LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006 27
enchevêtrement de processus. Dona Haraway en
fournit une des expressions les plus colorées : «le
monde férocement physique, sémiotique, de la tech-
noscience […] excède la distinction entre nature
et société, sujets et objets, naturel et artificiel,
qui structurait l’imaginaire appelé modernité »24.
L’enchevêtrement concerne autant les discours ou
les disciplines que les réalités représentées, ainsi
que les rapports entre les discours et leurs référés.
«Science studies, cultural studies, text studies, nar-
rative studies, etc.» glissent les unes dans les autres
et sont collectivement requises pour référer à et
agir sur le réel enchevêtré des sciences, des tech-
niques, des économies, des cultures, des politiques,
des arts, etc. «Bref, il n’y a rien qui soit clairement et
distinctement descriptible soit comme science soit
comme culture soit comme technologie. » écrit
Menser25.
La reconnaissance de la technoscience comme enche-
vêtrement n’est pas sans pertinence, en tant qu’invi-
tation à analyser la complexité. L’enchevêtrement ne
devrait pas suggérer qu’on fait de la science comme
on fait de la littérature ou de la politique. Il réfère
seulement à l’existence, au sein de notre civilisation,
d’interactions fortes, multiples et incessantes entre
le symbolique et le technoscientifique. Qu’il s’agisse
de fusion nucléaire, d’OGM ou de clonage, d’une cer-
taine manière et dans une certaine mesure – mais qui
peut être décisive – l’avenir des technosciences
dépend bien de leur propre image, une image
construite et manipulée qui mêle les informations et
les fantasmes. Une image publique : or, on sait toute
l’importance de la perception du public – citoyens et
consommateurs – dans les sociétés démocratiques à
économie de marché.
Le philosophe américain Don Ihde anime depuis plu-
sieurs années un séminaire et un groupe de
recherche nommé «Technoscience » à l’université
SUNY à Stony Brook (Long Island). C’est dans un
livre de 1991 consacré à la question de l’articulation
de la philosophie des sciences et de la philosophie
des techniques, qu’il reprend le terme de «technos-
cience» : Instrumental Realism. The Interface between
Philosophy of Science and Philosophy of Technology26.
Don Ihde vient de la tradition phénoménologique à
partir de laquelle il critique la philosophie des
sciences anglo-saxonnes qui ne voit la science que
comme langage et théorie, en ignorant totalement
le caractère incorporé physiquement et, éventuelle-
ment, techniquement, de toute perception et
de toute expérience. Il rejette cependant le privilège
phénoménologique accordé à une quelconque
expérience fondamentale parce que plus originelle
ou plus naturelle, privilège associé à la tendance
technophobe ou techno-indifférente de la phéno-
ménologie.
Dans ce livre, Don Ihde encourage une philosophie de
la technique qui aurait, en quelque sorte, absorbé la phi-
losophie des sciences en dévoilant le corps technique
de la science et en montrant que nous sommes passés
d’une «technologie-conduite-par-la-science (science-dri-
ven technology)» à une «science-conduite-par-la-tech-
nologie (technology-driven science)» qui transforme et
produit le monde dans lequel nous vivons, tout en y
étant insérée concrètement et institutionnellement.
Récemment, Ihde a édité un ouvrage collectif intitulé
Chasing Technoscience (Matrix for Materiality) 27 en
marge de son séminaire, comprenant des interviews
et des articles de quatre figures représentatives de la
technoscience : Ihde lui-même, Latour, Haraway et
Andrew Pickering (qui n’utilise cependant guère le
terme «technoscience»).
Leur background est très divers : philosophe phéno-
ménologue herméneuticien, philosophe anthropologue
sociologue, biologiste historienne critique des sciences,
physicien sociologue… Ils partagent un air de famille
qui s’appuie à la fois sur ce qu’ils rejettent et sur des
références et des traits plus ou moins communs.
Ils rejettent les divisions et hiérarchies conceptuelles
modernes, traditionnellement humanistes, ainsi que
la conception de la science qui s’y rattache.
Ils partagent une référence philosophique vague à
Whitehead, moins constamment à quelques autres
(Nietzsche, Deleuze, Foucault, plus rarement les
pragmatistes américains…).
Ils ont une approche qui tend à être intégralement
matérialiste, mais sans réductionnisme. Les phéno-
mènes de sens, les signes, sont aussi matériels, et les
objets, les techniques, les artefacts matériels sont
signifiants. Bref, leur matérialisme est sémiotique et
leur sémiotique est matérielle.
Ils pensent en termes de relations, de réseaux, de
fonctions, de processus, d’interactions, de construc-
tion, de complexité, de plurivocité ouverte, et accor-
dent une grande importance au social, à l’activité col-
lective.
24 O.c., p. 1ss.
25 in Stanley Aronowitz, Barbara Martinsons et Michael Menser, eds, (1996), Technoscience and Cyberculture, Routledge ; p. 294.
26 Indiana University Press. Signalons aussi (1979) Technics and Praxis, Dordrecht, Reidel ; (1983) Existential Technics, Albany, State University
of New York Press, et (1990) Technology and the Lifeworld, Indiana University Press.
27 Don Ihde et Evan Selinger, eds, (2003), Indiana University Press.