L’art L’esthétique en questions Laurent et Nathalie Cournarie Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Il y a une actualité philosophique de l’esthétique. Mais les débats sur les questions esthétiques paraissent partagés entre un renouveau de l’esthétique par la philosophie analytique – dont la sobriété argumentative, la clarté des thèses plaident, selon ses auteurs et ses défenseurs, en faveur de son « sérieux scientifique », à la fois contre l’éloquence d’une certaine tradition phénoménologique et contre l’adhésion quasi-religieuse à l’art par les désenchantés de la politique et les « célibataires » de la métaphysique – et une réactivation du sens de l’esthétique qui, dépassant le point de vue descriptif, s’attache à ce qu’il y a de négatif ou d’irréductible dans l’expérience de la beauté et de l’œuvre d’art. C’est sans doute au contact de l’art du XXè s., que l’esthétique philosophique a regagné en vitalité, que ce soit pour assumer, critiquer le projet de la modernité, ou plus modestement, pour appliquer à l’art la rigueur d’une analyse logique du langage. L’esthétique est en question dans la philosophie parce qu’il en est question dans l’art. A l’origine de ce qui pourrait apparaître, si l’on jugeait trop vite, comme une crise ou une déroute de l’esthétique, il y aurait le geste ironique opéré par le ready made de Duchamp : celui de présenter en tant qu’art un objet trivial, choisi précisément pour son indifférence esthétique1, qui désamorce toute possibilité de discerner l’œuvre de l’objet réel. De ce que l’art n’est plus affaire d’expression et de représentation, ce serait conclure bien vite que de 1 « Le choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût … en fait une anesthésie complète » (Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Champs Flammarion, 1994, p. 191). L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 1 proclamer la mort de l’esthétique. Il s’agit bien plutôt d’en réviser les conditions et le sens aujourd’hui. Si l’art se produit comme sa propre mise en question (l’art en tant que question de l’art), l’esthétique ne peut plus aveuglément célébrer l’œuvre et la beauté, ni affirmer la présence souveraine d’un contenu de vérité. Faut-il dire aborder l’esthétique sur le mode de la nostalgie, devant la perte des évidences, ou tout simplement lui dire « adieu », renoncer sinon à l’approche esthétique de l’art, du moins aux questions et aux concepts de l’esthétique traditionnelle ? Toute décision engage la construction de ce que signifie le terme d’esthétique. Au bout du compte, n’est-ce pas l’esthétique qui est inappropriable et qui dépasse les limites de son concept ? I. Qu’est-ce que l’esthétique ? L’esthétique désigne la discipline philosophique qui, en marge de la logique, l’épistémologie, l’éthique ou la politique, tente de répondre « aux questions suivantes : Existe-t-il une attitude spécifiquement esthétique ? (…) L’objet esthétique est-il une représentation de la réalité ou l’expression d’affects, de pensées ? (…) Existe-t-il une valeur esthétique ? »2. Mais cette définition a le défaut d’être immédiatement circulaire : l’esthétique est la discipline philosophique qui analyse les conditions de l’attitude, du jugement, ou de l’objet présumés esthétiques. Aussi peut-on être tenté d’identifier, à l’instar de Hegel 3, l’esthétique à la philosophie de l’art qui, de son côté, se demande plutôt : « qu’est-ce que l’art ? Quelle sorte d’entités sont les œuvres d’art ? Qu’est-ce que comprendre et apprécier une œuvre d’art ? Quelle est la valeur de l’art ? » 4. Il reviendrait à l’art de donner un contenu à la forme esthétique. Mais ici on confond subrepticement l’art et le beau, l’esthétique et l’artistique : soit par la réduction du champ original de l’esthétique (le sensible) au domaine culturel de l’art, tranchant ainsi le débat sur le beau naturel et le beau artistique en faveur de ce dernier ; soit par la méconnaissance de l’art moderne et contemporain qui n’a cessé de liquider, comme un préjugé et un obstacle à la pleine affirmation de son autonomie, le souci du beau. Ainsi, l’esthétique est divisée par ce que les dictionnaires présentent pourtant simultanément comme ses deux objets les plus propres : le beau et l’art. Mais entre eux, l’esthétique ne doit-elle pas choisir ? A moins que toutes les ambiguités de l’esthétique ne réflètent l’incertitude de leurs 2 Roger Pouivet, « Esthétique », in Précis de philosophie analytique, Puf, 2000, p. 269. 3 Hegel commence son introduction aux Cours sur l’esthétique, en précisant que si le terme d’esthétique peut être conservé comme « simple nom », « la formule qui, en toute rigueur, convient à notre science, est « philosophie de l’art », et plus exactement « philosophie du bel art » (I, Aubier, 1995, p. 6). 4 Pouivet, ibid. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 2 relations. L’art n’est certes pas le beau 5. Toutefois l’esthétique peut-elle se désintéresser de l’art, sans ignorer un lieu privilégié de l’expérience esthétique ? Ici, il faut se méfier tant de la polémique anti-esthétique qui a prévalu dans l’art moderne et contemporain que du retour de l’esthétique, en philosophie, après l’épuisement des avant-gardes et de la théorie spéculative de l’art 6 qui en constituait la logique profonde. Finalement il se pourrait que la réflexion sur l’esthétique invite toujours la philosophie à réfléchir sur ellemême, sur sa définition et son histoire7. L’esthétique est moins un champ de la philosophie que ce qui engage une compréhension globale de la philosophie. II. L’esthétique a-t-elle une histoire ? On salue souvent, dans l’invention ou la naissance de l’esthétique, un moment constitutif de la modernité. Par là, on veut souligner que l’esthétique, aussi bien comme sphère autonome d’expérience que comme discipline philosophique, est un phénomène récent (XVIIIe) qui appartient à la révolution critique de la pensée moderne. La subjectivité du goût, la pleine affirmation du caractère « réfléchissant » du jugement esthétique qui puise en soi, pour une expérience singulière et toujours nouvelle, les critères de sa validité, participe de l’histoire moderne où la raison cherche désormais dans les seules puissances de sa finitude radicale, dans la reconnaissance de ses limites, les critères de l’objectivité scientifique ou morale. Plus largement, l’histoire de l’esthétique relève de l’« histoire de la subjectivité » où « l’affirmation de l’autonomie du sensible ne signifie rien moins que … la séparation radicale, peut-être définitive, de l’humain et du divin »8. Dans les sociétés modernes, les principes de production et d’évaluation de l’œuvre d’art sont irréductiblement subjectifs : l’artiste crée ex nihilo, à partir des seules ressources de son inspiration personnelle – le « génie » s’affirme bientôt dans le romantisme comme la figure héroïque du sujet libéré de toute contrainte, qui annonce le culte avant-gardiste de l’original et du nouveau ; le spectateur juge à partir de sa seule sensibilité, soumet l’appréciation du beau ou de la qualité de l’objet à l’expérience de son plaisir. L’esthétique est moderne en émancipant la création et la réception des œuvres de « toute fonction “transitive” (par exemple, religieuse, morale ou cognitive) pour les proposer à la seule “délectation” »9. La modernité esthétique constitue un 5 On ne peut assimiler le jugement de valeur « ceci est beau » au jugement descriptif « ceci est de l’art », à moins d’identifier bel objet, objet esthétique et œuvre d’art, ce qui justement en question. 6 Cf J.-M. Schæffer, L'art de l'âge moderne, Gallimard 1992, p.11 et p. 344387. 7 Cf . Serge Trottein, « Introduction. Naissances de l’esthétique au siècle des Lumières », in L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Puf, 2000. 8 Luc Ferry, Homo Æstheticus, Grasset, 1990, p. 44-45. 9 J.-M. Schæffer, Les célibataires de l’art, Gallimard, 1996, p. 15. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 3 progrès vers l’autonomie du « monde de l’art comme institution sociale … et de celle de l’esthétique comme discipline philosophique »10. On ne saurait nier la nouveauté du projet systématique de Baumgarten qui rompt, par la publication du premier volume de son Æsthetica en 1750, avec la dévalorisation du sensible par la métaphysique. La sensibilité constitue un mode original et irréductible de connaissance. La sensibilité n’est plus un matériau du savoir mais un savoir à part entière dont il appartient à la philosophie de produire la science pour laquelle Baumgarten propose le néologisme d’« esthétique » : « L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible »11. Malgré son statut gnoséologique inférieur, le sensible se voit reconnaître une dignité et une autonomie du sensible dont la beauté est la perfection : « La fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c’est-à-dire la beauté ». Cette identification de la beauté et de la perfection n’est pas une réminiscence leibnizienne. La beauté n’est pas cachée dans les choses, ou l’expression confuse d’un ordre et d’une perfection intelligibles ; son lieu propre et indépassable, c’est l’apparence sensible. Mais ce que nous comprenons et nommons aujourd’hui sous le terme d’esthétique correspond-il au projet et à l’invention de Baumgarten (science d’une connaissance sensible), qui n’est d’ailleurs pas exempte d’équivoques ? A cet égard, le « moment kantien » est peut-être plus décisif pour l’esthétique philosophique moderne, puisque les traits essentiels de la conduite esthétique (plaisir et appréciation subjective) y sont clairement dégagés. Aussi est-ce toujours à sa réactualisation que l’esthétique puise pour affronter positivement toutes les crises de l’art : l’autonomie de l’art repose en dernière instance sur « la capacité du sujet du jugement de goût à traduire son expérience dans des termes universellement comunicables »12. Paradoxalement, le « paradigme critique » (l’analyse des conditions transcendantales du jugement de goût), qui n’est pas une « esthétique » (ni une science du goût, ni une doctrine du beau, ni une théorie de l’art) se présente comme la théorisation du nouveau régime esthétique de l’art, pour toute l’histoire « déconstructive » des règles et des conventions héritées13. 10 Ibid. Cf. aussi J. Habermas, « La modernité – un projet inachevé », Critique, XXXVII, n° 41, oct. 1981. 11 Esthétique, L’Herne, 1988, § 1, p. 121. Pour la citation suivante, cf. § 14, p. 127. 12 Yves Cusset, Réflexions sur l’esthétique contemporaine, Pleins Feux, 2000, p. 36. 13 « S’il faut compter parmi les caractéristiques de l’art moderne à la fois la nouveauté de ses avancées inattendues, la conquête de terrains viergers, le reniement radical des formes habituelles, l’autodestruction et l’accentuation des effets de choc, alors l’expérience esthétique qui en est le théâtre est le seul moyen fiable de s’instruire à ce sujet. L’actualité de l’esthétique kantienne … tient au fait qu’elle a donné une analyse de cette expérience, inégalée en subtilité et en pénétration, sans s’exposer au reproche d’hétéronomie et de déformation structurelle » (Rüdiger Bubner « De quelques conditions devant être remplies par L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 4 Pour se limiter aux deux premiers moments (qualité et quantité) de l’« Analytique de la faculté de juger esthétique », on rappelera que Kant définit le beau comme l’objet d’une satisfaction désintéressée et comme « ce qui plaît universellement sans concept ».14 Par le premier caractère, la subjectivité du beau (plaisir esthétique) est dinstinguée de la subjectivité de l’agréable (plaisir sensuel) – le jugement esthétique, affranchi de tout intérêt est « seulement contemplatif », laissant être ou apparaître son objet pour luimême, ce que Kant nomme « faveur » 15; par le second, le jugement esthétique élève une prétention à l’universelle communicabilité du sentiment (le beau doit valoir pour tous) parce qu’il dépend, pour tous, des mêmes conditions subjectives d’accord libre et harmonieux entre les facultés de connaître (sensibilité, imagination, entendement). Son universalité est strictement subjective, c’est-à-dire ne repose sur l’objectivité d’aucun concept. Le plaisir qu’il exprime est indépendant de toute compétence cognitive. Aucun savoir préalable n’est requis pour le jugement de goût pur, ce qui signifie, pour l’art, le rejet du classicisme et de l’académisme. Ainsi alors même qu’il conteste la possibilité d’une science du beau et renonce au néologisme de Baumgarten pour conserver ce qu’ailleurs, dans la tradition anglaise, on appelle « la critique du goût »16, Kant découvre dans le jugement esthétique une dimension absolument originale de l’expérience, constitutive de l’humanité17, l’indice d’une intersubjectivité non médiatisée par le concept. Se détournant de l’esthétique (die Ästhetik), il révèle l’élément esthétique de l’expérience (das Ästhetische), soit le rapport de la représentation non à l’objet, mais à l’état du sujet affecté par elle, où se constitue la conscience du beau, du sublime et de l’art. Kant ne connaît pas l’esthétique (substantif) comme théorie (de l’art) mais seulement comme prédicat (adjectif) qui qualifie un certain type d’expérience (et non pas un type d’objet). Ou bien encore, Kant réinvente deux fois l’esthétique : comme théorie transcendantale de la sensibilité dans la Critique de la raison pure et comme théorie du jugement de goût dans la Critique de la faculté de juger. L’esthétique ne désigne pas primitivement la théorie du beau ou des Beauxarts, mais la théorie du sensible. De ce point de vue, avant sa refondation dans la Critique de la faculté de juger, sous la forme d’une théorie du jugement réfléchissant, l’esthétique naît dans la Critique de la raison pure où Kant renonce à la réduction « dogmatique » du sensible à l’empirique, et lui découvre au contraire une dimension transcendantale. Mais, malgré toute la distance qui sépare la perspective de l’« Esthétique transcendantale » de une esthétique contemporaine », in Théories esthétiques après Adorno, Actes Sud, 1990, p. 120-121). 14 Critique de la faculté de juger, Aubier, 1995, § 9, p. 198 15 Critique de la faculté de juger, § 5. 16 Cf. la note importante de la deuxième édition de la Critique de la raison pure, Aubier, 1997, p. 118. Pour son commentaire, cf. L. Guillermit, L’Élucidation critique du jugementy de goût, C.N.R.S., 1986, p. 16 sq. 17 Critique de la faculté de juger, § 5, p. 188. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 5 l’analyse de la « faculté de juger esthétique », le plus grand mérite de Kant a peut-être été, comme le souligne Henry Maldiney, d’avoir uni « sous ce nom d’esthétique en référence avec l’aisthesis, la théorie de l’art et la théorie de l’espace et du temps », « la condition apriorique de tout monde possible » et l’aptitude spécifiquement humaine à goûter le beau 18. Dans un prolongement phénoménologique de Kant, on dira que la sensibilité est, en même temps, la condition a priori du monde (ou de la phénoménalité de l’objet de connaissance), du beau et de l’art. Si l’art relève bien de l’esthétique, c’est qu’il exprime et déploie tous les pouvoirs de la sensibilité, réactualisant et rendant manifeste, pour lui-même, ce moment de l’ouverture « esthétique » de l’homme au monde : « dans la mesure où il est la mise en œuvre des pouvoirs de la sensibilité, l’art ne constitue pas un domaine à part, il entre en résonance avec le monde, tout le monde possible en général, s’il est vrai que celui-ci est un monde sensible, prenant naissance dans la sensibilité et porté par elle »19. Ainsi, il ne va pas de soi de parler d’une naissance de l’esthétique, tant la notion d’esthétique relève d’une histoire complexe – affaire principalement allemande, mais aussi anglaise et française (Shaftesbury, Du Bos, Burke) – au cours de laquelle, les réflexions sur le goût, le sentiment, la délicatesse, dans une Europe des Lumières cosmopolite où l’on se prend partout d’intérêt pour la discussion des rapports entre l’art et l’ensemble des facultés humaines, tendent à substituer progressivement le paradigme sensualiste-psychologique du goût au paradigme rationaliste-métaphysique du beau 20. Ou si naissance il y a, c’est bien en amont du XVIIIè siècle. Heidegger peut considérer, à partir d’une herméneutique de l’histoire de l’être ou de la métaphysique, que l’esthétique précède l’apparition de son nom et qu’elle a l’âge de la mort du « grand art hellénique », c’est-à-dire l’âge même de la philosophie antique classique, quand Platon et Aristote élaborent les oppositions conceptuelles de matière et de forme, d’art et de nature. L’œuvre d’art est ainsi, pour nous, toujours déjà pensée et rencontrée 18 Regard, parole, espace, L’Âge d’homme, 1973, p. 135. Michel Henry, La Barbarie, Grasset, 1987, p. 48. Sur l’autonomie « esthétique » de la sensibilité, cf. L. Cournarie et P. Dupond, La sensibilité, Ellipses, 1998. 20 Du Bos développe notamment, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l’idée que le goût, sens commun (sens autant que sentiment) juge du beau de façon immédiate, qu’il n’y a pas de création artistique sans passion – ce que l’on retrouvera radicalisé plus tard par exemple chez Hume (« la norme du goût » de 1757). Quant à Bouhours (La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, 1687), son esthétique de la « délicatesse » représente un moment intermédiaire entre Boileau et Du Bos. Cf. L. Ferry, Homo Æstheticus, p. 52-69. Cf. l’ouvrage classique d’E. Cassirer, La philosophie des Lumières, Fayard, 1966. Pour une chronologie de l’esthétique au XVIIIè s. en France, en Allemagne, en Angleterre et en Italie, cf. l’édition de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau de Burke par Baldine Saint Girons, Vrin, 1990, p. 237-241. 19 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 6 comme ce qui se montre avec le plus d’apparence (le Beau) c’est-à-dire pour Heidegger à partir de la métaphysique platonicienne de l’Idée21, et comme le résultat d’un savoir et d’un savoir-faire spécialisé, c’est-à-dire à partir d’un concept de la technè ramenée par Aristote à un simple mode de la production. L’esthétique appartient bien à l’histoire de la subjectivité (moderne) mais celle-ci appartient à l’histoire de la métaphysique. Aussi, l’intelligence de l’art est-elle à reconquérir contre l’esthétique qui aboutit à réduire l’œuvre d’art à une expérience psychologique (Erlebnis) pour y retrouver l’avènement ontologique de la vérité. Contre la métaphysique et contre l’esthétique qui en est un des noms, il s’agit de réveiller l’humanité à l’expérience de l’art, qui n’est autre que l’événement de l’essence de la vérité. L’œuvre d’art est le lieu de manifestation de la vérité qui signifie originairement, c’est-à-dire pré-métaphysiquement, dévoilement, nonoccultation (a-lètheia). Elle n’est pas la (re)présentation sensible d’une idée, d’un idéal, d’une valeur : elle instaure par sa manifestation même l’ouverture au monde. « L’art est la mise en œuvre de la vérité », « est la vérité elle-même se mettant en œuvre »22. Dans ces conditions, le rapport à l’œuvre de l’art (vérité) ne peut être envisagé en termes de plaisir, comme le fait l’esthétique, mais de savoir ou de sauvegarde. A moins qu’il ne faille avancer l’hypothèse inverse, étayée par l’histoire de la philosophie la plus scrupuleuse, de multiples naissances ou renaissances de l’esthétique, à chaque fois que l’esprit s’ouvre à l’exigence de penser pour eux-mêmes le sensible et l’art qui y puise le renouvellement de ses puissances créatrices. Ici ce n’est pas la métaphysique qui est à lire dans l’esthétique, mais l’impossibilité d’un fondement métaphysique de la philosophie23, l’inquiétude de son absence. III. Définir l’œuvre d’art ? Cette inquiétude commence avec la définition de l’œuvre d’art ? Cette notion, pourtant d’usage courant – mais dont il faut rappeler qu’elle n’est pas antérieure au XIXè s. et qu’elle est davantage un jugement (œuvre de l’art/fait avec art) qu’un concept – a perdu son caractère d’évidence. Est une œuvre d’art l’objet (traditionnellement un artefact 24) qui exemplifie, par certains traits (matériels, stylistiques …), une classe déjà 21 Heidegger, op. cit., p. 79. « De l’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, p. 56. 23 Cf. Serge Trottein, op. cit., p. 7. 24 « L’art se distingue de la nature comme le faire (facere) se distingue de l’agir ou de l’effectuer en général (agere), et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature en tant qu’effet (effectus) » (Critique de la faculté de juger, § 43, p. 288). L’artefactualité est le premier critère mobilisé dans la définition de l’œuvre d’art (concept causal ou génétique). Mais même s’il était une condition nécessaire de l’identification artistique – Goodman n’y fait pas appel – il reste encore à en indiquer la condition suffisante, c’est-à-dire la différence spécifique des « Beaux-arts » par rapport aux arts techniques. C’est ici qu’intervient, en général, l’idée d’originalité, de création, qui serait le propre du 22 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 7 existante d’objets ayant reçu le statut artistique. Le processus d’identification se fait, le plus souvent, par sous-détermination et appartenance générique (du roman à la littérature à l’art). Mais l’art moderne et contemporain a multiplié les cas où l’œuvre était si provocatrice qu’elle défiait toute catégorisation artistique, sans qu’il soit possible de sortir de l’embarras par l’invention d’un genre mixte (la tragi-comédie) ou d’un genre nouveau (le drame, le vers libre pour la littérature, ou le mobile pour la sculpture) : ainsi de l’invention de la photographie, de la musique concrète (John Cage) ou, comme c’est désormais le plus connu, du ready made de Duchamp. Si Fountain représente une subversion si totale des codes et des habitus esthétiques, y compris pour la « tradition » moderne, c’est qu’il forcerait à deux interprétations « hyperboliques ». Ou bien admettre qu’une œuvre puisse être de l’art sans obéir à la médiation spécifique et générique – l’art contemporain c’est, désormais, l’époque du « n’importe quoi », comme dit Thierry de Duve25 : tout peut être de l’art, tout objet peut « exemplifier » le concept d’art « sans passer par l’intermédiaire d’une quelconque pratique créatrice identifiable par projection générique »26 ; aussi l’art d’après le ready made inaugurerait-il l’ère de l’œuvre en tant qu’art. Ou bien enteriner le saut irréversible de l’art vers son régime conceptuel : l’œuvre d’art n’est pas l’objet physique mais ce dont l’objet est le support et l’occasion (son « objet d’immanence » dit G. Genette), c’est-à-dire son idée ou son concept par lequel le concept d’art est lui-même soumis à sa redéfinition permanente (l’œuvre en tant qu’idée de l’art). L’œuvre n’est pas ce qu’elle donne à voir, mais le concept qu’elle présente, c’est-à-dire une proposition sur l’art. Tout se passe donc comme si l’art moderne déployait un vaste processus de « dé-définition » (H. Rosenberg), invitant la philosophie à génie (art = Beaux arts = arts du génie). La production technique est une activité hétérodéterminée, utilitaire et mercenaire où il suffit d’appliquer des règles déjà connues et indépendantes d’elle, tandis que la production artistique est une activité autodéterminée, libre et désintéressée, créant en même temps, mais de façon inconsciente, l’œuvre et les règles qui la rendent possible (des règles sans concept déterminant) (cf. Kant, ibid., § 46-47). L’œuvre du génie est absolument originale (ne suit aucune règle et n’imite aucun artiste antérieur) et exemplaire pour l’histoire de l’art (sert de règle à l’art) – de telle sorte que l’histoire de l’art n’est pas un progrès mais recommence et meurt avec chaque nouveau génie. Mais on pourra contester l’idée d’une activité artistique générique (comme si « dessiner des formes, inventer une histoire, composer des séries d’événements sonores » (cf. Schæffer, op. cit., p. 37) mettaient en œuvre exactement les mêmes capacités et les mêmes procédures mentales) et surtout l’hypothèse d’une exception artistique (d’une activité mentale spécifique à la création artistique) : l’invention du prototype n’est-elle pas originale et, inversement, n’y-a-t-il pas dans l’art une forme de production standardisée, au moins avec les œuvres dites allographiques (cf. infra) ? Les œuvres d’art n’ont-elles jamais été des marchandises, et enfin, toute activité ne recourt-elle pas à des régles indétachables d’elle (cf. R. Pouivet, Esthétique et logique, Mardaga, 1996, p. 23-27). 25 « L'Idée régulatrice de l'art moderne et contemporain, après Dada, c'est le n'importe quoi » (Au nom de l'art, Minuit, 1989, p. 142). 26 J.-M. Schæffer, ibid., p. 33. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 8 renoncer à la définition de l’œuvre d’art. C’est la conséquence qu’en tirait, dès 1956, le philosophe américain M. Weitz dans l’article « Le rôle de la théorie en esthétique ». L’impossibilité d’une définition tient à l’absence de propriétés, nécessaires et suffisantes, communes à toutes les œuvres. Empruntant à Wittgenstein l’idée d’« air de famille » dans les Investigations philosophiques (§ 65-75) à propos des jeux, pour l’appliquer à la définition du concept d’art, Weitz est conduit à n’envisager entre les œuvres qu’une simple similarité27. Ou si la définition est possible, elle sera strictement décisionniste ou plutôt institutionnelle. Est une œuvre d’art l’objet ayant reçu le statut (label28) artistique par une personne compétente ou une autorité accréditée à le faire. C’est le « monde de l’art » (Danto29) qui décide ce qui est art et ce qui ne l’est pas. « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) à un « artefact 2) auquel une ou des personnes agissant au nom d'une certaine institution sociale (le monde de l'art) ont conféré le statut de candidat à l'appréciation » 30. Mais cette définition est « trivialement vraie » (Schæffer), valant pour toute définition. Surtout elle paraît trop dépendante de la volonté d’intégrer en elle à tout prix l’art contemporain. Duchamp puis Warhol ayant posé la question de la pertinence de la discrimination perceptuelle, l’art conceptuel l’ayant écarté, le lieu institutionnel opère comme instance de « transfiguration » (de « transubstantiation »)31 et devient effectivement la condition nécessaire et suffisante (Dickie) de l’identification artistique : ainsi il est peu vraisemblable qu’en dehors de l’espace muséal, un morceau de feutre de Beuys soit reconnu comme une œuvre d’art32. 27 « Les esthéticiens peuvent bien aligner des conditions de similitude, mais jamais des conditions nécessaires et suffisantes pour l’application correcte du concept. En ce qui concerne le concept “art ”, ses conditions d’application ne peuvent jamais être énumérées exhaustivement puisque de nouveaux cas peuvent être envisagées ou créés par des artistes, ou même par la nature, qui réclameraient une décision de la part de quelqu’un afin d’étendre ou de clore l’ancien concept, ou d’en inventer un nouveau. (…) Ce que je soutiens donc, c’est le caractère expansif, aventureux de l’art, ses changements incessants et ses nouvelles créations, font qu’il est logiquement impossible de garantir un ensemble de propriétés déterminantes » (in Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, 1988, p. 34). 28 Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, chapitre I, J. Chambon, 1989. 29 « Voir une chose comme de l’art exige quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art » (« The Artworld », The Journal of Philosophy, LXI, 1964, p. 580). 30 G. Dickie, « Définir l’art » (1969), in Esthétique et poétique, Seuil, 1992, p. 22. 31 Danto, La transfiguration du banal (1981), Seuil, 1989. 32 L’histoire du musée fait partie intégrante de l’histoire de la modernité esthétique. Sur les stratégies du musée, le brouillage ironique de sa fonction communicationnelle, cf. Y. Cusset, Le musée : entre ironie et communication, Pleins Feux, 2000. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 9 Ce que l’esthétique dite analytique mettrait à jour, c’est le caractère strictement « relationnel » du prédicat artistique. Etre une œuvre d’art n’est pas une propriété intrinsèque de certains objets spécifiques, mais une propriété relative soit à une procédure historique et culturelle de légitimation (Dickie), soit à un fonctionnement symbolique (Goodman). Il ne faut pas définir l’art et l’œuvre en termes d’essence, mais en termes d’événement et de fonctionnement. C’est la thèse souvent reprise et commentée de Goodman qui substitue à la question : « qu’est-ce que l’art ? », cette autre : « quand y-a-t-il art ? ». « Dans les cas cruciaux, la vraie question n’est pas : « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art », mais : « Quand un objet est-il une œuvre d’art ? » » 33. Un objet n’est pas une œuvre d’art par lui-même et toujours, mais sous certaines conditions. Pour Goodman, l’œuvre d’art est un artefact dont le fonctionnement esthétique est symbolique34 ; ou plus précisément, le fonctionnement comme art est un certain fonctionnement symbolique. Un objet fonctionne esthétiquement (ne fonctionne comme œuvre d’art) si l’on y reconnaît les indices ou les symptômes suivants, dont aucun n’est séparément ni nécessaire ni suffisant, indiquant seulement une probabilité du caractère artistique : densité syntaxique (chaque différence de structure importe – c’est ce symptôme qui permet de distinguer un tableau d’un diagramme) ; densité sémantique (chaque différence référentielle importe) ; saturation relative (le symbole possède de multiples aspects significatifs, ce qui rend compte du sentiment que le sens d’une œuvre d’art est inépuisable) ; exemplification (le symbole même s’il ne dénote pas, réfère littéralement ou métaphoriquement aux propriétés qu’il possède – un tableau est un exemple d’une nuance de gris ou exprime la tristesse) ; référence multiple et complexe (plusieurs 33 Manières de faire des mondes, J. Chambon, 1992, p. 90. Les problèmes dont traite Goodman ne relèvent pas directement du « domaine de ce que l’on considère habituellement comme l’esthétique » (Langages de l’art, introduction, J. Chambon, 1990, p. 27) mais d’une « théorie générale des symboles » - ce qui fait son intérêt et aussi sa limite (cf. D. Château, La Question de la question de l’art, Presses Universitaires de Vincennes, 1994). L’art est abordé comme un langage, c’est-à-dire un système de symboles, et donc comme une activité cognitive au même titre que la science, puisque comprendre un symbole est une conduite cognitive et qu’inversement, toute connaissance suppose un langage qui, à sa manière, construit un monde – par cette thèse de la pluralité des modes de symbolisation, Goodman entend radicaliser, dans le sens de son nominalisme, la philosophie de Cassirer auquel il rend hommage (cf. Manières de faire des mondes (1978), J. Chambon, 1992, p. 9). Les œuvres d’art, comme les théories scientifiques, organisent ou réorganisent l’expérience, font et défont nos visions du monde. Ainsi, il faut abandonner « la dichotomie tyrannique … entre le cognitif et l’émotif. (…) Dans l’expérience esthétique, les émotions fonctionnent cognitivement. (…) La différence entre l’art et la science ne passe pas entre le sentiment et le fait, l’intuition et l’inférence, la jouissance et la délibération, la synthèse et l’analyse, la sensation et la cérébralité, le caractère concret et l’abstraction, la passion et l’action, le médiat et l’immédiat, ou la vérité et la beauté, mais constitue plutôt une différence dans la manière de maîtriser certaines caractéristiques spécifiques des symboles » (p. 290 et p. 307-308). 34 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 10 fonctions référentielles sont intégrées et en interaction : la peinture combine la représentation, l’exemplification littérale, l’expression). « Qui recherche un art sans symboles n’en trouve aucun – si on prend en compte toutes les manières dont les œuvres symbolisent. Un art sans représentation ou expression ou exemplification – oui ; un art sans aucun des trois – non » 35. Mais ces propriétés étant instables, le fonctionnement symbolique est soumis au contexte, puisqu’il ne suffit pas qu’une œuvre soit faite (making a work) pour qu’elle soit réalisée dans sa fonction d’œuvre (making it work). Goodman insiste ainsi sur « l’implémentation » ou « l’activation » des œuvres d’art, c’est-à-dire l’ensemble des procédures donnant accès au fonctionnement des objets comme œuvres d’art (encadrement, lumière, publication, éducation…)36. Goodman ne souscrit pas à la théorie institutionnelle, car l’institutionalisation ne constitue que le moyen de la fonction symbolique. Un objet n’est reconnu comme œuvre d’art que s’il fonctionne symboliquement, c’est-à-dire à la condition que le fonctionnement symbolique soit lui-même discerné et compris. Pour autant, cette perspective « fonctionnaliste » ne rend pas caduque toute ontologie. Mais il s’agit d’une « ontologie générale » sinon faible, du moins réduite à l’analyse des entités de base, aux catégories d’êtres dont le monde est constitué. L’esthétique relèverait alors plutôt d’une ontologie appliquée, étudiant la catégorie spécifique d’entités que sont les œuvres d’art (Pouivet). Les œuvres d’art existent, sont des objets de perception et de discours, qui possèdent des qualités et auxquelles on attribue des propriétés de toutes sortes, qui n’ont certainement pas le même statut ou qui n’appartiennent pas au même « jeu de langage ». Autrement dit, les œuvres d’art déclinent une identité spécifique. Mais toutes les œuvres ne possèdent pas le même mode d’existence, selon qu’on a à faire par exemple à un tableau ou à une symphonie, une sculpture ou une photographie, un monument ou un roman, sans évoquer des œuvres plus labiles, à l’être plus incertain comme les performances, les installations, le Land art … Goodman, sans renoncer à son monisme, a proposé de distinguer deux régimes d’œuvres d’art, autographiques (celles dont la contrefaçon est possible et l’identité seulement accessible à l’enquête historique, comme en peinture) et allographiques (celles dont la contrefaçon n’est pas possible et l’identité vérifiable par une notation, comme en musique). Toute reproduction d’une œuvre autographe est autre chose qu’elle alors que tout 35 Manières de faire des mondes, p. 89. Les œuvres sont davantage « des machines ou des personnes … des entités dynamiques qui ont besoin d’être mises en marche, remises en marche et maintenues en fonctionnement. Bien que l’activation d’une œuvre ne soit habituellement effectuée par l’artiste et en appelle souvent à des procédures routinères, voire serviles, accomplies par des techniciens, elle ne doit pas être négligée comme une question purement pratique et artistiquement accessoire ; car ce que les œuvres sont dépend en dernier ressort de ce qu’elles font » (N. Goodman, « L’art en action », in Nelson Goodman et les langages de l’art, Cahiers du musée national d’art moderne, 41, Automne 1992, p. 7). 36 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 11 exemplaire d’une œuvre allographe est l’œuvre elle-même (la même œuvre qu’elle). Les problèmes s’enchaînent à la suite, concernant la restauration, l’interprétation, l’exécution, la traduction des œuvres, et même le développement de l’art de masse. L’œuvre restaurée (peinture), jouée (musique), traduite (poésie) est-elle toujours la même ? Qu’est-ce qui en constitue l’identité ? Aujourd’hui, demain plus encore, la spécificité de « l’art de masse » est de nature ontologique37. Les œuvres d’art de masse sont systématiquement allographiques, mais d’une allographie technique (non plus seulement notationnelle comme pour la musique classique), ce qui les rend indéfiniment duplicables. La technicisation industrielle, la diffusion planétaire pour un public de masse (de n’importe âge, de n’importe quel sexe, de n’importe quelle langue) qui en détermine la production, et la promotion définissent leur existence sans reste. La philosophie de l’art paraît être largement restée aveugle, à quelques exceptions près (Walter Benjamin, Etienne Gilson, Noël Caroll38), à cette mutation de l’art de masse, ou de « l’art à l’age de sa mondialisation », qui est une rupture bien plus fondamentale que le ready made, parce qu’elle emporte avec elle l’idée humaniste de culture. Mais toutes ces difficultés de l’esthétique ne tiennent-elles pas à ce qu’elle tend à s’identifier, ou du moins à se subordonner à la philosophie de l’art, qui elle-même ne peut avoir d’objet qu’en fixant ses regards sur les phénomènes de l’art, condamnée, pour ainsi dire, à produire des théories ad hoc pour rendre raison des crises et du travail de dé-définition de l’art moderne et contemporain ? Peut-être toutes ses difficultés reposent-elles sur une confusion entre les notions d’esthétique et d’artistique ?39 IV. Esthétique et/ou artistique ? Cette relation de l’esthétique et de l’artistique est évidemment au centre de tous les débats, et la manière de l’envisager détermine la manière de concevoir l’esthétique. 1. L’esthétique a un champ d’extension qui dépasse celui de l’artistique, puisqu’il concerne aussi bien le beau naturel que le beau artistique : la relation esthétique à la nature est peut-être première – même si 37 Cf. R. Pouivet, L’œuvre d’art à l’age de sa mondialisation – Un essai d’ontologie de l’art de masse, La Lettre volée, 2003. 38 qui définit ainsi l’œuvre de masse : « (1) x est une œuvre d’art à instances multiples ou à types ; (2) produite ou distribuée par une technologie de masse ; (3) dont les choix structurels qui président à sa production (par exemple, ses formes narratives, le symbolisme, l’affect escompté et même son contenu) sont intentionnellement dirigés vers ce qui promet une accessibilité au moindre effort, si possible au premier contact, pour le plus grand nombre d’individus appartenant à un public non éduqué (ou relativement non éduqué » (A Philosophy of Mass Art (1998), in Pouivet, op. cit., p. 21-22). 39 Schæffer n’hésite pas à écrire : « La plus grande entrave de l’esthétique est la théorie de l’art » (op. cit., p. 22). L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 12 l’on admet que le paysage est un schème perceptif issu de la peinture – et surtout plus pure, comme le soutient Kant. La théorie du génie intervient justement, dans la problématique kantienne, pour concevoir la possibilité proprement artistique d’un jugement esthétique pur. Le génie permet en effet de montrer que la thèse si paradoxale de la « finalité sans fin spécifique », peut s’appliquer au produit de l’art manifestement intentionnel. Seule l’hypothèse du génie sait concilier ce caractère intentionnel de l’art, et son effacement comme s’il s’agissait d’une beauté naturelle : « la finalité dans les produits des beaux-arts, bien qu’elle soit intentionnelle, ne doit pas pas paraître intentionnelle ; c’est dire que l’art doit avoir l’apparence de la nature, bien qu’on ait conscience qu’il s’agit d’art »40. Le génie rend concevable la beauté libre dans le domaine artistique41. 2. L’artistique l’emporte sur l’esthétique, le beau artistique sur le beau naturel, parce qu’il est une production de l’esprit (Hegel). L’art est la vérité du sensible (plutôt que l’inverse), puisque par son opération, le sensible est élevé au sens en se transformant en manifestation de l’esprit : tout ce qu’il y a de contingent et d’illusoire dans le sensible s’en trouve surmonté. Mais le sensible est la limite de cette manifestation, constitutivement inadéquate avec l’essence de l’esprit. Le progrès de l’art où s’affirme l’affranchissement graduel de l’art à l’égard du sensible, à travers une histoire interne des styles (symbolique, classique, romantique) et des arts (architecture, sculpture, peinture, musique et poésie) l’entraîne vers sa fin. La vérité de l’Esthétique, pour autant qu’elle est identique à la philosophie de l’art, nécessairement spéculative et historiciste, se réalise, paradoxalement, par l’affirmation de la mort de l’art, c’est-à-dire la conscience que l’art, comme savoir spéculatif, a cessé de remplir sa mission historique. L’art a le même contenu que la religion et la philosophie (l’absolu), mais la philosophie est aussi bien le dépassement conceptuel de l’art (sensible). L’esthétique ou la philosophie de l’art est le moment d’auto-réfutation ou d’auto-dissolution de l’art dans ce qui le dépasse. « L’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu » 42. L’Esthétique formule l’essence de l’art, c’est-à-dire l’être au passé de l’esprit : elle est devenue plus nécessaire que l’art lui-même. 3. La relation esthétique, par son désintéressement essentiel, exprime une passivité qui est le signe d’une « volonté de puissance » réactive : le seul rapport « esthétique » authentique est la création artistique elle-même (une « esthétique d’artiste »), qui est au contraire une activité éminemment intéressée43. Toute l’esthétique doit être resituée par rapport à la théorie de l’art, puisque l’art est une promotion de la volonté affirmative de la vie. 4. Le lien de la conduite esthétique et de l’art n’est pas d’essence, mais de fait, ce qui autorise et même recquiert un travail de définition 40 Critique de la faculté de juger, § 45, p. 138. Cf. J.-M. Schæffer, L’art de l’âge moderne, p. 55-65. 42 Cours d’esthétique, I, p. 18. 43 Cf. Nietzsche, Généalogie de la morale, 3è dissertation, § 6. 41 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 13 indépendant de l’artistique et de l’esthétique44. Le discours esthétique reposerait sur deux confusions : définir exclusivement l’œuvre d’art par sa fonction esthétique – ce que l’histoire mondiale de l’art validerait difficilement (plusieurs intentions, esthétique et religieuse, ou magique, utilitaire … peuvent coexister45) ; se représenter cette fonction comme une expérience subjective insigne, absolument sui generis, exclusive de toute autre dimension, en particulier cognitive. Ce faisant l’esthétique (néokantienne) répète, pour l’analyse de la conduite esthétique, ce que la « théorie spéculative » faisait à propos de l’art : là où l’art était investi du pouvoir de connaître l’absolu, de révéler la vérité de l’être, là où l’œuvre d’art était dotée d’une « insularité » ontique, la relation esthétique devient douée d’une sorte d’« exterritorialité spirituelle », qui nous ravit « dans un état cognitif, émotif et judicatoire de nature extatique : une vision transparente et une compréhension intuitive qui seraient par essence universellement partageables ». Le désintéressement doit aussi être dénoncé comme un mythe46 tant la rationalité de la conduite esthétique ne diffère pas de celle de l’ensemble de nos relations cognitives avec le monde. La conduite esthétique n’est pas une invention moderne mais « un fait anthropologique »47, qu’on peut définir comme une activité attentionnelle, c’est-à-dire cognitive – contre Kant et avec Goodman il faut cesser d’opposer esthétique et connaissance – dont la fonctionnalité spécifique par rapport à toutes les autres conduites cognitives, est d’être régulée « par son indice de (dis)satisfaction interne », c’est-à-dire d’être « une relation de jouissance cognitive » – avec Kant contre Goodman il faut affirmer le caractère « non adventice » du rapport au plaisir48. 44 Cf. Schæffer : « A différentes époques diverses communautés humaines ont doté d’une fonction sociale de nature esthétique certaines pratiques créatrices d’artefacts ou d’actions – le choix se portant de préférence sur des artefacts et des actions destinés à être contempllés, regardés, écoutés, lus… Dans notre société, une partie de ces pratiques se sont cristalllisées sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler Art. (…) Cette cristallisation est instable du point de vue culturel et historique : elle ne délimite pas une domaine clos, mais un agrégat soumis à évolution et dérive. Plus fondamentalement, malgré ces liens de fait très forts entre la relation esthétique et le domaine artistique, il n’existe pas de lien de jure entre eux : les deux doivent être définis indépendamment l’un de l’autre » (op. cit., p. 347). 45 Ibid., p. 41-48. Pour la citation suivante, cf. p. 13-14. 46 Cf. l’article de Dickie de 1964, « Le mythe de l’attitude esthétique » (in Philosophie analytique et esthétique) qui critique notamment la définition kantienne, mais dans un style d’interrogation empirique et non transcendantal, de l’attitude esthétique par Stolnitz : « l’attention désintéressée et pleine de sympathie et la contemplation portant sur n’importe quel objet de conscience quel qu’il soit, pour lui-même seul » (« L’attitude esthétique » (1960), ibid., p. 105). 47 Ou plutôt il n’y a aucune contradiction à affirmer que le concept d’esthétique est inventé au XVIIIè et que la conduite esthétique est universelle. 48 Ici l’analyse conduit à montrer principalement que « la notion d’œuvre d’art ne délimite pas de domaine ontologiquement spécifique » (p. 108), qu’il faut « abandonner la recherche d’une définition en termes de conditions nécessaires et L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 14 5. L’objet esthétique c’est ce qui doit advenir dans l’œuvre pour accomplir sa visée artistique, ce qui suppose l’acte d’une conscience qui, réceptive de l’œuvre, est active à l’égard de l’objet esthétique. Cette perspective a plutôt été développée par la phénoménologie qui se désintéresse du problème de la définition (surtout « classificatoire ») de l’art et de l’œuvre, pour réfléchir conceptuellement le sens de l’expérience de l’œuvre d’art. Si la question de l’art reste secondaire chez Husserl, ses successeurs, en France principalement, y ont trouvé l’inspiration d’un profond renouvellement de cette méthode de philosopher. Merleau-Ponty est la figure la plus importante de ce renouveau, ou du « tournant » esthétique de la phénoménologie husserlienne, qui rapproche, voire identifie, par leur travail infini de description des phénomènes, l’art et la phénoménologie49. La phénoménologie est un « retour aux choses mêmes », doit « rapprendre à voir le monde », reconduire au sol de toute expérience, c’est-à-dire la perception et même, plus radicalement, le sensible. Or « l’art et notamment la peinture » auraient depuis toujours exercé cette « pensée interrogative qui laisse le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose »50 : la peinture n’aurait jamais célébré « d’autre énigme que celle de la visibilité »51, pour chercher un sens sensible du sensible. Le miracle de l’œuvre d’art serait toujours de rouvrir la conscience à l’originaire, de la rendre contemporaine de l’événement premier et indépassable de l’apparaître du monde. L’œuvre d’art est comme une perception à la seconde puissance, une perception qui met en scène « le primat de la perception », qui partage avec elle « cette totalité charnelle, où la signification n’est pas suffisantes » (p. 110) pour se contenter d’exemplifications de la notion – certaines étant typiques, les plus proches du « prototype notionnel », regroupant idéalement la propriété absolue de causalité intentionnelle et les propriétés d’appartenance générique, d’intention esthétique et d’attention esthétique, et d’autres étant atypiques, ce qui a pour effet de « dédramatiser la question des frontières de l’art » (p. 119). Si donc il faut renoncer à définir l’œuvre d’art par une quelconque fonction esthétique, à l’expression même d’« objet esthétique » (p. 128), puisque « n’importe quoi peut devenir le point focal d’une conduite esthétique » (p. 129), c’est pour rendre l’esthétique à son domaine élargi et le plus propre, la description de la conduite esthétique, en démontrant l’inanité du système d’oppositions qui ne cesse de hanter l’esthétique philosophique depuis Kant … physique vs spirituel, intéressé vs désintéressé, epmpirique vs apriorique, hétéronomique vs autonomique ». Si une conduite esthétique est une modalité spécifique de l’activité cognitive – quand elle devient « le support d’une (dis)satisfaction » (p. 160) et en motive la continuation – , on peut, contre toute la tradition esthétique, réévaluer le sens du goût, qui est de tous les sens « celui dont l’activation esthétique est la plus constante », où la (dis)satisfaction est la propriété la moins contingente, y voir l’archétype de l’expérience esthétique (p. 132). Cet élargissement finit par résorber l’esthétique dans l’anthropologie, dont le statut reste assez vague, puisque l’analyse fait appel indifféremment à l’ethnologie, l’ethologie ou la psychologie cognitive. 49 Cf. Phénoménologie de la perception (1945), «Avant-Propos», Gallimard, 1979, p. XVI. 50 Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 138. 51 L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964, p. 26. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 15 libre, pour ainsi dire, mais liée, captive de tous les signes, de tous les détails qui me la manifestent, de sorte que, comme la chose perçue, l’œuvre d’art se voit ou s’entend et qu’aucune définition, aucune analyse, si précieuse qu’elle puisse être après coup et pour faire l’inventaire de cette expérience, ne saurait remplacer l’expérience perceptive et directe que j’en fais »52. Pour ainsi dire, c’est la phénoménologie (de la perception) qui s’est mise à l’école de la l’art. La peinture, celle de Cézanne en particulier, est une leçon permanente de phénoménologie. De son côté, plus proche en cela de Husserl53, Sartre rapporte l’esthétique à l’imaginaire, c’est-à-dire à l’acte de la conscience qui intentionne son objet sur le mode « néantisant » de l’image, comme neutralisation de l’intentionalité réalisante de la perception. L’objet esthétique correspond au sens imaginaire ou irréel dont la réalité sensible n’est que l’analogon produit par l’artiste54. L’objet esthétique n’est pas donné dans l’œuvre mais en attente d’une conscience qui vient l’actualiser en modifiant la perception : la chose matérielle est ainsi « visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur prend l’attitude imageante) » et fait surgir en elle sa dimension esthétique d’irréel. Ainsi l’imaginaire est « le type existentiel de l’œuvre d’art. (…) : l’œuvre d’art est un irréel ». Ou encore ce sur quoi porte le jugement esthétique n’est pas le tableau réel, mais « l’objet esthétique … constitué et appréhendé par une conscience imageante qui le pose comme irréel ». En un sens donc, l’œuvre d’art « c’est ce qui reste de l’objet esthétique quand il n’est pas perçu »55 (ou imaginé pour Sartre), quand il n’est pas accompli par une conscience qui se concentre sur lui pour le contempler. En un autre, l’œuvre n’accomplit son « articité » que comme objet esthétique : l’œuvre d’art n’est rien d’autre que l’œuvre visée tout entière pour elle-même : « ce que l’artiste a créé, ce n’est pas encore tout à fait l’objet esthétique, c’est le moyen pour cet objet d’être lorsque le sensible, par un regard, est reconnu comme tel. L’objet n’existe de son existence propre qu’avec la collaboration du spectateur, et l’artiste luimême, pour achever son œuvre, doit se faire spectateur. (…) C’est au moment où elle devient objet esthétique que l’œuvre d’art est vraiment œuvre d’art. (…) L’œuvre perd son sens d’œuvre aussitôt qu’on méconnaît ou ignore l’objet esthétique qu’elle peut être ». Mais qu’est-ce qui advient dans ce moment esthétique de l’œuvre d’art ? De quoi l’humanité fait-elle l’expérience dans la relation esthétique à l’art ? Désormais, le point de vue d’une esthétique descriptive ou analytique 52 Causeries (1948), Seuil, 2002, p. 55. Cf. l’analyse de la conscience esthétique à partir de l’exemple de la gravure de Dürer, « Le Chevalier, la Mort et le Diable », in Idées directrices pour une phénoménologique, § 111, Gallimard, 1950, p. 373. 54 Cf. L’imaginaire (1940), Gallimard, 1966, p. 366. Pour les citations suivantes, cf. p. 362 et p. 367. 55 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, I, PUF, 1953, p. 47. Pour la citation suivante, cf. p. 46-47. 53 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 16 paraît insuffisant pour réaliser le sens même de ce qui est en jeu. L’esthétique ne désigne-t-elle pas, plutôt qu’un régime du discours (sur l’art et/ou sur le beau), un régime premier de l’expérience des hommes, ce pourquoi on peut légitimement s’interroger sur son caractère politique ? V. L’esthétique comme partage du sensible Entre l’esthétique et la politique, la philosophie a souvent vu une tension voire une contradiction. En essentialisant la forme, en promouvant l’art pour l’art, l’esthétique serait idéologiquement complice des classes dominantes dans l’entreprise de mystification de la réalité sociale. L’attachement au beau est le fait d’une conscience qui cherche, par la voie de l’idéalisation et dans la sublimation, une satisfaction cultivée et un bonheur égoïste. S’il veut accompagner l’espérance d’une humanité désaliénée, d’un monde réconcilié, l’art doit représenter et illustrer les conquêtes de l’ultime classe historique, le prolétariat : l’esthétique, de son côté, n’est légitime que si elle est une esthétique du contenu. Ou bien alors l’esthétique suivra la voie d’un marxisme hétérodoxe comme chez Adorno 56 et d’abord chez Benjamin. On ne peut adhérer naïvement au pouvoir émancipateur et critique de l’art sans s’inquiéter de ses modes d’inscription sociale, des phénomènes d’« industrie culturelle »57 qui risquent de le faire travailler à la reproduction symbolique de l’ordre existant, par un art « affirmatif » (kitsch) qui maintient les rapports de production existants en se contentant d’accorder sa part au rêve et à la consolation de l’âme. L’idéologie avant-gardiste (l’art comme l’avant-garde de la société58) ou 56 La réévéluation de la notion de forme est une réévalution l’une par l’autre de l’esthétique et de la politique. L’esthétique ne doit pas plus imposer de l’extérieur à l’art sa vérité que l’art se laisser imposer de l’extérieur sa mission politique. Il faut partir de l’œuvre, situer sa dimension spirtuelle en elle (contre la thèse hégélienne d’une relève de l’œuvre d’art par la forme sans forme sensible du concept, de l’art par la science de l’art) dans le procès ou l’intrigue de la forme qui devient, ainsi, à la fois principe de sa logicité (structuration, réflexion) et de son pouvoir critique et politique : la forme organise en un langage cohérent « des éléments épars » mais sans résoudre dans une unité parfaite et sans faille ces divergences et ces contradictions. Au contraire, elle laisse être et apparaître la tension dans la réconciliation. La forme est dans l’œuvre l’attestation que la contradiction est indépassable : l’art, face à la domination du monde social, est le refuge du négatif et du non-identique. Cette « esthétique négative » est une inversion de l’esthétique hegelienne : l’art dépasse le concept en exprimant ce qu’il ne peut penser. Cf. l’article de D. Payot « La « science » des œuvres – Remarques sur la Théorie esthétique d’Adorno », in La part de l’œil, 15-16, 1999-2000. 57 Cf. Adorno, Horkheimer, La dialectique de la Raison (1944), Gallimard, 1974, p. 129-176, où est décrit le processus de « réification » de l’art qui renie son automie en s’aliénant à la logique marchande. 58 Sur l’histoire du malentendu entre les avant-gardes russes et la révolution prolétarienne, cf. l’article de J.-P. Bouillon, «Le retour à l’ordre en U.R.S.S. 19201923 », in Le retour à l’ordre dans les arts plastiques et l’architecture, 1919-1925, CIEREC, VIII, 1974. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 17 l’idéal d’un Grand art prolétarien (le réalisme socialiste) sont des versions trop simples pour saisir la modernité esthétique, et surtout dérisoires devant la menace du fascisme qui pratique « l’esthétisation de la politique ». La première est « idéaliste », en contradiction avec les prémisses du matérialisme historique. La seconde mime l’art de la culture bourgeoise (le culte de l’œuvre, la dignité auctoriale de l’artiste) au moment de sa disparition : le réalisme est rétrograde au regard de la puissance révolutionnaire de la technologie. L’exigence de politisation de l’art est à dégager de l’analyse des contradictions du monde moderne. Dans cette perspective, on ne saurait sous-évaluer « les changements très profonds dans l’antique industrie du Beau » selon l’expression de Valéry, les influences des nouvelles techniques de reproduction sur la diffusion et la production artistique : « Avec le XXe siècle, les techniques de reproduction ont atteint à un tel niveau qu’elles vont être en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’influence, mais de s’imposer elles-mêmes comme des formes originales d’art » 59. Ce que la multiplication et le progrès des techniques de reproduction viennent détruire, c’est moins le contenu de l’œuvre, que son mode de présence, c’est-à-dire la relation « esthétique » à son égard, fondée sur le caractère d’authenticité, d’originalité, d’unicité, ce que Benjamin appelle son aura : la dévotion devant l’événement d’une unique apparition, dans l’actualité de son hic et nunc. Au lieu de réquérir une attitude de recueillement, l’œuvre délocalisée et détemporalisée de la reproduction technique induit une perception à la fois attentive (pour répondre à la stimulation optique des images) et distraite (par réception passive)60, conforme au besoin toujours plus généralisé « de prendre possession immédiate de l’objet dans l’image, bien plus, dans sa reproduction »61, pour un destinataire inédit : la masse. « La masse est la matrice où, à l’heure actuelle, s’engendre l’attitude nouvelle vis-à-vis de l’œuvre d’art ». Pour autant l’époque irréversiblement « post-auratique » de l’esthétique n’est pas seulement un désenchantement et une déchéance de l’art (de son concept « rituel ») : elle assigne de nouvelles fonctions à l’œuvre d’art en modelant la sensibilité moderne62. Elle s’ouvre à la 59 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique», in Essais 2, 1935-1940, Denoël- Gonthier, 1983, p. 90. 60 « Celui qui se recueille devant une œuvre d’art se plonge en elle (…) ; au contraire, dans le cas du divertissement, c’est l’œuvre d’art qui pénètre dans la masse » (ibid., p. 122). 61 Cf. la version plus complète publiée dans les Ecrits Français, Gallimard, 1991, sous le titre « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », p. 144. Pour la citation suivante, cf. p. 167. 62 « Au cours des grandes périodes historiques, avec tout le mode d’existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de sentir et de percevoir. La forme organique que prend la sensibilité humaine – le milieu dans lequel elle se réalise – ne dépend pas seulement de la nature mais aussi de L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 18 découverte de nouveaux modes de perception et d’écriture du réel (montage), de manières d’être au monde directement sociales où tout espoir d’une libération collective de l’humanité n’est pas perdu. La photographie et le cinéma parce qu’ils sont un « approfondissement de la perception », un espace d’expérimentation, appartiennent au champ primordial de l’esthétique. Les clichés d’E. Atget, véritables « pièces à conviction » sur le Paris de la fin du XIXe, inquiètent le regard, contraint à une prospection à partir d’indices qui suspend toute forme de détachement63. A fortiori, le cinéma soumet le sujet à l’épreuve de « tests optiques », c’est-à-dire à une perception et à une évaluation entièrement médiatisées par l’appareil. Tous deux alimentent un « inconscient optique » lorsqu’ils rendent visible ce que nous avions sous les yeux sans jamais pouvoir le voir (l’espace-temps du mouvement)64, déplaçant, à l’instar du dadaïsme mais de façon plus efficace, les limites entre l’art et le non-art. Ces arts techniques, en libérant une nouvelle expérience du réel par une perception élargie, exploratrice, soumise à de nouvelles tâches, peuvent travailler à l’émancipation des masses. En ce sens, le film vient abolir la distance asociale de la contemplation désintéressée. Par le dispositif technique, le film engendre une mutation politique et psychique, qui initie « à de nouveaux modes d’attitude sociale » parce qu’il appelle la masse à l’exercice d’un jugement collectif, joignant plaisir et critique spontanée dans lequel elle s’approprie les moyens de son existence sociale. « Dès l’instant où le critère d’authenticité d’être applicable à la production artistique, l’ensemble de la fonction sociale de l’art se trouve renversé. A son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique ». Ainsi c’est en raison du sens politique des images reproduites qu’il faut entendre cette affirmation :« le film s’avère ainsi l’objet actuellement le plus important de cette science de la perception que les Grecs avaient nommée l’esthétique ». La « politisation de l’art » n’est pas extérieure à l’histoire des nouvelles possibilités techniques, à l’opposé de l’esthétisation fasciste de la politique, qui est un asservissement de l’art : cette politisation de l’art comme résultat dialectique de l’évolution de son medium est, pour Benjamin, la réponse des «forces constructives de l’humanité » (communisme) pour inverser le sens de l’histoire. Mais si l’art de masse loin d’accomplir son utopie politique, a servi d’instrument idéologique au conservatisme social, et puisque les arts techniques n’ont pas triomphé des beaux-arts, il est encore possible d’envisager un sens éminent du politique qui s’annonce et s’atteste précisément dans l’expérience esthétique, pour autant qu’elle requiert l’histoire » ( « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 93). 63 Ibid., p. 101. 64 « Sous la prise de vues à gros plan s’étend l’espace, sous le temps de pose se développe le mouvement. (…) A un espace consciemment exploré par l’homme se substitue un espace qu’il a inconsciemment pénétré » ( « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », p. 163). Pour les citations suivantes, cf. p. 166, p. 146, p.169, p. 171. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 19 l’exercice d’un sens commun, que Kant avait proposé comme l’idée régulatrice du jugement de goût. Cette (ré)interprétation esthétique du politique éviterait le double écueil d’une représentation atomistique ou fusionnelle du « vivre ensemble », ménageant l’espacement et l’unité nécessaires à sa constitution. Ce sens commun ou « communautaire » porte, en effet, en lui l’exigence politique originaire d’un monde authentiquement commun et constitue, à ce titre, la condition qui fonde la circularité entre l’œuvre et le monde de l’art (théorie institutionnelle). L’acte de conférer à un objet le statut de candidat à l’appréciation au nom de l’art serait-il doué de signification, le monde de l’art, espace de relations et de communication autour des œuvres, serait-il possible sans la présupposition que l’on juge a priori en se mettant à la place d’autrui ? Comme l’écrit Danielle Lories : « Le cercle est fondamental parce qu’il est requis par ce qu’est l’art dans son rapport au monde commun. L’œuvre comme telle suppose un monde commun où apparaître et ce monde déjà là suppose cette faculté de juger à la place d’autrui tout en reconnaissant sa différence … qui s’appelle sens commun et qui fonde le partage du monde comme réalité commune »65. Si l’œuvre d’art « a vocation à se transcender vers l’objet esthétique en lequel seul elle atteint, avec sa consécration, la plénitude de son être »66, en retour l’œuvre ouvre au spectateur une dimension d’existence nouvelle. L’œuvre d’art est, en quelque sorte, l’acte commun du sujet et de l’objet où chacun gagne, par l’autre, en être et en liberté (la faveur kantienne) : la perception du spectateur actualise l’objet esthétique que l’œuvre d’art doit être pour accomplir pleinement son essence tandis que l’œuvre d’art appelle, pour cette actualisation même, une perception pure qui est tout autant un éveil à « ce qu’il y a d’universel dans l’humain »67. Au plus proche ici de la thèse kantienne du désintéressement, M. Dufrenne écrit : « avoir du goût, c’est être capable de jugement au-delà des préjugés et des partis pris. Ce jugement est capable d’universalité, comme Kant l’a vu. Mais pourquoi ? Parce qu’il ne requiert de moi que mon attention à l’objet et non une décision : c’est l’œuvre même qui comparaît et qui se juge elle-même ». Ainsi « par le goût, le témoin se hausse à ce qu’il y a d’universel dans l’humain ». Or, cette « signification humaniste de l’expérience esthétique » est irréductiblement sociale par la constitution d’un public. L’œuvre est « affirmation immédiate d’un nous ». Le spectateur, témoin et exécutant de l’œuvre d’art, même solitaire n’est pas seul, parce que « l’émotion esthétique veut se communiquer et se répandre », exige un hommage et une reconnaissance dont la multiplication engage une promotion ontologique de l’œuvre : « l’objet esthétique gagne en être à cette pluralité d’interprétations qui s’attachent à lui : il s’enrichit à mesure que l’œuvre trouve un public plus vaste et une signification plus nombreuse ». L’expérience esthétique ouvre à une communauté fondée sur « l’objectivité éminente de l’œuvre ». 65 Expérience esthétique et ontologie de l’œuvre, Bruxelles, 1989, p. 181. M. Dufrenne, op. cit., p. 33. 67 Ibid., p.101. Pour les citations suivantes, cf. p. 99, p. 101, p. 108, p. 103, p. 102, p. 102-103, p.106-107, p. 108. 66 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 20 On ne parlera ici, ni de société – parce que les spectateurs ne sont pas liés par un contrat ou par des intérêts et des besoins communs – ni de conscience collective, mais de « socialité esthétique ». « L’homme devant l’objet esthétique transcende sa singularité et devient disponible pour l’universel humain. (…) Libéré des liens et des préjugés qui asservissent la conscience, il est capable de retrouver en lui la qualité toute nue d’homme et de rejoindre directement les autres dans la communauté esthétique. (…) L’objet esthétique rassemble les hommes sur un plan supérieur où cessant d’être individualiés, il se sentent solidaires ». Finalement cette « signification humaniste de l’expérience esthétique » se tient au plus près de l’inspiration de la critique kantienne, où le désintéressement est le signe de la vocation morale de l’homme, « l’universalité du jugement de goût symbolise la réalité d’une république des fins, en attestant la parenté spirtuelle des êtres raisonnables » : « le beau comme symbole de la moralité » 68… Une phénoménologie de l’art conséquente est donc politique. H. Arendt, en cherchant à saisir le mode d’inscription de l’œuvre d’art dans le monde, c’est-à-dire aussi bien à dégager l’exigence d’un monde commun que porte en elle l’œuvre d’art, est conduite, dans une reprise et un commentaire cette fois explicites des textes kantiens, à une phénoménologie politique de l’art69. L’œuvre, entre le travail et l’action, édifie pour les hommes les conditions d’un séjour durable et objectif70, c’est-à-dire offre les conditions d’un monde. Mais la norme de cette activité est dictée par le fait primordial de la pluralité, l’exigence d’un espace public, ouvert et actualisé par la parole et l’action, où chacun puisse apparaître à la fois dans son individualité et dans son égalité avec autrui. Il n’y a de monde humain que par les œuvres, et de monde réel que par la pluralité et pour le partage en commun. Mais ce qui rend possible cette instauration du monde commun, de l’espace public, condition originaire de la politique, c’est la faculté de juger, dont Kant a saisi toute l’ampleur « en examinant le phénomène du goût »71. L’activité de 68 Critique de la faculté de juger, § 59. Dans ce qui devait être la Troisième partie (Juger) de son grand ouvrage La vie de l’esprit, qui est demeuré inachevé et pour lequel nous ne disposons que de textes issus de conférences, principalement prononcées à la « New choll for Social Research » en 1970, H. Arendt entendait montrer que c’est dans la Critique de la faculté de juger qu’il fallait chercher la philosophie politique de Kant manquante aillleurs dans l’ensemble du corpus (cf. Juger – Sur la philosophie politique de Kant, Seuil, 1991). 70 Cf. Condition de l’homme moderne,Calmann-Lévy, 1961, p. 187 sq. 71 Cf . La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 283. Pour les références suivantes, cf. p. 283, p. 269, p. 268-269. La communauté esthétique, qui n’est ni fusionnelle ni exclusive, se constitue comme le sentiment de juger en commun, par référence à la communauté idéale du public. Cf. l’article de J.-Ph. Uzel qui rapproche le sens commun chez Kant – et son interprétation politique par Arendt – de la définition du « public » que donne Thomas Crow dans La Peinture et son public à Paris au XVIIIè siècle. « Le “public” … n’est rien d’autre qu’“une 69 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 21 juger dont la norme n’est pas seulement de penser par soi-même (maxime des Lumières) mais de penser à la place de tout autre (maxime de la pensée élargie) est l’activité la plus politique parce que la plus mondaine : juger c’est partager le monde avec autrui. L’œuvre offre un monde à partager ; mais il n’y a de monde commun à partager que pour et par les hommes capables de juger. Or l’œuvre d’art vient, en quelque sorte, redéployer, redoubler le cercle qui lie le monde à partager et l’exercice du jugement dont le sens commun est la condition transcendantale. D’un côté, elle est la chose la plus mondaine de toutes, celle qui actualise l’essence de toute œuvre : subsister, perdurer au cycle des besoins, à la mortalité des sujets et à l’usure des objets. A ce titre, elle réalise l’idée même de culture. La culture c’est la relation de l’homme avec les choses du monde en tant que telles (non pas en fonction de leur utilité), les choses en tant que phénomènes mondains qui existent (et qu’on laisse exister) « indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle ». Et si tout le sens d’être de l’œuvre d’art est d’apparaître au monde, on peut voir dans l’art non pas une dimension de la culture mais son affirmation la plus haute. Mais vouée au monde, faite pour apparaître, elle suscite par elle-même l’exercice du jugement esthétique qui est au principe même du monde commun qu’elle éveille : apparaître, pour l’œuvre d’art, c’est remplir sa condition mondaine, c’est-à-dire requerir l’exercice de ce sens commun qui paraît au fondement de la culture et de la politique. Danielle Lories résume ainsi : « Le jugement de goût est témoin éminent de la possibilité de ce partage d’un monde car il rassemble les hommes sur le seul apparaître des choses, c’est-à-dire sur leur mondanité, leur seule réalité mondaine, qui n’est que par la pluralité du public. En réquérant ce jugement, ce témoignage éminent sur la possibilité même de la constitution d’une communauté humaine de la reconnaissance d’autrui dans sa différence et son égalité, l’œuvre d’art révèle ainsi une fois encore son caractère mondain, et cela signifie son lien profond à la pluralité humaine, son essence politique. Objet du monde qui n’y est que pour y apparaître, qui n’est au monde que pour le monde, elle contribue éminemment à la constitution du monde en lieu de séjour pour une pluralité d’hommes qui le partagent, elle ouvre ce partage et l’instaure en en appelant immédiatement et exclusivement au sens commun, qui fonde ce partage et qui n’a d’effectivité qu’en lui » 72. La phénoménologie (politique) de l’art s’accorde avec la conclusion de l’ontologie appliquée à l’art de masse : une « culture de masse » est une contradiction. Mais c’est pour maintenir, et non pour dissocier, l’art et la représentation de la totalité signifiante où se reconnaît chacun de ses membres” » qui sert de trait d’union entre l’assistance, càd la communauté empirique des spectateurs, et chaque individu ou chaque groupe (« Entre l’esthétique et le politique. Le sensus communis », in Politique de la parole – Singularité et communauté, Trait d’union, 2003, p. 180). 72 « Pour une phénoménologie politique de l’art. L’œuvre et le monde chez Arendt », in Phénoménologie : un siècle de philosophie, Ellipses, 2002, p. 231-232. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 22 culture. La culture de masse, c’est la culture à l’époque de la société de masse, qui « fonctionnalise » ce qui a pour vocation de durer, qui consomme ce qui exige distance et oubli de soi, qui transforme en loisir ce qui contribue à « faire » le monde commun, qui se nourrit et se distrait de ce qui a originellement « le pouvoir d’arrêter notre attention et de nous 73 émouvoir » . La société de masse invente une nouvelle forme de philistinisme (consumériste) qui soumet la culture à la vie, c’est-à-dire qui annule la choséité d’un objet au profit du besoin et du processus vital (conservation/régénération) et s’emploie, pour ce faire, à adapter sous une forme divertissante les grandes œuvres du passé. Là où étaitent la culture et l’art doivent advenir le loisir et la consommation. Si les œuvres d’art peuvent être fonctionnelles, « leur beauté transcende tout besoin ». Mais en même temps « jamais elle ne transcende le monde ». En perdant le souci du monde, le rapport désintéressé à l’objet, en rabattant le goût qui « juge le monde en son apparition et en sa mondanité » sur l’individu et la sphère privée du besoin, la société de consommation ruine le principe même de la culture et de la politique. Finalement, il conviendrait d’imaginer un sens critique de l’esthétique, qui souligne ce qui, en elle, est d’emblée politique, càd d’abord ce qui, dans le politique, se révèle originairement esthétique : retrouver le sensible à la racine du politique, pour interroger de nouveau les rapports de l’art et de la vie. La politique est esthétique dans son principe, si on la définit avec J. Rancière à partir de l’idée d’« un partage du sensible », qui donne à voir « l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives »74 des individus dans la communauté dissensuelle du droit et du litige. La vie politique et sociale des hommes, leurs pratiques, leur histoire en somme, s’alimentent à ce tissu sensible premier (une « esthétique première »), dont les découpages mouvants relèvent de la façon dont les hommes participent à un monde commun et/ou s’y affrontent. Aussi a-t-on accordé à la fois trop et trop peu à l’esthétique, en la réduisant à une discipline portant sur l’analyse du jugement de goût ou des propriétés artistiques. J. Rancière s’efforce ainsi de montrer comment des bouleversements politiques et sociaux ont pu affecter le sens de l’art : les conquêtes napoléoniennes par le déracinement qu’elles imposent à de nombreux monuments auraient contribué à développer le phénomène de la muséification, la mise en cause de la hiérarchie des sujets et des genres, puis à la crise de la représentation. Ainsi le développement des arts techniques, la photographie notamment, peuvent-ils être interprétés comme l’avènement d’une sensibilité nouvelle, accueillant le hasard, révélant l’anonyme. Mais on peut aussi « prendre les choses à l’envers », suivre la rationalité du régime esthétique de la pensée, et noter que c’est parce que « l’anonyme est devenu un sujet d’art que son enregistrement peut être un art ». C’est là ce 73 Arendt, op. cit., p. 261. Pour les citations suivantes, cf. p. 269 et p. 284. Le partage du sensible, La Fabrique, 2000, p. 12. Pour les citations suivantes, cf. p. 14, p. 47, p. 48, p. 31, p. 33, p. ,p. 50, p. 19, p. 22. 74 L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 23 qui caractérise le « régime esthétique des arts » : libéré du principe et des règles de la représentation, destruisant la hiérarchie des genres, rendant les œuvres à la liberté de l’artiste, « il affirme l’absolue singularité de l’art » par rapport aux autres activités et à ses anciens régimes (éthique et poétique). « Le mot d’esthétique ne renvoie pas à une théorie de la sensibilité, du goût et du plaisir des amateurs d’art. Il renvoie proprement au mode d’être sensible propre aux produits de l’art » : un sensible en pur suspens, visible pour lui-même dans sa forme autonome. La photographie en est la meilleure preuve qui s’affranchit en même temps des codes, indissociablement esthétiques et politiques, de la représentation, et de la distinction ancienne entre les arts mécaniques et les arts libéraux.. « La photographie ne s’est pas constituée comme art en raison de sa nature technique », mais parce que la vie de la masse invisible, les détails de la vie quotidienne et ordinaire, ont accédé à la visibilité, c’est-à-dire à une configuration sensible (esthétique et politique) nouvelle, par « la gloire » ou « l’assomption du quelconque ». Ce dépassement de « la confiscation esthétique des arts » justifie une révision du modernisme (Greenberg), qui s’est fourvoyé au sujet de la peinture abstraite, dont l’expressionisme américain serait la formule achevée. La réduction de l’abstraction à la pureté de son medium, la planéité, est une lecture formaliste Mais qu’est-ce que l’espace-plan ou le « plat », quel est leur mode d’être sensible, c’est-à-dire que font-ils, quelles configurations sensibles engagent-ils ? La surface ne se réduit pas à une composition géométrique de lignes, mais elle est une des « formes de partage du sensible ». Relisant l’opposition platonicienne de l’écriture et du discours comme celle du plat et du vivant, ou examinant, à travers l’invention de la perspective, la volonté des peintres renaissants de donner à la surface bi-dimensionnelle du tableau la profondeur, pour qu’il ait le pouvoir de la parole, J. Rancière souligne la proximité (« l’interface ») de supports et de modes d’expression différents : page, affiche, ou tapisserie, peinture et typographie, arts plastiques et arts appliqués. Leur communication fait sens à la fois esthétiquement et politiquement (avènement de la peinture non-figurative, implication sociale des arts et valeur révolutionnaire, etc.) et récuse la séparation entre le monde de l’art et la vie : le plat est à la fois « principe de révolution formelle d’un art et principe de re-partage politique de l’expérience commune ». L’esthétique est « ce qui met en contact des régimes séparés d’expression » 75, elle nous dit comment l’art est lié à d’autres sphères d’expérience. Aussi ne convient-il pas d’interroger seulement les missions politiques de l’art. « La politique est esthétique en son principe » en ce sens qu’elle suppose un partage sensible des manières d’être, de faire, de dire. Et l’art, même dans son régime esthétique, est toujours plus que l’art. Finalement, il subsiste sans doute quelque chose d’irréductible entre l’esthétique et l’art. L’esthétique relève de la réception (spectateur), l’artistique de la création. L’attitude esthétique se prévaut d’un 75 La mésentente, Galilée, 1995, p. 88. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 24 désintéressement 76, alors que l’activité artistique est intéressée, au plan subjectif de la création comme effort pour donner forme et expression à un chaos d’expériences, d’émotions, d’intentions et au plan social comme prise de position au sein du monde de l’art77. Mais, en réalité, les deux points de vue ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. D’un côté, on ne peut tenir jusqu’au bout, dans sa pureté, la thèse du désintéressement esthétique, comme si l’attitude décidait seule, par une conversion du regard, de la qualité esthétique d’un objet78. L’objet, et a fortiori l’œuvre d’art, obéit pour sa réception esthétique aux conditions d’un contexte déterminé qui le prélève du champ pratique de nos intérêts. De l’autre, l’activité artistique connaît nécessairement des moments esthétiques, c’est-à-dire des moments de réception : c’est un lieu commun de reconnaître que le créateur est le premier spectateur de son œuvre, sinon faite, du moins à faire ou se faisant. On a vu aussi comment la phénoménologie peut articuler les rationalités artistique et esthétique en situant, du côté de la réception de l’œuvre, sa réalisation artistique (l’objet esthétique) et, en fondant sur l’exercice du sens commun, l’essence de l’œuvre d’art et l’expérience esthétique. De fait, l’art et l’esthétique philosophique sont liées par une histoire commune. Nul artiste ne peut décider sa rupture complète avec l’esthétique ; nulle philosophie ne peut prétendre refonder absolument l’esthétique traditionnelle pour mieux rendre raison des pratiques modernes de l’art, par un déplacement des questions, surtout si ces questions ne sont pas toujours celles que l’art se pose à lui-même. 76 Ce désintéressement, comme l’a remarqué Stolnitz, à la suite de Kant, n’est pas absence de tout intérêt (in-intéressement) puisqu’il consiste dans la concentration de la réception sur elle-même. Chédin précise à propos de Kant que « désintérêt signifie seulement et précisément que « sous le charme » du beau je ne m’intéresse à rien d’autre qu’à l’effet de plaisir ou de peine que produit sur ma subjectivité (état d’esprit) la perception actuelle de la forme de l’objet. (…) Désintérêt signifie donc que l’appréhension esthétique néglige toute sorte d’intérêt (pathologique, théorique, pratique) qui pourrait sinterposer, s’entremettre (interesse) entre moi-même et le plaisir que j’éprouve à me représenter la forme de l’objet – à me le (re)présenter immédiatement, c’est-à-dire sans médiation d’aucun intérêt » (Sur l’esthétique de Kant et la théorie de la représentation,Vrin, 1982, p. 18. 77 Ainsi, pour revenir au cas de Duchamp, la revendication d’anesthésie qui préside du choix du ready made ne saurait être identifiée au désintéressement dont parle l’esthétique, parce qu’il constitue une décision théorico-pratique pour lutter contre « le luxe esthétique de l’art, contre les chefs-d’œuvre produit en série » comme l’écrit D. Chateau (op. cit., p. 96), et ainsi « ranimer sans cesse l’authenticité du geste artistique » – ce pourquoi d’ailleurs, Duchamp abandonne lui-même le ready made « aussitôt qu’il constate que s’instaure un goût du ready made ». 78 Cf. Stolnitz : « n’importe quel objet peut être appréhendé esthétiquement, c’est-à-dire qu’aucun objet n’est intrinsèquement inesthétique » (op. cit., p. 110). « L’histoire du goût montre comment les frontières de l’expérience esthétique ont été repoussées et en sont venus à inclure une variété extraordinaire de choses » (p. 11), ce que vérifie l’histoire de l’art moderne : en l’absence de règles déterminantes (du beau, du goût…), seule la conscience esthétique peut expliquer l’ouverture du concept d’art, son extension à de nouveaux objets. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 25 Ainsi, il faut sans doute renoncer à toute esthétique systématique, « embrassant l’univers de la sensibilité, de l’imaginaire et de la création »79. L’esthétique ne peut être prescriptive à l’égard de l’art, comme ce fut sa tentation permanente. Doit-elle pour autant renoncer à elle-même, préférant se renommer « inesthétique » pour respecter la puissance axiomatique de l’art à montrer et dire par lui-même des vérités80, ou s’attacher à la simple description des usages du mot art (ce que nous disons de l’art ou ce qu’il dit quand nous faisons fonctionner son concept) ou de l’attitude esthétique? L’apport au plan analytique est incontestable mais laisse en suspens le sens énigmatique de l’expérience esthétique et artistique, où s’écrit pourtant l’histoire des hommes. L’esthétique ne peut répondre à son objet, le sensible, qu’en étant ouverte et impliquée puisque celui-ci, s’il relie les êtres et les pratiques, brise le cadre des disciplines. Laurent et Nathalie Cournarie 79 80 M. Jinenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Gallimard, 1997, p. 429. Cf. A. Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Seuil, 1998. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie © Philopsis 2010 - Cournarie 26