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MÉTHODOLOGIE
LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
Gilbert HOTTOIS,
Philosophe
Lorsqu’on acquiert une histoire, on vous invente
promptement des préhistoires, qui se perdent
dans la nuit des temps. Ainsi, récemment encore
ai-je lu qu’on faisait remonter la technoscience
à l’Ecole d’Alexandrie1… Mais pourquoi pas, me
suis-je dit alors, aux tout premiers philosophes,
à Thalès lui-même, ingénieur-philosophe, penseur-technicien, comme le rappelle Gilbert
Simondon…
La plupart du temps, l’on se contente, plus
modestement, de remonter à Francis Bacon
(1561-1626) 2, associant dès lors étroitement la
naissance de la technoscience et celle de la
science moderne.
Le nouvel esprit scientifique (1934) de Gaston
Bachelard (1884-1962) est-il celui de la technoscience ? Beaucoup en sont convaincus à tel
point qu’on lui a récemment attribué la création
du terme. 3 Car l’esprit de la technoscience
semble être celui de la physique quantique, inspiratrice de Bachelard, efficace opératoirement,
mais rebelle, malgré les efforts de Bernard
d’Espagnat et de beaucoup d’autres, à une interprétation réaliste ontologique.
Il n’est donc pas surprenant que le célèbre texte de
Heisenberg sur «La nature dans la physique contemporaine» (1955) évoque, lui aussi, bien des traits de
la technoscience4. Et, bien sûr, il y a Heidegger…
Aucun de ces auteurs n’utilise le terme, mais
l’idée de technoscience avec ses implications
pour la représentation de la science et de l’être
humain cherche chez eux son expression.
CONTEXTE DE CRÉATION DU
TERME «TECHNO-SCIENCE»
ET SENS PREMIER
J’ai commencé à utiliser le mot «techno-science»
au milieu des années soixante-dix5. Je l’ai fait figurer dans le titre d’un article dès 1978 : «Ethique
et Techno-Science», publié dans une revue belge
de «Philosophie et de morale laïque» : La pensée
et les hommes. Le titre est significatif, car il suggère que si la science est technoscience, elle soulève inévitablement des questions morales.
A l’époque cependant, je ne m’étendais guère
sur ces questions-là. Par le mot « technoscience », je voulais désigner ce que je pensais
être le foyer des problèmes dont les philosophies dominantes de l’époque me semblaient ne
rien vouloir savoir. Ces philosophies se plaçaient
quasi exclusivement sous le signe du langage.
Mots clés : Technoscience, technique, science, constructivisme, philosophie, éthique, post moderne,
matérialisme, big science, sujet de la science, valeurs
1
Don Ihde (1993), Philosophy of Technology, New York, Paragon House ; p.6 ; 8.
Son Novum Organum et sa New Atlantis.
3
Dans une volumineuse anthologie Philosophy of Technology (Blackwell, 2003), les éditeurs R.C. Sharff et Val Dusek attribuent
à Bachelard la paternité du terme « technoscience » que Latour lui aurait emprunté (p.85).
4
Werner Heisenberg (1901-1976) : «La nature dans la physique contemporaine» (cfr traduction de U. Karvélis et A.E. Leroy :
Heisenberg (1962), La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, coll. Idées) comprend une section sur la technique et souligne de manière constante la liaison forte entre science et technique ainsi que la transformation d’une science qui vise la représentation en une science active, opératoire. La part de théorisation de cette science-technique concerne non plus le réel en soi,
mais les interactions du scientifique avec le réel. Ce texte comporte une réévaluation radicale de la technique par rapport à la science
5 Voir les premiers textes repris dans Entre symboles et technosciences, Champ Vallon, 1996. Mon usage de « techno-science »
est courant dès ma thèse de doctorat, L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, soutenue à Bruxelles en 1977,
et publiée, abrégée, sous le même titre en 1979 aux Editions de l’Université de Bruxelles.
2
24
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
MÉTHODOLOGIE
LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
Je voulais réagir contre cette inflation du langage, décrochée de la réalité. Une réalité non plus fondamentalement naturelle, substantielle et à représenter, mais processuelle, opérable, interactive, technique… Mon
insatisfaction concernait aussi les philosophies des
sciences qui ne concevaient l’entreprise scientifique que
comme théorique et discursive. «Technoscience» entendait souligner les dimensions opératoires - technique et
mathématique - des sciences contemporaines. Mon insatisfaction s’adressait encore aux « philosophies de
l’Histoire » dont les histoires me paraissaient aveugles
et sans ressources face aux défis des temporalités cosmique et biologique des technosciences contemporaines. Ces philosophies de l’Histoire comprenaient les
philosophies politiques et sociales - marxismes et gauchismes divers - qui dominaient aussi la scène intellectuelle des années soixante et soixante-dix.
En somme, «technoscience» a cristallisé, pour moi, dans
le creuset d’une profonde insatisfaction à l’égard de la
philosophie de l’époque, et en opposition à la conception philosophique traditionnelle de la science.
Au cours des années 1980, mon usage du terme « technoscience » est devenu réservé, hésitant ; j’ai souvent
préféré parler de « technique », même si je pensais
« technoscience » 6. L’utilisation de ce terme suscitait,
en effet, quasi automatiquement l’incompréhension,
l’ironie et les foudres critiques de la part des philosophes
et des scientifiques, la plupart du temps sur la base de
malentendus mais aussi en raison de résistances profondes.
Cela se vérifiait particulièrement en France où la technoscience était devenue – et demeure d’ailleurs largement - le symbole du mal absolu, concentrant tous les
fléaux de l’époque : technicisme et technocratie, capitalisme multinational, néo-libéralisme économique, pollution, épuisement des ressources naturelles, effet de
serre, impérialisme américain, globalisation, injustice
mondiale, disparition des valeurs humanistes, etc.
Au cours des années quatre-vingt-dix, le terme s’est
cependant banalisé, notamment en entrant au Larousse 7.
DIFFUSION DU TERME ET ÉVOLUTIONS DU SENS
« Technoscience »
chez Jean-François Lyotard
Il y a eu deux relais – français - à la diffusion du terme :
Jean-François Lyotard et Bruno Latour.
Lyotard utilisera le terme «technoscience» après l’avoir
rencontré dans L’inflation du langage dans la philosophie
contemporaine (1979). Le postmoderne expliqué aux enfants8
recueille les textes, à ma connaissance, les plus anciens,
où Lyotard parle de la «technoscience» : le premier date
de 1981 (en italien ; 1982 en français). Il s’agit de «Réponse
à la question : Qu’est-ce que le postmoderne ?». Lyotard
y dénonce le lien entre capitalisme et technoscience9 ainsi
qu’une transformation inquiétante de la modernité : «La
technoscience actuelle accomplit le projet moderne :
l’homme se rend maître et possesseur de la nature. Mais
en même temps elle le déstabilise profondément : car sous
le nom de «nature», il faut compter aussi tous les constituants du sujet humain : son système nerveux, son code
génétique, son computer cortical, ses capteurs visuels,
auditifs, ses systèmes de communication, notamment linguistiques, et ses organisations de vie en groupe, etc.» 10
Lyotard continuera d’utiliser occasionnellement le terme
de « technoscience », notamment dans L’inhumain : causeries sur le temps11 et dans Moralités postmodernes.12
Toutefois, il ne puise dans cette perspective rien qui
puisse l’aider à vivre et à espérer. Aussi est-ce dans un
postmodernisme esthétisant, largement imperméable
aux technosciences, qu’il cherchera refuge.
« Technoscience »
chez Bruno Latour
La rumeur, entretenue de livre en livre, attribue à Bruno
Latour l’introduction du terme « technoscience »13.
6
D’où Le signe et la technique (La philosophie à l’épreuve de la technique), Aubier, et, aussi en 1984 : Pour une éthique dans un univers technicien, Ed.
de l’Université de Bruxelles.
7
Grand Larousse Universel, 1992, et au Petit Larousse en 1993. Les titres comportant le terme « technoscience » se multiplient : Ph. Breton, AlainMarc Rieu et F. Tinland (1990), La techno-science en question, Seyssel, Champ Vallon ; Jacques Prades ed. (1992), La technoscience, Paris, L’Harmattan ;
J-C. Chirollet (1994), Esthétique et technoscience, Liège, Mardaga ; Noble, D.F. (1999), La religión de la tecnociencia, Paidós, Barcelona. Moi-même,
j’y reviens avec Entre symboles et technosciences en 1996, Seyssel, Champ Vallon.
8
Publié en 1988 aux Ed. Galilée.
9
Idem, p. 32 : « Mais la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l’histoire humaine est une autre
manière de détruire le projet moderne en ayant l’air de le réaliser. »
10
Idem, p. 35. Il n’est pas exceptionnel qu’une réflexion philosophique sur la technique reconduise à la philosophie de la nature. Mais il s’agit alors
d’un concept de nature profondément transformé. Du point de vue de la technoscience, « technicisation ou opérationnalisation » et « naturalisation » sont des aspects complémentaires d’un même processus.
11
(1988), aux Editions Galilée.
12
C’est dans un texte intitulé « Une fable postmoderne » que la technoscience trouve son expression culminante, cfr (1993), Moralités postmodernes, Galilée.
13 Encore dans le récent (2003), La revolucion tecnocientifica de Javier Echeverria.
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
25
Par exemple, Dona Haraway, qui utilise abondamment
« technoscience », écrit dans Modest Witness @
Second Millenium. Female Man Meets Oncomouse
(1997)14 : « Bruno Latour (Science in action, 1987) est
responsable de l’adoption commune du mot « technoscience » dans les science studies. […] Latour a mobilisé
‘technoscience’pour attaquer la distinction entre ce qui
revient à la « science » et à la « société »».
Latour a facilité la diffusion du terme « technoscience » dans le monde francophone, et surtout
anglo-américain. C’est dans son ouvrage de 1987 –
Science in action – qui paraît en français (La science en
action)15 deux ans plus tard, qu’il introduit le terme
de « technosciences ».
La première occurrence dans ce livre précise toutefois : «Le mot technoscience étant malheureusement pris
par ceux qui, à la suite de Heidegger, ont oublié qu’il fallait étudier les productions scientifiques et techniques
avant de gémir sur leur absence d’être, de valeur, de
beauté et de vérité, je ne l’utilise qu’au pluriel et sans
aucune connotation ontologique profonde. »16
(c) Elles sont, de manière prépondérante, américaines
et se pratiquent comme des entreprises militaires,
quelquefois au sens propre du terme.
Les technosciences désignent «la science en action»,
celle qui se fait et comment elle se fait, non une
construction idéalisée ou diabolisée de philosophes. Elles
se caractérisent sommairement par les traits suivants :
(a) Les technosciences sont une rhétorique, une éristique même. Le vainqueur est celui qui impose ses
énoncés comme vrais ou factuels, et donc sa réalité.17
(b) Elles sont des entreprises complexes mobilisant
en réseaux des acteurs humains divers mais également des acteurs non humains, comme des
machines, des moyens de transports, des capitaux,
des animaux d’expérimentation, des textes, etc.
L’histoire des technosciences est, en grande partie, celle de l’extension de ces réseaux.
Succès et évolutions
dans les courants constructivistes
et postmodernistes américains
14
L’importance accordée au terme « technosciences »
dans Science in action rend surprenant le fait que douze
années passent avant que Latour ne réutilise le terme
dans un livre : L’espoir de Pandore (Pour une version réaliste de l’activité scientifique)18, où « technoscience » (au
singulier) reçoit une acception limitée dans le cadre
de la notion de « sociotechnique » (qui désigne toute
forme de mélange de social et de technique). De tels
mélanges sont aussi anciens que l’homme, mais ils ont
évolué. « Technoscience » désignerait la strate sociotechnique avant-dernière, précédant celle de l’écologie politique, qui appelle à accorder une représentation quasi citoyenne aux non-humains, comme parties
intégrantes de la société. La technoscience désigne
un mélange d’humains et de non-humains, déficient
car reconnaissant insuffisamment les « droits » de ces
derniers.19
Au cours de la décennie quatre-vingt-dix, la technoscience est devenue le prétexte à une littérature
considérable20, dans la mouvance du socio-constructivisme et du postmodernisme. La Society for Social
Studies of Science (américaine) 21 a intitulé sa
Newsletter : Technoscience22.
Que signifie « technoscience » au sein de ces « technoscience studies » (pour reprendre l’expression du
sociologue philosophant John Law23) ?
Je dirais que « technoscience » est devenu le motsymbole de l’enchevêtrement contemporain, un
New York, Routledge, p. 279-280.
Je me référerai à l’édition de poche assortie d’une Préface : (1995), La science en action, La Découverte et Gallimard (Folio).
16 (1995), o.c., p. 79.
17
Idem, p. 248.
18 (2001) La Découverte. L’ouvrage paraît en anglais en 1999 : Pandora’s Hope. Essays on the Reality of Science Studies. Sous-titre précis que
la traduction française rend mal. La notion de technoscience, apparue en 1987, disparaît donc au profit du retour formel de la distinction entre science et technique, avant de revenir en 1999. Dans les deux ouvrages qui suivent La science en action - Nous n’avons jamais
été modernes (1991, La Découverte) et Aramis ou l’amour des techniques (1992, La Découverte) – il n’est question que de techniques et
de sciences, de recherche et de développement.
19
« Avec la technoscience – que je définis ici, pour servir mes fins, comme une fusion de science, d’organisation et d’industrie – les modes
de coordination appris des « réseaux de pouvoir » (voir le niveau n°9) sont étendus aux entités inarticulées. Les non-humains sont doués
de parole, quoique primitive (…Cependant) les non-humains sont des automates dépourvus de droits, mais ils sont beaucoup plus que
des entités matérielles ; ce sont des organisations complexes. », idem, p. 215.
20
Par exemple, Mary Tiles et Hans Oberdiek (1995), Living in a Technological Culture, Routledge : face à l’enchevêtrement des sciences et
des techniques, « il y a plus de sens à parler, comme le fait Bruno Latour, de « technoscience » », p.90. Il arrive cependant qu’un doute
s’exprime quant à cette paternité. Raphaël Sassower observe que dès 1982, Lyotard a utilisé le terme « dont la paternité demeure un
objet de contestation. », (1995) Cultural Collisions. Postmodern Technoscience, Routledge ; p.24.
21 Fondée en 1975 et souvent désignée par l’acronyme 4S.
22 Puliée trois fois l’an, elle remonte à la fin des années 1980, peu après la publication de Science in Action. Aux dernières nouvelles, elle a
été remplacée en 2004 par des informations en ligne (http://www.4sonline.org/technoscience).
23 Cfr (2002), Aircraft Stories. Decentering the Object of Technoscience, Durham, Duke University Press.
15
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
enchevêtrement de processus. Dona Haraway en
fournit une des expressions les plus colorées : « le
monde férocement physique, sémiotique, de la technoscience […] excède la distinction entre nature
et société, sujets et objets, naturel et artificiel,
qui structurait l’imaginaire appelé modernité » 24 .
L’enchevêtrement concerne autant les discours ou
les disciplines que les réalités représentées, ainsi
que les rapports entre les discours et leurs référés.
« Science studies, cultural studies, text studies, narrative studies, etc. » glissent les unes dans les autres
et sont collectivement requises pour référer à et
agir sur le réel enchevêtré des sciences, des techniques, des économies, des cultures, des politiques,
des arts, etc. « Bref, il n’y a rien qui soit clairement et
distinctement descriptible soit comme science soit
comme culture soit comme technologie. » écrit
Menser25.
La reconnaissance de la technoscience comme enchevêtrement n’est pas sans pertinence, en tant qu’invitation à analyser la complexité. L’enchevêtrement ne
devrait pas suggérer qu’on fait de la science comme
on fait de la littérature ou de la politique. Il réfère
seulement à l’existence, au sein de notre civilisation,
d’interactions fortes, multiples et incessantes entre
le symbolique et le technoscientifique. Qu’il s’agisse
de fusion nucléaire, d’OGM ou de clonage, d’une certaine manière et dans une certaine mesure – mais qui
peut être décisive – l’avenir des technosciences
dépend bien de leur propre image, une image
construite et manipulée qui mêle les informations et
les fantasmes. Une image publique : or, on sait toute
l’importance de la perception du public – citoyens et
consommateurs – dans les sociétés démocratiques à
économie de marché.
Le philosophe américain Don Ihde anime depuis plusieurs années un séminaire et un groupe de
recherche nommé « Technoscience » à l’université
SUNY à Stony Brook (Long Island). C’est dans un
livre de 1991 consacré à la question de l’articulation
de la philosophie des sciences et de la philosophie
des techniques, qu’il reprend le terme de « technoscience » : Instrumental Realism. The Interface between
Philosophy of Science and Philosophy of Technology26.
Don Ihde vient de la tradition phénoménologique à
partir de laquelle il critique la philosophie des
sciences anglo-saxonnes qui ne voit la science que
comme langage et théorie, en ignorant totalement
le caractère incorporé physiquement et, éventuelle-
ment, techniquement, de toute perception et
de toute expérience. Il rejette cependant le privilège
phénoménologique accordé à une quelconque
expérience fondamentale parce que plus originelle
ou plus naturelle, privilège associé à la tendance
technophobe ou techno-indifférente de la phénoménologie.
Dans ce livre, Don Ihde encourage une philosophie de
la technique qui aurait, en quelque sorte, absorbé la philosophie des sciences en dévoilant le corps technique
de la science et en montrant que nous sommes passés
d’une «technologie-conduite-par-la-science (science-driven technology)» à une «science-conduite-par-la-technologie (technology-driven science)» qui transforme et
produit le monde dans lequel nous vivons, tout en y
étant insérée concrètement et institutionnellement.
Récemment, Ihde a édité un ouvrage collectif intitulé
Chasing Technoscience (Matrix for Materiality) 27 en
marge de son séminaire, comprenant des interviews
et des articles de quatre figures représentatives de la
technoscience : Ihde lui-même, Latour, Haraway et
Andrew Pickering (qui n’utilise cependant guère le
terme « technoscience »).
Leur background est très divers : philosophe phénoménologue herméneuticien, philosophe anthropologue
sociologue, biologiste historienne critique des sciences,
physicien sociologue… Ils partagent un air de famille
qui s’appuie à la fois sur ce qu’ils rejettent et sur des
références et des traits plus ou moins communs.
Ils rejettent les divisions et hiérarchies conceptuelles
modernes, traditionnellement humanistes, ainsi que
la conception de la science qui s’y rattache.
Ils partagent une référence philosophique vague à
Whitehead, moins constamment à quelques autres
(Nietzsche, Deleuze, Foucault, plus rarement les
pragmatistes américains…).
Ils ont une approche qui tend à être intégralement
matérialiste, mais sans réductionnisme. Les phénomènes de sens, les signes, sont aussi matériels, et les
objets, les techniques, les artefacts matériels sont
signifiants. Bref, leur matérialisme est sémiotique et
leur sémiotique est matérielle.
Ils pensent en termes de relations, de réseaux, de
fonctions, de processus, d’interactions, de construction, de complexité, de plurivocité ouverte, et accordent une grande importance au social, à l’activité collective.
24
O.c., p. 1ss.
in Stanley Aronowitz, Barbara Martinsons et Michael Menser, eds, (1996), Technoscience and Cyberculture, Routledge ; p. 294.
26 Indiana University Press. Signalons aussi (1979) Technics and Praxis, Dordrecht, Reidel ; (1983) Existential Technics, Albany, State University
of New York Press, et (1990) Technology and the Lifeworld, Indiana University Press.
27
Don Ihde et Evan Selinger, eds, (2003), Indiana University Press.
25
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
27
Leur grille de lecture ultime paraît politique. Mais l’oscillation ou l’hésitation entre approches descriptive
et normative est assez constante.
Tous ces traits sont inégalement présents ; certains ne
se retrouvent pas explicitement chez chacun. Et Ihde
lui-même est le plus singulier, peut-être parce qu’il
reste le plus traditionnellement philosophe.
En somme, le terme « technoscience » ne fonctionne
pas comme un concept, mais plutôt – ai-je envie de
dire – comme un symbole, un signe de reconnaissance, sinon un « cri de ralliement ».
CRITIQUES ET USAGES ACTUELS
La critique de Jean-Pierre Séris
Dans son ouvrage sur La technique, Jean-Pierre Séris
(1941-1994) consacre au terme « technoscience » un
chapitre28 où il dit ses réserves à l’égard de ce néologisme qui n’exprimerait qu’« amalgame, agglutination, confusion, collusion » : une « fusion » des
concepts, intellectuellement indéfendable, car « grossière et intéressée »29. « Technoscience » serait tantôt
le signe de la technophobie inspirée par Ellul 30 ,
tantôt l’expression d’une dévalorisation de la science
comme purement instrumentale, utilitariste et
technocratique.
A suivre Séris, l’insoluble problème est qu’il faudrait
insuffler la science – et son idéalisme, sa référence
à l’infini – dans la technique, et pas simplement insuffler la technique – et son opérativité instrumentale
– dans la science. « La techno-science retient bien l’idée
d’une tâche, à l’échelle de l’humanité, mais celle-ci ne
peut être infinie dans la mesure où elle ne porte pas sur
des idéalités […] »31. Séris craint qu’avec la technoscience, on réussisse seulement à détruire l’esprit et
l’entreprise scientifiques en l’asservissant à des
tâches finies et subalternes. Il ne considère pas
comme possible que la technoscience puisse exiger
l’internalisation du souffle infini de la science dans
28
l’opérativité technique. Il met ainsi le doigt sur un
enjeu essentiel de notre civilisation technoscientifique.
La description de la science
contemporaine par Javier Echeverria
Avec La revolucion tecnocientifica32, le philosophe espagnol Javier Echeverria nous offre de la technoscience
une conception tout à la fois plus nuancée et plus systématique.
La technoscience du milieu du XXe siècle :
le modèle linéaire encore moderne de la
Big Science
Echeverria situe la technoscience dans le prolongement
de la «macrociencia» – la Big Science – qui trouve son
expression archétypique dans le célèbre Rapport «Science,
the Endless Frontier »33 rédigé à la demande de F.D.
Roosevelt (1944) par Vannevar Bush, Président de l’Office
de la Recherche Scientifique et du Développement, et
remis en 1945 au Président Truman. Texte fondateur de
la politique américaine de la science durant les premières
décennies de la seconde moitié du XXe siècle, il a inspiré
également la politique de la science en dehors des EtatsUnis. Il propose un modèle linéaire du progrès :
(1) La recherche fondamentale s’effectue dans les universités ; son progrès est imprévisible et elle doit
être libre et financée par l’Etat.
(2) Elle permet de découvrir les lois de la nature.
(3) Ces lois conduisent à l’invention de nouvelles
techniques et produits.
(4) Ceux-ci poussent au développement compétitif
des entreprises.
(5) Les entreprises assurent le plein emploi en même
temps qu’une vie meilleure pour tous (santé,
confort, épanouissement physique et psychique).
Le Rapport Bush s’efforce de transposer en temps de
paix l’expérience féconde de la R & D en temps de
guerre, spécialement le Projet Manhattan. La Big
Science préfigure la « technoscience » des dernières
décennies du XXe siècle, mais le simplisme du modèle
linéaire ne la décrit pas adéquatement.
(1994), La technique, PUF ; « Chapitre 5 – Technique et science », p. 201-243.
Idem, p. 240.
30
Ellul qui m’aurait inspiré, puisque c’est principalement Le signe et la technique que Séris prend à parti. Mais son propos ne va pas sans ambiguïté : à un endroit, il me reconnaît la paternité du terme (« Le néologisme ‘technoscience’forgé par G. Hottois », o.c., p.215), en un
autre il semble l’attribuer à Ellul («La «technoscience», néologisme «élégant» formé sur l’adjectif correspondant, inventé par J. Ellul […]»,
p.373). Il est des erreurs qui, comme le péché originel, ne vous lâchent jamais. Mon erreur est d’avoir accepté une Préface de J. Ellul pour
Le signe et la technique. Celle-ci a contribué à fausser profondément la compréhension et la portée du livre, dans le sens de la technophobie. Or, je n’avais rien lu d’Ellul, dont j’ignorais même l’existence, lorsque j’ai introduis le terme « technoscience » au milieu des années
1970 (voir L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, o.c.).
31 Idem, p. 215-216.
32 (2003), Fondo de Cultura Economica, Madrid.
33
United States Government Printing Office, Washington, 1945. Je cite d’après le texte officiel imprimé à partir d’internet ; un léger décalage de pagination est probable.
29
28
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
Les technosciences au tournant du millénaire : modèles complexes
Le passage de la Big Science à la technoscience proprement dite a pour facteurs :
(1) la critique et la contestation des idéaux et valeurs
de la modernité, y compris la collusion entre l’Etat
et la Big Science (mouvement qui se développe
dès les années 1960) ;
(2) le développement de la doctrine néo - et ultralibérale ;
(3) la privatisation croissante de la R & D et de son
mode structurel de financement, qui dépend des
industries et donc du marché (au cours des
années Reagan) ;34
(4) la prise au sérieux de toutes les conséquences de
la réalité essentiellement opératoire, active, productrice de la science moderne, conduisant à la
subordination et à l’instrumentalisation de sa finalité cognitive et des valeurs qui s’y associaient
(vérité, universalité, objectivité, désintéressement, etc.) ;
(5) le développement des TIC35 qui constituent « le
formalisme de la technoscience ».36
La focalisation sur les produits et les artefacts, sur
les actions transformatrices de la nature et de la
société, ainsi que le développement des moyens d’information et de communication entraînent que la
science apparaît de plus en plus comme l’affaire de
tout le monde : de chaque citoyen dans la démocratie, de chaque consommateur ou usager sur le marché. Que le financement de la recherche soit public
ou privé, on retrouve les gens à l’origine et au bout
du processus.
La technoscience, ses actions et ses produits, sont le
fait de la collaboration d’une foule d’agents : des chercheurs de nombreuses disciplines, des techniciens et
des entrepreneurs, des bailleurs de fonds et des
actionnaires, des juristes et des économistes, des
commerciaux et des publicistes, etc. Un aspect essentiel est que le sujet, - acteur, moteur et, même,
concepteur - de la technoscience est devenu irréductiblement pluriel, complexe, interactif, et inévitablement conflictuel. Le sujet réel de la technoscience
est très différent du sujet (cartésien, kantien) supposé rationnel, universel, animé par l’intention purement cognitive, typique de la science moderne. Ce
sujet classique de la science moderne était encore
perçu comme relayant le sujet du savoir théorique
(contemplatif) et discursif de la philosophie.
D’une certaine manière, les sciences ou les scientifiques sont victimes de leur succès : ce qu’ils permettent de réaliser intéresse tout le monde. Et avec
la mondialisation, ce « tout le monde » tend à coïncider, en effet, avec toute l’humanité, dont l’immense
diversité des cultures et l’inégalité des conditions font
apparaître comme très simplificatrice la formulation
classique du problème des « deux cultures » par C.P.
Snow37. Ni la culture technoscientifique ni la culture
traditionnelle, symbolique, ne sont unitaires.
La pluralité du sujet de la technoscience38 contemporaine est plus ou moins étendue, suivant la diversité des intéressés dont on veut tenir compte : soit
le noyau de ceux qui sont directement associés à la
R & D (chercheurs et techniciens, bailleurs de fonds
publics et privés avec leurs experts en politique scientifique, en économie et en droit) ; soit l’ensemble de
tous les intéressés potentiels, les destinataires plus
ou moins lointains de la R & D, dont une multitude
peuvent ne pas partager certains choix technoscientifiques dans la mesure où ceux-ci tirent la société
dans une direction qu’ils ne veulent pas emprunter,
sur la base de valeurs et d’intérêts, de peurs et d’espoirs raisonnés ou fantasmés. Le sujet-moteur de la
technoscience ne s’identifie plus simplement à la classique « communauté scientifique ».
Et, comme le dit Echeverria, dans ce sujet pluriel de
la technoscience, dominent, selon la situation et le
cours des événements, les phases subjectives, intersubjectives et objectives ; et elles ne sont pas toujours aisées à distinguer (o.c., p. 225). Le sujet de la
technoscience n’est axiologiquement ni neutre ni univoque : il est au plan des valeurs irréductiblement
pluriel et, très souvent, conflictuel. Le financement
de la recherche, lorsqu’il est privé impose de tenir
compte d’une axiologie capitaliste, avec le profit
comme valeur dominante et le marché comme
norme (le citoyen achète ou non) ; lorsque le financement est public, il introduit une axiologie inspirée
par le bien public, mais largement dictée par la perception du public, l’importance des lobbies et les stratégies des partis.
34
La cotation en bourse et la création du NASDAQ, l’importance de la brevetabilité, pour les entreprises de R & D expriment cette évolution.
35
Technologies de l’Information et de la Communication.
36
Echeverria insiste beaucoup sur cet aspect qu’il juge, avec le financement privé, une caractéristique majeure de la technoscience en tant
que distincte de la Big Science. Dans cette évolution, le CERN a joué un rôle précurseur important (La revolucion tecnocientifica, p.71 ;
105 ; 146).
37 Cfr (1969), The Two Cultures and A Second Look, Cambridge University Press.
38
Ou de la RDTS (Recherche et Développement Techno-Scientifiques), comme je préfère dire.
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
29
La communauté scientifique au sein du sujet
pluriel et conflictuel des technosciences
Au sein de cette subjectivité plurielle, les communautés scientifiques avec leurs valeurs (rigueur, objectivité, probité, vérité, communication, etc.) continuent
de revêtir une importance déterminante. Car si les
chercheurs et experts scientifiques se laissaient contaminer exagérément et dans la confusion par des
valeurs, des croyances ou des intérêts étrangers ou
contraires à la science39, tout le système s’effriterait
rapidement. Mais il n’est pas difficile de comprendre,
dans un tel contexte, le profond malaise d’une ample
fraction de la communauté scientifique.
Comme cette communauté fait partie d’un sujet pluriel hétérogène qu’elle ne contrôle pas ni ne finalise,
les intentions et les valeurs cognitives et créatives qui
l’animent en même temps que le travail qu’elle produit sont instrumentalisés au profit de valeurs et d’intérêts étrangers, dans lesquels le chercheur ne se
retrouve pas ou fort peu. Cette situation correspond
à la définition même de l’aliénation. Elle est vécue de
manière très inégale ; un certain nombre de chercheurs ont ainsi réussi leur conversion en chefs d’entreprise, gestionnaires et actionnaires. Mais tous sont
obligés de tenir compte des valeurs, normes, attentes,
intérêts, craintes et espoirs, des autres membres du
sujet pluriel de la R & D, s’ils veulent obtenir un financement pour leurs projets de recherche. La justification de ceux-ci en termes de valeurs et de visées
purement cognitives convainc souvent plus difficilement que la proclamation d’objectifs et d’utilités économiques et/ou thérapeutiques, par exemple. Ce
n’est que sous le couvert d’une semblable rhétorique
et d’un « marketing » soigneux - certes pas nécessairement abusifs, mais en tous cas indispensables qu’un projet de recherche à visée aussi cognitive a
des chances de trouver preneur. La brevetabilité des
résultats devient ainsi une condition quasi nécessaire
de nombreux projets.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le système
est riche en interactions et en boucles de rétroaction, de telle sorte que la présentation séduisante
d’un projet par des chercheurs désireux avant tout
de faire avancer la connaissance, permet également
une instrumentalisation à rebours des bailleurs de
fonds privés et publics. Beaucoup de chercheurs comprennent vite comment remplir les formulaires et
satisfaire les valeurs, intérêts, désirs et fantasmes des
autres membres du sujet pluriel de la technoscience.
39
Que n’ont-ils pas promis, au cours de ces toutes dernières décennies, dans le domaine des biotechnologies et de la biomédecine, par exemple. Mais cela est
de bonne guerre, aussi longtemps du moins que ces
stratégies ne diminuent pas la qualité intrinsèque du
travail de recherche et des résultats obtenus, anticipés ou non. Ces stratégies négociées peuvent même
rendre le travail et les résultats meilleurs, car plus
conscients et soucieux de la complexité du monde
où ils sont produits.
Les problèmes de choix posés par la R & D contemporaine ne procèdent pas seulement de la pluralité
culturelle et axiologique du sujet de la technoscience
qui fait interagir chercheurs, industriels, financiers,
politiques, utilisateurs-consommateurs (y compris des
citoyens de traditions très différentes). Ils trouvent
aussi leur source dans la surabondance du possible
technoscientifique : tant de pistes intéressantes de
recherche, tant de développements techniques créateurs ou innovants sont envisageables ; mais la plupart supposent des investissements financiers et
humains qui dépassent de loin les moyens disponibles.
Que l’on songe seulement à la conquête spatiale, à la
robotique, à l’IA40, aux grands accélérateurs ou à la
fusion nucléaire, mais aussi à la chimie douce ou aux
nanotechnosciences, et bien sûr aux sciences
humaines et à la nécessité de découvrir et de préserver les immenses richesses culturelles (et pas seulement naturelles) dont nous avons hérité…
L’explosion du possible technoscientifique est une
autre conséquence du succès, de l’immense fécondité, des sciences et des techniques modernes.
Comme la pluralité du sujet de la R & D se caractérise par l’absence de critères de choix communs, la
nécessité de décider parmi la surabondance du possible technoscientifique est inévitablement conflictuelle. Echeverria souligne la nature structurellement
conflictuelle du sujet de la technoscience.41
Si le Projet Manhattan constitue l’exemple paradigmatique de la Big Science, le Projet Génome Humain
joue, dans les années quatre-vingt-dix un rôle similaire pour la technoscience. En effet, on y trouve tous
les caractères de celle-ci : financement public et privé ;
enjeux cognitifs largement instrumentalisés par les
enjeux économiques, politiques, juridiques (brevets), etc. ; sujet pluriel, complexe et conflictuel au
plan des valeurs et des intérêts ; informatisation.
Profit, narcissisme médiatique, pouvoir, secret, avantages personnels divers…, en recourrant à des moyens tels que vénalité, dissimulation, trucage, tromperie, etc.
40 Intelligence Artificielle.
41 Ces conflits ne se réduisent pas toujours à des controverses et des débats : il s’agit d’oppositions et d’incompatibilités de formes de vie,
d’intérêts très concrets et de projets de société qui peuvent devenir physiquement violents (cfr o.c., p.176).
30
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
LA TECHNOSCIENCE :
DE L’ORIGINE DU MOT À SES USAGES ACTUELS
Echeverria rappelle qu’au départ du Projet Génome
Humain, son premier directeur James Watson, décida
de consacrer 5 % du budget à des recherches sur les
implications éthiques, juridiques et sociales du
Projet42.
CONCLUSIONS
Le monde décrit par les technoscience studies n’est
guère réjouissant, si ce n’est, peut-être, à bonne distance esthétique postmoderne. Il apparaît comme un
chaos de forces matérielles polymorphes, en interaction plus ou moins violente, présentant des îlots et
des phases imprévisibles d’organisation et de création éphémères.
Le sujet pluriel et conflictuel de la technoscience
paraît matériel et inconscient.
Ce constat me conduit à deux réflexions en guise de
conclusion.
(1). Le sujet de la technoscience a besoin d’une
conscience. Non pas une conscience-miroir simplement descriptive : une conscience morale, capable
de délibérer et de juger. Mais à sujet pluriel,
conscience plurielle. Je fais l’hypothèse que ce besoin
profond d’une conscience plurielle de la technoscience se cherche – notamment : il n’y a ici nul monopole – à travers la multiplication de comités d’éthique
(spécialement, de bioéthique) au cours de ces dernières décennies. A l’appui de cette hypothèse, je
soulignerai deux aspects de ce développement : (a)
les comités d’éthique ont été progressivement institués à tous les échelons de complexité et d’extension : comités locaux, nationaux, plus ou moins internationaux (Union Européenne, Conseil de l’Europe),
mondial (Unesco) ; (b) ces comités sont ou en tous
cas devraient être à la fois authentiquement pluridisciplinaires et pluralistes, et inclure des représentants
des associations d’intérêts qui composent la société.
Cette pluridisciplinarité pluraliste inclut les sciences
humaines contribuant à informer le sujet pluriel de la
technoscience sur lui-même ; elle inclut aussi des disciplines telles la philosophie, la théologie ou le droit, invitant le sujet pluriel à s’expliciter et à discuter à propos
de valeurs et de normes, et à formuler un avis. La composition très pluraliste du comité entraîne que l’avis luimême ne sera souvent que partiellement consensuel.
Mais les divergences irréductibles auront pu au moins
s’exprimer en explicitant leurs présupposés, les
croyances, les soucis, les valeurs et les raisons qui les
sous-tendent. Un tel résultat constitue un progrès
important par rapport au conflit aveugle de forces et
de désirs dépourvus de conscience autre que celle
de la volonté de vaincre et ne percevant autrui que
comme un moyen ou un obstacle.
Le comité d’éthique en tant que conscience est l’instance où le sujet pluriel de la technoscience discute
au lieu de se déchirer. L’instance aussi où il peut
acquérir une « transculture » technoscientifique et
une «métaculture» du multiculturalisme, sensibilisant
aux autres et à la diversité. Il y aurait beaucoup à dire
sur la méthodologie appropriée aux comités
d’éthique, mais c’est un sujet qu’il faudrait développer pour lui-même43.
Le phénomène institutionnel complexe des comités
d’éthique n’est pas la panacée. J’y vois cependant un
espace important de conscientisation morale du sujet,
largement inconscient et structurellement conflictuel
de la technoscience.
Conscience et conscientisation sont à comprendre
comme des processus accompagnateurs, évolutifs,
susceptibles d’infléchir prudemment les dynamiques
technoscientifiques. Ce serait un contresens d’y chercher le retour d’une quelconque conscience substantielle et monologique ou d’un point de survol dictant des normes transcendantes et immuables.
(2). Les technosciences et les technoscience studies
sont le symbole d’une approche de plus en plus intégralement matérialiste et opératoire44. Il ne s’agit pas
d’un matérialisme métaphysique, qui se fonderait sur
une définition univoque de la matière et entreprendrait une réduction ontologique de toute réalité à
la matière ainsi définie. Il s’agit d’un matérialisme
méthodologique dont la visée principale n’est pas de
représenter, mais d’agir et d’opérer, de produire et
de transformer. « Tout est matériel » veut dire en
l’occurrence que tout est indéfiniment opérable et
résultat d’opération, et que cette opérabilité indéfiniment ouverte est sinon sans règles, en tous cas
sans métarègles.
Elle est empirique et non soumise à des contraintes
métaphysiques ou transcendantales du genre de celles
affirmées a priori par les théologies et les philosophies idéalistes.
42
C’est le sous-programme ELSI (Ethical, Legal, Social Implications) (o.c., p.139).
Je l’ai traité dans (2004) Qu’est-ce que la bioéthique ?, Vrin, Paris.
44 Matrix for Materiality est le sous-titre déjà mentionné du collectif Chasing Technoscience édité par Ihde.
43
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 86 - SEPTEMBRE 2006
31
Le matérialisme méthodologique est réflexif : il
concerne aussi l’être humain (toute une tendance des
technoscience studies gomme la différence entre
humain et non-humain). Mais il n’est pas systématiquement anti-spiritualiste : ce serait encore une position métaphysique. Il prend seulement au sérieux le
constat empirique que nous n’avons - en tous cas je
n’ai - pas d’expérience d’esprit indépendamment de
l’existence de cerveaux humains en interaction communicationnelle. Il peut en tirer l’hypothèse de travail que l’extension ou l’intensification de l’esprit et de
la conscience sont aussi dépendantes de l’opération
de leurs conditions empiriques matérielles. Ceci
engage la question éthique à dimensions politique,
religieuse et philosophique de l’anthropotechnique,
c’est-à-dire de l’auto-transcendance opératoire et
progressive de fractions de l’espèce humaine. Cette
question est au foyer passionnel de l’inconscient et
de la conscience du sujet pluriel de la technoscience,
sujet à ce propos violemment divisé. Il s’agit de la
question de l’homme posée pour un futur (déjà
engagé) au cours duquel son exploration pourrait être
moins exclusivement symbolique, affaire de discours,
d’interprétation herméneutique et de représentation,
et de plus en plus techno-physique, expérimentale et
opératoire. L’horizon n’en est plus l’ordre créationniste ou ontologique, mais une évolution - éventuellement multiple - indécidée et inanticipable par la narration ou la spéculation.
42
32
Sa portée n’est plus mesurée par le monde (l’horizon de la Terre) ni par l’Histoire (les eschatologies
millénaristes religieuses ou sécularisées). Elle relève
d’espaces et de durées cosmiques. C’est pourquoi
l’humanité - le sujet pluriel de la technoscience devrait à cet égard cultiver la conscience qu’elle a
devant elle tout le temps (accident cosmique mis à
part) et que la plus grande prudence s’impose.45
Ces perspectives vertigineuses sont rarement évoquées comme telles dans les technoscience studies dont
l’horizon est socio-politique et rapproché. Elles
répondent cependant à l’inquiétude légitime exprimée par Jean-Pierre Séris lorsqu’il craint qu’avec la
technoscience on n’encourage exclusivement qu’un
matérialisme utilitariste myope pour une société ayant
perdu le sens de l’infini qui animerait encore l’idée de
la science.
Mais Séris aurait très probablement reculé devant l’invitation à insuffler le désir infini de la science, de la
religion et de la philosophie dans l’opération technique progressive du réel et de l’espèce humaine.
Mes deux points de conclusion - conscience morale
et opérativité matérielle - sont complémentaires : en
effet, l’auto-transcendance opératoire du sujet pluriel de la technoscience doit s’accompagner d’une
conscience très prudente.
J’ai développé ces questions en particulier dans deux ouvrages : (2002), Technoscience et sagesse ?, Nantes, Pleins Feux ; (2004),
Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob.
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