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Recherche-et-innovation : un syntagme dangereux
Janine Guespin-Michel, et Yves-Claude Lequin
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Le terme innovation est ambigu. Accolé très souvent au mot recherche il figure, depuis peu
mais de façon massive
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dans tous les textes officiels traitant de l'organisation de la recherche, ou de
la signification de la science. Est-ce un simple « effet de mode », ou l'indice (voire le moyen) d'une
transformation de la nature de la recherche scientifique, et des rapports entre science et société ?
L'invasion des textes officiels par ce qui est donc devenu le syntagme
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recherche-et-
innovation, suit de près le concept d'économie de la connaissance énoncé par le Conseil européen à
Lisbonne en 2000. Pour tenter d'en décrypter la signification, nous évoquerons les rapports, réels et
fantasmés, entre science, technique, technologie, progrès, compétitivité et croissance, au cours des
quelques cinquante dernières années en France.
I Innovation, un terme ambigu
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.
A moyen ou long terme, le sens des mots se modifie et le mot « innovation » est depuis
longtemps une sorte d'indicateur des tendances de la société. Mais cette modification n'a pas été
synchrone dans toutes les couches de la société, ni dans les difrents usages du mot, ce qui lui a
conféré une forte ambiguïté.
- Pendant plus de 2000 ans (de l'antiquité grecque à Louis XIV), c'est un terme de
rejet lancé par les dominants pour disqualifier les réformateurs et les révolutionnaires : accusés de
vouloir démolir les institutions, l'Etat, l'Eglise, etc.
- Pendant trois siècles, disons de Vauban à Chevènement, le mot désigne souvent une
action (de l'État) orientée vers ce qu'on nomme "le progrès", technique mais aussi social. Le terme
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Travail réalisé dans le cadre du groupe de travail Science et démocratie d'Espaces Marx. Nous remercions Annick
Jacq (animatrice du groupe de travail) pour ses réflexions et questions sur notre manuscrit.
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Par exemple, dans un rapport préalable à la mise en place du cluster technoscientifique du plateau de Saclay.
(rapport Lagaillette), la partie « Réponses des établissements du plateau de Saclay à la consultation ‘OPERATION
CAMPUS’ » contient 28 occurrences du mot innovation sur 30 pages. Plus récemment, la définition des priorités
nationales en matière de recherche s'intitule : Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation (SNRI)
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Syntagme : groupe de mots associés pour former un ensemble interdépendant. En plus de « recherche et
innovation », on peut aussi citer ici « sciences-et-techniques » (jamais « techniques-et-sciences ») pour signifier que
les techniques se réduiraient à des applications des sciences de la nature…et non à une création des humains.
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Cette section est inspirée du texte sur l'innovation (A. Jacq, Y.-C.Lequin et J.Guespin) paru sur le site
d'espaces Marx (http://www.espaces-marx.net/spip.php?article503) et du texte de Lequin Yves-Claude.- Choix
et démocratie techniques.- Contribution au forum mondial Science et démocratie.- 12 décembre 2008.- in http://fm-
sciences.org/spip.php?article342. Voir aussi : Lequin Yves-Claude.- La technologie est une science humaine.- in
la revue Sciences Humaines.- n° 205, juin 2009, pp 24-29.
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se charge donc progressivement d'autres sens. (Mais le sens ancien subsiste, au point que Flaubert,
dans son «Dictionnaire des idées reçues » en donna cette définition ironique : «Innovation : toujours
dangereuse» !). Ce rappel souligne aussi que la notion de ‘progrès’, lié à l’approfondissement des
connaissances, est datée historiquement et se trouve au cœur de la modernité née à la renaissance.
Dans cette optique, on a tendance à considérer que toute innovation technique est un progrès,
(conception diversement discutée de nos jours).
- Avec les années 2000 environ (depuis le Conseil de l'UE de Lisbonne qui a officialisé la
notion 'd'économie et société de la connaissance'), ce terme est devenu omniprésent dans les
discours officiels comme dans les demandes de crédits des scientifiques, et recouvre des
significations diverses qu'il s'agit ici d'analyser.
Trois pistes semblent pouvoir se dégager.
1) Ce terme est employé pour désigner des inventions destinées aux consommateurs,
Définition de Wikipédia
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« Une innovation se distingue d'une invention ou d'une découverte dans la mesure elle
s'inscrit dans une perspective applicative. Le manuel d'Oslo de l'Organisation de Coopération et de
Développement Economique (OCDE) propose les définitions suivantes : On entend par innovation
technologique de produit la mise au point/commercialisation d'un produit plus performant dans le but
de fournir au consommateur des services objectivement nouveaux ou améliorés. »
La sociologie des sciences s'est posée la question de la diffusion dans le public de
l'innovation, vue comme l¹innovation technique, l’objet mais aussi certains processus (y compris
diverses formes de pratiques sociales, dont le management en entreprise, ou encore des techniques
diminuant le temps de production). Elle oppose plusieurs modèles, mais dans tous ces cas, ce mot
est connoté positivement, l'innovation représentant un progrès pour ces consommateurs.
Dans cette première acception « innovation » se rattache aux significations plus anciennes,
et à une logique où c'est la « valeur d'usage » qui est prise en compte.
Notons qu'il est ici question de technique et non de science. Pourtant, il reste implicite dans
tous ces discours que l'innovation est essentiellement basée sur les progrès des connaissances
scientifiques. Or l’innovation, ce n’est pas seulement l’invention ou la découverte, ni la
« diffusion », c’est tout le long processus d’appropriation et de production de connaissances,
d’objets et d’usages nouveaux par des populations (avec le concours d’institutions diverses).
Progrès : historiquement, depuis la Renaissance, le capitalisme s’est construit et installé en faisant
valoir qu’il représente la liberté et apporte une amélioration générale de la vie. Par l’école, la presse,
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Les définitions tirées de Wikipédia ne sont pas présentées ici comme un archétype de « bonne » finition », mais
plutôt pour évoquer le consensus dominant à l'heure actuelle.
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etc. cette idée est devenue un élément central du fonds commun de pensée. L’usage du mot
« innovation » s’inscrit dans ce courant.
2) Ce terme est emplopour désigner des activités génératrices de profit (moteur de
l'économie de la connaissance, par la compétitivité) dans le contexte de la guerre économique de la
société libérale.
Voici par exemple la définition d’André Gorz
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« La valeur commerciale (le prix) des produits devrait donc dépendre davantage de leurs
qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d'usage) substantielle. Ces qualités
immatérielles - le style, la nouveauté le prestige de la marque, la rareou "exclusivité" - devaient
conférer aux produits un statut comparable à celui des œuvres d'art : celles-ci ont une valeur
intrinsèque, il n'existe aucun étalon permettant d'établir entre elles un rapport d'équivalence ou
"juste prix". Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la
réputation du créateur, du désir de l'acheteur éventuel.. Les qualités immatérielles incomparables
procurent à la firme productrice l'équivalent d'un monopole et la possibilité de s'assurer une rente de
nouveauté, de rareté, d'exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la
diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les
produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport
d'équivalence. Du point de vue économique, l'innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le
moyen de créer de la rareté source de rente et d'obtenir un surprix au détriment des produits
concurrents*. »
Les processus innovant en matière de production (diminution du temps de fabrication,
augmentation par des méthodes managériales innovantes de la productivité des personnels) sont eux
aussi directement source de profit, et peuvent être compris selon l'une ou l'autre des définitions
proposées.
C'est donc avec le terme compétitivité que l'innovation est couplée dans cette
acception, économique et contemporaine, qui tient compte, non de la valeur d'usage, mais du profit.
Dans un rapport préalable au lancement du cluster technoscientifque du plateau de Saclay, le préfet
Blanc écrit par exemple «« Dans un modèle économique mondialisé et construit sur l’innovation, la
compétitivité se construit désormais à l'échelle régionale »
Mais le discours utilisant cette signification de l'innovation, reste appuyé sur la
connotation du progrès, à la fois par la confusion avec la première acception et par le biais de la
croissance élevée de la production des marchandises, au rang de valeur universelle. Ainsi, comme le
note A. Jacq :
« La notion d’innovation comme moteur de l’économie de la connaissance est au cœur du
discours des politiques, des industriels et des scientifiques. C’est grâce à l’innovation que le marché
rejoindra les besoins humains. Pour les politiques, c’est grâce à l’innovation que la connaissance
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(le travail dans la sortie du capitalisme, Ecorev 2008, http://ecorev.org/spip.php?article641)
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peut se traduire en bienfaits pour l’humanité, présider au développement économique et à la
croissance, dans un contexte de compétition mondiale.....On retrouve ici, dans ce discours devenu
une forme de lieu commun, ces différents éléments : la croissance, l’emploi, et la compétitivité
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»
On voit ici que la science, la connaissance est en tant que telle, associée à l'innovation. Ceci
soulève une question concernant les rapports entre science et techniques ou, comme on dit de nos
jours, technologies. Le lien avec la recherche, dans le syntagme recherche-et-innovation, suggère
une confusion entretenue, entre recherche scientifique et application technologique. Elle est liée au
fait que bon nombre des avancées techniques sont issues de découvertes scientifiques (les ondes
électromagnétiques, la radioactivité, les antibiotiques, le génie génétique...), et que les liens anciens
entre science et techniques se sont renforcés dans la période récente, à la fois suite à l'évolution des
pratiques scientifiques et industrielles, et par la volonté des pouvoirs publics (nous y reviendrons).
Technique et technologie : La technique, c’est l’homme. A la fois travail sur soi, objets, systèmes,
symboles et objets, elle se développe contradictoirement, sous les influences contradictoires de la
société.
Au 17e siècle le mot « technologie » se mit à signifier « étude de la technique », comme on dit
« sociologie » pour l’étude de la société. Fin 18e siècle, elle est devenue une discipline universitaire (en
Allemagne et Europe du Nord), favorisant une maîtrise politique des changements techniques. Au 19e
siècle, les courants libéraux évacuent l’action politique hors des changements techniques, et le mot
« technologies », désormais mis au pluriel, désigne les « techniques modernes », comme si elles
n’étaient que des applications des sciences, donc des « progrès » et des « innovations ». Ne devrions
nous pas, aujourd’hui, constituer une « technologie démocratique » au service des politiques de
transformation sociale ?
Transformé, le terme « technologies » est employé depuis une trentaine d'années pour
suggérer ce rapprochement. Mais dire qu'il y a une forte liaison entre sciences et techniques, même
rebaptisées technologies, ne signifie pas que ces deux pratiques doivent être confondues. C'est
pourtant ce que sous-entend le terme de technoscience
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mis en avant depuis le tournant du siècle par
un courant dominant de sociologie et de philosophie des sciences, pour qui la science actuelle serait
précisément caractérisée par la suppression des frontières entre science et technologie. Cela justifie
de facto toutes les politiques scientifiques actuelles liées à la mise en place de l'économie de la
connaissance. Mais cela masque une réalité pourtant indispensable pour comprendre les enjeux
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A. .Jacq.- mémoire « Thérapie génique et industrie biotechnologique et pharmaceutique en France : la trajectoire
d'une promesse. »
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« La notion de technoscience vise à combler le fossé entre sciences et techniques compte tenu de la nécessité de
penser les découvertes scientifiques et les inventions techniques dans un même contexte social afin de rendre compte
de leurs interactions fortes. Le terme a été introduit dans les années 1970 par le philosophe belge Gilbert Hottois. Il
est devenu d'usage courant dans les années 1990. Il est utilisé par des auteurs américains comme Don Ihde, Hubert
L. Dreyfus ou Donna Haraway, spécialistes de la philosophie des techniques, et des auteurs français comme le
sociologue Bruno Latou r ». (Wikipédia)
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actuels, que les finalités de la science et de la technologie, même si les pratiques se recouvrent en
grande partie, ne sont pas les mêmes.
Technoscience : ce terme fourre-tout tend à devenir une norme intellectuelle, à la fois pour couvrir
l’ensemble des mutations institutionnelles et universitaires dont il est question ici…et pour désigner les
formes actuelles de la traditionnelle critique anti-technique.
Si l'on prend innovation dans son premier sens, il conviendrait, pour la stimuler, de prendre
des mesures, notoirement absentes des politiques de la recherche en Europe et en France
actuellement. Il faudrait par exemple développer une recherche « libre » de tout objectif
technologique pour maintenir ouvertes les possibilités d'innovations futures, il faudrait
parallèlement développer des recherches technologiques dans les centres de recherches appropriés
(publics ou d’entreprises). Les liens entre science et technologie, devraient certes être maintenus,
(mais sans faire de confusion entre les deux), ce qu'avait tenté de faire le colloque sur recherche et
technologie de 1982. Dans le deuxième sens au contraire, il s'agit d'abord de préserver les marges
de profit. L'innovation, moteur de la compétitivité, est un tonneau des Danaïdes. La recherche-et-
développement industrielle « coûte cher » et diminue donc les taux de profit. Un des enjeux de la
guerre économique sera donc de faire participer de plus en plus la recherche publique à cet effort
d'innovation. C'est ce qui se passe, en France et dans le monde avec une accélération considérable
depuis 10 ans. On a privilégié de façon drastique les seuls progrès scientifiques ayant permis des
progrès techniques importants, accélérant des inventions, voire les « découvertes » déjà prévisibles,
mais empêchant la survenue de l'imprévu. Encore faut-il souligner que les nouveautés associées à
des connaissances nouvelles ne représentent pas toutes les applications possibles, mais seulement
celles favorisées par les politiques industrielles de compétitivité dans la guerre économique
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.
Notons de plus que, avec la financiarisation de l'économie, le profit ne vient plus
exclusivement de la production, mais, de plus en plus, de la spéculation. L'innovation devient donc,
soit la production de nouveauté, soit simplement la promesse de cette production. Dans tous les cas,
il faut que la recherche débouchant ou non sur un produit nouveau- débouche sur du profit.
3) Le terme innovation est généralement emplo, hors de toute définition, comme si il
allait de soi, alors que nous venons de voir son ambiguïté. Ceci permet en fait d'établir un
consensus, d'éviter tout débat démocratique et de couvrir bien des mauvais coups portés notamment
à la recherche. Il s'agit alors de dresser un brouillard idéologique, dont la mission est de camoufler
une politique contraire (État, entreprises, etc.), une politique foncièrement régressive et prédatrice,
aux antipodes de toute forme de progrès.
Ceci n'est pas propre à la France, un scientifique brésilien écrit « in Brazil, it's become the
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C'est pourquoi, parmi les organisations qui se préoccupent du devenir de la science, on trouve souvent une
dichotomie entre ceux (essentiellement des scientifiques), qui veulent préserver la recherche fondamentale, et ceux
(essentiellement des ONG) qui veulent développer les recherches à applications non rentables mais utiles à la
société.
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