Sécurité critique. Théorie sociale-constructiviste de l`enlisement des

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L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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THEORIE SOCIALE-CONSTRUCTIVISTE DE L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
*
Texte préparé en vue de sa discussion aux Joint Sessions for Workshops,
Grenoble, 6-11 Avril 2001
Workshop N° 25 : Théories de la Guerre
THIERRY BRASPENNING
CENTRE D’ANALYSE DES CRISES ET CONFLITS INTERNATIONAUX
Université Catholique
de Louvain
Clos du Quadrille 1 Bte 6
B-1340 Ottignies Louvain-La-Neuve
BELGIQUE
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« Nous sommes une civilisation qui sait faire la guerre, mais qui ne sait plus faire la paix ».
G. Ferrero, La fin des aventures.
Résumé
En vertu du principe d’instabilité structurelle véhiculée par l’enlisement
des conflits internationaux, notre contribution cherche à compléter et à
fournir une alternative critique à l’approche exclusivement causale de
l’analyse des violences armées. Elle rompt ainsi avec le passage trop
rapide des causes aux solutions en proposant de penser les dimensions
internes de l’enlisement des conflits internationaux . En opérant dans son
déploiement un dosage mesuré des approches réaliste, néoréaliste et
constructiviste, le texte émet quatre hypothèses quant à l’enlisement des
conflits internationaux tout en dégageant les spécificités liées à la
catégorie des « guerres hybrides ».
Mots-clés
Constructivisme – réalisme - méthodologie critique - enlisementinstitution – guerre – économie – identité - intérêt.
*
Première version.
2
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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1. Pourquoi les guerres s’enlisent
1. 1. Hypothèses et définition opérationnelle des « guerres hybrides »
Pourquoi les conflits internationaux s’enlisent-ils ? Comment se construisent les
relations durables d’inimitié ? Qu’est-ce qu’une guerre hybride ? Les causes et les
processus d’enlisement des guerres hybrides sont-ils identiques à ceux des conflits
internationaux ? Des causes et des processus épinglés, lesquels peuvent être évités,
atténués ou éliminés par des politiques appropriées ? Autrement dit, quelles sont les
prescriptions politiques qui peuvent découler de la maîtrise des causes et des processus
qui engendrent l’enlisement ?1
Voilà les questions sur lesquelles ce travail entend se pencher. En
procédant de la sorte, c’est-à-dire de façon interrogative et par élimination, nous
spécifions également, de manière indirecte, ce à quoi nous n’accorderons pas la
primauté. Autrement dit, notre contribution ne portera pas sur les causes des
conflits. Celles-ci ont déjà fait l’objet de nombreuses études2 depuis les débuts de
la discipline des Relations Internationales3 sans que l’on soit arrivé à trancher
entre les causes anthropologiques, sociologiques et structurelles, ambition qui
1
En réalité, ce travail ne se penchera que sur l’une des quatre hypothèses, en l’espèce la première. C’est elle
qui est également testée au fil du texte. De plus, elle est évaluée en fonction de prescriptions politiques
permettant de l’atténuer ou de l’éliminer. La méthodologie occupe une place importante dans ce travail étant
donné qu’elle sert d’assise au reste du travail.
2
Les plus représentatives sont, à notre avis, F. H. Hinslay, Power and the Pursuit of Peace, Cambridge,
Cambridge University Press, 1967 ; J. S. Levy, « The Causes of War : A Review of Theories and Evidence»,
in Ph. E. Tetlock, J. L. Husbands, R. Jervis, P. C. Stern, et Ch. Tilly (éds.), Behavior, Society and Nuclear
War, 2 Vols. , New York, Oxford University Press, 1991, 2 ème éd. ; remis à jour par Levy, « The Causes of
War and the Conditions of Peace», in Annual Review of Political Science, 1 (1998), pp. 139-165; G. Blainey,
The Causes of War, New York, The Free Press, 1988, 3ème éd. ; K. N. Waltz, Man, the State, and War, New
York, Columbia University Press, 1959 ; G. Cashman, What Causes War? An Introduction to Theories of
International Conflict, New York, Lexington Books, 1993 ; S. Van Evera, Causes of War. Power and the
Roots of Conflict, Ithaca & Londres, Cornell University Press, 1999.
3
Je retiens les majuscules pour désigner le champ d’étude.
3
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était elle-même biaisée dès sa conception4. Les ouvrages sur ces différentes causes
s’accompagnent le plus souvent d’ébauches de solutions aux affrontements entre
acteurs politiques. De même, les ouvrages portant sur les conflits enlisés sont plus
préoccupés par la solution du problème que par une étude des conditions et des
facteurs qui ont mené à l’enlisement5. Ce qui fait croire que ces solutions qui ne
scrutent pas profondément le processus d’enlisement restent à la surface des
questions. Elles entraînent ainsi une inadéquation entre le diagnostic (un conflit X
est enlisé) et la solution (stratégie (s) Y et/ou Z pour en sortir), cette dernière
devenant de facto inutilisable tant par les chercheurs que par les politiques. Cette
contribution ne prendra donc pas seulement l’angle traditionnel du pourquoi, mais
aussi celui du comment par le biais de quatre hypothèses6 élaborées afin de
répondre de manière plus efficace à la question posée et d’y apporter en retour des
solutions plus internes. Une guerre est donc susceptible de s’enliser si au moins
l’un des facteurs suivants est présent :
4
L. Bramson et G. W. Goethals, War : Studies from Psychology, Sociology, Anthropology, New York, Basic
Books, 1968 ; M. I. Midlarsky (éd.), Handbook of War Studies, Boston, Unwin Hyman, 1989.
5
Dans ce domaine, l’étude la plus notable reste celle de J. W. Burton, Resolving Deep-Rooted Conflict : A
Hanbook, Lanham, University Press of America, 1987.
6
Notées respectivement H.1., H2., H.3. et H.4.
4
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H.1. la multiplicité des acteurs évoluant au sein d’un système
hétérogène7, mus par une diversité d’intérêts avec, de surcroît, une
prédominance des intérêts économiques et culturels ;
H.2. la configuration versatile de la bataille donnant tantôt l'avantage à
l'un, tantôt à l'autre ;
H.3. le refus et/ou l'échec récurrent du dialogue ;
H.4. la faiblesse et/ou l’inexistence des institutions intégratives.
Le choix de ces hypothèses obéit à trois critères élaborés par S. Van Evera : i) la
puissance explicative ; ii) la richesse prescriptive et iii) le degré de satisfaction8.
i) La puissance explicative est fonction de trois attributs : l’importance de
l’hypothèse, l’étendue de son champ explicatif et son caractère applicable. L’importance
renvoie au degré de force causale d’une hypothèse sur le phénomène causé. Plus cet effet
est grand, plus grande est la puissance explicative. L’étendue du champ explicatif désigne
le nombre de classes de phénomènes qui sont influencés par la cause. Le caractère
applicable –applicability- renvoie à la question suivante : le phénomène causal identifié
par l’hypothèse est-il observable dans le monde réel ? L’applicabilité cherche le caractère
7
R. Aron établit la distinction entre des systèmes homogènes et des systèmes hétérogènes : « J’appelle
systèmes homogènes ceux dans lesquels les Etats appartiennent au même type, obéissent à la même
conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les Etats sont
organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». R. Aron, Paix et guerre entre
les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 108. En reprenant cette distinction, je considère qu’une guerre
s’enlisera plus facilement si les acteurs se confrontent au sein d’un système mixte (hétérogène et homogène).
De plus, il me semble que la notion d’acteur dans un système hétérogène doit recouvrir aussi tout groupe dont
les aspirations et les revendications sont rassemblées en une politique homogène. C’est le cas des guérilla et
des mouvements de libération nationale (MLN), pour ne citer que ceux là.
8
S. Van Evera, Causes of War. Power and the Roots of Conflict, Ithaca, Cornell University Press, 1999, pp.
3-4.
5
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courant ou non des conditions requises par un phénomène en vue de son effectuation.
Plus la cause et ses conditions sont présentes, plus robuste est la puissance explicative.
Des causes jugées a priori très importantes peuvent avoir en définitive une puissance
explicative moindre si elles sont peu présentes dans le monde politique que l’on étudie et
si les conditions qu’elles nécessitent pour opérer sont extrêmement rares. En revanche,
une cause plus faible aura une puissance explicative plus marquée si la cause et ses
conditions sont plus courantes.
ii) La richesse prescriptive d’une hypothèse renvoie aux causes qui sont
manipulables ou dont les effets peuvent être atténuées par des contre-mesures.
iii) Le degré de satisfaction. L’hypothèse identifiée satisfait-elle suffisamment
notre curiosité ? Plus une cause est éloignée de ses effets supposés, plus elle nous offre de
la satisfaction9.
Ces hypothèses ne définissent pas ce que nous entendons par « guerres hybrides »
bien qu’elles en révèlent partiellement le contenu. En paraphrasant la définition de la
culture stratégique formulée par Alastair Iain Johnston10, nous définissons la « guerre
hybride enlisée » comme étant : une opposition armée entre ensembles politiques plus ou
moins homogènes, mus par des symboles (hypothèses, langages, identités, intérêts, etc.)
qui concourent à l’établissement de préférences stratégiques durables en construisant des
conceptions de rôle et d’efficacité de la force matérielle dans les relations politiques
entre acteurs11 hétérogènes tout en revêtant ces mêmes conceptions d’une valeur
d’objectivité à un point tel que ces préférences stratégiques semblent les seules réalistes
et efficaces.
9
Je dois avouer que j’émets personnellement quelques réserves à l’égard de ce dernier critère étant donné
qu’en général la mesure de notre degré de satisfaction intellectuelle par le biais d’une hypothèse émise me
semble très controversée. Qui le mesure ? Qui en juge de la valeur ? Le risque d’une psychologisation
opératoire est manifeste.
10
A. I. Johnston, « Cultural Realism and Strategy in Maoist China », in P. J. Katzenstein, The Culture of
National Security. Norms and Identity in World Politics, Columbia, Columbia University Press, 1996, p. 222.
11
J’appelle acteur international, un individu, un groupe homogène d’individus, ou une institution créée par
une intentionnalité collective et qui est capable, par son mouvement, d’initier, d’infléchir, ou de mettre un
terme à une action politique, économique, culturelle et sociale sur la scène internationale. L’acteur doit jouir
d’une reconnaissance ontologique interne et externe ; il doit avoir une identité ; il doit interagir avec d’autres
acteurs du champ international. Ainsi, un Etat, l’ONU, le mouvement Zapatiste sont tous des acteurs
internationaux.
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1. 2. Présentation des enjeux soulevés par les hypothèses
A ce niveau, nous allons présenter les domaines de réflexion que recouvre
chacune des hypothèses émises. Néanmoins, étant donné que ce travail s’inscrit dans une
recherche plus large qui est en cours, dans la suite du texte, nous ne discuterons,
partiellement d’ailleurs, que d’une des quatre hypothèses –la première (H.1.).
H.1. Une guerre est susceptible de s’enliser si elle oppose une multiplicité d’acteurs
évoluant au sein d’un système hétérogène, mus par une bigarrure d’intérêts avec, de
surcroît, une prédominance des intérêts économiques et culturels. Cette hypothèse se
divise en deux grands blocs : le premier qui concerne la mutation actantielle et
l’élargissement de l’espace de conflictualité, revient sur la notion d’ « acteur » en
relations internationales en discutant de la relation entre acteur et structure. Il se penche
aussi sur l’identification analytique de ces acteurs et pose, par la même occasion, la
question de la pertinence du niveau d’analyse en Relations Internationales12. C’est aussi
le lieu d’étude des différentes transformations ontologiques et statutaires connues par ces
acteurs et de leurs nouvelles capacités d’action à grande échelle, même pour les plus
petits groupes, dans un mouvement simultané de contraction géographique et
d’élargissement de l’espace de communication13. Nous y discuterons les raisons qui font
qu’en cas de conflit, plus il y a d’acteurs et d’actants, moins il est aisé d’arriver à une
solution consensuelle. Le second bloc quant à lui, se penche sur la construction de
l’identité, mais aussi de l’intérêt qui l’accompagne. Les acteurs sont des « existants »
culturels ayant la capacité et la volonté d’adopter des attitudes délibérées à l’égard du
monde et de lui donner sens. C’est cette capacité qui permet de donner naissance au fait
social, à des faits qui dépendent de l’accord des partenaires rationnels, d’institutions
humaines pour exister. L’identité et l’intérêt sont socialement construits. En situation
conflictuelle, l’identité reste une composante axiale. C’est elle qui fournit une image de
12
Frederick Frey, « The Problem of Actor Designation in Political Analysis », in Comparative Politics, Vol.
17 (1985), pp. 127-152.
13
Idem.
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l’autre en même temps qu’elle nous projette. Par son identité, l’acteur ouvre un espace de
prédictibilité. Un monde sans identité ou aux identités hypertrophiées serait un monde
chaotique, imprédictible et voué aux angoisses de l’incertitude. Ainsi, lorsque des acteurs
s’affrontent, ils s’attribuent mutuellement telle ou telle identité, prétendant, par ce fait,
mieux contrôler l’autre. Ils se donnent également une image qui est reconnue ou non par
l’adversaire. Nous montrerons que ces différentes composantes, à mesure que dure une
guerre, deviennent multiples et floues, favorisant la méprise et le statu quo.
H.2. Une guerre est susceptible de s’enliser s’il existe une variation assez régulière des
issues des batailles. H.2.a. Une guerre est susceptible de s’enliser si les ressources sont
cumulatives ; H.2.b. Une guerre est susceptible de s’enliser si l’écart des capacités entre
protagonistes varie régulièrement.
Ces deux éléments de l’hypothèse impliquent à la fois des questions sur la notion
de « cumulativité », de « fenêtre d’opportunité » créée par la variation de l’« écart des
capacités » tributaire lui-même de la « cumulativité des ressources » ; et de l’influence
causale qui existe entre H.2.a. et H.2.b. Cette hypothèse entend étudier la manière dont
les changements plus ou moins réguliers dans les possessions géographiques des
belligérants contribuent à l’illusion d’une victoire prochaine. Le sentiment psychologique
d’une victoire amène l’adversaire à croire qu’il pourrait toujours, dans la sécurité sans
l’autre, accroître ses gains par une stratégie similaire. C’est le règne d’une culture
stratégique de type réaliste dure –jeux à somme à nulle. Dans le même ordre d’idées nous
devons analyser l’importance du facteur géographique dans l’enlisement et évaluer
l’impact, dans la durée, de la possession de zones riches en matières premières. On voit se
réunir ici des intérêts géographiques, mais aussi économiques et culturels. Les appuis
extérieurs reçus par les différentes parties en conflit alimentent la guerre qui peut prendre
divers visages : libération nationale, coalition d’Etats, révolutions ethniques, combinant
des facteurs internes et externes de nature variée, ce qui nous incite à dire qu’il s’agit de
guerres « hybrides » et que les catégories des guerres purement internationales et/ou
purement civiles doivent être repensées et peut-être dépassées. Par ce biais, le travail
effectué nous ramène à la deuxième partie, tout en nous donnant un indice quant à la
quatrième.
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H.3. Une guerre est susceptible de s’enliser s’il y a refus et/ou rupture récurrente du
dialogue. Cela est dû en grande partie à la multiplication des niveaux de négociation,
fonction du nombre d’acteurs et d’actants. En effet, au sein des guerres « hybrides », il se
trame une négociation essentiellement à trois niveaux : le premier concerne les acteurs en
conflit entre eux ; le second concerne les acteurs et leurs appuis et/ou opposants internes ;
le troisième palier est celui de la négociation entre acteurs et appuis économiques. C’est
au cours de la négociation que se consolident ou se démantèlent les identités. Par
l’interaction, les acteurs apprendront à mieux se connaître et à juger les prétentions des
autres à l’aune des leurs. Plus il y a d’acteurs, plus y a d’identités et d’intérêts
complexifiant les « espaces de négociation » et rendant difficile la sortie du conflit.
H.4. Une guerre est susceptible de s’enliser si les institutions intégratives sont faibles ou
inexistantes. Au sens large, l’institution est une structure d’identités et d’intérêts qui tend
asymptotiquement vers la stabilité. Ces structures sont souvent codifiées dans des normes
formelles et n’ont de force qu’en vertu de la socialisation des acteurs et de leur
participation à la connaissance collective. Les institutions sont donc des « entités
cognitives » qui n’existent pas en dehors des idées qu’ont les acteurs sur la façon dont le
monde fonctionne. La souveraineté, l’Etat et les Nations Unies sont, chacun dans un sens
précis, des institutions. Leur existence dépend des normes régulatives. A partir du
moment où ces institutions perdent leur force contraignante sur les acteurs qui en sont
membres, ou que les membres n’en respectent plus les normes, le risque d’enlisement
devient plus élevé en cas de guerre.
2. Théorie explicative et théorie constitutive
2. 1. Procéder critiquement ?
Pour les néoréalistes, la menace provient naturellement des capacités matérielles
des adversaires potentiels au sein d’un système de sécurité individualiste. L’objet de la
sécurité n’est rien d’autre que l’Etat. De plus, le dilemme de la sécurité peut être amélioré
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et jamais dépassé. Les rationalistes-réalistes pensent que les Etats se positionnent par
rapport à ceux qui présentent la plus grande menace. Le chercheur critique, quant à lui,
conçoit le monde des actions comme étant un monde construit impliquant la culture,
l’idéologie et des facteurs adjacents, mais aussi la communication. Alors que pour les
réalistes il ne s’agit pas de savoir comment et où les menaces surviennent précisément,
mais de considérer comme acquis leur perception non problématique par le décideur ou le
scientifique, le chercheur critique considère qu’il est primordial de scruter comment, à
partir de la toile « informationnelle » et « interactionnelle » entre les Etats et leurs
représentants, les menaces peuvent être construites et mobilisées contre un acteur donné.
En ce sens, la sécurité critique élargit le champ des questions de sécurité. L’objet de la
sécurité n’est plus simplement, exclusivement et de façon réductrice l’Etat, mais le bienêtre matériel des individus.
Pour le chercheur critique, les discours sur la menace sont liés à ou sont constitutifs
de l’objet qui doit être sécurisé. Les identités, qu’elles soient celles de l’Etat, des sociétés
ou des individus, sont échafaudées par des relations d’affinité, de rivalité et d’amitié dans
un contexte social. C’est la séparation radicale entre l’objet et la menace qui conduit le
chercheur réaliste à traiter erronément l’objet de la sécurité comme un acteur autonome,
donné d’avance, avec un stock d’intérêts arrêté une fois pour toutes, et de tirer de ceci,
une gamme de menaces, antérieures à toute interaction. Mais dès qu’on reconnaît que le
discours sur le danger est une partie intégrante du processus par lequel une société
protège une identité collective, l’épochê -la suspension- réaliste de la manière dont les
intérêts émergent des interactions devient difficilement viable. Nous voici donc arrivés
par la force des choses, peut être plus par la force des mots, aux axiomes de la méthode
critique et partant, de ce que serait une approche critique de la sécurité internationale,
telle que présentée par Keith Krause14 :
i)
les acteurs principaux des relations internationales –Etats ou autres- sont des
construits sociaux et des produits d’un processus historique complexe qui
correspond à des dimensions sociales, politiques, matérielles et idéelles ;
14
K. Krause, « Critical Theory and Security Studies », in Cooperation and Conflict. Nordic Journal Of
International Studies, Vol. 33, n°3 (1998), pp. 298-333.
10
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ii)
ces acteurs sont constitués à travers des pratiques politiques qui créent des
compréhensions intersubjectives ;
iii)
la méthodologie idoine que les sciences sociales devraient adopter est
l’interprétation ;
iv)
le but de la théorie n’est pas tant l’explication ou la prédiction au sein d’un
cadre de prétentions causales trans-historiques et généralisables à souhait,
mais la compréhension contextuelle et la connaissance pratique.
La plupart des travaux qui suivent la méthode critique sont constitutivement
orientés du point de vue théorique. La réponse à des questions de type constitutif requiert
une méthode interprétative étant donné le poids qu’ont les idées dans la construction
d’une réalité sociale. Ceci induit par la suite, le divorce d’avec le positivisme dont la
seule question heuristique légitime est pourquoi ? Cette séparation avec le positivisme
hérité des sciences naturelles situe la théorie critique au sein de l’ensemble réflexif.
Adopter une position pleinement réflexive, c’est : i) prendre conscience des
caractères politico-normatifs inhérents à une théorie; et ii) considérer, dans son étude des
faits, une méthode interprétative bien éloignée du positivisme. C’est ici que nous semble
se situer le véritable tournant du réflexivisme. Le positivisme s’identifie, en sciences
sociales, au modèle des sciences naturelles qui est, selon lui, la meilleure méthode de
recherche pour l’explication des phénomènes. Pour l’anti-positivisme réflexif, la
différence entre les deux modes d’approche doit être conservée. Ce qui distingue les
sciences sociales, c’est la quête d’un sens, d’une subjectivité opératoire. Le positivisme
est associé à une ontologie tributaire du réalisme naïf qui se concentre sur la réalité des
faits empiriques indépendamment de notre conscience à leur sujet. Les concepts
scientifiques correspondent à des réalités factuelles. Le but de l’explication en sciences
sociales est identique à celui poursuivi par les sciences naturelles : rechercher des lois
invariantes qui prennent en compte les éléments trouvés dans de nombreuses populations
de cas individuels. Ces explications sont liées à la démarche expérimentale et à l’analyse
quantitative avec des variables statistiquement définies.
Le réflexivisme, qui arbore une vision aux antipodes du positivisme, accepte les
présupposés suivants : il y a un hiatus entre les concepts et la réalité. On ne peut donc
connaître ou se représenter de manière directe la réalité parce que la connaissance du réel
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L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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passe par la médiation de notre conscience. Ce qui doit animer la recherche, c’est
l’herméneutique de cas uniques, ce qui asseoit la méthode interprétative15.
Le positivisme s’oppose aussi au postmodernisme. En effet, selon le positivisme,
le monde existe objectivement et les images dans l’esprit de l’homme représentent la
réalité à travers l’observation. Le postmodernisme rejette cette conception des images
comme référents réels. Le monde est textuel, créé par un entrelacement du discours et du
texte. La rationalité occidentale intrinsèquement hiérarchique, est la cause du dualisme
sujet-objet ; juste-faux. Le but de la démonstration est de renverser ces hiérarchies jugées
« cosmétiques »16.
Cela veut-il dire que le postmodernisme résorbe toutes les béances du
positivisme ? Non, bien sûr. Il n’est pas mieux informé pour offrir une analyse acceptable
de la manière dont les hommes construisent activement un pont entre le signe et le
référent, entre la réalité et la théorie. Ceci a pour conséquence une oscillation entre une
multiplicité d’agents et une diversité de structures. Ni le positivisme ni le
postmodernisme n’essayent d’étudier ou de décrypter les luttes des hommes afin de
construire leurs relations interactives d’une part, et leur coexistence avec la nature d’autre
part, via la standardisation des signes, des normes et des règles. De tels manquements
rendent difficiles la théorisation, dans la vie humaine, des régularités qui résultent de la
pratique et de l’usage des règles.
Les récentes approches qui adoptent le structurationisme et le constructivisme
permettent de sortir de la double impasse positiviste et postmoderniste17. Selon ces
approches structurationistes, les règles et les normes peuvent être des déterminants de
l’action. Les structures et les acteurs sont mutuellement constitués18. Le constructivisme
15
R. A. Morrow et D. D. Brown, Critical Theory and Methodology, Thousand Oaks/Londres/New Delhi,
Sage (Coll. « Contemporary Social Theory »), 1994.
16
T. Porter, « Postmodern Political Realism and International Relations Theory’s Third Debate », in W. S.
Cox et Cl. T. Sjolander, op. cit. , pp. 6-7.
17
N. G. Onuf, World of our Making : Rules and Rule in Social Theory and International Relations,
Columbia, University of South Carolina Press, 1989 ; A. Wendt, « The Theory/Metatheory Gap in
International Relations », in Review of International Studies, Vol. 17, n°4 (1991).
18
D. Dessler, « What’s at Stake in the Agent-Structure Debate ? », in International Organization, Vol. 43,
n°3 (1989) ; A. Wendt, « Levels of Analysis Vs Agents and Structures, Part III », in Review of International
Studies, Vol. 18, n°2 (1992).
12
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libère ainsi les relations internationales du postmodernisme en ralliant les vues de ce
dernier au monde extra-textuel, un monde pleinement vivant, avec ses contingences, un
monde créé par les acteurs pour leur propre réalisation.
2. 2. Pourquoi et/ou comment X cause-t-il Y ?
Tout en assimilant les apports réalistes et néoréalistes dans l'analyse de la sécurité
internationale, nous privilégions une vision constructiviste19 et plus dynamique de la
réalité internationale, car l’une des faiblesses majeures de toutes les approches classiques
est leur inadaptabilité aux turbulences du monde contemporain20. En effet, le
constructivisme, dans sa double déclinaison critique et conventionnelle21, offre des
alternatives de compréhension des thèmes centraux des relations internationales, telles
que le sens de l'anarchie et de l'équilibre de la puissance et ceci même au niveau microétatique, la relation entre l'identité de l'Etat et ses intérêts, la construction de la puissance
et l'appréhension du changement sur la scène politique internationale22. Pour les réalistes
et les néoréalistes, par exemple, l'anarchie est la conséquence de l'inexistence d'un
Léviathan sur la scène internationale capable de réguler pacifiquement les rapports entre
19
Une bonne présentation en est faite par A. Klotz et C. Lynch, « Le constructivisme et la théorie des
relations internationales » (trad. R. Bouysse et M.-Cl. Smouts), in Critique Internationale, n°2 (Hiver 1999).
20
J. N. Rosenau l’a bien noté dans Turbulence in World Politics. Theory of Change and Continuity,
Princeton, Princeton University Press, 1990.
21
T. Hopf, « The Promise of Constructivism in International Relations Theory», in International Security,
Vol. 23, n°1 (Summer 1998), pp. 171-200.
22
N. G. Onuf, World of our Making : Rules and Rule in Social Theory and International Relations,
Columbia, University of South Carolina Press, 1989 ; S. P. Huntington, The Clash of Civilizations and the
Remaking of World Order, New York, Simon Schuster, 1996 ; P. J. Katzenstein (ed.), Culture of National
Security : Norms and Identity in International Politics, New York, Columbia University Press, 1996 ; Y.
Lapid and F. Kratochwill (eds.), The Return of Culture and Identity in IR Theory, London, Lynne Rienner,
1995 ; J. G. Ruggie, Constructing the World Polity : Essays on International Institutionalization, Londres and
New York, Routledge, 1997 ; C. T. Sjolander and S. Cox Wayne (eds.), Beyond Positivism. Critical
Reflections on International Relations, Londres, Lynne Rienner, 1994. A. Wendt, «The Agent-Structure
Problem in International Relations Theory», in International Organization, Vol. 41, n°3 (Summer 1987), pp.
335-370 ; «Anarchy is what State Make of It: The Social Construction of Power Politics», in International
Organization, Vol. 46, n°2 (Spring 1992), pp.391-426.
13
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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les différents Etats23. Il y a donc sous-estimation des normes, occultation de la culture et
méconnaissance de la multiplicité des identités des acteurs et des actants, alors que ces
éléments sont au centre même de l’approche constructiviste dont le point focal est l’idée
selon laquelle la « sécurité, c’est l’autre »24. Cet
« autre » culturellement situé,
normativement encadré, structurellement dépendant possède, néanmoins, des facultés lui
permettant de modifier et de donner une nouvelle orientation fonctionnelle à ces
structures qui, dans le constructivisme, sont souvent des structures institutionnelles
disposant l’acteur à percevoir en l’autre soit un ami, soit un ennemi, soit alors, et cela est
tout à fait nouveau, un simple rival25.
Le constructivisme s’inspire à la fois de la sociologie -interactionnisme
symbolique26- et des variantes néo-utilitaristes des théories classiques. Selon cette
approche, les acteurs, les identités et les intérêts sont formés à travers un processus
d’interaction
dont
les
deux
concepts-clés
sont
« l’apprentissage
social »
et
« l’imitation »27. Cependant, comme l’imitation n’implique pas d’interaction –et donc pas
de constitution mutuelle-, c’est l’apprentissage complexe qui occupera la place centrale
au sein du constructivisme.28 Cet apprentissage social complexe survient lorsque les
identités et les intérêts sont appris et intériorisés en réponse à la manière dont les acteurs
sont traités par les autres, suivant les théories de l’auto-régulation et de la
dépersonnalisation de John Turner29. On sent poindre ici une idéalisation de la sécurité.
23
H. J. Morgenthau, op. cit. et Kenneth N. Waltz, op. cit. essentiellement.
24
Nous empruntons cette idée à J. Barréa tout en lui donnant une plasticité sémantique plus significative : Cf.
J. Barréa, «La Sécurité, c’est l’autre», in C. Ph. David, Les études stratégiques. Approches et concepts,
Montréal, Méridien, 1989, pp. 417-434.
25
Alexander Wendt élargit, par cette distinction, le cadre sur lequel reposait la philosophie politique depuis
les travaux de C. Schmitt. Pour A. Wendt, voyez Social Theory of International Politics, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999. Et Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen, Munich/Leipzig, Dunker &
Humblot, 1932.
26
George H. Mead, Mind, Self, and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1934.
27
G. Tarde, Les lois de l’imitation. Etude sociologique, Paris, Alcan, 1921, 7ème éd.
28
T. Braspenning, Constructivisme et relation de puissance. Essai sur l’internationalisation de la théorie
sociale, Notes et Etudes de l’Unité de Sciences Politiques et des Relations Internationales, Louvain-la-Neuve,
Université Catholique de Louvain, 2001.
29
John Turner, Rediscovering The Social Group : A self Categorization Theory, Oxford, Basil Blackwell,
1987, Ch. 3.
14
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
_________________________________________________________________
Mais cette idéalisation qui se trame n’est pas une démilitarisation. Elle est une relecture
des rapports entre acteurs tant du point de vue coopératif que compétitif sous l’angle
extrême, celui de la duplicité culminant dans la violence.
Le paradigme réaliste des conflits analyse, généralement, les actes de violence
tels qu’ils se manifestent réellement entre groupes. Il n’étudie ainsi que le produit, le
résultat d’interactions inamicales. Or, à notre avis, une théorie des conflits ne doit pas se
claustrer dans l’usage physique de la violence. Elle doit remonter à la source de celle-ci,
c’est-à-dire, pénétrer les structures des relations collectives pour y déceler la peur 30, la
défiance, la culture31... Par ce canal, le cadre d’analyse esquissé permet de saisir non
seulement le résultat de l’affrontement mais également la dynamique qui y a conduit.
C’est ce processus que l’approche structurationiste/constructiviste essaie de disséquer. Le
domaine du questionnement glisse du pourquoi des approches traditionnelles du choix
rationnel au « comment en est-on arrivé là ? » Le pourquoi est la question de base qui
appelle le comment. Le pourquoi se met à l’extérieur du processus et exige une réponse
externe (Pourquoi, disons, A et B s’affrontent-ils ?) Le comment, quant à lui, se place à
l’intérieur (comment A et B en sont-ils arrivés là ?) Le pourquoi, peut-on dire, se met
hors du système d’action alors que le comment procède de l’intérieur du système pour
étudier la structure des contacts intersubjectifs. A et B s’affrontent, littéralement, parce
qu’il y a (il y a eu) un comment qui a matérialisé ( continue de matérialiser) une forme
particulière de relation intersubjective.
Le pourquoi et le comment touchent à une distinction foncière en épistémologie
des sciences sociales, celle entre les théories explicatives et les théories constitutives32.
Par une différenciation assez grossière, on pourrait dire que le pourquoi se rapproche de
l’explication alors que le comment est lié à la constitution. Mais cette distinction est loin
d’être satisfaisante. De fait, pour répondre au pourquoi, nous devons dévoiler comment
fonctionne le processus causal, ce qui repose en grande partie sur la connaissance des
30
T. Braspenning, « L’heuristique de la peur», Contribution présentée aux Journées d’étude organisée par la
Faculté de Philosophie de l’Université Catholique de Louvain entre Janvier et mai 2000.
31
Cf. T. Braspenning, « Group Identity and the Desintegration of the Modern Link Between Security and
Fear », Contribution présentée à l’occasion de la Graduate Conference in Political Theory, Université
d’Essex, 12-13 Mai 2000.
32
M. Hollis et S. Smith, Explaining and Understanding International Relations, Oxford, Clarendon Press,
1990.
15
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
_________________________________________________________________
mécanismes33. En d’autres termes, la jonction entre la théorie explicative et la théorie
constitutive se réalise lorsque la démarche est guidée plus par le dévoilement des
mécanismes que par la recherche exclusive des lois invariantes. Comme le notent Keat et
Urry, « les réponses aux questions du pourquoi (c’est-à-dire qui demandent une
explication causale) requièrent des réponses aux questions du qu’est-ce que »34. Tant que
le comment sert à répondre au pourquoi, nous sommes toujours dans la dynamique d’une
explication de type causal. Certaines questions du comment sont directement causales, par
exemple : « comment le conflit X s’est-il enlisé ? » La question appelle manifestement un
traitement quasi génétique qui permettra de savoir comment un certain état politique s’est
figé35. Par contre, la question du comment peut aussi prendre la forme « comment le
conflit X a-t-il pu s’enliser ? » Cette deuxième variante du questionnement en comment
n’implique pas en priorité une explication de type causal, pas plus d’ailleurs que la
question « qu’est-ce qu’une guerre hybride ? » Dans ces deux déclinaisons du comment,
c’est la compréhension de l’intérieur du processus qui est indispensable. Comme le dit
Wendt, « [a]u lieu de ne rester qu’au niveau des question du pourquoi et/ou du comment
un X antérieur a produit un Y indépendant, les questions en comment est-ce possible et en
qu’est-ce que, sont des requis pour les explications des structures qui constituent X ou Y
en première instance »36.
2. 3. Constitution interne, constitution externe
Suivant ce raisonnement, une guerre hybride est constituée de façon interne et de
façon externe. De manière interne, cela veut dire que l’essence de la guerre hybride est sa
structure interne, la spécificité « génétique » de sa structure. La guerre hybride est
33
La discussion sur les mécanismes dans la vie sociale est très bien développés par Stinchcombe, ainsi que
par Hebstrom et Swedberg. P. Hedstrom, et R. Swedberg, «Social Mechanism», Acta Sociologica, 39 (1996),
pp. 281-308 ; A. Stinchcombe, «The Conditions of Fruitfulness of Theorizing about Mechanism in Social
Sciences», in Philosophy of Social Sciences, 21 (1991), pp. 237-260.
34
R. Keat et J. Urry, Social Theory as Science, Londres, RKP, 1982, p. 31.
35
Ch. Cross, «Explanation and the Theory of Question », in Erkenntnis, 34 (1991), pp. 237-260.
36
A. Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit. , p. 83.
16
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
_________________________________________________________________
constituée de structures qui la prédisposent, plus que d’autres formes de conflits armés, à
l’enlisement. Afin d’éviter l’atomisme, nous devons prendre l’autre branche de la
constitution de la guerre hybride, sa constitution par des structures externes discursives.
Ces structures sociales désignent ce qu’est la guerre hybride. La guerre hybride est
constituée par le discours qui légitime la solution des différends par la force militaire.
Cela ne veut pas dire que les structures externes causent la guerre hybride, mais
simplement qu’elle dépend d’une structure externe discursive tout à fait particulière.
Cette manière de penser rompt avec la théorisation causale à un double titre : d’une part,
elle écarte le postulat de l’indépendance absolue de la cause X et de l’effet Y 37 ; d’autre
part, elle efface deux des repères de la théorie causale que sont les variables dépendantes
et indépendantes38.
En réalité, il est illusoire, selon A. Wendt, de traiter le débat entre théorie causale
et théorie constitutive comme un « jeu épistémologique à somme nulle ». Cela, d’après
lui, pour trois raisons : premièrement, même pour une explication scientifique de type
réaliste, les réponses aux questions du pourquoi appellent nécessairement des réponses
aux questions du comment, de telle sorte que le positiviste le plus dur doit, lui aussi,
s’engager dans une analyse de nature constitutive. Deuxièmement, les idées et les
structures sociales peuvent avoir des effets causals et, à ce titre, la pertinence de la théorie
explicative n’est pas limité au seul modèle des sciences naturelles. Enfin, les théories
constitutives sont jugées à l’aune de la réalité empirique au même titre que les théories
causales39. Il est possible que la meilleure manière de saisir la légère différence entre ces
deux voies de la théorisation se trouve dans la distinction faite par Robert Cummins entre
les « théories de la transition » qui expliquent le passage d’un état à un autre, la
transformation, par exemple, d’une nouvelle guerre en guerre enlisée et les « théories de
propriété» qui expliquent comment les pièces d’une configuration sociale40 et les
37
X étant temporellement antérieur à Y.
38
A. Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit. , p. 85.
39
Idem.
40
Le concept de configuration renvoie aux travaux de Norbert Elias. Il désigne les formes d’interaction qui
tissent une société. La société se révélant elle-même comme un chevauchement d’interactions, de jeux
d’interdépendance, une sphère dans laquelle un coup appelle un contre coup, une action, une réaction. Voy.
N. Elias, La société de Cour, Paris, Flammarion (Coll. « Champ »), 152-153.
17
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
_________________________________________________________________
processus qui l’engendrent se sont assemblés pour lui donner un caractère particulier41.
Par exemple, comment les acteurs se sont-ils retrouvés dans une situation d’enlisement ?
Comment l’ont-ils construite ?
4. Construction des identités, vitalisation des intérêts
En endossant cette double théorisation, le constructivisme permet de sortir de
l’impasse épistémologique que l’adoption d’une méthode exclusive d’analyse –causale ou
constitutive- pourrait entraîner. Du point de vue ontologique, le constructivisme présente
l’avantage de nous faire redécouvrir que notre compréhension des conflits est parasitée
par la dynamique des groupes sociaux. La division réaliste-positiviste de l’interne et de
l’externe, de la sécurité étatique et de la sécurité sociétale en séries pratico-inertes ne
permet d’analyser le conflit que comme étant l’expression de la violence dont l’usage
légitime est le fait de l’Etat. Un groupe social (ethnique, religieux ou économique) peut
donc s’approprier les structures de pouvoir de l’Etat pour faire valoir ses intérêts et
opprimer l’autre/les autres dont les revendications sont rangées aux calendes des
subversions à la souveraineté étatique. C’est pourquoi l’étude des conflits internationaux
telle qu’elle se pratique actuellement est partiale et partielle. Elle ne fait qu’interpréter et
décrire ce qui se passe pour répondre au pourquoi, au lieu de chercher aussi les facteurs
sous-jacents, les forces d’arrière-scène qui favorisent la compréhension du jeu actuel des
acteurs et des actants, des éléments qui ont fait que les choses soient telles quelles sont et
non autrement. L’exil du stato-centrisme proposé par les constructivistes et la rédemption
idéelle, culturelle, institutionnelle et normative qui en découle permet de mieux cerner et
appréhender les différents niveaux d’enlisement qui s’entrelacent au cœur des réseaux de
relations actantielles.
41
R. Cummins, The Nature of Psychological Explanation, MIT University Press, 1983.
18
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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H.1. Une guerre est susceptible de s’enliser si elle se déroule au sein d’un système mixte
(hétérogène et homogène) à l’intérieur duquel s’oppose une multiplicité d’acteurs mus
par une bigarrure d’intérêts avec, de surcroît, une prédominance des intérêts
économiques et culturels.
Cette hypothèse repose sur deux axiomes :
H.1.a. Une guerre est susceptible de s’enliser si elle implique une multiplicité d’acteurs
évoluant à l’intérieur d’un système mixte (hétérogène et homogène) ;
H.2.b. Une guerre est susceptible de s’enliser si les intérêts en jeu sont vitalisés et réifiés ;
Ces deux axiomes dessinent la trame de cette de notre travail. L’hypothèse se
déploie en quatre axes –deux par axiome : H.1.a.1. l’identification des acteurs et afin de
mieux situer le niveau d’analyse ; H.1.a.2. le dévoilement des processus de construction
des identités et des intérêts qui les accompagnent ; H.2.b.1. la vitalisation des intérêts qui
culmine dans (H.2.b.2.) une réification des inimitiés.
4. 1. H.1.a. Une guerre est susceptible de s’enliser si elle
implique une multiplicité d’acteurs évoluant au sein d’un
système mixte
Les questions telles que « qu’est-ce que l’Etat ? », « qu’est-ce qu’une guérilla ? »,
ou encore « qu’est-ce que cela signifie être un acteur ? » prescrivent toutes un
positionnement par rapport au problème de la relation agent-structure. Ce problème
concerne la nature ontologique de l’agent et de la structure d’une part, de la nature de leur
relation d’autre part. Selon A. Wendt, cette question s’origine dans deux truismes sur la
vie sociale. Premièrement, les êtres humains et leurs organisations sont des acteurs qui
agissent afin de reproduire ou de transformer la société. Deuxièmement, la société est
faite de relations sociales qui structurent les interactions entre individus et organisations.
Il s’ensuit que les agents humains et les structures sociales sont des entités
19
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
_________________________________________________________________
interdépendantes qui s’impliquent mutuellement. Le problème est qu’il nous manque une
preuve auto-réfléchie qui nous permette de conceptualiser ces entités et leurs relations42.
La relation agent-structure est intrinsèquement liée à celle du niveau d’analyse en
Relations Internationales. Wendt s’oppose à Hollis et Smith sur la question de savoir si
ces deux questions, agent-structure et niveau d’analyse, constituent deux problèmes
distincts ou alors s’il s’agit d’un unique problème combinant ces deux questions. Wendt
prétend que le niveau d’analyse concerne les facteurs qui dirigent l’action des acteurs,
alors que l’étude de la relation agent-structure se penche en priorité sur les propriétés
constitutives des acteurs43. Hollis et Smith s’insurgent contre cette analyse en soutenant
que les deux questions impliquent la nature de l’agent : le niveau d’analyse ne concerne
pas seulement la façon idoine d’expliquer le comportement mais aussi ce qu’est un
acteur, entraînant ainsi un positionnement sur la relation agent-structure44.
Il existe une autre question plus fondamentale que celle de savoir quel niveau –
individuel, groupal, étatique ou systémique- est considéré comme étant le plus
déterminant pour l’action ; cette question est la suivante : comment la structure affecte-telle l’agent ? Et, comment l’agent affecte-t-il la structure ? Lequel des deux est le plus
pertinent ? Les théories holistes expliquent la puissance et l’intérêt des acteurs en termes
de propriétés irréductibles de structures sociales, alors que les théories individualistes
réduisent les structures du système aux propriétés de ses entités45. Elles considèrent les
structures comme étant les seules forces contraignantes qui pèsent sur les choix des
acteurs46. Pour le dire autrement, ce qui oppose individualisme et holisme, c’est la
question de savoir si les propriétés de l’acteur –identité, intérêt, puissance, etc.- peuvent
être expliquées par des formes sociales irréductibles. C’est, dans un sens tout aussi
42
A. Wendt, « The Agent-Structure Problem in International Relations Theory », in International
Organization, Vol. 41, n°3 (1987), pp. 391-426.
43
A. Wendt, « Anarchy is What States Make of it : The Social Construction of Power Politics », in
International Organization, Vol. 46 (1992),pp. 391-425.
44
M. Hollis et S. Smith, « Structure and Action : Further Comment », in Review of International Studies, Vol.
18 (1992), pp. 187-188.
45
A. Wendt, « The Agent-Structure Problem in International Relations Theory », in op. cit. , p. 389.
46
A. Wendt, « Anarchy is What States Make of it : The Social Construction of Power Politics », in op.cit.,
p. 391sq.
20
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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fondamental, la question des rapports entre le subjectivisme de l’acteur et l’objectivisme
des structures sociales que le constructivisme essaie de dépasser47.
Pour le comprendre, reprenons deux des axiomes communément admis par les
constructivistes, qu’ils soient critiques ou conventionnels, naturalistes, post-modernistes
ou néo-classiques48 : i) les acteurs agissent à l’égard d’objets aussi bien que d’autres
acteurs sur la base du sens que ces objets et ces acteurs ont pour eux. Tel est le premier
axiome constructiviste. Le deuxième que nous pouvons mobiliser est le suivant : ii) le
système des acteurs est enchâssé dans une société d’acteurs qui comprend un ensemble de
règles, de valeurs et d’institutions communément acceptées et régulant la vie politique. Le
chemin est tout tracé : concilier et dépasser l’objectivisme des structures du système
indépendant de l’action des acteurs (holisme) et le subjectivisme de ces mêmes acteurs
(individualisme), c’est-à-dire leurs modes de représentations et leurs actions.
Dans le cadre de « l’idéalisme structurel »49 ainsi défini, les contraintes
structurelles et les interactions des acteurs entretiennent une relation dialectique au cours
de laquelle ces contraintes structurelles ne s’exercent pas, indépendamment des motifs et
des raisons qu’ont les acteurs de ce qu’ils font. Derrière cette affirmation on retrouve
deux idées : la première c’est un retour à la pratique, à la construction des identités et des
intérêts, à l’interaction. La deuxième, tributaire de la première, c’est que les acteurs
n’agissent en général que sous l’impulsion d’un intérêt. Au sein d’un système homogène,
les acteurs agissent selon un ensemble de normes, de valeurs et d’institutions
communément établies et régulant l’intersubjectivité politique. Les objectifs qui meuvent
les acteurs d’un tel système, en principe plus pacifique, sont assez clairs : la survie, c’està-dire le maintien sur le plan économique, culturel et militaire ; et l’identité, c’est-à-dire
la définition de soi-même. De plus, dans un système homogène, les acteurs poursuivent
47
Les textes sociologiques ont beaucoup apporté aux Relations Internationales en ce domaine. Cf. P.
Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980 ; et La noblesse d’Etat, Paris, Minuit, 1989. N. Elias, Qu’estce que la Sociologie ? , Paris, Pandora, 1981 ; et La Société de Cour, Paris, op. cit.
48
Pour la différenciation entre constructivisme critique et conventionnel, voyez, T. Hopf, «The Promise of
Constructivisme in International Relations Theory », in op. cit. , pp. 171-180. Au sujet des qualificatifs
« constructivisme naturaliste », « constructivisme post-moderniste » et « constructivisme néo-classique »,
voyez J. G. Ruggie, « What Makes the World Hang Together ? Neo-Utilitarianism and the SocialConstruction Challenge », in op. cit., pp. 855-885.
49
L’expression est de A. Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit. , pp. 1-2.
21
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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leurs buts en respectant les « règles du jeu »50. Ils agissent en tenant compte mais surtout,
en respectant les aspirations des autres acteurs. Ce système est donc plus susceptible
d’être pacifique et est moins enclin, en cas de guerre, à l’enlisement. Dans un système
hétérogène au contraire, les objectifs sont poursuivis à l’exclusion des autres acteurs.
Leur présence est considérée d’emblée comme menaçante pour la survie et l’identité de
l’acteur. La sécurité y est assurée de préférence sans l’autre, ou à l’exclusion de l’autre.
En cas de guerre, ce système plonge très facilement dans l’enlisement comme le montre
le cas du Rwanda depuis le génocide de 1994 et la difficulté de négocier avec les milices
Interahamwe. La guerre enlisée ne devient vraiment hybride que si les acteurs d’un
système homogène sont confronté à des acteurs d’un autre genre de système, hétérogène
celui-là. Les règles du jeu n’étant pas les mêmes pas plus que les systèmes de référence
d’ailleurs, il devient difficile de construire une issue politique puisque la stratégie
militaire supplante et déclasse durablement la logique politique. Plusieurs exemples en
attestent, le Sri Lanka et les Tigres Tamouls, la République Démocratique du Congo
(RDC) face à ses multiples opposants se présentant, s’identifiant tous comme étant des
Mouvements de Libération Nationale (MLN), mouvements qui relèvent, à notre avis,
d’un système hétérogène aux contours très flous et très fluctuants. Une guerre hybride
s’enlisera donc si les acteurs qui s’opposent appartiennent de facto, et peut-être de jure,
à deux systèmes de nature différente.
La guerre hybride enlisée se révèle ainsi comme un enchevêtrement
d’interactions entre acteurs appartenant à des systèmes de nature dissemblable. Elle forme
une configuration spécifique dont la taille est variable en fonction de la densité des
interactions entre acteurs. On peut dire que les acteurs font système au sens où il agissent
les uns sur les autres et inversement. Ils agissent –premier axiome constructiviste- en
fonction de l’image, de l’identité que l’autre projette. Par rétroaction, l’acteur qui reçoit
un coup, renvoie un contre-coup, ce qui rend difficile la rupture du cycle critique –au sens
de crise.
50
L. Wittgenstein, On Certainty (trad. D. Paul et G. E. M. Anscombe), Oxford, Blackwell, 1974 ;
Philosophical Investigations (trad. G. E. M. Anscombe), Oxford, Blackwell, 1997.
22
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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4. 2. H.2.b. Une guerre est susceptible de s’enliser si les intérêts
en jeu sont vitalisés et réifiés
La guerre enlisée est la figure idéal-typique d’une stratégie réaliste qui décide
après une délibération rationaliste entre les moyens et les fins. La théorie du choix
rationnel utilise un pattern behavioriste basé sur la maximisation de l’utilité. En présence
de plusieurs choix –arrêter ou continuer la guerre-, l’acteur opte pour celui qui sert le
mieux ses objectifs51. Pour beaucoup de rationalistes, il s’agit de bien matériels.
Néanmoins, l’erreur rationaliste, est de croire que tout intérêt est donné à l’avance, qu’il
est posé exogènement, et partant, qu’il est vital en soi. Certes, il existe un intérêt qui est
vital et qui est une fin en soi : la survie physique d’un acteur. Mais d’autres intérêts
connotés par le concept de survie sont aussi importants : le maintien économique et
culturel par exemple. Là où les choses se corsent, c’est que ces derniers intérêts ne sont
pas, à notre avis, vitaux en soi. Je veux dire qu’ils sont des instruments en vue d’atteindre
d’autres buts. A ce titre, ils ne peuvent nous servir de base solide pour la définition de
l’intérêt vital tel que nous l’entendons52. Ils sont tout, au plus, des intérêts vitalisés, au
même titre que l’est la revendication territoriale d’une minorité étatique qui fait valoir son
droit à l’autodétermination. Le processus de vitalisation comprend trois étapes : i)
construire l’intérêt ; ii) l’objectiver, c’est-à-dire le tenir pour non-négociable ; et iii) le
réifier, c’est-à-dire, le rattacher à une histoire ancienne tout en l’ancrant dans une
nécessité vitale présente dans le rapport à l’altérité (critère de permanence). Le processus
de vitalisation d’un intérêt donne donc à celui-ci un caractère nécessaire. De ces trois
étapes, l’objectivation occupe une place centrale pour deux raisons : i) c’est elle qui
donne à la construction sa forme finale ; et ii) c’est elle qui referme l’intérêt sur lui-même
en lui conférant une nature non-négociable. Pour comprendre comment se fait cette
objectivation voyez le schéma en Annexe p. 27 (le schéma sera disponible lors de la
présentation).
51
Voy. A. Heraclidès, « The Ending of Unending Conflicts : Separatist Wars », in Millenium. Journal Of
International Studies, Vol. 26, n°3 (1997), pp. 679-709.
52
J. Frankel, National Interest, Pall Mall, Londres, 1970.
23
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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L’objectivation est la construction d’une réalité sociale spécifique, en
l’occurrence violente. C’est le moment où les acteurs gèlent une réalité sociale. Ils
intériorisent les intérêts des autres tout en les jugeant illégitimes et moins vitaux que les
leurs ; ils extériorisent les leurs par des techniques d’affirmation, telles que l’occupation,
la subversion, la bataille rangée, etc. L’objectivation intervient selon un triple processus :
i) d’abord, au niveau des acteurs singuliers (extériorisation de l’intérieur) (A) ; Ensuite,
au niveau de l’interaction avec d’autres acteurs (intériorisation de l’extérieur 1) (B) ;
enfin, au niveau de l’interaction avec l’environnement (intériorisation de l’extérieur 2).
Le point le plus violent étant noté (A). C’est celui où l’on cherche à imposer sa volonté
aux autres, en présentant sa vision du monde comme étant la seule valide. Même si les
points (B) et (C) peuvent servir d’accommodation politique, ils ne sont finalement
destinés, dans une guerre qui s’enlise ou qui est déjà enlisée, qu’à mieux s’imposer aux
protagonistes du conflit. L’acteur n’intériorise l’intérêt de l’autre que pour mieux faire
valoir le sien et le présenter comme le seul qui soit vital. L’acteur ne cherche à maîtriser
l’environnement interactionnel que pour atteindre plus efficacement ses objectifs.
Ces intérêts vitalisés, en général matériels, attirent des acteurs assez variés. Ce
sont par exemple, des mercenaires à la solde de firmes multinationales très impliqués
dans l’exploitation et le traitement de matières premières et/ou de pierres précieuses. Ces
alliés occasionnels des belligérants constituent un obstacle à la paix surtout si le rebelle
sponsorisé se détourne d’eux en remettant en cause des accords tacites. D’où cette
déduction : une guerre hybride s’enlisera si les coalitions sont formées d’alliés
occasionnels53. On sait que dans le cas de la RDC, Kabila avait fait des promesses
sécuritaires et économiques à ses alliés occasionnels de l’époque, le Rwanda et
l’Ouganda. Après son accession au pouvoir, il s’est vite affranchi de leur tutelle, ce qui a
provoqué une autre guerre. Cette guerre a vu ces deux alliés de la nouvelle rébellion se
diviser sur les buts réels de la guerre. Les appuis se sont fragmentés, entraînant dans cette
division les MLN. La scène « rebelle » congolaise est donc désormais divisée en
plusieurs blocs, parmi lesquels le Rassemblement Congolais pour la Démocratie-Goma
(soutenu par le Rwanda), le Rassemblement congolais pour la Démocratie-Mouvement de
Libération (soutenu par l’Ouganda) et le Mouvement de Libération Congolais (allié du
53
La différenciation entre alliés occasionnels et alliés permanents est faite par R. Aron dans Paix et guerre
entre les nations, op. cit. , p. 40.
24
L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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Rwanda dans un premier temps, il s’est ensuite rapproché de l’Ouganda)54. La guerre
hybride enlisée implique donc une plus grande attention aux calculs des acteurs, à leurs
attentes, à leurs projections contextuelles et plurisectorielles, là où les sphères politique,
sociale et économique se télescopent.
Dans ce système de sécurité compétitif, les acteurs s’identifient négativement.
Les gains de l’ego équivalent aux pertes de l’alter55. Les systèmes compétitifs sont
prédisposé aux dilemmes de la sécurité dans lesquels les actions des acteurs, pour assurer
unilatéralement leur sécurité, ont des effets comminatoires sur la sécurité des autres,
perpétuant la défiance. La défiance est alimentée par le défaut d’information généré par la
peur de l’autre et l’incertitude quant au futur. Nous entendons par manque ou défaut
d’information, la stratégie par laquelle des acteurs en conflit occultent des faits qui
pourraient être utiles à la décrispation de la situation. Lorsqu’une telle situation se
présente, les groupes ne peuvent plus acquérir ni communiquer des informations qui
pourraient éventuellement leur permettre de négocier afin de réduire l’écart de perception
sur un ensemble de points. En minimisant leurs défaillances et en maximisant leurs
forces, les groupes pensent pouvoir atteindre leurs objectifs de manière isolée et
consolider leur position au sein du système. Ce genre d’attitude contribue à alimenter la
défiance et à réifier les inimitiés56. Les identités et les intérêts qui accompagnent de telles
dilemmes, la guerre enlisée n’en étant qu’une déclinaison, sont endogénéisés par les
acteurs et conduisent à des « prophéties auto-réalisatrices »57.
L’élément qu’il faut garder en mémoire est la notion de renforcement. Les
interactions renforcent ou découragent les acteurs d’avoir telles idées ou telles images à
propos des autres acteurs. Au sein d’une guerre enlisée, ces « typifications
intersubjectives »58 vont figer des conceptions assez stables de l’alter et privilégier une
54
55
Jeune Afrique-L’Intelligent, 23-29 Janvier 2001.
Cf. Ch. Kupchan et Cl. Kupchan, « Concerts, Collective Security, and the Future of Europe », in
International Security, Vol. 16, n°1 (1991), pp. 114-161.
56
B. R. Posen, « The Security Dilemma and Ethnic Conflict », in M. E. Brown, Ethnic Conflicts and
International Security, Princeton, Princeton University Press, 1993, pp. 79-101.
57
R. K. Merton, « The Self-Fulfilling Prophesy», in E. P. Hollander et R. G. Hunt (éds.), Classic
Contribution of Social Psychology, New York, Oxford University Press, 1972, pp. 260-266.
58
Cf. P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité (trad. P. Taminiaux), Paris, Méridiens
Klincksiek, 1986.
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L’ENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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stratégie réaliste de type dur eu égard à l’enjeu des rapports. Comme le note Jeff Coulter
en parlant de la dépendance ontologique de la structure et du processus, « les paramètres
des organisations sociales elles-mêmes sont reproduits seulement dans et à travers les
orientations et les pratiques des membres engagés dans l’interaction sociale à travers le
temps [...]. Les configurations sociales ne sont ni objectives [...] ni subjectives [...]. Elles
sont, comme la plupart des scientifiques sociaux le concèdent au niveau théorique, des
constructions intersubjectives »59.
En guise de conclusion
Pour sortir de la situation conflictuelle qui a été réifiée par la pratique des acteurs,
il faut que soit amorcé un processus de déconstruction des antagonismes. Ce mécanisme
de création d’une nouvelle donne est celui de l’intériorisation de nouveaux schèmes de
compréhension, d’acquisition de nouvelles identités, et non seulement de création gratuite
sous l’effet supposé de compressions externes. Le processus par lequel les acteurs
apprennent à se percevoir autrement est en même temps celui du recentrage de leurs
intérêts en termes d’engagements partagés à l’égard des normes sociales. Au fil du temps,
ceci va transformer l’interdépendance positive des résultats en interdépendance positive
des utilités collectives organisées autour des normes en question. Ces normes résisteront
au changement parce qu’elles sont reliées inextricablement aux engagements des acteurs
et à leurs images, pas purement aux coûts transactionnels. La vision constructiviste de la
négociation conduisant à la coopération est donc cognitive. Elle considère que la
connaissance intersubjective qui définit la structure des identités et des intérêts est
intérieure à et instituée par la relation réciproque elle-même.
Il n’empêche que la transformation de l’identité au cours de l’évolution de la
négociation rencontre deux écueils significatifs : i) le processus est progressif et lent. En
effet, les objectifs des acteurs dans un tel mouvement de rapprochement sont faits pour
réaliser des gains conjoints dans un contexte stable, par effet démultiplicateur. Or, les
59
J. Coulter, « Remarks on the Conceptualization of Social Structure », in Philosophy of the Social Sciences,
Vol. 12 (1982), pp. 42-43.
26
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acteurs sont peu enclins à s’engager dans une réflexion substantielle sur la manière de
changer des paramètres de ce contexte et peu disposés à poursuivre des politiques
spécifiquement taillées pour apporter de tels changements. ii) L’histoire de l’évolution de
la négociation présuppose que les acteurs ne s’identifient pas négativement. Par ailleurs,
ils doivent endosser le souci du gain absolu. Si leur antipathie les conduit à définir leur
sécurité en termes réalistes, il sera difficile de dépasser, ou à tout le moins de contourner
les faiblesses qui grèvent souvent la négociation.
Enfin, même dans les situations les plus obligeantes telles que l’enlisement,
l’effectuation d’un rôle exige un choix de la part de l’acteur. Les acteurs ont, la plupart du
temps, la capacité de planifier leur rôle, de s’engager dans une attitude critique sur les
choix qui pourraient réorienter le cours de leur existence60. Cela dit, la relative stabilité
des identités et des intérêts au sein de nombreuses guerres enlisées montre qu’il y a une
propension à l’habituel plutôt qu’à l’action créatrice. L’exceptionnel choix de transcender
–ce que nous appelons volontiers l’évasion du statut- un rôle vécu est soumis à deux
conditions : i) il doit y avoir au moins une raison de penser à soi en des termes résolument
nouveaux. Ceci vient souvent d’un contexte social incertain qui fait qu’il devient difficile,
sinon impossible, pour l’acteur de gérer des situations inédites qui soient conformes à
l’actuelle image de soi ; et ii) les coûts du changement ne doivent pas être supérieurs aux
gains. Quand les conditions i) et ii) sont réunies, les acteurs peuvent alors s’engager dans
un exercice interactionnel dont le but ultime est de modifier l’état actuel des rapports,
c’est-à-dire, pour notre sujet, de dés-objectiver l’enlisement dans lequel ils étaient
engagés jusque là.
60
J. Elster, Sour Grapes : Studies in the Subversion of Rationality, Cambridge, Cambridge University Press,
1983, p. 11.
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