Un modèle et une typologie ethno-sociolinguistiques de la compétence de communication Cours de Master de Philippe Blanchet Université Rennes 2 2008 contact : philippe.blanchet@univ-rennes 2.fr L’ethnographie de la communication de J. Gumperz (GUMPERZ, J., 1989, Engager la conversation, introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Paris, Minuit.) L'analyse des interactions langagières a été développée dans une direction particulièrement prometteuse par John J. Gumperz. Chercheur américain, ses travaux, publiés aux Etats-Unis depuis les années 1970, ont connu un grand retentissement depuis les années 1980. La synthèse qu'il réalise entre différents courants scientifiques est nommée "ethnographie de la communication", et plus précisément "sociolinguistique interactionnelle", ou par lui-même "approche interprétative de la conversation". Ces divers intitulés témoignent bien de l'angle d'étude retenu. Il s'agit d'analyser : -la façon dont les interlocuteurs utilisent diverses variétés d'une langue, ou diverses langues, au cours des échanges (principes d'alternance codique et de covariation établis par la sociolinguistique), -comment ces choix participent à des stratégies de communication, -comment ces choix construisent des cadres culturels pour l'interprétation des énoncés et des énonciations, -en quoi ces choix sont signifiants, -quelles inférences fondées sur quels indices sont effectuées, -comment ces modalités d'interaction fonctionnent en cas -fréquents- de contacts entre locuteurs appartenant à des communautés ethnolinguistiques et sociolinguistiques différentes. La sociolinguistique étudie les langues dans leur relation avec les sociétés où on les emploie. Elle cherche à répondre à la question "Qui parle quoi, où, quand, comment, pourquoi ?". Les sociolinguistes (américains d'abord), comme W. Labov, J. Fishman, C. Ferguson, ont développé par l'observation des pratiques effectives une vision nouvelle des langues. Ils ont montré que toute langue est constituée de variétés non étanches entre elles, que les langues elles-mêmes ne sont pas des blocs monolithiques homogènes. La notion de contact de langues a mis en évidence, au contraire, le phénomène de continuum : la compétence linguistique d'un locuteur forme une palette continue de plusieurs variétés d'une ou plusieurs langue(s) dans laquelle il choisit pour s'exprimer en réalisant des mélanges. Les langues, ou leurs variantes, ne sont ni riches ni pauvres, ni bonnes ni mauvaises. Par contre, elles sont prises dans des hiérarchies sociales qui répartissent les codes selon des paramètres sociologiques : à situation "prestigieuse" on associe plutôt une langue jugée "soutenue" (celle des groupes sociaux dominants), à situation "familière" une langue jugée "relâchée", (celle des groupes dominés). C'est la diglossie. Les règles associant paramètres sociologiques et variétés linguistiques sont dites de covariation. Les locuteurs n'en sont pas prisonniers. Leurs stratégies variationnistes jouent sur les mélanges et les normes (par ex. par la contre-norme, qui consiste à employer volontairement des formes différentes de ce que les paramètres sociologiques laissent attendre, ou l' hypercorrection, qui consiste à rechercher une langue très soutenue jusqu'à en dépasser la norme). On parle alors d'alternance codique (en anglais code-switching). 1 Gumperz a privilégié empiriquement les situations de malentendus, de désaccords, de problèmes d'intercompréhension, même à l'intérieur d'une même langue, dès lors que les locuteurs n'appartenaient pas tous à la même communauté sociale ou culturelle. Il a travaillé notamment sur des sociétés plurilingues, comme l'Inde, la Norvège, la Carinthie (zone slovénophone d'Autriche), les Etats-Unis. Gumperz propose, à la suite de W. Labov, de substituer à la grammaire "mentale" du "locuteur idéal" introspecté par une linguistique de la Langue saussurienne, une grammaire sociologique de la communauté linguistique observée dans ses pratiques effectives. Seulement, les sociolinguistes se limitent à cette époque à des corpus fermés, à des garanties d'échantillonnages permettant des calculs statistiques en fonction de paramètres classiques (âge, sexe, niveau scolaire, catégorie socio-professionnelle, origine ethnique, etc.). Gumperz reproche donc à une certaine sociolinguistique naissante de réduire le comportement du locuteur à des régularités statistiques repérées sur des échantillons de population choisis à dessein. Parallèlement, Gumperz reproche à l'analyse pragmatique ou conversationnelle de « considérer comme acquis que l'engagement conversationnel existe, que les interlocuteurs coopèrent, et que les conventions d'interprétation sont partagée ». La communauté linguistique est souvent pensée par les sociolinguistes et par les pragmaticiens comme stable, homogène, presque close. Or, dans les faits, rien n'est stable, rien n'est clos : « On commence à s'interroger sérieusement sur le fait qu'on puisse effectivement isoler des communautés de langue, définies comme des systèmes sociaux fonctionnellement intégrés, partageant les mêmes normes d'évaluation (…) Il n'y a pas superposition entre système grammatical, sentiment linguistique et espace socio-historique et politique » Toutes sortes de gens se rencontrent et communiquent en employant toutes sortes de langues et de variétés de langues (variétés sociales ou régionales, par exemple), et ceci de plus en plus dans les sociétés modernes. Ils ne partagent donc pas forcément les mêmes conventions de conversation, d'interprétation, d'interaction. C'est en introduisant dans la démarche sociolinguistique une approche pragmatique -et inversement- que Gumperz ouvre une voie pertinente. Il resserre l'analyse sur des microphénomènes en contexte (conversations), en prenant en compte l'autonomie des interlocuteurs quant à leurs choix sociolinguistiques. Il met l'accent sur "l'auditeur interprétant" plus que sur l'émetteur. En outre, il inclut dans sa méthode une analyse fine de faits communicationnels traditionnellement négligés et dont il montre l'importance, la prosodie (rythme, intonations, accentuations, etc.) et le canal mimo-posturo-gestuel. Il donne l'exemple d'un étudiant noir qui, à la fin d'un cours dans une grande université américaine, demande au professeur dans un anglais américain plutôt "soutenu", si celui-ci peut le recevoir. L'étudiant ajoute qu'il sollicite une recommandation pour obtenir une bourse. L'enseignant l'invite à venir dans son bureau et quitte la salle. L'étudiant se retourne alors vers d'autres étudiants noirs et leur dit, dans un anglais typique des américains noirs "Je vais me faire pistonner" (Ahma git me a gig). Cette dernière phrase, présentée avec la conversation à différentes personnes, a été interprétées de façons multiples : non compréhension notamment par des blancs, rejet de l'institution et de l'enseignant, ciblage des interlocuteurs (exclusivement noirs) à qui cet énoncé est adressé, et, cette dernière interprétation n'ayant été réalisée que par des membres de la communauté noire, tentative de justification auprès des membres de sa communauté auxquels il manifeste sa loyauté (= tu peux interpréter ce que je veux te dire, c'est que nous sommes de la même communauté, et tu comprends pourquoi j'agis ainsi). Autre exemple : en Autriche slovénophone, Gumperz a observé des stratégies identitaires : on ne parle slovène qu'entre Slovènes et on passe à l'allemand -régional ou standard- dès qu'un inconnu approche. On sait que parler dans une langue (ou une variété d'une langue), c'est automatiquement manifester une connivence avec ceux qui la parlent et/ou la comprennent, et une distance avec ceux qui ne la parlent pas ou ne la comprennent pas. En même temps c'est instaurer/imposer un cadre culturel de référence. Gumperz a également observé un peu partout la valeur significative, et notamment la force illocutoire, de l'alternance codique. Telle injonction est considérée comme plus forte en allemand qu'en slovène, telle autre plus ouverte en slovène qu'en allemand, notamment si seulement une partie de l'énoncé est dans une langue et l'autre partie dans l'autre langue : 2 « Il ne suffit pas de dire simplement que le répertoire villageois comprend trois variétés et que les locuteurs les utilisent en alternance selon le contexte (…) Ils [= les trois codes linguistiques] se sont incorporés à des conventions pragmatiques spécifiques au réseau [des locuteurs], où l'inférence conversationnelle est signalée par la juxtaposition de codes (…) plutôt que par le choix d'un code de préférence à un autre » Enfin, dernier exemple, célèbre, à l'intérieur d'une même langue : aux Etats-Unis un médecin hospitalier d'origine philippine était accusé de négligence à propos d'un enfant mort de brûlures infligées par ses parents. Parlant très couramment l'anglais américain, il conservait en fait, et notamment en situation de forte émotivité, des traces de sa langue première et de la variété d'anglais parlé aux Philippines (intonations, emploi des temps verbaux), qui faisaient penser au jury uniquement constitué d'Américains "de souche" qu'il tenait des propos contradictoires et mensongers. L'expertise réalisée par J. Gumperz, à la demande du tribunal, donna au médecin la possibilité de s'exprimer dans un autre contexte ; et ses propos enregistrés au tribunal furent soumis à des Américains d'origine philippine, qui n'y voyaient ni contradiction ni mensonge. L'analyse rigoureuse des processus interprétatifs, et des indices linguistiques sur lesquels les interprétations portaient, révéla et expliqua les mécompréhensions entre lui et les jurés, là où tous croyaient parler la même langue et produire des énoncés ayant "objectivement " (!) le même et unique sens. A cela s'ajouta une étude des écarts existants entre son origine culturelle, sa vision du monde, où les mauvais traitements à enfants sont rarissimes et où le rôle des parents n'est pas identique à celui des parents américains, et celles des jurés. Effet pragmatique : sans ceci, à cause de cela, il aurait été condamné à une lourde peine alors qu'il était innocent… Gumperz propose enfin une typologie indicative (et empirique) des fonctions principales de l'alternance codique : discours rapporté, ciblage de l'interlocuteur, interjection ou élément phatique, réitération (clarification ou insistance), construction de phrase (copules, mots de liaison), engagement personnel, nouveauté de l'information, emphase, type de discours (lecture ou discussion, par exemple). Au-delà, Gumperz conceptualise un "indice de contextualisation" : « J'entends par contextualisation l'emploi par des locuteurs/auditeurs de signes verbaux et non verbaux qui relient ce qui se dit à un moment donné et en un lieu donné à leur connaissance du monde (…) La notion de contextualisation doit se comprendre par référence à une théorie de l'interprétation qui repose sur les deux hypothèses fondamentales suivantes : 1) l'interprétation en situation de tout énoncé est toujours une question d'inférence. Cette inférence (…) repose sur des présupposés. Elle est donc d'ordre conjecturel et non assertif, c'est-à-dire qu'elle implique des tentatives d'évaluation (…) de l'intention de communication, [intention] qui ne peut être validée qu'en relation à d'autres hypothèses de base, et non en termes de valeur de vérité absolue. 2) Ces hypothèses de base sont (…) en fait le fruit d'une collaboration. » Ces indices jouent essentiellement sur les trois points que sont la prosodie (intonation, rythme, chevauchements des tours de parole), le choix du code parmi les options au sein du répertoire linguistique (alternance codique, variables phonético-phonologiques, grammaticales et lexicales), le choix des expressions métaphoriques et des routines de conversation (énoncés rituels, notamment de prise de contact et de fin de conversation). Ils stimulent des inférences par un processus de "mise en valeur" tout à fait relative de certaines séquences du discours, surtout en cas de co-occurrence de plusieurs indices. Il est important d'insister sur le fait que si Gumperz a privilégié les interactions verbales où les effets pragmatiques des variations sociolinguistiques sont les plus flagrants, mais de telles différences ne sont pas rares, et ne se limitent pas à ses situations. Les différences sociales, familiales, de sexe, de génération, de milieu professionnel, etc., produisent quotidiennement des phénomènes d'alternance codique et d'interprétations différentes. Lorsque de tels différences, fondées sur des différences ethno-sociolinguistiques, produisent des interprétations divergentes, « Les malentendus qui en résultent empêchent les interlocuteurs de reconnaitre leurs différences de perspective (…) Il en résulte un échec des tentatives de réparation, et un défaut de communication qui se trouve aggravé, plutôt que résolu, par la poursuite de l'entretien » 3 Une vision traditionnelle monolithique, normative, et interne, de la langue, qui pose les problèmes en termes de "fautes", qui s'en tient strictement à l'énoncé, et refuse de voir la valeur signifiante de l'hétérogénéité, ne peut guère prévoir de telles modalités de communication, ni remédier aux éventuelles difficultés qu'elles provoquent. La compétence de communication de D. Hymes (HYMES, D., 1984, Vers la compétence de communication, Paris, Didier) Dell HYMES a établi une liste mnémotechnique (en anglais S.P.E.A.K.I.N.G.) des composantes essentielles maitrisées et activées dans une compétence communicationnelle : -Settings "lieu et moment"(qui fournissent des indices de signification et de comportement importants et nombreux), -Participants "interlocuteurs" (y compris personnes présentes mais ne prenant pas la parole), -Ends "objectifs" (au niveau des intentions comme à celui des résultats), -Acts "actes de langage" (au sens de ce concept en pragmatique, c-à-d. type d'action sur le réel et donc de réalité que l'énonciation de tel énoncé instaure, par ex. promesse, jugement, prise de contact, assertion, etc.), -Keys "tonalité" (aspects principalement psychologiques de l'échange : tendu, agressif, détendu, amical, professionnel, intime, etc.), -Instrumentalities "instruments de communication" (oralité, écriture, gestuelle, téléphone, vidéo, vêtements, tous éléments symboliques visuels ou autres, etc.), -Norms "normes" (au sens de "règles sociales de comportement linguistique et social" en général : variétés de langue(s) employées, choses à faire ou à ne pas faire, tous rituels d'échange tel offrir à boire, etc.), -Genres "genres" (au sens de "type de discours" faisant l'objet de conventions langagières et sociales préalables, tels courriers administratifs, publicité, conte, recette de cuisine, description, nouvelle, etc.). Une conceptualisation de la communication et de la signification (BLANCHET, Ph., 2000, Linguistique de terrain, méthode et théorie (une approche ethnosociolinguistique), Presses Universitaires de Rennes). Le schéma modélisant de la communication le plus connu en sciences du langage est celui de Jakobson (1963). Ses composantes sont un destinateur qui encode un message selon un code commun partagé avec le destinataire auquel il l'adresse, lequel le décode, la circulation du message nécessitant un contact dans un contexte donné. Les interlocuteurs et leurs messages peuvent utiliser en les combinant ou non diverses fonctions du langage, qui ne sont pas qu'informatives, mais également relationnelle ou esthétique, par exemple. Tout en en reconnaissant l'intérêt, on doit constater que ce modèle déjà ancien n'est pas suffisant pour comprendre la richesse, la souplesse et la complexité des échanges langagiers. Ce modèle est d'ailleurs aujourd'hui souvent critiqué par différents chercheurs (notamment pragmaticiens et sociolinguistes) sous le nom de « conception télégraphique de la communication ». En effet, le rapport au contexte y est considéré comme secondaire, voire marginal, le code y est considéré comme unique, préexistant et identique chez les interlocuteurs (ce qui est loi d'être le cas), la signification y est considérée comme relevant d'un décodage mécanique du message verbal qui est censé la contenir (ce que les faits contredisent), lequel est intentionnel et unidirectionnel. Plusieurs propositions d'améliorations ont été faites par des linguistes ou des sémioticiens. J'ai résumé les apports de ces différents courants sous la forme du schéma suivant : 4 Schéma ethno-sociolinguistique de la communication (Ph. Blanchet, La linguistique de terrain, Rennes PUR, 2000) Cette modélisation de la communication comme système complexe présente un certain nombre de modifications essentielles : a) La circularité : les discours fonctionnent en une boucle d'échanges qui agissent les uns sur les autres dans un tout infini. Il y a toujours un "avant" et un "après" qui sont liés au discours et inversement (présupposés, implicite, objectifs, effets d'intertextualité…). Les prises de paroles, les autres indices tels gestes, mimiques, objets, images, symboles, ne se succèdent pas mais se chevauchent en simultané. Un échange n'a donc jamais véritablement ni début ni fin ; les parties prenantes, les locuteurs, l'organisent et l'interprètent en le ponctuant chacune à sa façon, c'est-àdire en y isolant des parties par découpage provisoire toujours variable, souvent objet d'écarts et mécompréhensions mutuelles. b) Les contextes : les discours ont toujours lieu en contexte temporel, spatial, socioculturel, entre locuteurs. C'est la situation de communication où se produit l'évènement de communication, toujours partiellement nouveau. Ce contexte intervient dans la construction de la signification de façon très importante, bien au delà de la seule sémantique des déictiques ou embrayeurs tels que 5 je, ici, hier qu'avait mis à jour la théorie de l'énonciation (Benveniste). L'environnement que contribue à produire l'énoncé rétro-agit sur l'énoncé, qui en porte les marques (par exemple choix des variables sociolinguistiques). Le même énoncé prendra des significations différentes selon les locuteurs, dans des lieux ou à des moments différents et tous ses éléments sont concernés. En outre, il faut compter dans le contexte les objets (qu'on peut désigner du geste ou de la parole, interpréter symboliquement1, utiliser), les célèbres bruits (représentés sur mon schéma par une clochette) qui interfèrent avec l'échange2, les personnes présentes -dont la seule présence influe évidemment sur les comportements et sur ce qui est communiqué (le visage du haut, sur mon schéma), les évènements qui "baignent" les échanges, le cadre ethno-socioculturel dans lequel l'échange a lieu3, etc. A contexte différent, implicite et présupposés différents, d'où significations différentes (même pour des énoncés "identiques"4). c) Les codes : on y trouve les quatre axes capacitaires d'une compétence communicationnelle présentés ci-après. Chaque individu et groupe possède ses propres codes et usages des codes5, en partie communs mais en parties différents de ceux des autres, même dans une "même langue" et "même culture". C'est ce qu'on appelle idiolecte, sociolecte, ethnolecte, régiolecte, etc. Les mots, prononciations, intonations, tournures, gestes, comportements, n'ont pas exactement les mêmes valeurs pour chacun et ces valeurs varient selon les locuteurs, le lieu, le moment, l'appartenance culturelle sociale ou régionale, l'humeur, etc. Il y a donc ici à la fois un fort potentiel individuel et/ou collectif d'affirmation identitaire, de connivence dans une variété ethnosociolinguistique donnée, mais également de stratégie individuelle de jeu sur le "répertoire" global du locuteur (variation), ainsi que de mécompréhension. d) L'intentionalité : chacun émet des signes intentionnels (linguistiques, gestuels, symboliques, etc.) mais aussi non-intentionnels qui sont pourtant perçus et interprétés par autrui (y compris à travers les différences de codes) car "on ne peut pas ne pas communiquer"6. Il est évident que ces signes et interprétations de la non-intentionalité jouent un rôle -parfois ou souvent très importantdans les significations construites. On n'oubliera pas que discours, et communication en général, ne visent pas qu'une transparence optimale, mais également une certaine opacité par laquelle chacun se protège légitimement, dit qui il est, signifie à autrui les limites qu'il ne souhaite pas dépasser, vise des interlocuteurs particuliers. L'intentionnalité comprend les stratégies d'interaction, par lesquelles chacun cherche à atteindre son but (convaincre, faire faire, informer, émouvoir, se faire reconnaitre…). L'individu n'est donc pas exclusivement prisonnier de contraintes contextuelles qui conduiraient mécaniquement à certaines modalités déterminées de communication7 ; il peut au contraire, à l'intérieur d'une certaine marge de manœuvre, jouer sur les mélanges de codes, les significations symboliques, les contre-normes et hypocorrections, les réorientations ou ruptures de l'échange. e) La coopération : représenté sur mon schéma par la notion de "construire ensemble", ce concept est fondamental. Pour qu'il y ait échange, il faut que chacun des individus s'engage effectivement dans une certaine collaboration avec autrui, cherche à produire chez autrui les interprétations de ses propres intentions motivées, et réciproquement cherche à interpréter les intentions et signaux d'autrui. C'est parce que cet engagement à coopérer existe que la 1Selon la façon d'être habillé, le mobilier, etc. qui concerne le locuteur, on interprète différemment ses propos. 2Soit 1) qu'ils gênent, irritent, procurent du plaisir, soit 2) qu'ils confirment ou infirment d'autres signaux. Ainsi en est-il d'une musique pour 1) ou d'un bruit d'avion entendu au téléphone lorsque votre interlocuteur vous déclare être au bureau… 3Groupe social, régional, familial, etc. auquel on appartient ou pas, ayant ses connivences et ses différences. 4Ainsi ce qui est un ordre adressé par un supérieur n'est qu'un conseil adressé par un subalterne. 5Les conventions portant sur les usages des codes linguistiques relèvent des codes socio-culturels. 6Adage célèbre de l'école de Palo Alto. Toute "non communication" est en fait une communication d'autre chose à un autre degré (symbolique). 7Comme le laisse penser une certaine vision des "registres" ou "niveaux" de langue -pour ne pas parler d'une vision puriste de la langue. 6 communication est possible en tant que tout mais aussi dans le fonctionnement de ses éléments constitutifs. On ne peut pas tout dire8, ni dire n'importe quoi n'importe comment ; une confiance réciproque sur la prise en compte des données d'arrière-plan (contexte, présupposés, implicite…) et sur la pertinence de ce qui est intentionnellement émis est nécessaire. Pourtant, cette coopération a des limites, chacun ayant ses propres motivations et objectifs, ses propres codes et son identité (y compris dans une même langue, grâce à des variétés différentes et variations ponctuelles) : c'est sur ces écarts observés en situations de contacts interculturels (J. Gumperz dit "inter-ethniques") que s'est construite la relativisation importante induite par la sociolinguistique interactionnelle. f) Les significations : une signification peut être définie comme une interprétation que des coénonciateurs construisent lors d'une situation de communication. Cette interprétation des signes se fait par des inférences (déductions et ressentis) intégrant non seulement le sens (potentiel sémantique interne -"littéral"- des énoncés linguistiques proprement dits, lui-même multiple) mais aussi et surtout l'ensemble indices de contextualisation, paramètres contextuels dont le sens interne du message est d'ailleurs indissociable (données d'arrière-plan, stratégies, intentions, caractéristiques sociolinguistiques spécifiques et signaux divers, etc.). Cela implique, bien sûr, que les co-énonciateurs n'émettent pas directement du sens, ni même de la signification, mais seulement des signes intentionnels ou non (sons ou graphèmes, mimique culturelle, insigne…), organisés et interprétés selon des codes divers, y compris au plan symbolique. La signification ne se réduit ni au sens, ni au message. Dans les faits se construisent effectivement toujours des significations plurielles. Il ne s'agit pas de dire que n'importe quel énoncé peut signifier n'importe quoi, mais qu'entre l'énoncé et la signification, entre les significations interprétées par différents locuteurs selon différents paramètres, il peut y avoir de vastes différences. Ainsi en est-il de J'ai fait la vaisselle qui peut parfaitement signifier "c'est à cette heure-ci que tu rentres ?" (et donc "je manifeste mon désaccord sur ton comportement") ou "le lave-vaisselle est encore en panne" ou etc., avec des écarts d'interprétation selon les codes ethno-socioculturels etc. g) La métacommunication : de ce qui précède ressort un profond relativisme (sans pour autant nier l'existence conjointe d'éléments stables dans les échanges humains ou dans une langue). La responsabilité de la "réussiste" ou de "l'échec" de l'échange, ou pour mieux dire de l'atteinte des objectifs intentionnellement visés, n'incombe jamais à un seul énonciateur. Les significations possibles sont multiples, tout comme les modalités possibles de l'échange. On ne peut donc rien décider ni évaluer de façon automatique, puisque tout est affaire d'interprétation. Quand il y a mécompréhension ou écart apparemment trop grand entre intentions et résultats, on peut (on doit) alors métacommuniquer, c'est-à-dire communiquer à propos de la communication. En clair, interrompre le cercle -parfois vicieux- de l'échange, pour expliciter en conscience ses stratégies et ses interprétations. Les décalages peuvent alors être élucidés sinon résolus, l'échange est recadré et peut éventuellement repartir. C'est une coopération de deuxième niveau qui nécessite davantage encore de souplesse, ouverture et écoute d'autrui. La communication apparait ainsi comme un fait social essentiel. Une société est un système d'échanges à valeurs symboliques (de messages, de personnes et de biens, pour reprendre la triade de Lévi-Strauss) ; une société est un système de communication, dans lequel la communication ethno-sociolinguistique occupe une place fondamentale, sinon prépondérante entre les humains. 8Chaque énoncé conduirait au fond à expliciter sans fin la totalité de l'univers, ce qui buterait sur les conventions arbitraires. 7