Jean-Louis MOULINS
« Démocratie locale :
le marketing politique à la recherche de sa citoyenneté »
Atelier : Aspects généraux de la démocratie locale
pp. 143-155
Ville-Management 4
Démocratie locale :
le marketing politique
à la recherche de sa citoyenneté
Jean-Louis Moulins
Professeur de Sciences de gestion, Université de la Méditerranée, CRET-LOG Aix-en-Provence
RESUME
Apparu à la fin des années quatre-vingts en marketing industriel et en marketing
des services, le paradigme relationnel n'a fait l'objet que de peu d'application dans
le domaine politique. L'approche transactionnelle et événementielle dominante a
aussi écarté de nombreux enseignements du marketing interne, les publics privilé-
giés du politique étant traditionnellement réputés plutôt « externes ».
Cet article propose quelques pistes d'application des paradigmes relationnel et in-
terne au marketing politique dans les collectivités locales. L'analyse s'organise
autour des cinq dimensions majeures de la relation : proximité, engagement,
confiance, coopération et pérennité. Elle dessine des modifications radicales dans
les relations politiques, de nouvelles répartitions des pouvoirs et l'exigence d'une
citoyenneté active et équilibrée.
MOTS CLES
Marketing relationnel, marketing interne et marketing politique.
* *
*
En politique locale, à la différence des pratiques courantes en management, le
relationnel précède le marketing. Il y a bien longtemps en effet que l'élu sait qu'il
est capital pour lui (au sens propre du terme : son capital électoral) de fidéliser ses
électeurs. Ce qui a occasionné nombre de « déviances », dont le clientélisme est un
archétype. Le marketing n'est arrivé que bien plus tard dans le domaine des affai-
res publiques. De plus, son intrusion s'est faite essentiellement sous la forme com-
munication-persuasion, dans une optique transactionnelle et parfois purement évé-
nementielle. Le marketing n'est alors qu'une démarche tactique visant à compenser
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144 Démocratie et management local
un rapport de force, au « marché » des administrés-électeurs, jugé défavorable par
l'autorité en place (Flipo, 1983). La communication publique devient une communi-
cation d'influence, de relais et de réseaux. Elle oublie qu'elle est, avant tout, le mo-
teur central des relations sociales. Comme le soulignent Duncan et Moriarty (1998,
p. 2), « la communication est l'activité humaine qui relie les individus et crée des
relations. Elle est le cœur des activités signifiantes non seulement en marketing,
mais aussi dans un grand nombre de domaines politique, social, économique et psy-
chologique
1
». Le marketing politique doit s'inscrire dans cette perspective de la
théorie de l'échange relationnel
2
, avec en corollaire les problèmes d'identification
des partenaires de la relation et de leurs pouvoirs respectifs.
De manière identique, « l'objet du marketing interne est de supplanter les coor-
dinations internes, largement fondées sur la relation d'autorité, par des modalités
d'échange issues de l'espace marchand » (Seignour, Dubois, 1999, p. 21). De fait, la
distinction entre employés, actionnaires et clients s'estompe (Webster, 1992) et donc
une partie des différences entre les marketings externe et interne. Un même indi-
vidu peut occuper simultanément les trois positions dans l'entreprise. Une interdé-
pendance comparable peut exister aussi vis-à-vis des concurrents. Ainsi les offres
publiques d'échange de Total et Elf s'adressaient en grande partie à des actionnai-
res communs. L'enjeu était double : convaincre les actionnaires non seulement de ne
pas apporter ses titres au concurrent, mais de lui apporter les titres de ce dernier.
Cet impératif de communication, à la fois défensive et offensive, devrait déboucher,
en théorie, sur un affrontement de projets de création de valeur à long terme, et pas
seulement sur une opportunité de plus-value à très court terme pour l'actionnaire.
Cette confusion des rôles se retrouve aussi en marketing politique. Le citoyen
est à la fois l'actionnaire-décideur (électeur), le client-utilisateur (administré) et
l'employé-subordonné (justiciable). Il est aussi très souvent actionnaire du concur-
rent (électeur du parti adverse). Ici aussi, la distinction entre les marketings in-
terne et externe tend à s'estomper.
Avoir trois discours différents en fonction des opportunités ou des objectifs poli-
tiques (marketing management) des décideurs en place est inefficace, voire dange-
reux. Il est nécessaire de s'adresser, en continu, au citoyen lui-même et non, de
manière ponctuelle, à certaines de ses prérogatives. Tout candidat a ainsi été
confronté plusieurs fois à cette interpellation des électeurs : « vous ne vous intéres-
sez à nous qu'au moment des élections ».
En marketing politique, il n'y a pas, non plus, de partage clair et définitif des
pouvoirs entre les partenaires, comme le marketing management, issu de l'écono-
mie néoclassique, l'institue. D'un côté le client-roi dont il faut satisfaire les besoins
de consommation, de l'autre l'entreprise organisée pour détecter et répondre à ces
besoins. On ne saurait se satisfaire, dans le domaine public, d'une simple transcrip-
1. Communication is the human activity that links people together and creates relationships. It is
the heart of meaning-making activities not only in marketing, but also in a wide range of political, social,
economic, and psychological areas.
2. Cela constituerait même son fondement originel, le marketing management classique n'ayant lieu
d'être que dans le secteur concurrentiel. Si l'action se situe hors de ce domaine, le marketing doit plutôt
être pensé en terme de partenariat, c'est-à-dire de relation (A. Bartoli, Le Management dans les Organi-
sations Publiques, Dunod, 1997).
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Le développement durable. Nouvel enjeu de la démocratie locale 145
tion de clients en citoyens, d'entreprise en pouvoirs publics et de satisfaction privée
en satisfaction de l'intérêt général. L'indépendance et la confrontation des pouvoirs
établis, depuis longtemps discutées au niveau du marché, sont encore plus contes-
tables en ce qui concerne l'action publique. Dans celle-ci, les partenaires de la rela-
tion sont en effet interdépendants et les rapports de force fluctuants. De plus, les
relations ne se font pas uniquement aux biens et services consommés, mais concer-
nent les individus entre eux aux travers de productions sociales (sécurité, intégra-
tion, ...) (Le Duff, Orange, 1998).
En démocratie le pouvoir suprême appartient théoriquement au peuple, et par
délégation à ses représentants. Toutefois, s'ils ont un pouvoir de direction et de ges-
tion qui leur est accordé par la loi, les élus n'ont d'autorité morale, et donc de légi-
timité, que dans la mesure où ils représentent les valeurs et les buts sociaux (au
moins supposés) de leurs électeurs. Leurs actions s'inscrivent dans une logique d'in-
fluence qui vise à persuader les citoyens du bien-fondé de leur politique et, par voie
de conséquence, à légitimer le pouvoir dont ils disposent. Avec, il est vrai, la tenta-
tion permanente de justifier un accroissement nécessaire de celui-ci. Montesquieu
écrivait déjà « c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est
porté à en abuser ».
A l'image de l'entreprise, le pouvoir est aussi très inégalement réparti et les re-
lations rarement équilibrées. La réalité du pouvoir de décision (au sens gestionnaire
du terme) est exclusivement exercée par l'élu
3
. Le citoyen ne dispose, de manière
intermittente, que d'un pouvoir de sanction à l'occasion des échéances électorales.
Cette situation, sous optimale au plan sociétal (Orange, 1999), n'est pas sans dan-
ger pour les élus et pour l'organisation politico-sociale elle-même. Dans les pays
libéraux, l'identité commune devient de plus en plus virtuelle. Les dirigeants ont
perdu leur caractère « sacré » et tendent à n'être que des experts (complexe de
l'énarchie), gestionnaires d'un minimum acceptable de services collectifs. Les ris-
ques de délitement des liens sociaux, voire d'éclatement et de clanisation, s'en trou-
vent renforcés.
D'un autre côté, les responsables ne doivent pas oublier que « la démocratie re-
présentative, dont nous avons fait une idole, n'a jamais été pour les inventeurs de la
démocratie qu'un pis-aller, destiné à pallier l'impossibilité pratique de la démocratie
directe » (Julliard, 1997, p. 211). Le développement des moyens de communication
interactifs va rendre cette dernière de plus en plus praticable. La démocratie ac-
tuelle est discontinue, soumise aux cycles des scrutins électoraux. La démocratie de
demain sera permanente et en temps réel. Cette mutation, déjà bien engagée, va à
l'encontre du principe de délégation qui suppléait aux vacances du suffrage univer-
sel. Toute l'organisation politique actuelle est menacée.
3. Au moins en principe, car il faut tenir compte de l'influence de la technostructure administrative.
Celle-ci tire sa force de son expertise et de sa permanence. Le renforcement d'une jurisprudence répres-
sive à l'égard des élus locaux a pour conséquence logique de consolider le pouvoir de cette technostruc-
ture.
Il faut, dans ce domaine aussi, dépasser le cadre de relations parfois conflictuelles afin d'instaurer
une coopération équilibrée des pouvoirs. Pour Huron (1998, p. 552), « élus et fonctionnaires de nouvelle
génération semblent s'accorder sur le bien-fondé d'une légitimité par le management ».
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146 Démocratie et management local
I. LES NOUVEAUX ENJEUX DU MARKETING POLITIQUE
Les changements profonds qui affectent la vie sociale vont rendre de plus en
plus inopérant un marketing politique essentiellement basé sur le paradigme domi-
nant du marketing management. Celui-ci a montré son efficacité lorsque l'optique
était principalement instrumentale, il montre aujourd'hui ses limites dans un
monde plus relationnel. Son inadaptation croissante à la vie politique locale tient
aux fondements même de sa démarche.
Par essence, le marketing management est en effet :
-
Unidirectionnel : il met un ensemble d'outils et de techniques performants à la
disposition du décideur local. Celui-ci est maître de l'initiative, du contenu, de la
mise en place et du contrôle des actions. Il utilise les moyens du marketing mana-
gement pour l'atteinte de ses propres finalités et objectifs, pour la collectivité ou lui-
même. De fait, le citoyen-consommateur a souvent le sentiment que la démarche
politique est artificielle (loin de ses propres préoccupations) voire manipulatrice
(détournement de ses préoccupations).
-
Un marketing de masse : l'individu, le citoyen n'existe que sous la forme d'un
profil moyen. Pour rendre opérationnelle l'action marketing, il faut alors subdiviser
la population en sous-groupes (segments) plus ou moins homogènes selon les carac-
téristiques personnelles ou fonctionnelles (électeur, administré, contribuable) des
habitants.
-
Fondamentalement transactionnel : les méthodes du marketing management
visent à assurer au décideur politique une position de force dans un échange ponc-
tuel et fini. Elles s'inscrivent dans une stratégie gagnant/perdant fondée non seu-
lement sur une séparation, mais sur une confrontation de pouvoirs et un antago-
nisme des buts poursuivis, selon un mode offre/fournisseur – demande/client.
Les rapports entre gouvernants et gouvernés ne peuvent plus s'inscrire dans
cette définition traditionnelle du marketing management. Déjà contesté dans
l'échange commercial, particulièrement en marketing des services et en marketing
industriel, il apparaît encore moins adapté à l'échange politique (Observatoire Fore-
seen, 1998).
-
L'action politique n'est pas unidirectionnelle : La légitimité de l'élu passe certes
par une volonté politique de direction. Mais celle-ci doit être expliquée et justifiée et
non apparaître comme « le fait du prince ». Le pouvoir n'est plus hiérarchique (ou
sacré), il sera de moins en moins d'influence et de plus en plus de reconnaissance
(nécessité de reconnaître pour être reconnu). Au niveau local, les responsables poli-
tiques « assurent la régulation des intérêts [de tous les acteurs privés et publics] et
sont en charge de la cohésion de l'ensemble des forces sociales » (Bernie-Boissard,
Bossard, 1999). La gouvernance en gestion associée, fondée sur la médiation et la
recherche de consensus, se substitue au gouvernement par influence, fondé sur la
médiatisation et la construction de réseaux fermés. Elle renvoie à une forme négo-
ciée de l'action publique et à une meilleure répartition des pouvoirs entre les parties
(Busson-Villa, Ducrocq, 1999). L'interactivité politique ne doit pas, cependant,
conduire à la démagogie au jour le jour et à la doxocratie (ou tyrannie de l'opinion).
Seul un processus relationnel véritable peut assurer un équilibre entre consensus et
volonté politique.
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