« Aucun marxisme sociologique n'a vraiment fait école en France
». Entretien avec Quentin Ravelli redaction
Tracés en 2008, par José Calderon. Ou bien la traduction récente de Donald Roy, par Jean-Michel
Chapoulie, Un sociologue à l’usine, ou encore l’article de Pierre Fournier sur Roy et Burawoy dans
Actes de la recherche en sciences sociales, qui témoignent elles aussi d’un intérêt certain pour
Michael Burawoy et ses influences. Mais ce sont plus ses théories et sa réflexion méthodologique qui
ont attiré l’attention jusque-là. L’idée de cette traduction, dont j’ai discuté longtemps avec Marianne
Zuzula, de La Ville Brûle, était justement de combler ce retard, de revenir au Burawoy ethnographe
sans se contenter du Burawoy théoricien. Quant à savoir pourquoi il a fallu attendre si longtemps, je
pense que le déclin de la critique sociale et des idées marxistes en particulier, dans les années 1980
et 1990, sont un facteur d’explication important ; il se trouve aujourd’hui, après plusieurs années de
crise et de durcissement profond des relations sociales, plus ou moins explicitement remis en cause.
CT : Une des thèses principales du livre de Burawoy est que, sous le capitalisme
monopoliste, la mise au travail des ouvriers ne se fait plus par la contrainte physique du
despotisme du marché ou la discipline d’usine, mais par un système d’obtention du
consentement au travers de « jeux » au travail, entre autres. Le thème de la
méconnaissance des structures de domination est très bourdieusien, mais on a
l’impression que Burawoy ne l’aborde jamais dans ces termes. Il ne connaissait pas à
l’époque les travaux de Bourdieu ?
QR : Avant 1979, année de la publication du livre de Burawoy, peu de textes de Bourdieu sont
disponibles en anglais, à part l’Esquisse d’une théorie de la pratique, en 1977. Les auteurs français
avec lesquels il dialogue dans Produire le consentement sont surtout un groupe de philosophes
marxistes français : Althusser, Balibar, Castoriadis, etc. Ce n’est que bien plus tard, une fois que
Bourdieu sera devenu un poids lourd des sciences sociales, que Burawoy s’y intéressera pleinement,
avec ses Conversations with Pierre Bourdieu, publiées en anglais en 2012. Il s’agit d’une série de
dialogues imaginaires entre Bourdieu et Marx, Bourdieu et Beauvoir, Bourdieu et Gramsci, Franz
Fanon, Charles W. Mills, et même Bourdieu et lui-même ! Même si l’angle de ces Conversations est
plutôt celui d’une critique de l’héritage bourdieusien, on y sent une reconnaissance profonde de
l’importance de certains thèmes bourdieusiens, comme ceux des mécanismes de reproduction des
inégalités de classe. De fait, dès 1979, les raisons de la domination de classe sont au cœur de la
réflexion de Burawoy. Ce qui, soit dit en passant, peut justifier certaines critiques récentes, comme
celle de José Caldéron, qui souligne que l’approche burawoyienne de la reproduction de la
domination de classes en termes de jeu peut conduire à se représenter les travailleurs comme étant
si aliénés qu’ils ne sont plus maîtres de leurs actes.
CT : Tu considères que Burawoy « s’intéresse de manière ethnographique aux sociétés de
transition ». Peux-tu préciser le sens de cette expression ?
QR : Depuis l’effondrement du mur de Berlin et la décomposition du bloc dit « soviétique », les
rapports sociaux en Russie et dans les pays qui étaient ses satellites se sont profondément modifiés.
L’objectif d’une ethnographie globale consiste à décrire, concrètement, comment les interactions
individuelles se transforment, mais sans en rester à une perspective purement descriptive. De telles
transformations ne peuvent se comprendre de façon seulement empirique : il faut faire entrer en
ligne de compte l’ensemble du processus de décomposition économique, sociale et politique. Il faut
s’appuyer sur une théorie explicative, des concepts macrosociologiques, une certaine conception de
l’Histoire. L’opposition parfois supposée et enseignée entre une démarche qualitative et « donc »
compréhensive, d’un côté, et de l’autre une démarche quantitative et « donc » explicative, est ainsi
remise en question. Évidemment, le problème de cette approche est celui de la généralisation des