Recherche-et-innovation

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Recherche-et-innovation : un syntagme dangereux
Janine Guespin-Michel, et Yves-Claude Lequin1
Le terme innovation est ambigu. Accolé très souvent au mot recherche il figure, depuis peu
mais de façon massive2 dans tous les textes officiels traitant de l'organisation de la recherche, ou de
la signification de la science. Est-ce un simple « effet de mode », ou l'indice (voire le moyen) d'une
transformation de la nature de la recherche scientifique, et des rapports entre science et société ?
L'invasion des textes officiels par ce qui est donc devenu le syntagme3 recherche-etinnovation, suit de près le concept d'économie de la connaissance énoncé par le Conseil européen à
Lisbonne en 2000. Pour tenter d'en décrypter la signification, nous évoquerons les rapports, réels et
fantasmés, entre science, technique, technologie, progrès, compétitivité et croissance, au cours des
quelques cinquante dernières années en France.
I Innovation, un terme ambigu4.
A moyen ou long terme, le sens des mots se modifie et le mot « innovation » est depuis
longtemps une sorte d'indicateur des tendances de la société. Mais cette modification n'a pas été
synchrone dans toutes les couches de la société, ni dans les différents usages du mot, ce qui lui a
conféré une forte ambiguïté.
- Pendant plus de 2000 ans (de l'antiquité grecque à Louis XIV), c'est un terme de
rejet lancé par les dominants pour disqualifier les réformateurs et les révolutionnaires : accusés de
vouloir démolir les institutions, l'Etat, l'Eglise, etc.
- Pendant trois siècles, disons de Vauban à Chevènement, le mot désigne souvent une
action (de l'État) orientée vers ce qu'on nomme "le progrès", technique mais aussi social. Le terme
1 Travail réalisé dans le cadre du groupe de travail Science et démocratie d'Espaces Marx. Nous remercions Annick
Jacq (animatrice du groupe de travail) pour ses réflexions et questions sur notre manuscrit.
2 Par exemple, dans un rapport préalable à la mise en place du cluster technoscientifique du plateau de Saclay.
(rapport Lagaillette), la partie « Réponses des établissements du plateau de Saclay à la consultation ‘OPERATION
CAMPUS’ » contient 28 occurrences du mot innovation sur 30 pages. Plus récemment, la définition des priorités
nationales en matière de recherche s'intitule : Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation (SNRI)
3 Syntagme : groupe de mots associés pour former un ensemble interdépendant. En plus de « recherche et
innovation », on peut aussi citer ici « sciences-et-techniques » (jamais « techniques-et-sciences ») pour signifier que
les techniques se réduiraient à des applications des sciences de la nature…et non à une création des humains.
4
Cette section est inspirée du texte sur l'innovation (A. Jacq, Y.-C.Lequin et J.Guespin) paru sur le site
d'espaces Marx (http://www.espaces-marx.net/spip.php?article503) et du texte de Lequin Yves-Claude.- Choix
et démocratie techniques.- Contribution au forum mondial Science et démocratie.- 12 décembre 2008.- in
http://fm-
sciences.org/spip.php?article342. Voir aussi : Lequin Yves-Claude.- La technologie est une science humaine.- in
la revue Sciences Humaines.- n° 205, juin 2009, pp 24-29.
1
se charge donc progressivement d'autres sens. (Mais le sens ancien subsiste, au point que Flaubert,
dans son «Dictionnaire des idées reçues » en donna cette définition ironique : «Innovation : toujours
dangereuse» !). Ce rappel souligne aussi que la notion de ‘progrès’, lié à l’approfondissement des
connaissances, est datée historiquement et se trouve au cœur de la modernité née à la renaissance.
Dans cette optique, on a tendance à considérer que toute innovation technique est un progrès,
(conception diversement discutée de nos jours).
- Avec les années 2000 environ (depuis le Conseil de l'UE de Lisbonne qui a officialisé la
notion 'd'économie et société de la connaissance'), ce terme est devenu omniprésent dans les
discours officiels comme dans les demandes de crédits des scientifiques, et recouvre des
significations diverses qu'il s'agit ici d'analyser.
Trois pistes semblent pouvoir se dégager.
1) Ce terme est employé pour désigner des inventions destinées aux consommateurs,
Définition de Wikipédia 5
« Une innovation se distingue d'une invention ou d'une découverte dans la mesure où elle
s'inscrit dans une perspective applicative. Le manuel d'Oslo de l'Organisation de Coopération et de
Développement Economique (OCDE) propose les définitions suivantes : On entend par innovation
technologique de produit la mise au point/commercialisation d'un produit plus performant dans le but
de fournir au consommateur des services objectivement nouveaux ou améliorés. »
La sociologie des sciences s'est posée la question de la diffusion dans le public de
l'innovation, vue comme l¹innovation technique, l’objet mais aussi certains processus (y compris
diverses formes de pratiques sociales, dont le management en entreprise, ou encore des techniques
diminuant le temps de production). Elle oppose plusieurs modèles, mais dans tous ces cas, ce mot
est connoté positivement, l'innovation représentant un progrès pour ces consommateurs.
Dans cette première acception « innovation » se rattache aux significations plus anciennes,
et à une logique où c'est la « valeur d'usage » qui est prise en compte.
Notons qu'il est ici question de technique et non de science. Pourtant, il reste implicite dans
tous ces discours que l'innovation est essentiellement basée sur les progrès des connaissances
scientifiques. Or l’innovation, ce n’est pas seulement l’invention ou la découverte, ni la
« diffusion », c’est tout le long processus d’appropriation et de production de connaissances,
d’objets et d’usages nouveaux par des populations (avec le concours d’institutions diverses).
Progrès : historiquement, depuis la Renaissance, le capitalisme s’est construit et installé en faisant
valoir qu’il représente la liberté et apporte une amélioration générale de la vie. Par l’école, la presse,
5 Les définitions tirées de Wikipédia ne sont pas présentées ici comme un archétype de « bonne » définition », mais
plutôt pour évoquer le consensus dominant à l'heure actuelle.
2
etc. cette idée est devenue un élément central du fonds commun de pensée. L’usage du mot
« innovation » s’inscrit dans ce courant.
2) Ce terme est employé pour désigner des activités génératrices de profit (moteur de
l'économie de la connaissance, par la compétitivité) dans le contexte de la guerre économique de la
société libérale.
Voici par exemple la définition d’André Gorz 6
« La valeur commerciale (le prix) des produits devrait donc dépendre davantage de leurs
qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d'usage) substantielle. Ces qualités
immatérielles - le style, la nouveauté le prestige de la marque, la rareté ou "exclusivité" - devaient
conférer aux produits un statut comparable à celui des œuvres d'art : celles-ci ont une valeur
intrinsèque, il n'existe aucun étalon permettant d'établir entre elles un rapport d'équivalence ou
"juste prix". Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la
réputation du créateur, du désir de l'acheteur éventuel.. Les qualités immatérielles incomparables
procurent à la firme productrice l'équivalent d'un monopole et la possibilité de s'assurer une rente de
nouveauté, de rareté, d'exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la
diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les
produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport
d'équivalence. Du point de vue économique, l'innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le
moyen de créer de la rareté source de rente et d'obtenir un surprix au détriment des produits
concurrents*. »
Les processus innovant en matière de production (diminution du temps de fabrication,
augmentation par des méthodes managériales innovantes de la productivité des personnels) sont eux
aussi directement source de profit, et peuvent être compris selon l'une ou l'autre des définitions
proposées.
C'est donc avec le terme compétitivité que l'innovation est couplée dans cette
acception, économique et contemporaine, qui tient compte, non de la valeur d'usage, mais du profit.
Dans un rapport préalable au lancement du cluster technoscientifque du plateau de Saclay, le préfet
Blanc écrit par exemple «« Dans un modèle économique mondialisé et construit sur l’innovation, la
compétitivité se construit désormais à l'échelle régionale »
Mais le discours utilisant cette signification de l'innovation, reste appuyé sur la
connotation du progrès, à la fois par la confusion avec la première acception et par le biais de la
croissance élevée de la production des marchandises, au rang de valeur universelle. Ainsi, comme le
note A. Jacq :
« La notion d’innovation comme moteur de l’économie de la connaissance est au cœur du
discours des politiques, des industriels et des scientifiques. C’est grâce à l’innovation que le marché
rejoindra les besoins humains. Pour les politiques, c’est grâce à l’innovation que la connaissance
6 (le travail dans la sortie du capitalisme, Ecorev 2008, http://ecorev.org/spip.php?article641)
3
peut se traduire en bienfaits pour l’humanité, présider au développement économique et à la
croissance, dans un contexte de compétition mondiale.....On retrouve ici, dans ce discours devenu
une forme de lieu commun, ces différents éléments : la croissance, l’emploi, et la compétitivité 7»
On voit ici que la science, la connaissance est en tant que telle, associée à l'innovation. Ceci
soulève une question concernant les rapports entre science et techniques ou, comme on dit de nos
jours, technologies. Le lien avec la recherche, dans le syntagme recherche-et-innovation, suggère
une confusion entretenue, entre recherche scientifique et application technologique. Elle est liée au
fait que bon nombre des avancées techniques sont issues de découvertes scientifiques (les ondes
électromagnétiques, la radioactivité, les antibiotiques, le génie génétique...), et que les liens anciens
entre science et techniques se sont renforcés dans la période récente, à la fois suite à l'évolution des
pratiques scientifiques et industrielles, et par la volonté des pouvoirs publics (nous y reviendrons).
Technique et technologie : La technique, c’est l’homme. A la fois travail sur soi, objets, systèmes,
symboles et objets, elle se développe contradictoirement, sous les influences contradictoires de la
société.
Au 17e siècle le mot « technologie » se mit à signifier « étude de la technique », comme on dit
« sociologie » pour l’étude de la société. Fin 18e siècle, elle est devenue une discipline universitaire (en
Allemagne et Europe du Nord), favorisant une maîtrise politique des changements techniques. Au 19 e
siècle, les courants libéraux évacuent l’action politique hors des changements techniques, et le mot
« technologies », désormais mis au pluriel, désigne les « techniques modernes », comme si elles
n’étaient que des applications des sciences, donc des « progrès » et des « innovations ». Ne devrions
nous pas, aujourd’hui, constituer une « technologie démocratique » au service des politiques de
transformation sociale ?
Transformé, le terme « technologies » est employé depuis une trentaine d'années pour
suggérer ce rapprochement. Mais dire qu'il y a une forte liaison entre sciences et techniques, même
rebaptisées technologies, ne signifie pas que ces deux pratiques doivent être confondues. C'est
pourtant ce que sous-entend le terme de technoscience8 mis en avant depuis le tournant du siècle par
un courant dominant de sociologie et de philosophie des sciences, pour qui la science actuelle serait
précisément caractérisée par la suppression des frontières entre science et technologie. Cela justifie
de facto toutes les politiques scientifiques actuelles liées à la mise en place de l'économie de la
connaissance. Mais cela masque une réalité pourtant indispensable pour comprendre les enjeux
7 A. .Jacq.- mémoire « Thérapie génique et industrie biotechnologique et pharmaceutique en France : la trajectoire
d'une promesse. »
8 « La notion de technoscience vise à combler le fossé entre sciences et techniques compte tenu de la nécessité de
penser les découvertes scientifiques et les inventions techniques dans un même contexte social afin de rendre compte
de leurs interactions fortes. Le terme a été introduit dans les années 1970 par le philosophe belge Gilbert Hottois. Il
est devenu d'usage courant dans les années 1990. Il est utilisé par des auteurs américains comme Don Ihde, Hubert
L. Dreyfus ou Donna Haraway, spécialistes de la philosophie des techniques, et des auteurs français comme le
sociologue Bruno Latou r ». (Wikipédia)
4
actuels, que les finalités de la science et de la technologie, même si les pratiques se recouvrent en
grande partie, ne sont pas les mêmes.
Technoscience : ce terme fourre-tout tend à devenir une norme intellectuelle, à la fois pour couvrir
l’ensemble des mutations institutionnelles et universitaires dont il est question ici…et pour désigner les
formes actuelles de la traditionnelle critique anti-technique.
Si l'on prend innovation dans son premier sens, il conviendrait, pour la stimuler, de prendre
des mesures, notoirement absentes des politiques de la recherche en Europe et en France
actuellement. Il faudrait par exemple développer une recherche « libre » de tout objectif
technologique pour maintenir ouvertes les possibilités d'innovations futures, il faudrait
parallèlement développer des recherches technologiques dans les centres de recherches appropriés
(publics ou d’entreprises). Les liens entre science et technologie, devraient certes être maintenus,
(mais sans faire de confusion entre les deux), ce qu'avait tenté de faire le colloque sur recherche et
technologie de 1982. Dans le deuxième sens au contraire, il s'agit d'abord de préserver les marges
de profit. L'innovation, moteur de la compétitivité, est un tonneau des Danaïdes. La recherche-etdéveloppement industrielle « coûte cher » et diminue donc les taux de profit. Un des enjeux de la
guerre économique sera donc de faire participer de plus en plus la recherche publique à cet effort
d'innovation. C'est ce qui se passe, en France et dans le monde avec une accélération considérable
depuis 10 ans. On a privilégié de façon drastique les seuls progrès scientifiques ayant permis des
progrès techniques importants, accélérant des inventions, voire les « découvertes » déjà prévisibles,
mais empêchant la survenue de l'imprévu. Encore faut-il souligner que les nouveautés associées à
des connaissances nouvelles ne représentent pas toutes les applications possibles, mais seulement
celles favorisées par les politiques industrielles de compétitivité dans la guerre économique9.
Notons de plus que, avec la financiarisation de l'économie, le profit ne vient plus
exclusivement de la production, mais, de plus en plus, de la spéculation. L'innovation devient donc,
soit la production de nouveauté, soit simplement la promesse de cette production. Dans tous les cas,
il faut que la recherche –débouchant ou non sur un produit nouveau- débouche sur du profit.
3) Le terme innovation est généralement employé, hors de toute définition, comme si il
allait de soi, alors que nous venons de voir son ambiguïté. Ceci permet en fait d'établir un
consensus, d'éviter tout débat démocratique et de couvrir bien des mauvais coups portés notamment
à la recherche. Il s'agit alors de dresser un brouillard idéologique, dont la mission est de camoufler
une politique contraire (État, entreprises, etc.), une politique foncièrement régressive et prédatrice,
aux antipodes de toute forme de progrès.
Ceci n'est pas propre à la France, un scientifique brésilien écrit « in Brazil, it's become the
9 C'est pourquoi, parmi les organisations qui se préoccupent du devenir de la science, on trouve souvent une
dichotomie entre ceux (essentiellement des scientifiques), qui veulent préserver la recherche fondamentale, et ceux
(essentiellement des ONG) qui veulent développer les recherches à applications non rentables mais utiles à la
société.
5
term to justify all sorts of unacceptable things, and the government's research funds have become
tied to it as a priority.10 »
Cette utilisation joue consciemment sur l'ambiguïté portée par les deux premières
définitions, et un locuteur peut alternativement, ou même conjointement utiliser la deuxième
(facteur de compétitivité) et la troisième (rideau de fumée), dans le même discours (tout en veillant
à conserver la connotation positive de la première). Mais la contradiction même entre les deux
premières acceptions du terme innovation, peut se transformer en force de proposition pour de
véritables « novations », pour peu que se mêlent du processus, d'autres acteurs que les représentants
des multinationales. C'est l'un des enjeux de la démarche dite « science et démocratie »11
II De l' autonomie de la recherche à la recherche-et-innovation
Sans revenir à l'antiquité ni même à Vauban, rappelons la période dite des Trente glorieuses
et la manière dont s'est concrétisée la conception des rapports entre science, technique et
technologie, et progrès. D'un point de vue subjectif (idéologique), la science était ressentie comme
liée au progrès (selon Auguste Comte). Le progrès des connaissances scientifiques devait assurer
une maîtrise sur la nature permettant des progrès matériels, par la médiation du développement des
techniques, assurant une prospérité croissante et l'amélioration de la qualité de la vie. Mais la liaison
entre science et progrès était différée. Les découvertes scientifiques, non programmables, étaient
considérées comme susceptibles d'ouvrir la voie, à long terme, à des progrès considérables. Se
développant en fonction de ses propres normes et questions, la science ouvrait à la société, et de
façon imprévisible, de nouvelles perspectives que la société pouvait utiliser à travers des choix
économiques et techniques. L'autonomie de la science (sa capacité à définir elle même son
organisation et ses projets) était considérée comme le garant de son succès, et des progrès ultérieurs.
L'État intervenait certes au niveau des choix budgétaires. Le symbole de cette autonomie en France,
le CNRS d'alors, était doté de pouvoirs de prospective et d'un statut démocratique hérité de JoliotCurie. Des secteurs entiers de la recherche publique, comme le CEA, l'INRA et d'autres instituts de
recherche « appliquée » et, bien entendu la recherche privée échappaient à ce contrôle, mais le
concept d'autonomie de la science était prévalent et il se rapprochait de la situation objective. Cette
connotation allait perdurer en dépit des profondes modifications ultérieures.
On peut noter au passage, une dépendance fantasmée de la technique par rapport à la
science.
La technique ne se confond pas, ne se confond jamais avec l’économie, ni avec la science, alors même qu’elle leur est
étroitement associée, comme elle l’est au politique, à la culture, etc. puisque la technique, c’est l’homme. Le concept de
10 Dans le cadre du débat instauré sur le site de Forum Social Mondial,Science et démocratie
11 Un groupe de travail « science et démocratie » s'est mis en place à Espaces Marx en 2007 et, En 2009 s'est constitué
à l'occasion du forum social mondial un processus appelé Forum mondial science et démocratie.
6
forces productives, conviendrait infiniment mieux pour désigner son unité avec l’homme, sa dimension individuelle et
collective, sa réalité complexe.
Cette notion d’ «industrie scientifique » ou de « technique scientifique » est ravageuse parce qu’elle suggère (et les
tayloriens feront plus que le suggérer) que dans les entreprises « scientifiquement organisées », ni les salariés, ni les
citoyens ne pourront plus jamais décider de quoi que ce soit sur le plan technique. Cette notion de « science-et-technique »
devient une machine de guerre contre la démocratie technique ! Ainsi la « science-et-technique » (« science appliquée »)
devient une solide justification de toute technocratie, dans le monde occidental d’abord, puis dans les pays soviétiques.
Divers « niveaux » de technique, divers types de choix.
Dans l’immense champ technique, il y a des niveaux très différents, entre la technique « personnelle » et les « macrosystèmes techniques ». Ils se distinguent selon leur coût (en temps, en argent, en travail humain), leur portée territoriale,
leurs effets (sur l’homme et sur la nature), leur durée, leur usage (individuel ou collectif) ; les niveaux de choix ne sont
évidemment pas les mêmes selon les cas.
A cette époque, la mise en œuvre des conséquences des découvertes appartenait au domaine
de la technique qui se développait de façon distincte (de l'utilisation pacifique de l'énergie atomique
à la fabrication massive d'antibiotiques, puis à la révolution verte). La technique appartenait à la
sphère de l'industrie (privée ou publique), où la recherche était peu développée, Il y avait même un
conflit entre science et industrie, résumée par la boutade « le scientifique cherche et l'ingénieur
trouve ».
Une distinction, typiquement française a contribué à cette séparation conflictuelle entre
science et technique : séparation entre l'Université, le CNRS, lieu de la recherche scientifique
autonome et fondamentale (et aussi « tour d'ivoire » des scientifiques), les Écoles d'ingénieurs,
longtemps dépourvues (pour la majorité d’entre elles) de recherche scientifique, alors que des
recherches « techniques » se conduisent dans de grands organismes spécifiques (et qui n’enseignent
pas : CEA, INRA ORSTOM, CNEXO, INSERM). Associée à un investissement relativement faible
en recherche-développement, de la part des entreprises françaises (comparativement à leurs
homologues d’autres pays), cette situation a contribué au sous-développement des recherches
technologiques et appliquées, conduisant à un retard industriel de la France dans de nombreux
domaines à la fin des années 1970. Les pouvoirs publics, conscients de ce retard, ont alors cherché à
combler le fossé entre recherche et industrie, par divers moyens (passant par la création de la
DGRST, distincte du CNRS, agissant par appels d'offre, permettant de diriger une petite partie de la
recherche vers des programmes plus directement appliqués, puis par l'initiative de Chevènement,
alors ministre de la recherche et de l'industrie du gouvernement Mauroy d'un grand colloque
national « recherche et technologie » en janvier 1982 précédé par des assises régionales de la
recherche et technologie en 1981 (on voir ici apparaître le terme technologie, remplaçant technique,
et destiné précisément à connoter ce rapprochement). A ce moment là, technologie était lié aussi à
des préoccupations sociétales et même sociales.
Le « tournant de 1983 », qui a vu la victoire des thèses libérales, allait simplifier les
objectifs et supprimer progressivement dans les faits, mais pas forcément dans les idées, les
7
connotations sociales et sociétales, ne laissant que le développement industriel. Des mesures furent
prises pour favoriser le rapprochement entre la recherche publique et privée, entre la recherche
publique et les grandes entreprises, voire pour motiver les PME à se tourner vers la recherche pour
résoudre certains de leurs problèmes. (Ces mesures d'incitation passaient par une diminution des
crédits récurrents de la recherche publique, sans diminution de leur potentiel humain). Ces
incitations financières ont souvent, dans cette première période, eu des effets bénéfiques sur la
recherche publique, en permettant aux chercheurs de « sortir de leur tour d'ivoire » et de découvrir
des problématique nouvelles liées aux thèmes industriels. Ces effets n'ont été bénéfiques que tant
que les incitations n'ont représenté qu'une part relativement minime des sommes nécessaires au
fonctionnement des laboratoires.
Cette relativement lente transformation des mentalités, fut rattrapée par l'économie
néolibérale sous le terme « l'économie de la connaissance ». Face à la diminution tendancielle du
taux de profit, et à la guerre économique que se livrent les multinationales par l'intermédiaire des
Etats des grandes puissances, l'Innovation est devenue, nous l'avons vu, le moteur de la
compétitivité, mesurée par la croissance. Il devenait nécessaire d'accélérer considérablement le
processus de transformation de la science en technoscience, et cette tâche a été dans un premier
temps dévolue par Bruxelles à « l'European Research Aera » (ERA), utilisant le levier financier des
programmes cadres pour la recherche et le développement (PCRD), à partir du 6e, ouvert
précisément après le conseil de Lisbonne et la création de l'ERA12.
C'est le gouvernement actuel, qui a parachevé la transformation. avec la création de
l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), qui est devenue la source essentielle de crédits, avec
des programmes ciblés, l'AERES qui évalue les équipes en fonction de leur performances par
rapports aux objectifs fixés, la création de pôles de compétitivité et de laboratoires d'excellence, et
enfin la loi LRU instituant l'autonomie (toute relative à vrai dire) des universités mises ainsi en
concurrence. Cette politique tend vers la concentration de la recherche publique en une dizaine de
grands pôles d’excellence (traduisez de technoscience), destinés à couvrir la recherche-etinnovation, les universités et laboratoires restant étant destinés à devenir des centres de formation
de moindre valeur liés aux entreprises régionales.
L'objectif poursuivi à travers toutes ces réformes est donc la compétitivité des entreprises
européennes. Même en le parant des plumes de la croissance-donc-de-l'emploi, cet objectif n'est
susceptible de motiver ni les scientifiques, qui restent attachés au progrès des connaissances, à
l'ivresse de la découverte, et à l'idéologie liant science et progrès, ni l'opinion publique, sensible aux
risques que cette course effrénée au profit génère. Mais le terme innovation, lui, reste connoté à
12 Dans l'ouvrage « le vivant entre science et marché, une démocratie à inventer ».- Espaces Marx/Syllepse 2006, on
pourra trouver une analyse de la manière dont ce 6e PCRDT a influé sur le développement de la recherche en
biologie.
8
nouveauté donc à progrès. Il s'agira donc, dans les discours, de conserver cette connotation.
Innovation doit toujours évoquer le progrès dans l'esprit du public, même si la nouveauté
recherchée est totalement dénuée d'utilité, voire si elle est potentiellement nuisible, comme tant
d'exemples actuels le démontrent, comme en chimie et en pharmacie récemment.
III Le triple impact négatif de cette liaison forcée.
L'utilisation du concept de technoscience lié au syntagme recherche-et-innovation
correspond donc à la mise en œuvre de l'économie de la connaissance. Il s'agit de faire accepter
comme des évidences, de profondes modifications du statut de la recherche publique, à travers des
programmes de recherche finalisés sur des objectifs limités, à travers des méthodes managériales,
d'évaluation et de précarisation des personnels scientifiques contre lesquelles les syndicats tentent
de s'élever, et à travers des campagnes de communication où l'utilisation très particulière des mots,
et le maintien de leur ambiguïté sémantique jouent un rôle non négligeable.
Trois conséquences négatives doivent être soulignées.
1) D'une part, cette politique conduit à amputer la recherche scientifique publique des
champs qui ne semblent pas susceptible13 de générer de l'innovation. Or toute l'histoire des sciences
et des techniques montre que les grandes découvertes, celles qui ont, à plus ou moins long terme
bouleversé le paysage technologique proviennent toujours de champs disciplinaires inattendus. En
supprimant des champs de recherche on va, à coup sûr se priver de découvertes futures.
2)
Dans la mesure où les innovations ne concernent réellement (dans l'esprit des
bailleurs de fonds, donc de ceux qui, actuellement décident des orientations, et de la politique de la
recherche), que celles susceptibles de générer du profit, les recherches scientifique comme
technologiques susceptibles de conduire à des « novations » utiles pour la société mais non
rentables sont également supprimées ou défavorisées (on peut penser aux énergies renouvelables, à
l'agriculture non intensive, mai aussi aux recherches actuellement sinistrées dans le champ des
sciences de l'homme et de la société, à la philosophie etc.).
« Sciences appliquées », « Science-et-technique », « recherche-et-innovation »
Voilà trois termes issus de la pensée « scientiste », qui promet monts et merveilles par la seule application
des sciences. Cette théorie réduit la technique à un seul aspect (contribution des sciences de la nature à
l’innovation technique). Pour ancienne quelle soit (depuis les années 1800) et pour mondialisée qu’elle
soit devenue, cette pensée « scientiste » tronque le réel :
-des sciences de la nature, elle ne retient que ce qui est rapidement applicable ;
-de l’applicable, elle ne vise que ce qui est rentable ;
-elle ignore les sciences humaines et sociales (sauf instrumentalisées) ;
-elle se veut universaliste (ignorant la diversité des solutions techniques adoptées) ; ramenant ce qui n’est pas
« scientifique » à de la « routine », elle dévalorise l’ingéniosité créatrice des « techniciens » du passé et
13 Qui décide en dernière instance? C'est là qu'une réflexion approfondie sur la notion d'experts devient nécessaire.
9
du présent ; elle fait l’impasse sur la conception, dont le rôle est croissant (en temps, en chercheurs, en
budgets, en résultats), ramenant la production à de l’« exécution », elle méconnaît ce qu’apportent à
l’innovation le travail et ceux qui travaillent, apport essentiel (cf notamment Yves Schwartz14)
3)
Enfin, dans la mesure où ces innovations sont destinées à générer le profit maximum,
le temps nécessaire aux tests pour en vérifier la non nocivité est réduit de façon drastique, et les
technologies les moins onéreuses sont privilégiées. On n'oublie pas que la « maladie de la vache
folle » provient d'un procédé technique de préparation visant à diminuer les coûts d'alimentation du
bétail, et l'actualité regorge de nouvelles molécules mises sur le marché avant que les tests
d'innocuité aient été suffisants (cf les médicaments que l'on supprime maintenant, après bien des
années d'utilisation, ou la récente mise en garde contre les téléphones portables). Or, pour le public,
ces dysfonctionnements sont attribués, non pas au mésusage des innovations par le capitalisme,
mais à la science elle même. Cette confusion contribue à une suspicion vis à vis de la science en
général, et représente un handicap pour les tentatives de liaison entre la science et la société. En
effet, la mise sous réel contrôle démocratique des décisions de politique scientifique, qui pourraient
permettre de diminuer les handicaps générés par l'économie de la connaissance, ne représente pas
un objectif dans l'agenda des forces de contestation. Même le Forum Mondial « science et
démocratie » ne s’intéresse que peu à cet aspect des questions, et reste encore parfois englué dans le
débat entre ceux qui veulent défendre la recherche publique, sans se poser suffisamment la question
du « pour quoi faire », et ceux qui s'en méfient et la rejettent au profit d'une « science alternative »
marginale ou peu crédible.
En 1933 l’Exposition universelle se tint à Chicago sur le thème « Un siècle de progrès »,
avec pour programme : « La science trouve, l’industrie applique, l’homme s’adapte ». Cela reste le
sens du syntagme recherche-et-innovation (qui était à cette époque « sciences-et-techniques »). Ne
serait-il pas nécessaire aujourd’hui, d’inverser ce programme, pour que les hommes prennent les
rênes de la science, de l’innovation technique et de l’industrie ?
14 Schwartz Yves et Durrive Louis (ss la dir de).- L’activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine II, suivi de
Manifeste pour un ergo-engagement (pp 215-249).- Octarès : Toulouse.- 2009.- 267 p.
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