max weber et la rationalisation des activités sociales - Jean

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Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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MAX WEBER
ET
LA RATIONALISATION DES ACTIVITÉS SOCIALES
INTRODUCTION
Max Weber est un sociologue allemand de la fin du dix-neuvième
siècle et du début du vingtième (ENCADRÉ 1) que l’on considère
généralement comme l’un des pères fondateurs de la sociologie. La
réception de son œuvre en France a été tardive malgré l’intérêt qu’ont pu
lui porter Raymond Aron (1905-1983) dès la fin des années 1930
(ANNEXE 1) ou encore, dans une moindre mesure, Maurice Halbwachs
(1877-1945). Il est devenu courant de l’opposer à Durkheim, sociologue
du fait social, car sa conception de la sociologie relève de l’action sociale
et de la compréhension des motifs énoncés par les acteurs, en dehors de
tout déterminisme. Dès les premières pages d’Économie et société (1922)
Max Weber se propose de définir, de manière quelque peu énigmatique,
le domaine de la sociologie : « nous appelons sociologie une science qui
se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là
d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ».1 Chez Weber,
action et activité ne sont pas synonymes. L’action correspond à la
réalisation d’une intention ou d’une impulsion. Elle devient une activité
quand « l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif ».2 Le
sens subjectif qui fait la différence entre activité et simple action est celui
que l’agent attribue à son comportement. L’activité devient sociale quand
elle se rapporte au comportement d’autrui « par rapport auquel
s’oriente son déroulement ».3 L’activité sociale étant un comportement
volontairement dirigé vers autrui, on parle aujourd’hui d’interaction.
L’activité sociale implique une relation à autrui (autrui se compose de
personnes singulières et connues ou bien d’une multitude indéterminée
et totalement inconnue), mais elle n’est pas obligatoirement réciproque.
Toute interaction n’est pas une activité sociale : quand elle est issue du
hasard lors d’un contact occasionnel et qu’elle n’est pas anticipée par les
acteurs ; quand elle est uniforme et correspond à l’action identique de
plusieurs personnes sans dépendre du comportement d’autrui, par
exemple la réaction des promeneurs qui ouvrent tous leur parapluie à
l’arrivée de la pluie ; quand elle est conditionnée par le seul fait
d’appartenir à une masse ne correspondant qu’à une simple réaction,
1
- Max Weber, 1922, Économie et société, Paris, Plon, 1971.
- Ibid
3
- Ibid
2
2
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tout comme l’imitation. Faire comme les autres ne signifie pas
nécessairement que nous agissons en fonction du comportement,
constaté ou anticipé, des autres. L’imitation est à la frontière de l’activité
sociale car il est difficile de distinguer si l’acteur agit sous influence ou s’il
est capable de donner un sens à son action en fonction du comportement
d’autrui (la mode en tant que distinction donne du sens à l’imitation). La
démarche sociologique consiste donc à rechercher les causes et à
identifier les conséquences du déroulement de l’activité sociale.
Le fait générateur du changement social en Occident renvoie depuis
le seizième siècle, selon Max Weber, à un processus de rationalisation
des activités sociales. Que faut-il entendre par là ? Max Weber identifie
deux concrétisations de ce processus de rationalisation : le capitalisme et
la bureaucratie. En quoi capitalisme et bureaucratie sont-ils la
matérialisation de la montée de la rationalisation ? Au-delà de son œuvre
peut-on trouver des prolongements contemporains aux questions que se
posait Weber ? La controverse sur la relation entre morale protestante et
capitalisme n’a -t- elle pas nourri de nombreux débats ? Max Weber était
impressionné par l’efficacité de la bureaucratie allemande sous Bismarck
(1815-1898), chancelier de l’Empire allemand de 1871 à 1890. Peut-on
aujourd’hui avoir une telle confiance dans le fonctionnement de la
bureaucratie ? Ne lui arrive-t-il pas de dysfonctionner ?
L’objet du propos se déclinera en trois points. Dans un premier
temps, il conviendra de définir les différentes formes de rationalité et de
montrer que le processus de rationalisation des activités sociales
correspond à la montée de l’une d’entre elles (I). Dans un deuxième
temps, nous examinerons en quoi le capitalisme et la bureaucratie sont
deux concrétisations de ce processus (II). Enfin, dans un troisième
temps, nous passerons certaines analyses de Weber au crible de la
critique contemporaine (III).
I/ LES DIFFÉRENTES FORMES DE RATIONALITÉ ET LE
DÉSENCHANTEMENT DU MONDE
Max Weber fait de la rationalisation des activités sociales le fait
générateur du changement social à l’œuvre dans l’Occident moderne. Il
reconnaît cependant que les concepts de « rationnel », « rationalité »,
« rationalisation » peuvent revêtir plusieurs significations.
A / L’OPPOSITION RATIONALITÉ EN VALEUR, RATIONALITÉ
EN FINALITÉ
Max Weber distingue deux types de rationalité : la rationalité en
valeur et la rationalité en finalité. Ces deux formes ont en commun d’être
opposées aux activités déterminées par l’affect et la tradition.
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1/ Rationalité en valeur, rationalité en finalité
La rationalité en valeur renvoie à des activités qui sont motivées par
des valeurs (des idées par exemple que l’on estime désirables). Ces
activités ne tiennent pas compte des avantages et des inconvénients
qu’elles peuvent procurer. L’activité rationnelle en valeur (« je fais ce que
je fais parce que j’estime que c’est bon ») relève de l’éthique de la
conviction, par exemple le commandant de navire qui coule avec son
bateau (commandant du Titanic). Elle « vaut pour [elle-même] et
indépendamment de son résultat ».4 Elle apparaît commandée par le
devoir, la dignité, la beauté autant d’impératifs ou d’exigences « dont
l’agent croit qu’elles lui sont imposées ».5
La rationalité en finalité, au contraire, cherche à atteindre des
objectifs en mettant à leur service les moyens les plus efficaces (action
technique, scientifique). Elle correspond à la rationalité utilitariste, celle
de l’entrepreneur qui est par exemple conduit à diviser le travail pour
obtenir le profit maximum. L’activité rationnelle en finalité consiste en
« un ajustement optimal des moyens utilisés aux fins recherchées quelles
qu’elles soient ». 6
2/ Deux formes de rationalité qui s’opposent, mais qui sont
néanmoins opposées aux déterminants affectuels et traditionnels des
activités sociales.
Ces deux formes de rationalité s’opposent dans la mesure où la
première ne tient pas compte des avantages et des inconvénients qu’elle
peut procurer alors que la deuxième repose sur un calcul coût/avantage.
Les activités rationnelles en valeur comme en finalité s’opposent
également aux activités affectives, c’est-à-dire liées à des émotions
(donner une gifle) ou déterminées par « le caractère sacré de la
tradition, donc de la coutume, de ce qui a toujours été ainsi ». 7 C’est
l’exemple du catholique qui se signe en entrant dans une église, c’est
aussi le cas d’une action réalisée sans conscience, comme un réflexe
conditionné, dire bonjour par exemple.
Dans les activités traditionnelles et affectives, l’individu a une faible
conscience du sens qu’il donne à son action alors que, dans les activités
rationnelles en valeur et en finalité, l’individu a une forte conscience du
sens qu’il donne à son action.
4
- Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1995
- Ibid
6
- Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Comprendre le capitalisme, Paris, Bréal, 2010.
7
- Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013.
5
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La rationalisation des activités sociales, chez Weber, correspond à
l’élargissement du champ d’action de la rationalité en finalité et elle
contribue à désenchanter le monde.
ENCADRÉ 1
Max Weber et la science
Ce qui frappe chez Weber, c’est l’absence de toute doctrine préconçue, de toute
synthèse a priori. Pur analyste, il a comme unique souci de bien connaître les
données historiques et de les interpréter dans des limites contrôlables. Le but de la
science en général et de la sociologie en particulier n’est pas de reproduire le réel
mais de le reconstruire. Il est donc nécessaire d’opérer une sélection dans le réel pour
pouvoir l’expliquer.
Le réel est en effet inépuisable, infini, indéfini, complexe, chaotique. Il est donc
vain de vouloir le reproduire. Comment reproduire avec des concepts finis un réel
infini ? Si le réel est chaotique, le reproduire consisterait à reproduire le chaos.
Étudier le réel impose de l’organiser, de le clarifier, de mettre de l’ordre et de faire
une sélection parmi une multitude de faits, Le réel est infini car l’homme, capable
d’innovations, ajoute toujours quelque chose au réel et nous ne pouvons le prévoir. La
sociologie n’a donc pas de capacité prédictive car l’histoire est ouverte. Le réel est
infini car chaque époque, chaque société a sa manière différente de vivre. De manière
plus concrète, on remarque que dans les sociétés traditionnelles la religion structurait
les comportements alors que dans les sociétés modernes l’économique est mis au
premier plan.
Il faut donc opérer une sélection parmi les faits, mais elle ne repose pas sur des
critères objectifs. Le départ repose sur un moment subjectif car le chercheur pose un
certain nombre de présupposés qui sont indémontrables et les conclusions que l’on
tire ne valent que dans la mesure où valent les hypothèses de départ de la recherche.
Cette sélection est double : d’une part, elle s’opère en fonction des valeurs des
individus étudiés qui changent avec le temps, d’autre part elle est fonction des
propres valeurs du chercheur qui le conduisent à accorder de l’importance à tel
événement plutôt qu’à un autre. Weber, enfin, pose comme postulat l’antagonisme
irréductible des valeurs qui se combattent en permanence sans jamais se réconcilier,
sans jamais s’unifier, même s’il peut exister des compromis entre elles.
En revanche, il ne faut pas confondre rapport aux valeurs, éminemment
subjectif (autant de valeurs, autant de sélections de faits, autant de systèmes
d’hypothèses), avec ce que Weber appelle la « neutralité axiologique » (l’adjectif
axiologique désigne les valeurs) entendue comme la neutralité par rapport aux
valeurs. Cette neutralité doit être respectée par le chercheur. Pour le dire autrement,
cela signifie que le scientifique doit préciser que les résultats de sa recherche ne sont
vrais que dans le cadre des hypothèses de départ. Il ne doit ni porter de jugements
évaluatifs sur ce qu’il observe ni justifier des choix moraux ou des visions du monde à
partir des résultats de la science. La science ne peut donc pas nous fournir des règles
de conduite, elle ne peut donner sens à notre vie. La « neutralité axiologique » du
chercheur doit lui faire prendre conscience du rapport subjectif aux valeurs qui soustend chaque recherche et limite son domaine de validité. Il lui faut également
expliciter ces limites.
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B / LE DÉSENCHANTEMENT DU MONDE
Cette forme de rationalisation des activités sociales s’accompagne du
développement des sciences et de la mise en place d’une représentation
scientifique du monde. Cette dernière s’impose au détriment des mythes
et des croyances religieuses, mais, en revanche, elle ne peut exercer
toutes les fonctions symboliques des religions.
1/ Les religions donnent en général du sens au monde
Les formes religieuses les plus élaborées indiquent aux hommes les
voies du salut. Ainsi, un Catholique est convaincu qu’une vie vertueuse,
amour du prochain et autres vertus théologales, bien qu’elle n’assure pas
le bonheur dans ce monde, lui ouvrira les portes du salut.
Dans le christianisme, la morale religieuse a longtemps été un
facteur déterminant de la structuration des conduites sociales. Une
religion sans Dieu transcendant et ignorant la rédemption, comme le
Confucianisme, a pour conséquence une acceptation du monde.
L’hindouisme repose sur un refus du monde qui détermine une fuite hors
de celui-ci. Ses conséquences sont conservatrices.
2/ Les sciences modernes ne répondent pas à la question du sens
du monde
Les scientifiques, et bien au-delà d’eux une grande majorité de la
société, pensent que les évènements sont susceptibles d’être connus par
la science et ce au détriment de la magie et de l’action de forces
surnaturelles. Chacun d’entre nous n’en connaît pas plus sur ses
conditions de vie que les membres des sociétés primitives. En revanche,
nous savons « qu’aucune puissance mystérieuse ou imprévisible »
(ENCADRÉ 2) ne peut expliquer le déplacement de la voiture ou du
tramway.
C’est le désenchantement du monde : « il ne s’agit plus pour nous,
comme pour le sauvage qui croît à l’existence de ces puissances, de faire
appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les
implorer mais de recourir à la technique et à la prévision » (ENCADRÉ
2).
La maîtrise scientifique ne conduit pas à la suppression du mal, de la
souffrance, de la mort. Max Weber ne va pas jusqu’à affirmer que la
religion est condamnée à disparaître, il constate seulement que son
emprise s’avère moins déterminante qu’autrefois dans la structuration
des conduites individuelles. L’époque est « indifférente aux dieux et aux
prophètes ». On retrouve le thème nietzschéen de la « mort de Dieu ».
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Le désenchantement du monde tire donc son principe du déclin de
la pensée magique, mythique ou religieuse au profit des formes de pensée
rationaliste et scientifique mais ce processus d’intellectualisation ne
propose aucune réponse à la question du sens du monde
ENCADRÉ 2
Le désenchantement du monde
Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce
processus d'intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des
millénaires et à l'égard duquel certaines personnes adoptent de nos jours une
position étrangement négative.
Essayons d'abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette
rationalisation intellectualiste que nous devons à la science et à la technique
scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette
salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle
qu'un Indien ou un Hottentot peut avoir des siennes ? Cela est peu probable.
Celui d'entre nous qui prend le tramway n'a aucune notion du mécanisme qui
permet à la voiture de se mettre en marche, à moins d'être un physicien de métier.
Nous n'avons d'ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir
«compter» sur le tramway et d'orienter en conséquence notre comportement,
mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de
rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils.
Lorsque aujourd'hui nous dépensons une somme d'argent, je parierais que
chacun ou presque de mes collègues économistes, s'ils sont présents dans cette
salle, donnerait une réponse différente à la question : comment se fait-il qu'avec la
même somme d'argent, on peut acheter une quantité de choses tantôt
considérable tantôt minime? Mais le sauvage sait parfaitement comment s'y
prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les
institutions qui l'y aident. L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne
signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions
dans lesquelles nous vivons.
Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque
instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver
qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui
interfère dans le cours de la vie, bref que nous pouvons maîtriser toute chose par
la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour
nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire
appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer
mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification
essentielle de l'intellectualisation.
(Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1987)
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II/ DEUX CONCRÉTISATIONS DE LA RATIONALISATION DES
ACTIVITÉS SOCIALES : CAPITALISME ET BUREAUCRATIE
Pour Max Weber, le capitalisme comme la bureaucratie sont deux
réalités concrètes à considérer comme l’aboutissement du processus de
rationalisation des activités sociales.
A / LE CAPITALISME
Le capitalisme se définit essentiellement par son état d’esprit. Le
terme ne désigne donc pas chez Weber, qui se méfie des concepts
collectifs, un mode de production. Il voit plutôt dans le capitalisme un
comportement économique spécifique qui lorsqu’il se généralise ouvre la
voie à une organisation économique fondée sur la recherche rationnelle
du profit.8 Ensuite, Weber fait l’hypothèse d’une « affinité élective »
entre morale protestante et esprit du capitalisme.
1/ Capitalisme et esprit du capitalisme
La soif d’acquérir, la recherche du profit, l’avidité sans limites n’ont
rien à voir avec le capitalisme. Le capitalisme, au contraire, chercherait à
modérer cette pulsion. Il recherche en effet la rentabilité, c'est-à-dire la
possibilité de faire du profit au regard des moyens que l’on a utilisés pour
y parvenir. Pour l’entreprise, la nécessité d’un bilan comptable s’impose.
Quel profit estime-t-on pouvoir réaliser ? Quel profit a-t-on
définitivement réalisé ? Au total, il faut comparer le profit réalisé aux
moyens engagés, les coûts. La rentabilité exprime l’efficacité de cette
comparaison.
Le capitalisme est une concrétisation de la rationalisation des
activités sociales dans la mesure où il recherche la rentabilité. Au regard
des moyens utilisés (donc des dépenses effectuées), il doit faire du profit
dans les conditions les plus rentables (taux de profit plutôt que montant
du profit). Il s’agit bien d’un calcul coût/avantage caractéristique de
l’activité rationnelle en finalité.
L’esprit du capitalisme est perceptible dans les conseils prodigués à
un jeune négociant en 1748 par Benjamin Franklin, éditeur, écrivain,
homme politique américain et ambassadeur officieux des États-Unis en
France (1776). Le temps et le crédit étant de l’argent, il convient de ne pas
gaspiller son temps et de ne pas ruiner son crédit en se montrant
mauvais payeur. Payer ses dettes à la date promise permet d’obtenir un
surcroît de crédit auprès de ceux qui ont épargné.
8
- Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Comprendre le capitalisme, Paris, Bréal, 2010.
8
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L’esprit du capitalisme pousse donc les individus à accroître leur
capital et leurs gains par l’exercice d’une profession qui relève d’une
véritable vocation. Il pousse à acquérir des richesses sans en faire usage
cependant pour sa satisfaction personnelle. Il privilégie donc
l’investissement à la consommation et c’est en ce sens que l’on peut le
définir comme un ascétisme.
2/ Esprit du capitalisme et morale protestante
Pour mettre en évidence le lien entre protestantisme et capitalisme
Max Weber part d’un constat qui le conduit, en cherchant à comprendre
les raisons de ce lien, à une réflexion sur l’origine culturelle du
capitalisme.9
 Le constat
En Allemagne, les chefs d’entreprise, les détenteurs de capitaux, la
main d’œuvre qualifiée, le personnel technique et commercial des
entreprises modernes sont, dans une grande majorité, de confession
protestante. 10 De plus, Catholiques et Protestants se différencient quant
au choix de l’enseignement secondaire pour leurs enfants. Alors que les
Catholiques s’orientent plutôt vers des études privilégiant les humanités,
les Protestants manifestent une préférence pour les établissements qui
préparent aux études techniques et commerciales.
Max Weber impute cette différence à la socialisation familiale et
religieuse : « indubitablement, le choix des occupations et, par là même
la carrière professionnelle, ont été déterminés par des particularités
mentales que conditionne le milieu, c’est-à-dire, ici par le type
d’éducation qu’aura inculquée l’atmosphère religieuse de la
communauté ou du milieu familial ».11
Alors que les minorités nationales ou religieuses, en position de
« dominées » sont en général attirées par l’activité économique, du fait
même de leur exclusion, tel n’est pas le cas chez les Catholiques. Les
Protestants, au contraire, montrent « une disposition toute spéciale pour
le rationalisme économique, qu’ils constituent la couche dominante ou
la couche dominée, la majorité ou la minorité ». 12
9
- Olivier Pétré-Grenouilleau, « L’éthique protestante de Max Weber », L’Histoire n° 306,
février 2006.
10
- Max Weber part du terrain en utilisant les travaux de l’un de ses élèves, Offenbacher, qui
remarque une surreprésentation des Protestants chez les entrepreneurs en exploitant les
données les plus exhaustives dont il disposait, la statistique des confessions du land de Bade.
11
- Max Weber, 1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964
12
- Max Weber, op cit.
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Le principe de ces différences d’attitude n’est pas à rechercher dans
des circonstances historiques et politiques, forcément temporaires, mais
dans les croyances religieuses dont le caractère apparaît plus permanent.
ENCADRÉ 3
Le capitalisme
La « soif d'acquérir », la « recherche du profit », de l'argent, de la plus grande quantité
d'argent possible, n'ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés,
médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés,
piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif - comme ont
pu l'être ou l'ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tous lieux,
partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque les conditions objectives de cet
état de choses. Dans les manuels d'histoire de la civilisation à l'usage des classes
enfantines on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L'avidité d'un gain sans
limites n'implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». Le capitalisme
s'identifierait plutôt avec la domination, à tout le moins avec la modération rationnelle de
cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la
recherche du profit, d'un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue,
rationnelle et capitaliste - il est recherche de la rentabilité. Il y est obligé. Là où toute
l'économie est soumise à l'ordre capitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne
serait pas animée par la recherche de la rentabilité serait condamnée à disparaître.
Définissons à présent nos termes d'une façon plus précise qu'on ne le fait d'ordinaire.
Nous appellerons action économique « capitaliste » celle qui repose sur l'espoir d'un profit
par l'exploitation des possibilités d'échange, c'est-à-dire sur des chances (formellement)
pacifiques de profit (…) Si l'action utilise méthodiquement des matières ou des services
personnels comme moyen d'acquisition, le bilan de l'entreprise chiffré en argent à la fin
d'une période d'activité (ou la valeur de l'actif évalué périodiquement dans le cas d'une
entreprise continue) devra excéder le capital, c'est-à-dire la valeur des moyens matériels
de production mis en œuvre pour l'acquisition par voie d'échange. Tout se fait par bilans.
Au début de l'entreprise : bilan initial; avant chaque affaire : estimation du profit
probable; à la fin : bilan définitif visant à établir le montant du profit.
(Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964)
 La morale protestante
La morale protestante, plus particulièrement chez les calvinistes,
repose sur le dogme de la prédestination. Le salut n’est pas le résultat des
œuvres du Chrétien, de ses bonnes actions ou du respect scrupuleux du
culte mais celui d’un décret divin pris par un Dieu absolu, tout-puissant
et transcendant. « La grâce de Dieu est aussi impossible à perdre pour
10
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ceux à qui elle a été accordée qu’impossible à gagner pour ceux à qui elle
a été refusée ». 13
L’homme, qu’il doive être sauvé ou damné, doit travailler à la gloire
de Dieu. Travailler à la gloire de Dieu s’exprime dans l’accomplissement
d’une profession. Il est inutile de se poser la question de son salut
personnel, il faut se contenter de savoir que le salut est issu d’une
décision divine. Le meilleur moyen d’écarter le doute et l’incertitude de la
grâce consiste à travailler sans relâche à l’exercice d’un métier.
 « Affinité élective » entre morale protestante et esprit
du capitalisme
Le Protestant va chercher les signes d’élection divine dans la réussite
matérielle de ses activités terrestres, ce qui expliquerait l’ardeur des
Protestants au travail. La morale protestante, travailler à la plus grande
gloire de Dieu dans l’exercice d’une profession, ne s’oppose donc pas à
l’esprit du capitalisme fondé sur l’exercice d’une profession comme
vocation.
La religion n’est donc pas chez Weber, contrairement à Marx, un
simple reflet des conditions sociales existantes. Elle permet en effet
l’éclosion d’un esprit du capitalisme avec lequel elle n’entre pas en
contradiction. Les autres formes de morale religieuse ont, au contraire,
fait obstacle à l’émergence des structures de l’économie moderne. Les
valeurs, ici valeurs religieuses, peuvent être à l’origine du changement
social. Pour Weber, les mentalités, les croyances, les valeurs, influencent
les comportements économiques à l’inverse de Marx qui pensait, qu’au
contraire, la conscience sociale découlait de l’existence sociale, que le
capitalisme engendrait, en fait, l’esprit du capitalisme. C’est en ce sens
que l’on a souvent opposé Weber à Marx.
L’originalité de l’analyse de Weber ne réside pas dans
l’établissement d’une corrélation entre protestantisme et révolution
industrielle. D’autres l’avaient remarqué avant lui. Ce qui fait l’originalité
de Weber c’est le mécanisme de cette relation. Le comportement des
Protestants s’explique par la prédestination. Pour Calvin, le salut dépend
d’une décision arbitraire de Dieu et non des actions humaines, bonnes ou
mauvaises, entreprises au cours d’une vie. La prédestination ne mène
cependant pas au fatalisme. En effet, l’angoisse du calviniste au sujet de
son destin dans l’au-delà peut être dissipée par la réussite économique
qui serait alors un signe d’élection divine. Les calvinistes sont donc
incités à réussir, mais cette réussite résulte d’une vie ascétique et austère.
Il ne s’agit donc pas de consommer les fruits de son travail, mais il faut,
au contraire, investir.
13
- Max Weber, 1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964
11
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Par rapport au catholicisme, la religion protestante encourage le
libre-arbitre. En s’éloignant de la pensée magique et de l’idolâtrie, elle
favorise une forme de rationalité, la rationalité instrumentale. Cette
dernière caractérise les comportements qui utilisent moyens et
ressources disponibles pour parvenir au but que l’on veut atteindre.
L’action humaine s’éloigne alors des affects, de l’émotion, de la coutume,
des impératifs que la morale ou la religion imposent aux sociétés. Le
calvinisme favorise donc le développement d’un capitalisme reposant sur
des choix méthodiques en matière de gestion et de production.
 La méthode idéal-typique en action
Pour expliquer par la compréhension une action sociale Weber
utilise la méthode de l’idéal-type. Il faut entendre par là une construction
théorique qui consiste à accentuer les traits les plus importants d’un
phénomène social tout en éliminant les caractéristiques accessoires, et
ce, en fonction des objectifs du chercheur.
L’idéal-type ne reflète pas la réalité, mais facilite son analyse par
l’accentuation de certains traits. Il s’agit d’un tableau de pensée
homogène qui n’est donc pas la reproduction du réel. Comme dans un
tableau où le peintre a placé certains personnages au premier plan, le
sociologue a choisi une reconstruction stylisée de la réalité dont
l’observation conduit à isoler les traits les plus significatifs alors que
d’autres éléments sont relégués à l’arrière-plan, voire carrément négligés.
Tout dépend de l’angle de vision et du point de vue que l’on adopte sur
les faits, c’est cela la sélection. L’adjectif homogène signifie que l’on a
essayé de gommer toutes les contradictions possibles de manière à faire
apparaître un objet de manière cohérente, harmonieuse, sans
contradiction.
Construire un idéal-type revient à enchaîner des phénomènes diffus.
Le sociologue ne rencontre jamais le capitalisme ou la bureaucratie tels
qu’il les formule. Il constitue le concept à partir d’un certain nombre de
traits observés sur différentes entreprises capitalistes. Il faut ensuite
mettre de la cohérence, de la logique dans l’ensemble des traits relevés
quitte à atténuer ou à gommer certains d’entre eux ou au contraire à en
mettre d’autres en avant.
Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il recherche ce
qui distingue l’esprit du capitalisme moderne. Ce n’est ni la soif
d’acquérir, ni la recherche du profit à court terme mais « la recherche
rationnelle et systématique du profit par l’exercice d’une profession ». 14
Quand il construit l’idéal-type de l’éthique protestante, il met en avant
14
- Max Weber, 1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
12
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une morale orientée vers le travail, la discipline et le refus des plaisirs
matériels (ascétisme).
Il peut donc conclure à une congruence, une correspondance entre
morale protestante et esprit du capitalisme en mettant en relation les
deux types idéaux. Cependant l’idéal-type ne doit pas s’entendre comme
un idéal en termes de valeurs. Une formule brutale de Weber permet de
le comprendre : « il y a des types idéaux de religion comme il y a des
types idéaux de bordels ».15
ENCADRÉ 4
Essayons d’illustrer la notion d’idéal-type à partir d’exemples que l’on ne trouve pas
chez Weber. Si un professeur se comporte d’une certaine manière quand un inspecteur
vient lui rendre visite dans sa classe, c’est parce que, même inconsciemment, il a construit
un idéaltype d’inspecteur à partir d’éléments prélevés chez plusieurs inspecteurs, mais qui
n’appartiennent à aucun d’entre eux pris isolément. Chaque élément sera accentué jusqu’à
la caricature et c’est ainsi que se construit l’idéaltype d’inspecteur.
Les élèves construisent des types idéaux du professeur et il en est ainsi dans tous les
rapports : homme/femme, ouvrier/cadre etc. Alors que chez Durkheim on allait vers les
concepts scientifiques à la suite d’une rupture avec les concepts de sens commun (les
fameuses prénotions qu’il fallait écarter), chez Weber la construction de l’idéal-type se
fait à partir d’un certain nombre d’a priori de la même manière que chacun d’entre nous
construit des concepts de sens commun dans la vie quotidienne, en typifiant les autres, en
les stéréotypant.
B/ LA BUREAUCRATIE
Max Weber cherche à comprendre quel est le fondement de
l’autorité et de sa légitimité dans les organisations. Il est ainsi conduit à
distinguer pouvoir et domination ainsi que trois « types idéaux » de
domination.
1/ La distinction entre pouvoir et domination
Max Weber propose une définition relationnelle du pouvoir. Le
pouvoir peut se définir comme « la possibilité de contraindre d’autres
personnes à infléchir leur comportement en fonction de sa propre
volonté ». 16 La notion de domination déborde cependant celle de pouvoir
au sens où les dominés intériorisent cette relation en lui obéissant : « par
domination, nous entendons donc ici le fait qu’une volonté affirmée (un
« ordre ») du ou des dominants cherche à influencer l’action d’autrui
(du ou des « dominés ») et l’influence effectivement dans la mesure où, à
15
16
- Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992.
- Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013.
13
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un degré significatif d’un point de vue social, cette action se déroule
comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que
tel, la maxime de leur action (« obéissance ») ». 17
Le fait que l’ordre soit suivi d’effet n’est pas suffisant pour définir la
domination. Il apparaît essentiel, aux yeux de Max Weber, que le sens
attribué à cette obéissance soit celui d’acceptation. Bien entendu, une
relation de domination peut être réciproque. Par exemple, deux
fonctionnaires travaillant dans deux services différents sont
mutuellement soumis au pouvoir de commandement de l’autre dans son
domaine de compétence. Affirmer cela revient à dire « que la volonté de
chacun des deux influence la volonté de l’autre dans un secteur partiel
du processus, en luttant contre la résistance qu’il lui oppose : en ce sens,
chacun domine l’autre ». 18
2/ Les trois types idéaux de domination
La domination peut se fonder sur l’autorité personnelle qui s’appuie
sur le caractère sacré de la tradition et de la coutume, de ce qui a toujours
été ainsi et qui prescrit l’obéissance à l‘égard de certaines personnes.
C’est l’autorité du père de famille, du seigneur, du maître, du prince. Elle
repose sur « la croyance dans le caractère intangible de ce qui a été
toujours ainsi ». 19
Dans la domination charismatique, l’autorité personnelle trouve son
fondement « dans l’abandon plein de foi à l’extraordinaire et à l’inouï à
ce qui est étranger à toute règle et toute tradition ». 20 Elle implique la
croyance dans le charisme d’une personne, dans ses dons et ses qualités
exceptionnelles. Weber propose la définition suivante du charisme :
« Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine
déterminée de façon magique tant chez le prophètes et les sages,
thérapeutes ou juristes, que les chez les chefs des peuples chasseurs et les
héros guerriers) d’un personnage qui est considéré comme doué de
forces et de qualités surnaturelles ou surhumaines, ou au moins
spécifiquement extra-quotidiennes qui ne sont pas accessibles à tous, ou
comme envoyée par Dieu, ou comme exemplaire, et qui pour cette
raison est considérée comme chef».21 La domination charismatique
découle de la légitimité du prophète, du héros ou du chef de guerre qui ne
tire son autorité ni de règlements, ni de statuts, ni de la coutume. On
note l’apparition de figures dites « charismatiques » en temps de crise,
17
- Ibid
- Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 1913.
19
- Ibid
20
-Ibid.
21
- Max Weber, 1922, Économie et société, Paris, Plon, 1995.
18
14
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SOCIOLOGIE
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Hitler dans les années 1930, De Gaulle en 1958 (exemples qui ne se
trouvent évidemment pas chez Weber). On retrouve le charisme dans la
croyance dans les pouvoirs guérisseurs de certains rois thaumaturges
comme l’a montré Marc Bloch.22 Alors que la forme précédente de
domination est stable puisqu’elle s’appuie sur la tradition, cette dernière
est instable. Elle disparaît en même temps que le prophète, le héros ou le
chef de guerre.
Le troisième type de domination renvoie à un pouvoir de
commandement qui s’exprime dans un système de règles rationnelles.
C’est la domination rationnelle-légale (moderne). Ces règles peuvent
avoir été instituées par un pacte ou alors, plus simplement, octroyées.
Elles apparaissent comme des normes valables pour tous. Le porteur de
ce pouvoir est légitimé par l’existence de ces règles et son pouvoir est
légitime dans la mesure où il s’exerce conformément à ces règles.
« L’obéissance porte sur les règles et non sur la personne ». 23 Plus
concrètement, l’autorité découle de l’existence d’une institution
bureaucratique, à savoir l’État, l’Église ou la grande entreprise
capitaliste. La croyance porte sur la force de la loi dans la forme de la
légalité.
Ces trois principes engendrent des types purs, mais dans la réalité
historique, on trouve des combinaisons, des mélanges, des confusions
qui donnent naissance aux formes que l’on rencontre.
3/ La bureaucratie comme domination légale-rationnelle
Max Weber présente le modèle bureaucratique dans le chapitre III
d’Économie et société (1922).24 Dans le cadre de la bureaucratie, les
relations interindividuelles sont impersonnelles. Elles sont fondées sur
des règles abstraites et apparaissent exclusivement liées aux fonctions
des individus. Ces fonctions sont occupées en raison des compétences
des individus qui les remplissent, compétences socialement validées par
des diplômes. Les fonctionnaires sont rémunérés selon les modalités
d’une carrière et leur avancement dépend de leur ancienneté et du
jugement porté sur eux par leurs supérieurs. La domination
bureaucratique apparaît donc comme l’antithèse exacte de la domination
charismatique. La forme la plus pure de bureaucratie se rencontre dans
l’administration, mais ce modèle d’organisation concerne, selon Weber,
les entreprises, l’église, l’armée, les associations.
22
- Marc Bloch (1886-1944), historien français fusillé par les nazis, Les rois thaumaturges,
1924, Paris, Gallimard, 1983.
23
- Ibid.
24
- Max Weber, 1922, Économie et société, Paris, Plon, 1995.
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SOCIOLOGIE
15
Quand Weber affirme la supériorité des organisations rationnelles
modernes qui correspondent à son type idéal, on peut se demander si ce
n’est pas en raison de leur penchant à standardiser le comportement de
leurs agents. La plupart des successeurs de Weber vont penser que le
développement des organisations bureaucratiques correspondant à la
montée de la rationalité, la bureaucratie est, non seulement inévitable,
mais encore intrinsèquement supérieure à tout autre forme possible
d’organisation. 25 L’influence exercée par Max Weber sur les sociologues
des organisations ne tiendrait-elle pas au caractère normatif de son
analyse ? Identifier la bureaucratisation des sociétés à la modernisation
et au progrès ne conduirait-il pas à réduire la pensée de Weber à une
doctrine,26 qui correspondrait, au fond, aux illusions rationalistes de
l’époque de l’organisation scientifique du travail ?
Max Weber était impressionné par l’organisation et l’efficacité de la
bureaucratie allemande de la fin du dix-neuvième siècle et du début du
vingtième. Aujourd’hui, il n’est plus possible de tenir de tels
raisonnements car la bureaucratie est susceptible d’engendrer des effets
pervers.
III/ PROLONGEMENTS CONTEMPORAINS : LA CRITIQUE DE
WEBER
Les prolongements contemporains sont essentiellement critiques.
D’une part, sociologues et historiens s’emploient à démontrer que la
relation entre morale protestante et esprit du capitalisme relève
davantage de l’hypothèse que de la règle, d’autre part que le modèle
bureaucratique peut dysfonctionner et produire des effets pervers.
A/ LA CONTROVERSE SUR LE LIEN ENTRE PROTESTANTISME
ET CAPITALISME
La thèse de Weber a été critiquée par les historiens notamment par
Fernand Braudel (1902-1985). L’arme des détracteurs du sociologue
consiste à rechercher des exceptions. Nous nous en tiendrons donc
uniquement à la critique historique. 27
25
- Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.
- Catherine Ballé, 1990, La sociologie des organisations, Paris, PUF, 2013.
27
- Pour un développement plus approfondi de la controverse, voir Philippe Besnard,
Protestantisme et capitalisme. La controverse post-wébérienne, Paris, Armand Colin, 1970.
26
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16
1/ La critique de Fernand Braudel
Braudel reconnaît que depuis seizième siècle, on observe une
corrélation entre les pays touchés par le protestantisme et les zones où le
capitalisme marchand, et plus tard industriel, s’est épanoui. L’Europe
réformée a pris le pas sur l’Europe méditerranéenne. Cependant, elle doit
sa supériorité nouvelle à des salaires plus bas et des moyens de transport
moins coûteux. « La victoire du nord est celle de concurrents aux
exigences plus modestes ». 28
Le protestantisme a cependant pesé sur le comportement des
hommes d’affaires. La Réforme crée une cohérence des pays du nord
qu’elle dresse, unis, contre leurs concurrents du Sud. Braudel met en
avant des causes essentiellement matérielles pour expliquer le
basculement du capitalisme vers l’Europe du Nord.
2/ Pertinence sociologique de la thèse weberienne
La thèse de Weber apparaît fausse sur le plan historique. Pour
Braudel, le capitalisme en puissance, d’abord marchand, s’amorce dans
des cités portuaires, Venise, Gênes, Amsterdam aussi bien catholiques
que protestantes.29
Elle résiste mal aux faits quand on remarque que, parmi les
premières sociétés à connaître la révolution industrielle, la Belgique
catholique, par exemple, a mieux réussi que l’Écosse protestante. Weber
émettait un pronostic défavorable quant aux possibilités pour les sociétés
confucéennes de se développer. Les faits l’ont démenti.
En effet, d’autres valeurs que celles du protestantisme peuvent
favoriser le développement. Ce dernier, dans des pays asiatiques comme
le Japon, la Thaïlande, Hong-Kong, Singapour et Taïwan ne doit rien au
protestantisme. Certains sont en effet sous l’influence du confucianisme
(Hong-Kong ou plus du tiers de la population est de religion taoïste,
confucianiste ou boudhiste), d’autres sont marqués par l’islam (présent à
Singapour, à Hong-Kong et de manière très marginale au Japon), ou le
boudhisme (la Thaïlande est boudhiste à une écrasante majorité, plus de
28
- Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, Armand Colin,
1986.
29
- Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985. Un
contemporain de Weber, Karl Fisher, obscur doctorant, avait déjà fait cette remarque que les
capitalistes de Gênes, Florence et Venise étaient déjà en mesure d’exister au sein du
catholicisme. Weber, agacé, il ne le nomme jamais en lui répondant, mais lui donne du
« Monsieur mon critique », repousse comme absurde l’idée que la seule Réforme ait pu ouvrir
la voie à l’esprit du capitalisme. Voir Karl Fisher et Max Weber, « La première controverse
autour de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme », Enquête [en ligne], 5/1997.
17
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90 %, de même que Taïwan, la majorité des Japonais se reconnaît dans
un syncrétisme entre shintoïsme et boudhisme).
En forçant le trait, on peut affirmer que la thèse de Weber est
historiquement fausse, mais sociologiquement pertinente dans la mesure
où elle met l’accent sur le rôle des valeurs dans le développement
économique, le capitalisme apparaissant comme le point d’aboutissement de la rationalisation des activités sociales. C’est pour cette raison
que l’influence de cette œuvre est apparue durable.
Il faut cependant considérer que si Weber raisonne en termes de
corrélation (« affinités électives »), cela n’implique pas un lien de
causalité mécanique entre protestantisme et capitalisme. Il parle en effet
de pluralité des causes, d’« enchevêtrement d’influences réciproques »
qui sont à considérer avant d’examiner la part des motifs religieux dans
la naissance du capitalisme.
B/ LA CRITIQUE DE LA BUREAUCRATIE
Robert Merton (1910-2003), un des chefs de file du courant
structuro-fonctionnaliste (mais d’un fonctionnalisme modéré), admet, à
la fin des années 1930, qu’une organisation qui se rapproche de l’idéaltype weberien finit par connaître certains dysfonctionnements. Sa thèse
est prolongée par les travaux empiriques d’Alvin Gouldner (1920-1980),
Peter Blau (1918-2002) et de Philip Selznick (1919-2010).
1/ Les dysfonctionnements de la bureaucratie (Merton)
L’déal-type wébérien est remis en cause par Merton qui va montrer
l’existence d’un écart entre le modèle théorique rationaliste et la réalité
de son fonctionnement qui va produire des conséquences inattendues.
Pour satisfaire les usagers et de manière à assurer la régularité du
comportement des fonctionnaires, l’organisation bureaucratique
approfondit les procédures de contrôle du travail salarié. Les
prérogatives de la hiérarchie sont donc renforcées, les fonctionnaires
sont alors amenés à adopter des comportements routiniers et
conformistes.
L’adhésion aux règles qui fait la force et la rationalité de la
bureaucratie se révèle paralysante quand elle devient un objectif en soi
plutôt qu’un instrument au service d’un objectif à atteindre. Le
comportement du bureaucrate développe une « personnalité
bureaucratique » : il devient rituel, formel, rigide et incapable de
s’adapter à une situation nouvelle non prévue par les règles. L’excès de
formalisme conduit à l’application de la règle sans discernement. Dans
une entreprise, l’innovation est ainsi freinée.
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SOCIOLOGIE
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2/Les
prolongements
de
l’analyse
dysfonctionnement (Gouldner, Blau, Selznick)
18
en
termes
de
Alvin Gouldner était une figure historique de la sociologie radicale
américaine, mais, à ses débuts sa pensée s’inscrivait dans le cadre de
l’analyse fonctionnelle qu’il traitera ensuite avec dédain quand elle se
radicalisera au profit d’une sociologie plus critique. 30 Entre 1948 et 1951,
Alvin Gouldner mène une étude sur la réorganisation d’une entreprise de
production de plâtre dans laquelle se met en place une organisation qui
se rapproche du modèle de la domination rationnelle-légale (règlement
intérieur, nouvelle grille des salaires, moindre influence des liens
familiaux sur le recrutement). Des résistances s’organisent et se
manifestent notamment par des grèves. Il a montré que le passage d’un
mode de fonctionnement fondé sur la domination charismatique
(autorité du dirigeant fondateur) à un mode d’organisation
bureaucratique plus impersonnel fondé sur des règles élaborées
collectivement (bureaucratisation « représentative ») et sur des règles
qui prévoient des sanctions (bureaucratisation « punitive ») pouvait
provoquer des conflits sociaux. La rationalisation imposée, en rompant
avec la gestion familiale antérieure, peut provoquer des dysfonctionnements graves au sein de l’entreprise.
Le passage à une forme de domination qui découle de la conformité
à la règle ne va pas de soi. Peter Blau analyse, entre 1948 et 1949, le
fonctionnement d’une agence chargée de contrôler l’application de deux
lois fédérales par les entreprises. Il arrive au résultat paradoxal suivant :
les fonctionnaires ont une probabilité plus grande d’atteindre les
objectifs de l’agence (constater les infractions et les sanctionner) s’ils ne
se conforment pas aux consignes préétablies. Les individus contournent
donc les règles abstraites (interdiction de discuter des difficultés
rencontrées sur un dossier en cours avec un autre employé que le
supérieur hiérarchique) de l’organisation bureaucratique pour atteindre
les objectifs fixés.
On peut compléter l’analyse des dysfonctionnements en se référant à
l’étude de Philip Selznick, publiée en 1949. Elle porte sur la Tennessee
Valley Authority (TVA) créée par l’administration Roosevelt dans le
cadre de la politique de grands travaux prévue par le New Deal à partir
de 1932. Cette autorité, indépendante en principe des pouvoirs locaux,
mais qui doit tenir compte des besoins des populations locales, est ainsi
conduite à modifier les buts poursuivis par décision interne ou sous
l’effet de pressions extérieures. Ainsi des terres prévues pour des
30
- Jean-Patrice Lacam, « The norm of reciprocity ». La contribution, d’Alvin Gouldner à
l’histoire de la sociologie américaine in Genèses, 8, 1992.
19
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aménagements de loisirs peuvent ainsi être transformées en terres
agricoles.
3/ Le cercle vicieux de la bureaucratie (Crozier)
On fait référence ici aux travaux de Michel Crozier tels qu’il les a
développés dans Le phénomène bureaucratique31. Son analyse porte sur
l’exemple de la bureaucratie en France et elle rejoint, sur bien des points,
celles de Merton et de Gouldner. Il a pu observer, dans le fonctionnement
d’une Agence comptable parisienne et d’un monopole industriel, la
SEITA, les traits essentiels d’un « cercle vicieux bureaucratique ».
La rigidité des routines observées tient à l’étendue des règles
impersonnelles, la centralisation des décisions, l’isolement de chaque
catégorie hiérarchique, le développement de relations de pouvoir
parallèles.
Des règles impersonnelles définissent les fonctions de chacun, de
même que les conditions de recrutement (dans la fonction publique
française, par concours). Il n’existe aucune prise en compte des capacités
d’imagination et d’initiative des fonctionnaires. L’importance de ces
règles impersonnelles pourrait être défavorable au fonctionnement
correct de l’organisation bureaucratique.
Si l’on veut conserver les relations d’impersonnalité, il convient que
toute prise de décision non prévue par les règles impersonnelles
intervienne à un niveau éloigné de l’exécution, souvent en l’absence
d’informations sur les problèmes à traiter.
L’isolement de chaque catégorie hiérarchique pousse au
développement de l’esprit de corps, de caste. Chaque strate essaie de
contrôler ce qui relève de son domaine et cela conduit au ritualisme
comme élément fondamental de la stratégie de groupe. L’organisation
bureaucratique n’a pas supprimé le développement de relations de
pouvoir parallèle, du fait de l’existence de zones d’incertitude dans le
système bureaucratique. Les fonctionnaires qui contrôlent une zone
d’incertitude disposeront d’un pouvoir sur ceux dont la situation peut
être affectée par cette incertitude.
Selon Crozier, « la permanence de tous ces cercles vicieux pourrait
se résumer ainsi : la rigidité avec laquelle sont définis le contenu des
tâches, les rapports entre les tâches et le réseau de relations humaines
nécessaire
à leur
accomplissement,
rendent difficiles les
communications des groupes entre eux et avec l’environnement. Les
difficultés qui en résultent, au lieu d’imposer une refonte du modèle,
31
- Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.
20
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sont utilisées par les individus et les groupes pour améliorer leur
position dans la lutte pour le pouvoir au sein de l’organisation ». 32
L’organisation bureaucratique n’est donc pas un ensemble purement
rationnel, mais une somme de conflits. Chacun est donc conduit, pour
limiter le pouvoir de l’autre, à vouloir renforcer la règle. Ce renforcement,
ces nouvelles pressions pour l’impersonnalité finissent par rigidifier
l’organisation.
Michel Crozier rejoint ainsi les analyses de Robert Merton pour
dénoncer la rigidité de la bureaucratie.
CONCLUSION
La montée de la rationalité en finalité est donc associée depuis le
début du vingtième siècle à la pensée de Max Weber. Le capitalisme et la
bureaucratie vont apparaître comme le point d’aboutissement de ce
processus de rationalisation des activités sociales. La naissance du
capitalisme sera mise en relation avec la morale protestante. Tout en
reconnaissant une grande fécondité à la pensée de Max Weber certains
sociologues et historiens critiqueront la relation qu’il met en évidence
entre protestantisme et capitalisme. D’autres s’emploieront à remettre en
question la rationalité de la bureaucratie en mettant le doigt sur ses
dysfonctionnements.
Max Weber pensait que la rationalisation des activités sociales
participait du déclin de l’emprise de la religion sur les comportements
humains. C’est le désenchantement du monde. Pourtant, le vingt-etunième siècle dont André Malraux disait qu’il serait religieux, n’est-il pas
susceptible de réenchanter le monde ? Certaines religions, loin de voir
leur influence diminuer, donnent encore du sens à la vie de nombreux
individus. Le désenchantement du monde correspondait également au
déclin de la pensée magique. Que dire alors des enquêtes statistiques qui
révèlent la proportion d’individus, (parfois des Présidents de la
République !), qui consulte des voyants des astrologues ou des
cartomanciennes ?33
32
- Michel Crozier, ibid
- En 2000, la Sofres a mené une enquête (auprès de 1000 personnes âgées de 18 ans et plus)
qui a montré qu’environ 1/3 de la population croit à l’explication des caractères par les signes
astrologiques, qu’1/4 donne crédit aux prédictions fournies par l’horoscope. Par ailleurs, les
Français croient plus volontiers aux guérisons par imposition des mains (50% environ) et à la
transmission de pensée (entre 40 et 55%). Un autre sondage, réalisé par CSA/la vie/Le Monde
en mars 2003, montre que la recherche d’explications du monde par des phénomènes
surnaturels n’a pas disparu. 43 % des Français interrogés ont déclaré croire (tout à fait ou un
peu) aux prières exaucées, 43 % aux miracles, 37 % aux explications des caractères par les
signes astrologiques, et 23 % aux prédictions.
33
Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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BIBLIOGRAPHIE
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post-wébérienne, Paris, Armand Colin, 1970.
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capitalisme, Paris, Bréal, 2010.
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Braudel (Fernand), La dynamique du capitalisme, Paris,
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Lacam (Jean-Patrice), « The norm of reciprocity : la contribution,
d’Alvin Gouldner à l’histoire de la sociologie américaine » in Genèses, 8,
1992.
Pétré-Grenouilleau (Olivier), « L’éthique protestante de Max
Weber », L’Histoire n° 306, février 2006.
Weber (Max), 1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme,
Paris, Plon, 1964.
- Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992
- 1922, Économie et société, Paris, Plon, 1995
- La domination, Paris, La Découverte, 2013
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ANNEXE 1
Max Weber (1864-1920)
Éléments de biographie
Max Weber est né à Erfurt en 1864 dans une famille protestante.
Son père appartenait à la bourgeoisie industrielle et sa mère à la
bourgeoisie cultivée. Après des études secondaires et l’obtention de son
baccalauréat en 1882, il entreprend des études supérieures à Heidelberg.
Ayant choisi le droit comme discipline principale, il s’inscrivit également
en histoire, philosophie et économie politique. À partir de 1884, il
poursuit ses études à Berlin et prépare un doctorat en droit qu’il obtient
en 1889 avec la mention la plus honorable.
En 1892, parallèlement à son activité d’avocat, il assure des cours et
des travaux pratiques de droit commercial et d’histoire du droit romain à
l’Université de Berlin. En 1893, il fut nommé à la chaire d’économie
23
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politique de l’Université de Fribourg. En 1896, il revient à Heidelberg
nommé sur une chaire d’économie politique et de science financière.
Souffrant d’une dépression nerveuse dont les premiers symptômes
apparurent en 1897, il lui devenait de plus en plus pénible d’enseigner.
Son état s’améliorant, il put annoncer en 1902 la tenue d’un cours à
l’Université d’Heidelberg. Max Weber y forgea la notion de rationalité
qu’il appliqua à la vie économique.
En 1904, après avoir renoncé l’année précédente à la fonction
d’enseignant tout en restant professeur honoraire chargé de cours, il
commença ses travaux sociologiques par L’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme qui paraît en 1905. Pendant la première guerre mondiale,
il entame son grand traité Économie et société qu’il ne terminera jamais
(il meurt en effet en 1920) et qui sera publié (en 1922) après sa mort par
son épouse, Marianne. En 1917, Weber revient à l’Université en acceptant
un poste à Vienne. C’est à cette époque que paraissent ses travaux de
sociologie des religions : hindouisme, bouddhisme, judaïsme antique. Il
termine sa carrière universitaire à Munich où il est nommé en 1919 sur
une chaire de « science de la société, histoire économique et économie
politique ».
Weber n’a pas fait la carrière politique dont il rêvait peut-être, mais
la politique et les questions sociales ont toujours suscité son intérêt. Au
mois de juin 1920, il s’éteint à Munich, victime d’une pneumonie
consécutive à l’épidémie de grippe espagnole qui ravage à cette époque le
monde.
(D’après Dirk Kaesler, Max Weber : sa vie, son œuvre, son influence,
Paris, Fayard, 1996)
Ouvrages principaux
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905)
Le savant et le politique (1918)
Économie et société (1922)
L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales (1904)
Études critiques pour servir à la logique des sciences de la culture (1906)
Essais sur quelques catégories de la sociologie compréhensive (1913)
Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et
économiques (1917)
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Ces quatre derniers textes ont été regroupés par Julien Freund dans un ouvrage intitulé Max
Weber : essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992.
ANNEXE 2
La réception de l’œuvre de Max Weber en France
La réception de l’œuvre de Weber en France a été tardive malgré
l’attention que lui avait accordée Raymond Aron dès la fin des années
1930. Les premières traductions datent en gros des années 1960 (…)
Toutefois, durant ces années où le marxisme et le structuralisme
fournissaient les grands paradigmes autour desquels s’organisaient les
débats dans les sciences humaines, le parrainage d’un Raymond Aron ou
d’un Julien Freund (un des premiers traducteurs et commentateurs de
Weber en France), inscrivait l’œuvre wéberienne dans le contexte de
débats théoriques et politiques très éloignés de ceux qui avaient présidé à
l’élaboration de celle-ci, et ce décalage a pesé sur son interprétation et sa
réception.
Aron, et Freund plus encore tendaient à faire de Weber un
adversaire de Marx, au plan scientifique aussi bien qu’au plan politique :
la « sociologie compréhensive » de Max Weber paraissait fournir les
moyens d’édifier une sociologie de l’action (opposée à la sociologie des
structures) se recommandant de l’ « individualisme méthodologique »
(opposé au holisme) et supposée entretenir des relations d’affinité avec le
libéralisme politique.
Les voix dissidentes qui suggéraient que les positions théoriques de
Weber et Marx n’étaient pas aussi antagoniques ont été à l’époque peu
entendues. Si l’on ajoute à cela qu’une grande part de l’œuvre de Weber
est constituée par une sociologie des religions, genre peu en vogue durant
les décennies 1960-1980 (où la conviction était répandue que les
religions avaient définitivement cessé de faire l’histoire), on a quelque
idée des raisons pour lesquelles la traduction des écrits de Weber a
connu un temps d’arrêt après la parution du premier volume d’Économie
et Société (1971). L’enseignement en sociologie ou en sciences politiques
se limitait généralement à L’Éthique protestante, à quelques éléments
convenus tirés de sa méthodologie (l’individualisme méthodologique,
l’idéal-type) ou encore la typologie des formes de légitimité (…)
Mais c’est seulement à la fin des années 1980, et plus nettement
durant les années 1990, que la situation s’est fondamentalement
modifiée. Le vide laissé dans le champ théorique par le retrait du
marxisme et l’essoufflement des paradigmes structuralistes, l’influence
de Pierre Bourdieu, qui a toujours opposé une interprétation intégrant
les traditions durkheimienne et wébérienne, à l’antagonisme stylisé par
d’autres courants de la sociologie française, l’insatisfaction croissante à
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Jean-Serge ELOI
SOCIOLOGIE
UTLB 2015-2016
l’égard de sciences sociales de plus en plus tournées vers l’expertise que
vers la réflexion critique, une conjoncture marquée par un intérêt
renouvelé pour les effets sociaux et politiques des religions sont autant
d’éléments qui ont favorisé une nouvelle réception de l’œuvre de Weber.
La convergence entre, d’une part, la disponibilité [d’un] matériel
nouveau, ou bien quand il s’agit d’écrits déjà connus, éclairé par une
meilleure connaissance des conditions de rédaction, et d’autre part les
incertitudes des sciences contemporaines, en quête de points de repère,
explique que Weber ait acquis durant les deux dernières décennies, en
France comme ailleurs, le statut d’une autorité rarement contestée.
(Catherine Colliot-Thélène, La sociologie de Max Weber, Paris, La
Découverte, 2006).
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