Sécurité critique. Théorie sociale-constructiviste de l`enlisement des

LENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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THEORIE SOCIALE-CONSTRUCTIVISTE DE LENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES*
Texte préparé en vue de sa discussion aux Joint Sessions for Workshops,
Grenoble, 6-11 Avril 2001
Workshop N° 25 : Théories de la Guerre
THIERRY BRASPENNING
CENTRE D’ANALYSE DES CRISES ET CONFLITS INTERNATIONAUX
Université Catholique de Louvain
Clos du Quadrille 1 Bte 6
B-1340 Ottignies Louvain-La-Neuve
BELGIQUE
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« Nous sommes une civilisation qui sait faire la guerre, mais qui ne sait plus faire la paix ».
G. Ferrero, La fin des aventures.
Résumé
En vertu du principe d’instabilité structurelle véhiculée par l’enlisement
des conflits internationaux, notre contribution cherche à compléter et à
fournir une alternative critique à l’approche exclusivement causale de
l’analyse des violences armées. Elle rompt ainsi avec le passage trop
rapide des causes aux solutions en proposant de penser les dimensions
internes de l’enlisement des conflits internationaux . En opérant dans son
déploiement un dosage mesuré des approches réaliste, néoréaliste et
constructiviste, le texte émet quatre hypothèses quant à l’enlisement des
conflits internationaux tout en dégageant les spécificités liées à la
catégorie des « guerres hybrides ».
Mots-clés
Constructivisme réalisme - méthodologie critique - enlisement-
institution guerre économie identité - intérêt.
* Première version.
LENLISEMENT DES GUERRES HYBRIDES
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1. Pourquoi les guerres s’enlisent
1. 1. Hypothèses et définition opérationnelle des « guerres hybrides »
Pourquoi les conflits internationaux s’enlisent-ils ? Comment se construisent les
relations durables d’inimitié ? Qu’est-ce qu’une guerre hybride ? Les causes et les
processus d’enlisement des guerres hybrides sont-ils identiques à ceux des conflits
internationaux ? Des causes et des processus épinglés, lesquels peuvent être évités,
atténués ou éliminés par des politiques appropriées ? Autrement dit, quelles sont les
prescriptions politiques qui peuvent découler de la maîtrise des causes et des processus
qui engendrent l’enlisement ?1
Voilà les questions sur lesquelles ce travail entend se pencher. En
procédant de la sorte, c’est-à-dire de façon interrogative et par élimination, nous
spécifions également, de manière indirecte, ce à quoi nous n’accorderons pas la
primauté. Autrement dit, notre contribution ne portera pas sur les causes des
conflits. Celles-ci ont déjà fait l’objet de nombreuses études2 depuis les débuts de
la discipline des Relations Internationales3 sans que l’on soit arrivé à trancher
entre les causes anthropologiques, sociologiques et structurelles, ambition qui
1 En réalité, ce travail ne se penchera que sur l’une des quatre hypothèses, en l’espèce la première. C’est elle
qui est également testée au fil du texte. De plus, elle est évaluée en fonction de prescriptions politiques
permettant de l’atténuer ou de l’éliminer. La méthodologie occupe une place importante dans ce travail étant
donné qu’elle sert d’assise au reste du travail.
2 Les plus représentatives sont, à notre avis, F. H. Hinslay, Power and the Pursuit of Peace, Cambridge,
Cambridge University Press, 1967 ; J. S. Levy, « The Causes of War : A Review of Theories and Evidence»,
in Ph. E. Tetlock, J. L. Husbands, R. Jervis, P. C. Stern, et Ch. Tilly (éds.), Behavior, Society and Nuclear
War, 2 Vols. , New York, Oxford University Press, 1991, 2 ème éd. ; remis à jour par Levy, « The Causes of
War and the Conditions of Peace», in Annual Review of Political Science, 1 (1998), pp. 139-165; G. Blainey,
The Causes of War, New York, The Free Press, 1988, 3ème éd. ; K. N. Waltz, Man, the State, and War, New
York, Columbia University Press, 1959 ; G. Cashman, What Causes War? An Introduction to Theories of
International Conflict, New York, Lexington Books, 1993 ; S. Van Evera, Causes of War. Power and the
Roots of Conflict, Ithaca & Londres, Cornell University Press, 1999.
3 Je retiens les majuscules pour désigner le champ d’étude.
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3
était elle-même biaisée dès sa conception4. Les ouvrages sur ces différentes causes
s’accompagnent le plus souvent d’ébauches de solutions aux affrontements entre
acteurs politiques. De même, les ouvrages portant sur les conflits enlisés sont plus
préoccupés par la solution du problème que par une étude des conditions et des
facteurs qui ont mené à l’enlisement5. Ce qui fait croire que ces solutions qui ne
scrutent pas profondément le processus d’enlisement restent à la surface des
questions. Elles entraînent ainsi une inadéquation entre le diagnostic (un conflit X
est enlisé) et la solution (stratégie (s) Y et/ou Z pour en sortir), cette dernière
devenant de facto inutilisable tant par les chercheurs que par les politiques. Cette
contribution ne prendra donc pas seulement l’angle traditionnel du pourquoi, mais
aussi celui du comment par le biais de quatre hypothèses6 élaborées afin de
répondre de manière plus efficace à la question posée et d’y apporter en retour des
solutions plus internes. Une guerre est donc susceptible de s’enliser si au moins
l’un des facteurs suivants est présent :
4 L. Bramson et G. W. Goethals, War : Studies from Psychology, Sociology, Anthropology, New York, Basic
Books, 1968 ; M. I. Midlarsky (éd.), Handbook of War Studies, Boston, Unwin Hyman, 1989.
5 Dans ce domaine, l’étude la plus notable reste celle de J. W. Burton, Resolving Deep-Rooted Conflict : A
Hanbook, Lanham, University Press of America, 1987.
6 Notées respectivement H.1., H2., H.3. et H.4.
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H.1. la multiplicité des acteurs évoluant au sein d’un système
hétérogène7, mus par une diversité d’intérêts avec, de surcroît, une
prédominance des intérêts économiques et culturels ;
H.2. la configuration versatile de la bataille donnant tantôt l'avantage à
l'un, tantôt à l'autre ;
H.3. le refus et/ou l'échec récurrent du dialogue ;
H.4. la faiblesse et/ou l’inexistence des institutions intégratives.
Le choix de ces hypothèses obéit à trois critères élaborés par S. Van Evera : i) la
puissance explicative ; ii) la richesse prescriptive et iii) le degré de satisfaction8.
i) La puissance explicative est fonction de trois attributs : l’importance de
l’hypothèse, l’étendue de son champ explicatif et son caractère applicable. L’importance
renvoie au degré de force causale d’une hypothèse sur le phénomène causé. Plus cet effet
est grand, plus grande est la puissance explicative. L’étendue du champ explicatif désigne
le nombre de classes de phénomènes qui sont influencés par la cause. Le caractère
applicable applicability- renvoie à la question suivante : le phénomène causal identifié
par l’hypothèse est-il observable dans le monde réel ? L’applicabilité cherche le caractère
7 R. Aron établit la distinction entre des systèmes homogènes et des systèmes hétérogènes : « J’appelle
systèmes homogènes ceux dans lesquels les Etats appartiennent au même type, obéissent à la même
conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les Etats sont
organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». R. Aron, Paix et guerre entre
les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 108. En reprenant cette distinction, je considère qu’une guerre
s’enlisera plus facilement si les acteurs se confrontent au sein d’un système mixte (hétérogène et homogène).
De plus, il me semble que la notion d’acteur dans un système hétérogène doit recouvrir aussi tout groupe dont
les aspirations et les revendications sont rassemblées en une politique homogène. C’est le cas des guérilla et
des mouvements de libération nationale (MLN), pour ne citer que ceux là.
8 S. Van Evera, Causes of War. Power and the Roots of Conflict, Ithaca, Cornell University Press, 1999, pp.
3-4.
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courant ou non des conditions requises par un phénomène en vue de son effectuation.
Plus la cause et ses conditions sont présentes, plus robuste est la puissance explicative.
Des causes jugées a priori très importantes peuvent avoir en définitive une puissance
explicative moindre si elles sont peu présentes dans le monde politique que l’on étudie et
si les conditions qu’elles nécessitent pour opérer sont extrêmement rares. En revanche,
une cause plus faible aura une puissance explicative plus marquée si la cause et ses
conditions sont plus courantes.
ii) La richesse prescriptive d’une hypothèse renvoie aux causes qui sont
manipulables ou dont les effets peuvent être atténuées par des contre-mesures.
iii) Le degré de satisfaction. L’hypothèse identifiée satisfait-elle suffisamment
notre curiosité ? Plus une cause est éloignée de ses effets supposés, plus elle nous offre de
la satisfaction9.
Ces hypothèses ne définissent pas ce que nous entendons par « guerres hybrides »
bien qu’elles en révèlent partiellement le contenu. En paraphrasant la définition de la
culture stratégique formulée par Alastair Iain Johnston10, nous définissons la « guerre
hybride enlisée » comme étant : une opposition armée entre ensembles politiques plus ou
moins homogènes, mus par des symboles (hypothèses, langages, identités, intérêts, etc.)
qui concourent à l’établissement de préférences stratégiques durables en construisant des
conceptions de rôle et d’efficacité de la force matérielle dans les relations politiques
entre acteurs11 hétérogènes tout en revêtant ces mêmes conceptions d’une valeur
d’objectivité à un point tel que ces préférences stratégiques semblent les seules réalistes
et efficaces.
9 Je dois avouer que j’émets personnellement quelques réserves à l’égard de ce dernier critère étant donné
qu’en général la mesure de notre degré de satisfaction intellectuelle par le biais d’une hypothèse émise me
semble très controversée. Qui le mesure ? Qui en juge de la valeur ? Le risque d’une psychologisation
opératoire est manifeste.
10 A. I. Johnston, « Cultural Realism and Strategy in Maoist China », in P. J. Katzenstein, The Culture of
National Security. Norms and Identity in World Politics, Columbia, Columbia University Press, 1996, p. 222.
11 J’appelle acteur international, un individu, un groupe homogène d’individus, ou une institution créée par
une intentionnalité collective et qui est capable, par son mouvement, d’initier, d’infléchir, ou de mettre un
terme à une action politique, économique, culturelle et sociale sur la scène internationale. L’acteur doit jouir
d’une reconnaissance ontologique interne et externe ; il doit avoir une identité ; il doit interagir avec d’autres
acteurs du champ international. Ainsi, un Etat, l’ONU, le mouvement Zapatiste sont tous des acteurs
internationaux.
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