Le corps de l’hospitalité
Éthique et matérialité, d’Emmanuel Levinas à Jacques Derrida
Mihaela Cristina Morar
Thèse soumise à la
Faculté des études supérieures et postdoctorales
dans le cadre des exigences
du programme de doctorat en philosophie en science politique
École d’études politiques
Faculté des sciences sociales
Université d’Ottawa
© Mihaela Cristina Morar, Ottawa, Canada, 2014
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Résumé
L’objectif poursuivi dans cette thèse est de rendre compte de l’émergence, dans la réflexion
philosophique de l’après-guerre, d’une préoccupation pour les questions de l’affect et de la
corporéité. Nous abordons cette orientation affective et sensible de la pensée avec les œuvres des
philosophes français Emmanuel Levinas et Jacques Derrida, qui l’ont infléchie dans le sens d’une
prise en compte de la fragilité et de la précarité de l’existence. Cela donne lieu à deux pensées
incarnées. Le corps est chez Levinas à la fois ce qui pose dans l’être et permet de se vouer à
autrui. Chez Derrida, c’est l’écriture qui fait sortir hors de soi, venant espacer et différer
l’identité. Le défi sera de montrer que l’écriture relève, elle aussi, du registre de la corporéité. Les
deux pensées reconnaissent ainsi au corps une place importante dans l’élaboration d’une nouvelle
conceptualité qui se produit aux interstices de la vie et de l’œuvre. On a affaire dans les deux cas
à des écritures vivantes, poétiques, métaphoriques, qui affectent le lecteur et ouvrent ainsi des
avenues nouvelles pour penser les questions éthiques et politiques. Les deux philosophes
engagent de la sorte la métaphysique et l’ontologie dans un mouvement, allant du même vers
l’autre, et faisant du sentir et du pâtir le lieu même d’une nouvelle expérience philosophique.
Nous en rendons compte en termes d’une orientation matérialiste de la pensée ainsi que d’une
notion de subjectivité conçue, à travers le prisme de l’hospitalité, comme ouverture à l’autre.
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Remerciements
Je tiens à remercier avant tout Jean François pour son amour et son soutien indéfectibles durant
ces années. Sa présence est mon énergie, mon bonheur de vivre, son intelligence une inspiration.
Ses soins lors des dernières semaines de la rédaction furent d’un secours précieux. Il n’y a pas de
mots pour lui exprimer ma gratitute et mon amour, rien de tout ceci n’aurait été possible sans lui.
C’est aussi mes parents que je voudrais remercier, eux qui ont toujours été quelles que soient
les circonstances, m’épaulant émotionnellement et financièrement sans jamais mettre en doute
mon choix. Je souhaiterais qu’ils puissent lire quelques extraits de mon travail, afin de
comprendre j’étais pendant toutes ces années. Je remercie Dalie Giroux, ma superviseure,
pour sa confiance inébranlable et la digilence qu’elle m’a toujours montrée. Sa créativité de
pensée fut une source constante d’inspiration. Je chéris notre amitié. Ce mot s’adresse aussi à mes
évaluateurs, pour qui j’ai eu une pensée lorsque j’ai vu la taille du document final. Je les remercie
donc pour leur patience ainsi que pour la grande générosité dont ils ont fait preuve dans la lecture
de mon travail. Leurs commentaires judicieux sauront me permettre d’affiner et approfondir ma
réfléxion. Une pensée particulière va au professeur Gilles Labelle pour sa lecture minutieuse, sa
présence constante et les riches échanges qui ont alimenté ma reflexion durant mes années à
l’Université d’Ottawa. Dimitri Karmis a dépisté tôt et encouragé mon intérêt pour le geste
littéraire et la question de l’écriture, qui se sont avérés des aspects importants de mon étude des
deux philosophes. Les bons mots de Sophie Bourgault ont toujours su chasser des inquiétudes et
sa grande capacité d’écoute ainsi que sa disponibilité m’ont encouragé à vouloir poursuivre à
mon tour le travail universitaire. Merci enfin à Alain Beaulieu pour l’amabilité et la rigueur qu’il
a manifestées à l’égard de mon travail. Cette recherche a bénéficié du soutien financier du
Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
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Tables des matières
Penser après les camps .................................................................................................................... 8
Le mouvement éthique de la pensée : Levinas et Derrida, dume à l’autre ................................. 26
Plan de travail : Corps sentant, corps pensant :penser l’éthique comme geste ............................... 32
Première partie : Honte et corporéité dans la pensée d’Emmanuel Levinas .............................. 50
Une interprétation affective de l’existence ........................................................................................... 50
Premier chapitre : Traumatisme et ontologie .............................................................................. 55
1.1 La honte d’être ................................................................................................................................... 55
1.1.1 La honte et la nausée comme « être rivé » ................................................................................................. 56
1.1.2 L’enfermement au corps ........................................................................................................................... 65
1.2 « Être juif » ........................................................................................................................................ 68
Deuxième chapitre : Ontologie et matérialité .............................................................................. 77
2.1 La matérialité de l’existence ............................................................................................................. 78
2.1.1 De l’« il y a » à la conscience incarnée ...................................................................................................... 80
2.1.2 L’ambiguïté de l’existence corporelle ....................................................................................................... 86
2.2 La sensibilité comme jouissance ...................................................................................................... 90
2.2.1 Jouir de soi ou penser la vie comme jouissance ......................................................................................... 91
2.3 L’économie – ajournement de la mortalité ................................................................................... 104
2.3.1 L’intériorité comme « être séparé » ......................................................................................................... 105
2.3.1.1 Le décalage dans la structure du moi ................................................................................................ 107
2.3.1.2 La consolidation de l’intériori........................................................................................................ 110
2.3.2 La structure diachronique du sentir .......................................................................................................... 118
2.3.2.1 La conscience originaire du temps chez Husserl ............................................................................... 118
2.3.2.2 Une nouvelle conception du temps ................................................................................................... 124
2.4 Du temps comme rapport à l’autre : le « féminin » ...................................................................... 126
2.4.1 Le temps dans les textes de 1947/1948 ..................................................................................................... 128
2.4.2 Le féminin : autrui comme « mystère » .................................................................................................... 131
2.4.3 La place de la relation érotique dans les textes d’après-guerre ................................................................. 133
2.4.4 Le féminin : visage ou corps ? .................................................................................................................. 135
2.4.5 L’avènement du « fils » ............................................................................................................................. 149
Troisième chapitre : La sensibilité comme vulnérabilité .......................................................... 154
3.1 De la honte au langage ................................................................................................................... 156
3.1.1 La honte dans Totalité et infini .................................................................................................................. 158
3.1.2 Le langage et la justice : des prérogatives masculines ? ........................................................................... 166
3.1.3 Remarques conclusives à propos de Totalité et infini. L’existence éthique : orientation du moi vers l’autre
............................................................................................................................................................................ 174
3.2 La maternité comme métaphore de la subjectivité vulnérable ....................................................... 177
3.2.1 La caresse comme exposition à la blessure ............................................................................................... 179
3.2.2 De la sensibilité maternelle comme incarnation de la subjectivité vulnérable ......................................... 188
3.2.2.1 La signifiance de la sensibilité maternelle / la corporéité féminine .................................................. 192
3.3 « L’éthique comme traumatisme » : emphase sémantique ou dette traumatisante? ................... 201
3.3.1 Le sujet à l’accusatif .................................................................................................................................. 201
3.3.2 « Je suis témoignage », ou la problématique de l’inspiration ................................................................... 208
5
3.3.3 Sacrifice de soi ? ...................................................................................................................................... 213
Conclusion : Langage et sensibilité ...................................................................................................... 222
Deuxième partie : Vers un autre concept de la vie? .................................................................. 226
Premier chapitre : Le corps de la langue ................................................................................... 231
1.1 Le « problème de l’origine du monde » que Derrida hérite de Husserl ....................................... 233
1.1.1 L’aporie de l’origine constituante qui est plutôt constituée ...................................................................... 234
1.1.2 Le sens est historiquement déterminé ...................................................................................................... 236
1.1.3 L’unité dialectique de l’histoire et de la philosophie ............................................................................... 238
1.1.4 La nécessité d’une « nouvelle pensée ontologique » ............................................................................... 243
1.2 Les apories de l’incarnation linguistique ..................................................................................... 246
1.2.1 La nouvelle ontologie qu’annonce le mémoire de 1953-1954 est-elle un « autre » matérialisme ? ........ 246
1.2.2 La question philosophique : une « question en retour » ........................................................................... 249
1.2.2.1.Le langage en tant que medium de l’objectivi................................................................................ 251
1.2.2.2. L’écriture qui « consigne » : ce qui sauve et met en danger la pureté du sens ................................. 254
1.2.2.3 La double vie du « présent-vivant » ................................................................................................. 257
1.2.2.4 La « survie » conditionne la « vie » ................................................................................................. 260
1.3 L’« écriture » comme modalité de la « survie » ............................................................................ 263
1.3.1 L’écriture comme supplément du corps ? ................................................................................................ 263
1.3.2 La discrimination entre signes ................................................................................................................. 265
1.3.3 La transparence de la voix ......................................................................................................................... 267
1.3.4 La conscience intentionnelle en tant que structure noético-noématique .................................................. 269
1.3.5 La parole vivante / l’écriture ou la « mort » ............................................................................................ 270
1.3.6 L’ « étrange unité » de la vie ..................................................................................................................... 273
1.3.7 « Husserl, l’autre » ................................................................................................................................... 279
1.3.7.1 L’altérité est dans le temps ................................................................................................................ 280
1.3.7.2 La substitution est originaire ............................................................................................................. 282
1.4 L’origine est-elle grecque ? ............................................................................................................ 287
1.4.1 La subversion levinassienne de la tradition philosophique ...................................................................... 288
1.4.2 L’autre n’a de sens que pour un ego ........................................................................................................ 290
1.4.3 « Ni Juif, ni Grec, à la fois Juif et Grec » ................................................................................................. 292
1.4.4 Et si le corps était l’écriture? ................................................................................................................... 295
1.4.5 « Tout autrement » ................................................................................................................................... 298
Deuxième chapitre : « Sans demeure » ...................................................................................... 302
2.1 « Appartenir sans appartenir » ...................................................................................................... 312
2.1.1 Demeurer ................................................................................................................................................... 314
2.1.2 « S’inventer un idiome » .......................................................................................................................... 316
2.1.2.1 La monolingue .................................................................................................................................. 317
2.1.2.2 Langue maternelle / l’idiome ........................................................................................................... 321
2.1.3 « Ich bleibe also Jude » ............................................................................................................................ 327
2.1.3.1 S’écrire ............................................................................................................................................. 328
2.1.3.2 « Circonfession » ............................................................................................................................. 331
2.1.3.3 « Écrire le corps » .............................................................................................................................. 337
2.1.3.4 « Être juif » ........................................................................................................................................ 345
2.1.3.4.1 L’écriture figurative ................................................................................................................... 345
2.1.3.4.2 Une responsabilité littéraire? ..................................................................................................... 355
2.1.3.4.3 « Un autre Abraham ............................................................................................................. 362
2.2 L’écartement de soi ......................................................................................................................... 370
2.2.1 La question de la femme .......................................................................................................................... 371
2.2.1.1 Naissance d’une écriture gestuelle ................................................................................................... 372
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