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Baptiste Giraud
Présentation au séminaire du GRIP du 4 décembre 2004
Les ouvriers et la politique
Guy Michelat, Michel Simon
Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 2004
Eléments biographiques sur les auteurs:
Guy Michelat : directeur de recherche émérite au CNRS, membre fondateur de l’Association
Française de Sociologie ; membre du CEVIPOF, dans lequel il travaille sur les attitudes et
comportements politiques ainsi que sur les systèmes de croyance religieuse.
Michel Simon : agrégé de philosophie, professeur émérite des Universités en sociologie à
l’Université des Sciences et Techniques de Lille (Lille 1). Membre associé à l’IFRESI
(Institut fédératif de recherche sur les économies et sociétés industrielles), et fondateur en
1982 du Centre Lillois d’Etudes et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE).
Ses thèmes de recherche portent également sur les comportements politiques et sur l’étude des
rapports entre religion et politique.
Dans le prolongement de différentes publications communes (Classe, religion et
comportement politique, Presses de Sciences Po, 1977 ; « Religion, classe sociale, patrimoine
et comportement électoral : l’importance de la dimension symbolique », in Daniel Gaxie
(dir.), Explications du vote, Presses de Sciences Po, 1985), ce dernier ouvrage constitue une
synthèse de quatre décennie de recherches consacrées au comportement politique des
ouvriers.
Ce livre s’inscrit ainsi dans un mouvement de renouveau d’intérêt que semble susciter
le monde ouvrier dans le domaine scientifique, après vingt ans de refoulement politique et
théorique du thème des classes sociales. En effet, malgré la prégnance du discours annonçant
la fin de la classe ouvrière, vouée à n’être plus que le vestige d’une société industrielle
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révolue, les ouvriers continuent d’exister, et de représenter, il est toujours utile de le rappeler,
25,6% de la population active en 1999. Dès lors, plutôt que de spéculer sur la disparition des
ouvriers, il paraît bien plus pertinent et nécessaire de s’interroger sur l’actualité de la question
ouvrière, en s’intéressant tout à la fois à sa permanence et aux formes et aux réalités nouvelles
qu’elle recouvre.
C’est cette perspective qu’ont voulu privilégier les différents travaux qui ont cherché à
remettre à l’ordre du jour une analyse du monde ouvrier non plus tellement en termes de
classe sociale et de classe ouvrière, mais plutôt en termes de condition ouvrière
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. En effet, ces
auteurs ne cherchent pas à nier que la classe ouvrière en tant que « groupe cohérent
mobilisé », porteur d’une conscience de classe, et muni d’organisations qui l’incarnent dans
l’espace politique soit en voie de déconstruction avancée. Mais ils ont en commun de montrer
que, pour autant, la classe ouvrière continue d’exister en soi, comme ensemble d’individus
partageant, pour l’essentiel, un même type de position sociale et de conditions d’existence.
Dans une certaine mesure, le dernier ouvrage de Michelat et Simon participe de cette
entreprise de réhabilitation scientifique du groupe ouvrier comme objet d’étude, mais aussi
comme concept toujours opératoire d’analyse du monde social, et plus précisément en ce qui
les concerne, comme variable toujours explicative du vote. Contre les tenants du paradigme
de l’électeur « rationnel », adossé au mythe de l’avènement d’une société post-industrielle
sans classe, et qui fait de l’électeur un acteur stratège, émancipé de toute forme d’emprise
sociale dans l’orientation de ses comportements politiques, tout le cœur de leur démarche
consiste au contraire à montrer en quoi l’électeur reste socialement déterminé par sa position
dans l’espace social. Et plus précisément, elle vise à démontrer en quoi la condition et/ou
l’origine ouvrière constituent encore une dimension structurante et discriminante des
comportements électoraux, tout en donnant à voir l’essentiel des mutations advenues dans la
relation entre position ouvrière et vote.
Dans cette perspective, il ne s’agit donc en aucune manière de contester les profondes
évolutions qualitatives et quantitatives des comportements électoraux des ouvriers, mais de
mieux cerner la réalité de leur étendue et de leurs modalités à travers une double
interrogation. La première porte sur les spécificités et les dynamiques actuelles de
différenciation du vote des ouvriers. La seconde cherche à rendre compte des ruptures mais
aussi des permanences qui ont affecté les comportements politiques ouvriers, contre la
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Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999 ; Schwartz Olivier, Le monde
privé des ouvriers, PUF, 1990 ; Bouffartigue Paul (dir.), Le retour des classes sociales, La Dispute, 2004
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tentation d’opposer un passé mythifié à un présent désenchanté en montrant, pour reprendre la
belle formule de Roger Cornu, que « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été »
2
.
Pour présenter les résultats et les conclusions auxquels parviennent les auteurs, nous
nous attacherons, dans un premier temps, à restituer le cadre méthodologique de leur
démarche. De même, nous rappellerons les traits caractéristiques du modèle du comportement
politique des ouvriers, établi et systématisé dans leur précédent ouvrage (Classe, religion et
comportement politique, 1977), et que les auteurs entreprennent de reconstruire, dans la
première partie de leur livre, à la lumière d’entretiens non directifs réalisés en 1978.
Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la question de la validité de ce
modèle. A partir d’une série d’enquête par sondages réalisées entre 1962 et 2002, ils
cherchent en effet à confronter, sur une base quantitative, les hypothèses interprétatives
avancées en 66 et 78 pour saisir l’ampleur et des étapes majeures des ruptures et des
réajustements des comportements politiques des ouvriers. A partir d’une synthèse de ces
résultas, nous dégagerons les éléments principaux qui permettent de dessiner les contours
actuels du vote ouvrier et de ses évolutions.
Enfin, nous nous emploierons à mettre en perspective la démarche adoptée dans cet
ouvrage avec différentes enquêtes qualitatives produites sur le groupe des ouvriers. En
mettant en lumière ce que la seule objectivation statistique n’est pas en mesure d’intégrer, à
savoir les conditions sociales qui ont rendu possible la métamorphose des pratiques
électorales des ouvriers, ces travaux peuvent en effet nous permettre de complexifier, parfois
de nuancer l’interprétation qui peut nous en être faite.
1. Cadre théorique et modèle du comportement ouvrier classiste
L’essentiel du travail de Michelat et Simon se fonde sur une série de 18 enquêtes
réalisées par sondage entre 1962 et 2002. Par la mobilisation d’une batterie d’indices
statistiques, ils entreprennent alors de repérer les effets structurants de la position ouvrière
objective occupée par un acteur social sur son comportement électoral, et la manière dont
cette relation a évolué. A cette fin, leur travail de recherche s’organise notamment autour de
deux indices principaux.
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Cornu Roger, « Nostalgie du sociologue. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été », in Deniot
Joëlle, Dutheil Catherine (dir.), Métamorphoses ouvrières, L’Harmattan, 1995
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Pour saisir la nature du lien entre vote et appartenance au groupe ouvrier, et afin de
permettre la comparaison entre les différentes enquêtes, ils reprennent tout d’abord un
indicateur ordinal du degré d’appartenance au groupe ouvrier, qu’ils avaient construit au cours
des années 60 et repris dans leur ouvrage de 1977, en se fondant essentiellement sur la
définition du groupe ouvrier qu’en donne la catégorie 6 du code des catégories
socioprofessionnelles de l’INSEE. Ils en excluent toutefois « les ouvriers agricoles et
assimilés » et lui rajoutent au contraire les « contremaîtres et agents de maîtrise », considérés
comme des ouvriers dans l’ancienne nomenclature des CSP, mais rattachés aux professions
intermédiaires dans la nouvelle nomenclature des PCS.
A partir de la combinaison de deux critères, que sont la profession de la personne
interrogée et la profession du père, les auteurs élaborent alors un indicateur à trois positions
en fonction du nombre d’attributs ouvriers de la personne interrogée : 0 attribut (individu sans
aucune attache ouvrière), un attribut (ouvrier ou fils d’ouvrier), deux attributs (ouvrier fils
d’ouvrier). La construction de cet indicateur permet ainsi de mesurer le degré d’appartenance
à la classe ouvrière, selon que l’on a été socialisé plus ou moins anciennement et durablement
dans ce groupe. En ce sens, cet indicateur repose sur l’hypothèse selon laquelle plus un
individu aura d’autant plus de probabilités d’adopter et d’intérioriser les croyances et les
attitudes politiques caractéristiques du groupe ouvrier, qu’il aura été socialisé et intégré à ce
groupe.
Par ailleurs, leurs enquêtes s’articulent autour d’un second indicateur, destiné celui-ci
à mesurer la « classe sociale subjective », c’est-à-dire le sentiment d’appartenance ou non à
une classe sociale, mesuré à partir de la réponse à deux questions : « avez-vous le sentiment
d’appartenir à une classe sociale ? Et si oui, laquelle ? ». Grâce à cet indicateur, il est alors
possible de regrouper les réponses recueillies en trois catégories d’analyse : pas de sentiment
d’appartenance à une classe ; sentiment d’appartenir à la classe ouvrière ; sentiment
d’appartenir à une autre classe.
Sur la base des régularités statistiques que ces indicateurs permettent d’établir, les
auteurs cherchent ainsi à rendre compte des spécificités d’un « système d’organisation
symbolique » propre au groupe ouvrier, autrement appelée « culture ouvrière classiste de
gauche ». Les logiques et les significations autour desquelles s’organise ce modèle explicatif
du vote sont ici reconstruites à la lumière d’un ensemble de seize entretiens non directifs
réalisés avant le premier tour des législatives de 1978. Ces élections sont d’autant plus
intéressantes de ce point de vue qu’elles représentent un moment charnière, les tendances
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constatées par rapport aux comportement électoraux dans les deux décennies précédentes
atteignent leur apogée.
En premier lieu, il convient de rappeler qu’on a d’autant plus de chances de participer
à cette culture qu’on appartient au groupe ouvrier et/ou qu’on est lié familialement au milieu
ouvrier. Plus fondamentalement, le comportement politique de ces individus se structure
essentiellement autour d’un fort sentiment d’appartenance à la classe ouvrière. En 1966, 61%
des personnes interrogées ont le sentiment d’appartenir à une classe, et plus augmente le
nombre d’attributs ouvriers, plus augmentent les probabilités non seulement d’éprouver le
sentiment d’appartenir à une classe, mais plus encore à la classe ouvrière, au détriment des
autres classes.
Ce sentiment d’appartenance à la classe ouvrière génère un ensemble de principes
d’identifications et de représentations conflictuelles du monde social et de l’espace politique
sur le mode d’un clivage typique des classes populaires, « eux/nous »
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, qui s’exprime en
particulier dans le registre d’une opposition permanente aux dirigeants patronaux. C’est à
partir de cette vision classiste de l’opposition capital/travail que ce sentiment d’identification
de classe leur offre la possibilité de rattacher leurs propres difficultés à une injustice
collective: tout au long des entretiens, la dénonciation des inégalités salariales et économiques
comme du mépris social ressenti de la part de gouvernants accusés de protéger et de servir les
intérêts de la minorité patronale, témoignent d’un refus manifeste de considérer leur situation
malheureuse comme le produit d’une fatalité économique d’une quelconque incapacité
naturelle. Au contraire, l’importance qu’accordent les enquêtés à des mesures de
redistribution qui leur permettraient de vivre « normalement », « comme les autres », s’intègre
dans une critique plus générale des logiques économiques libérales et politiques qu’ils
tiennent pour responsables de leur sort. En ce sens, ces revendications apparaissent bien
comme autant d’expressions de la capacité des enquêtés à assigner une responsabilité et une
signification proprement politiques à leur condition d’ouvrier sur fond de clivages et de luttes
interclassistes, qui irriguent leur rapport à l’univers politique.
Autre caractéristique de ce modèle de comportement politique, il se traduit par un
« sinistrisme ouvrier ». Autrement dit, quelle que soit la classe sociale subjective,
l’appartenance au groupe ouvrier favorise largement un positionnement à gauche (63% des
deux attributs ouvriers se positionnent à gauche) et un vote à gauche, au détriment du vote de
droite. Cet alignement de classe pour le vote de gauche atteint son maximum aux élections de
1978 : 34% des ouvriers votent PC et 28% pour le PS-MRG, et surtout 31 points séparent les
plus ouvriers des moins ouvriers pour le vote à gauche (64% des inscrits contre 33%).
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Hoggart Richard, La culture du pauvre, Editions de Minuit, 1970
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