max weber et la rationalisation des activités sociales - Jean

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015-2016
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MAX WEBER
ET
LA RATIONALISATION DES ACTIVITÉS SOCIALES
INTRODUCTION
Max Weber est un sociologue allemand de la fin du dix-neuvième
siècle et du début du vingtième (ENCADRÉ 1) que l’on considère
généralement comme l’un des pères fondateurs de la sociologie. La
réception de son œuvre en France a été tardive malgré l’intérêt qu’ont pu
lui porter Raymond Aron (1905-1983) dès la fin des années 1930
(ANNEXE 1) ou encore, dans une moindre mesure, Maurice Halbwachs
(1877-1945). Il est devenu courant de l’opposer à Durkheim, sociologue
du fait social, car sa conception de la sociologie relève de l’action sociale
et de la compréhension des motifs énoncés par les acteurs, en dehors de
tout déterminisme. Dès les premières pages d’Économie et société (1922)
Max Weber se propose de finir, de manière quelque peu énigmatique,
le domaine de la sociologie : « nous appelons sociologie une science qui
se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là
d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ».1 Chez Weber,
action et activité ne sont pas synonymes. L’action correspond à la
réalisation d’une intention ou d’une impulsion. Elle devient une activité
quand « l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif ».2 Le
sens subjectif qui fait la différence entre activité et simple action est celui
que lagent attribue à son comportement. L’activité devient sociale quand
elle se rapporte au comportement d’autrui « par rapport auquel
s’oriente son déroulement ».3 Lactivité sociale étant un comportement
volontairement dirigé vers autrui, on parle aujourd’hui d’interaction.
L’activité sociale implique une relation à autrui (autrui se compose de
personnes singulières et connues ou bien d’une multitude indéterminée
et totalement inconnue), mais elle n’est pas obligatoirement réciproque.
Toute interaction n’est pas une activité sociale : quand elle est issue du
hasard lors d’un contact occasionnel et qu’elle n’est pas anticipée par les
acteurs ; quand elle est uniforme et correspond à laction identique de
plusieurs personnes sans dépendre du comportement d’autrui, par
exemple la action des promeneurs qui ouvrent tous leur parapluie à
l’arrivée de la pluie ; quand elle est conditionnée par le seul fait
d’appartenir à une masse ne correspondant quà une simple réaction,
1 - Max Weber, 1922, Économie et société, Paris, Plon, 1971.
2 - Ibid
3 - Ibid
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tout comme l’imitation. Faire comme les autres ne signifie pas
nécessairement que nous agissons en fonction du comportement,
constaté ou anticipé, des autres. L’imitation est à la frontière de l’activité
sociale car il est difficile de distinguer si l’acteur agit sous influence ou s’il
est capable de donner un sens à son action en fonction du comportement
d’autrui (la mode en tant que distinction donne du sens à l’imitation). La
démarche sociologique consiste donc à rechercher les causes et à
identifier les conséquences du déroulement de l’activité sociale.
Le fait générateur du changement social en Occident renvoie depuis
le seizième siècle, selon Max Weber, à un processus de rationalisation
des activités sociales. Que faut-il entendre par ? Max Weber identifie
deux concrétisations de ce processus de rationalisation : le capitalisme et
la bureaucratie. En quoi capitalisme et bureaucratie sont-ils la
matérialisation de la montée de la rationalisation ? Au-delà de son œuvre
peut-on trouver des prolongements contemporains aux questions que se
posait Weber ? La controverse sur la relation entre morale protestante et
capitalisme n’a -t- elle pas nourri de nombreux débats ? Max Weber était
impressionpar l’efficacité de la bureaucratie allemande sous Bismarck
(1815-1898), chancelier de l’Empire allemand de 1871 à 1890. Peut-on
aujourd’hui avoir une telle confiance dans le fonctionnement de la
bureaucratie ? Ne lui arrive-t-il pas de dysfonctionner ?
L’objet du propos se déclinera en trois points. Dans un premier
temps, il conviendra de définir les différentes formes de rationalité et de
montrer que le processus de rationalisation des activités sociales
correspond à la montée de l’une d’entre elles (I). Dans un deuxième
temps, nous examinerons en quoi le capitalisme et la bureaucratie sont
deux concrétisations de ce processus (II). Enfin, dans un troisième
temps, nous passerons certaines analyses de Weber au crible de la
critique contemporaine (III).
I/ LES DIFRENTES FORMES DE RATIONALI ET LE
DÉSENCHANTEMENT DU MONDE
Max Weber fait de la rationalisation des activités sociales le fait
générateur du changement social à l’œuvre dans l’Occident moderne. Il
reconnaît cependant que les concepts de « rationnel », « rationalité »,
« rationalisation » peuvent revêtir plusieurs significations.
A / L’OPPOSITION RATIONALITÉ EN VALEUR, RATIONALITÉ
EN FINALITÉ
Max Weber distingue deux types de rationalité : la rationalité en
valeur et la rationalité en finalité. Ces deux formes ont en commun d’être
opposées aux activis déterminées par l’affect et la tradition.
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1/ Rationalité en valeur, rationalité en finalité
La rationalité en valeur renvoie à des activités qui sont motivées par
des valeurs (des idées par exemple que l’on estime sirables). Ces
activités ne tiennent pas compte des avantages et des inconvénients
qu’elles peuvent procurer. L’activirationnelle en valeur je fais ce que
je fais parce que j’estime que c’est bon ») relève de l’éthique de la
conviction, par exemple le commandant de navire qui coule avec son
bateau (commandant du Titanic). Elle « vaut pour [elle-même] et
indépendamment de son résultat ».4 Elle apparaît commandée par le
devoir, la dignité, la beauté autant d’impératifs ou d’exigences « dont
l’agent croit qu’elles lui sont imposées ».5
La rationalité en finalité, au contraire, cherche à atteindre des
objectifs en mettant à leur service les moyens les plus efficaces (action
technique, scientifique). Elle correspond à la rationalité utilitariste, celle
de l’entrepreneur qui est par exemple conduit à diviser le travail pour
obtenir le profit maximum. L’activité rationnelle en finalité consiste en
« un ajustement optimal des moyens utilisés aux fins recherchées quelles
qu’elles soient ». 6
2/ Deux formes de rationalité qui s’opposent, mais qui sont
néanmoins opposées aux déterminants affectuels et traditionnels des
activités sociales.
Ces deux formes de rationalité s’opposent dans la mesure la
première ne tient pas compte des avantages et des inconvénients quelle
peut procurer alors que la deuxième repose sur un calcul coût/avantage.
Les activités rationnelles en valeur comme en finalité s’opposent
également aux activités affectives, c’est-à-dire liées à des émotions
(donner une gifle) ou déterminées par « le caractère sacré de la
tradition, donc de la coutume, de ce qui a toujours été ainsi ». 7 Cest
l’exemple du catholique qui se signe en entrant dans une église, c’est
aussi le cas d’une action réalisée sans conscience, comme un réflexe
condition, dire bonjour par exemple.
Dans les activités traditionnelles et affectives, l’individu a une faible
conscience du sens qu’il donne à son action alors que, dans les activités
rationnelles en valeur et en finalité, l’individu a une forte conscience du
sens qu’il donne à son action.
4 - Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1995
5 - Ibid
6 - Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Comprendre le capitalisme, Paris, Bréal, 2010.
7 - Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013.
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La rationalisation des activités sociales, chez Weber, correspond à
l’élargissement du champ d’action de la rationalité en finalité et elle
contribue à senchanter le monde.
ENCADRÉ 1
Max Weber et la science
Ce qui frappe chez Weber, c’est l’absence de toute doctrine préconçue, de toute
synthèse a priori. Pur analyste, il a comme unique souci de bien connaître les
données historiques et de les interpréter dans des limites contrôlables. Le but de la
science en général et de la sociologie en particulier n’est pas de reproduire le el
mais de le reconstruire. Il est donccessaire d’opérer unelection dans le réel pour
pouvoir l’expliquer.
Le réel est en effet inépuisable, infini, indéfini, complexe, chaotique. Il est donc
vain de vouloir le reproduire. Comment reproduire avec des concepts finis un réel
infini ? Si le réel est chaotique, le reproduire consisterait à reproduire le chaos.
Étudier le réel impose de l’organiser, de le clarifier, de mettre de l’ordre et de faire
une sélection parmi une multitude de faits, Le réel est infini car l’homme, capable
d’innovations, ajoute toujours quelque chose au réel et nous ne pouvons le prévoir. La
sociologie n’a donc pas de capacité prédictive car l’histoire est ouverte. Le el est
infini car chaque époque, chaque société a sa manière différente de vivre. De manière
plus concrète, on remarque que dans les sociétés traditionnelles la religion structurait
les comportements alors que dans les sociétés modernes l’économique est mis au
premier plan.
Il faut donc opérer une sélection parmi les faits, mais elle ne repose pas sur des
critères objectifs. Le part repose sur un moment subjectif car le chercheur pose un
certain nombre de présupposés qui sont indémontrables et les conclusions que l’on
tire ne valent que dans la mesure valent les hypothèses de départ de la recherche.
Cette sélection est double : d’une part, elle s’opère en fonction des valeurs des
individus étudiés qui changent avec le temps, d’autre part elle est fonction des
propres valeurs du chercheur qui le conduisent à accorder de l’importance à tel
événement plutôt qu’à un autre. Weber, enfin, pose comme postulat l’antagonisme
irréductible des valeurs qui se combattent en permanence sans jamais se réconcilier,
sans jamais s’unifier, même s’il peut exister des compromis entre elles.
En revanche, il ne faut pas confondre rapport aux valeurs, éminemment
subjectif (autant de valeurs, autant de sélections de faits, autant de systèmes
d’hypothèses), avec ce que Weber appelle la « neutralité axiologique » (l’adjectif
axiologique désigne les valeurs) entendue comme la neutralité par rapport aux
valeurs. Cette neutralité doit être respectée par le chercheur. Pour le dire autrement,
cela signifie que le scientifique doit préciser que les résultats de sa recherche ne sont
vrais que dans le cadre des hypothèses de départ. Il ne doit ni porter de jugements
évaluatifs sur ce qu’il observe ni justifier des choix moraux ou des visions du monde à
partir des sultats de la science. La science ne peut donc pas nous fournir des règles
de conduite, elle ne peut donner sens à notre vie. La « neutralité axiologique » du
chercheur doit lui faire prendre conscience du rapport subjectif aux valeurs qui sous-
tend chaque recherche et limite son domaine de validité. Il lui faut également
expliciter ces limites.
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B / LE DÉSENCHANTEMENT DU MONDE
Cette forme de rationalisation des activités sociales s’accompagne du
développement des sciences et de la mise en place d’une représentation
scientifique du monde. Cette dernière s’impose au triment des mythes
et des croyances religieuses, mais, en revanche, elle ne peut exercer
toutes les fonctions symboliques des religions.
1/ Les religions donnent en général du sens au monde
Les formes religieuses les plus élaborées indiquent aux hommes les
voies du salut. Ainsi, un Catholique est convaincu qu’une vie vertueuse,
amour du prochain et autres vertus théologales, bien qu’elle n’assure pas
le bonheur dans ce monde, lui ouvrira les portes du salut.
Dans le christianisme, la morale religieuse a longtemps é un
facteur déterminant de la structuration des conduites sociales. Une
religion sans Dieu transcendant et ignorant la rédemption, comme le
Confucianisme, a pour conséquence une acceptation du monde.
L’hindouisme repose sur un refus du monde qui détermine une fuite hors
de celui-ci. Ses conséquences sont conservatrices.
2/ Les sciences modernes ne répondent pas à la question du sens
du monde
Les scientifiques, et bien au-delà d’eux une grande majorité de la
société, pensent que les évènements sont susceptibles d’être connus par
la science et ce au détriment de la magie et de l’action de forces
surnaturelles. Chacun d’entre nous n’en connaît pas plus sur ses
conditions de vie que les membres des sociétés primitives. En revanche,
nous savons « qu’aucune puissance mystérieuse ou imprévisible »
(ENCADRÉ 2) ne peut expliquer le déplacement de la voiture ou du
tramway.
C’est le désenchantement du monde : « il ne s’agit plus pour nous,
comme pour le sauvage qui croît à l’existence de ces puissances, de faire
appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les
implorer mais de recourir à la technique et à la prévision » (ENCAD
2).
La maîtrise scientifique ne conduit pas à la suppression du mal, de la
souffrance, de la mort. Max Weber ne va pas jusqu’à affirmer que la
religion est condamnée à disparaître, il constate seulement que son
emprise s’avère moins déterminante qu’autrefois dans la structuration
des conduites individuelles. L’époque est « indifférente aux dieux et aux
prophètes ». On retrouve le thème nietzschéen de la « mort de Dieu ».
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