Un modèle et une typologie ethno

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Un modèle et une typologie ethno-sociolinguistiques
de la compétence de communication
Cours de Master de Philippe Blanchet
Université Rennes 2
2008
contact : philippe.blanchet@univ-rennes 2.fr
L’ethnographie de la communication de J. Gumperz
(GUMPERZ, J., 1989, Engager la conversation, introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Paris,
Minuit.)
L'analyse des interactions langagières a été développée dans une direction particulièrement
prometteuse par John J. Gumperz. Chercheur américain, ses travaux, publiés aux Etats-Unis
depuis les années 1970, ont connu un grand retentissement depuis les années 1980. La synthèse
qu'il réalise entre différents courants scientifiques est nommée "ethnographie de la
communication", et plus précisément "sociolinguistique interactionnelle", ou par lui-même
"approche interprétative de la conversation". Ces divers intitulés témoignent bien de l'angle d'étude
retenu.
Il s'agit d'analyser :
-la façon dont les interlocuteurs utilisent diverses variétés d'une langue, ou diverses langues,
au cours des échanges (principes d'alternance codique et de covariation établis par la
sociolinguistique),
-comment ces choix participent à des stratégies de communication,
-comment ces choix construisent des cadres culturels pour l'interprétation des énoncés et
des énonciations,
-en quoi ces choix sont signifiants,
-quelles inférences fondées sur quels indices sont effectuées,
-comment ces modalités d'interaction fonctionnent en cas -fréquents- de contacts entre
locuteurs appartenant à des communautés ethnolinguistiques et sociolinguistiques différentes.
La sociolinguistique étudie les langues dans leur relation avec les sociétés où on les
emploie. Elle cherche à répondre à la question "Qui parle quoi, où, quand, comment, pourquoi ?".
Les sociolinguistes (américains d'abord), comme W. Labov, J. Fishman, C. Ferguson, ont
développé par l'observation des pratiques effectives une vision nouvelle des langues.
Ils ont montré que toute langue est constituée de variétés non étanches entre elles, que les
langues elles-mêmes ne sont pas des blocs monolithiques homogènes. La notion de contact de
langues a mis en évidence, au contraire, le phénomène de continuum : la compétence linguistique
d'un locuteur forme une palette continue de plusieurs variétés d'une ou plusieurs langue(s) dans
laquelle il choisit pour s'exprimer en réalisant des mélanges.
Les langues, ou leurs variantes, ne sont ni riches ni pauvres, ni bonnes ni mauvaises. Par
contre, elles sont prises dans des hiérarchies sociales qui répartissent les codes selon des
paramètres sociologiques : à situation "prestigieuse" on associe plutôt une langue jugée
"soutenue" (celle des groupes sociaux dominants), à situation "familière" une langue jugée
"relâchée", (celle des groupes dominés). C'est la diglossie.
Les règles associant paramètres sociologiques et variétés linguistiques sont dites de
covariation. Les locuteurs n'en sont pas prisonniers. Leurs stratégies variationnistes jouent sur les
mélanges et les normes (par ex. par la contre-norme, qui consiste à employer volontairement des
formes différentes de ce que les paramètres sociologiques laissent attendre, ou l' hypercorrection,
qui consiste à rechercher une langue très soutenue jusqu'à en dépasser la norme). On parle alors
d'alternance codique (en anglais code-switching).
1
Gumperz a privilégié empiriquement les situations de malentendus, de désaccords, de
problèmes d'intercompréhension, même à l'intérieur d'une même langue, dès lors que les
locuteurs n'appartenaient pas tous à la même communauté sociale ou culturelle. Il a travaillé
notamment sur des sociétés plurilingues, comme l'Inde, la Norvège, la Carinthie (zone
slovénophone d'Autriche), les Etats-Unis. Gumperz propose, à la suite de W. Labov, de substituer
à la grammaire "mentale" du "locuteur idéal" introspecté par une linguistique de la Langue
saussurienne, une grammaire sociologique de la communauté linguistique observée dans ses
pratiques effectives. Seulement, les sociolinguistes se limitent à cette époque à des corpus
fermés, à des garanties d'échantillonnages permettant des calculs statistiques en fonction de
paramètres classiques (âge, sexe, niveau scolaire, catégorie socio-professionnelle, origine
ethnique, etc.). Gumperz reproche donc à une certaine sociolinguistique naissante de réduire le
comportement du locuteur à des régularités statistiques repérées sur des échantillons de
population choisis à dessein. Parallèlement, Gumperz reproche à l'analyse pragmatique ou
conversationnelle de « considérer comme acquis que l'engagement conversationnel existe, que
les interlocuteurs coopèrent, et que les conventions d'interprétation sont partagée ». La
communauté linguistique est souvent pensée par les sociolinguistes et par les pragmaticiens
comme stable, homogène, presque close. Or, dans les faits, rien n'est stable, rien n'est clos :
« On commence à s'interroger sérieusement sur le fait qu'on puisse effectivement isoler des
communautés de langue, définies comme des systèmes sociaux fonctionnellement intégrés,
partageant les mêmes normes d'évaluation (…) Il n'y a pas superposition entre système
grammatical, sentiment linguistique et espace socio-historique et politique »
Toutes sortes de gens se rencontrent et communiquent en employant toutes sortes de
langues et de variétés de langues (variétés sociales ou régionales, par exemple), et ceci de plus
en plus dans les sociétés modernes. Ils ne partagent donc pas forcément les mêmes conventions
de conversation, d'interprétation, d'interaction. C'est en introduisant dans la démarche
sociolinguistique une approche pragmatique -et inversement- que Gumperz ouvre une voie
pertinente. Il resserre l'analyse sur des microphénomènes en contexte (conversations), en prenant
en compte l'autonomie des interlocuteurs quant à leurs choix sociolinguistiques. Il met l'accent sur
"l'auditeur interprétant" plus que sur l'émetteur. En outre, il inclut dans sa méthode une analyse
fine de faits communicationnels traditionnellement négligés et dont il montre l'importance, la
prosodie (rythme, intonations, accentuations, etc.) et le canal mimo-posturo-gestuel.
Il donne l'exemple d'un étudiant noir qui, à la fin d'un cours dans une grande université
américaine, demande au professeur dans un anglais américain plutôt "soutenu", si celui-ci peut le
recevoir. L'étudiant ajoute qu'il sollicite une recommandation pour obtenir une bourse. L'enseignant
l'invite à venir dans son bureau et quitte la salle. L'étudiant se retourne alors vers d'autres
étudiants noirs et leur dit, dans un anglais typique des américains noirs "Je vais me faire pistonner"
(Ahma git me a gig). Cette dernière phrase, présentée avec la conversation à différentes
personnes, a été interprétées de façons multiples : non compréhension notamment par des blancs,
rejet de l'institution et de l'enseignant, ciblage des interlocuteurs (exclusivement noirs) à qui cet
énoncé est adressé, et, cette dernière interprétation n'ayant été réalisée que par des membres de
la communauté noire, tentative de justification auprès des membres de sa communauté auxquels il
manifeste sa loyauté (= tu peux interpréter ce que je veux te dire, c'est que nous sommes de la
même communauté, et tu comprends pourquoi j'agis ainsi).
Autre exemple : en Autriche slovénophone, Gumperz a observé des stratégies identitaires :
on ne parle slovène qu'entre Slovènes et on passe à l'allemand -régional ou standard- dès qu'un
inconnu approche. On sait que parler dans une langue (ou une variété d'une langue), c'est
automatiquement manifester une connivence avec ceux qui la parlent et/ou la comprennent, et une
distance avec ceux qui ne la parlent pas ou ne la comprennent pas. En même temps c'est
instaurer/imposer un cadre culturel de référence.
Gumperz a également observé un peu partout la valeur significative, et notamment la force
illocutoire, de l'alternance codique. Telle injonction est considérée comme plus forte en allemand
qu'en slovène, telle autre plus ouverte en slovène qu'en allemand, notamment si seulement une
partie de l'énoncé est dans une langue et l'autre partie dans l'autre langue :
2
« Il ne suffit pas de dire simplement que le répertoire villageois comprend trois variétés et
que les locuteurs les utilisent en alternance selon le contexte (…) Ils [= les trois codes
linguistiques] se sont incorporés à des conventions pragmatiques spécifiques au réseau [des
locuteurs], où l'inférence conversationnelle est signalée par la juxtaposition de codes (…) plutôt
que par le choix d'un code de préférence à un autre »
Enfin, dernier exemple, célèbre, à l'intérieur d'une même langue : aux Etats-Unis un médecin
hospitalier d'origine philippine était accusé de négligence à propos d'un enfant mort de brûlures
infligées par ses parents. Parlant très couramment l'anglais américain, il conservait en fait, et
notamment en situation de forte émotivité, des traces de sa langue première et de la variété
d'anglais parlé aux Philippines (intonations, emploi des temps verbaux), qui faisaient penser au
jury uniquement constitué d'Américains "de souche" qu'il tenait des propos contradictoires et
mensongers. L'expertise réalisée par J. Gumperz, à la demande du tribunal, donna au médecin la
possibilité de s'exprimer dans un autre contexte ; et ses propos enregistrés au tribunal furent
soumis à des Américains d'origine philippine, qui n'y voyaient ni contradiction ni mensonge.
L'analyse rigoureuse des processus interprétatifs, et des indices linguistiques sur lesquels les
interprétations portaient, révéla et expliqua les mécompréhensions entre lui et les jurés, là où tous
croyaient parler la même langue et produire des énoncés ayant "objectivement " (!) le même et
unique sens. A cela s'ajouta une étude des écarts existants entre son origine culturelle, sa vision
du monde, où les mauvais traitements à enfants sont rarissimes et où le rôle des parents n'est pas
identique à celui des parents américains, et celles des jurés. Effet pragmatique : sans ceci, à
cause de cela, il aurait été condamné à une lourde peine alors qu'il était innocent…
Gumperz propose enfin une typologie indicative (et empirique) des fonctions principales de
l'alternance codique : discours rapporté, ciblage de l'interlocuteur, interjection ou élément phatique,
réitération (clarification ou insistance), construction de phrase (copules, mots de liaison),
engagement personnel, nouveauté de l'information, emphase, type de discours (lecture ou
discussion, par exemple). Au-delà, Gumperz conceptualise un "indice de contextualisation" :
« J'entends par contextualisation l'emploi par des locuteurs/auditeurs de signes verbaux et
non verbaux qui relient ce qui se dit à un moment donné et en un lieu donné à leur connaissance
du monde (…) La notion de contextualisation doit se comprendre par référence à une théorie de
l'interprétation qui repose sur les deux hypothèses fondamentales suivantes : 1) l'interprétation en
situation de tout énoncé est toujours une question d'inférence. Cette inférence (…) repose sur des
présupposés. Elle est donc d'ordre conjecturel et non assertif, c'est-à-dire qu'elle implique des
tentatives d'évaluation (…) de l'intention de communication, [intention] qui ne peut être validée
qu'en relation à d'autres hypothèses de base, et non en termes de valeur de vérité absolue. 2) Ces
hypothèses de base sont (…) en fait le fruit d'une collaboration. »
Ces indices jouent essentiellement sur les trois points que sont la prosodie (intonation,
rythme, chevauchements des tours de parole), le choix du code parmi les options au sein du
répertoire linguistique (alternance codique, variables phonético-phonologiques, grammaticales et
lexicales), le choix des expressions métaphoriques et des routines de conversation (énoncés
rituels, notamment de prise de contact et de fin de conversation). Ils stimulent des inférences par
un processus de "mise en valeur" tout à fait relative de certaines séquences du discours, surtout
en cas de co-occurrence de plusieurs indices. Il est important d'insister sur le fait que si Gumperz
a privilégié les interactions verbales où les effets pragmatiques des variations sociolinguistiques
sont les plus flagrants, mais de telles différences ne sont pas rares, et ne se limitent pas à ses
situations. Les différences sociales, familiales, de sexe, de génération, de milieu professionnel,
etc., produisent quotidiennement des phénomènes d'alternance codique et d'interprétations
différentes. Lorsque de tels différences, fondées sur des différences ethno-sociolinguistiques,
produisent des interprétations divergentes,
« Les malentendus qui en résultent empêchent les interlocuteurs de reconnaitre leurs
différences de perspective (…) Il en résulte un échec des tentatives de réparation, et un défaut de
communication qui se trouve aggravé, plutôt que résolu, par la poursuite de l'entretien »
3
Une vision traditionnelle monolithique, normative, et interne, de la langue, qui pose les
problèmes en termes de "fautes", qui s'en tient strictement à l'énoncé, et refuse de voir la valeur
signifiante de l'hétérogénéité, ne peut guère prévoir de telles modalités de communication, ni
remédier aux éventuelles difficultés qu'elles provoquent.
La compétence de communication de D. Hymes
(HYMES, D., 1984, Vers la compétence de communication, Paris, Didier)
Dell HYMES a établi une liste mnémotechnique (en anglais S.P.E.A.K.I.N.G.) des
composantes essentielles maitrisées et activées dans une compétence communicationnelle :
-Settings "lieu et moment"(qui fournissent des indices de signification et de comportement
importants et nombreux),
-Participants "interlocuteurs" (y compris personnes présentes mais ne prenant pas la parole),
-Ends "objectifs" (au niveau des intentions comme à celui des résultats),
-Acts "actes de langage" (au sens de ce concept en pragmatique, c-à-d. type d'action sur le
réel et donc de réalité que l'énonciation de tel énoncé instaure, par ex. promesse, jugement, prise
de contact, assertion, etc.),
-Keys "tonalité" (aspects principalement psychologiques de l'échange : tendu, agressif,
détendu, amical, professionnel, intime, etc.),
-Instrumentalities "instruments de communication" (oralité, écriture, gestuelle, téléphone,
vidéo, vêtements, tous éléments symboliques visuels ou autres, etc.),
-Norms "normes" (au sens de "règles sociales de comportement linguistique et social" en
général : variétés de langue(s) employées, choses à faire ou à ne pas faire, tous rituels d'échange
tel offrir à boire, etc.),
-Genres "genres" (au sens de "type de discours" faisant l'objet de conventions langagières et
sociales préalables, tels courriers administratifs, publicité, conte, recette de cuisine, description,
nouvelle, etc.).
Une conceptualisation de la communication et de la signification
(BLANCHET, Ph., 2000, Linguistique de terrain, méthode et théorie (une approche ethnosociolinguistique), Presses Universitaires de Rennes).
Le schéma modélisant de la communication le plus connu en sciences du langage est celui
de Jakobson (1963). Ses composantes sont un destinateur qui encode un message selon un code
commun partagé avec le destinataire auquel il l'adresse, lequel le décode, la circulation du
message nécessitant un contact dans un contexte donné. Les interlocuteurs et leurs messages
peuvent utiliser en les combinant ou non diverses fonctions du langage, qui ne sont pas
qu'informatives, mais également relationnelle ou esthétique, par exemple.
Tout en en reconnaissant l'intérêt, on doit constater que ce modèle déjà ancien n'est pas
suffisant pour comprendre la richesse, la souplesse et la complexité des échanges langagiers. Ce
modèle est d'ailleurs aujourd'hui souvent critiqué par différents chercheurs (notamment
pragmaticiens et sociolinguistes) sous le nom de « conception télégraphique de la
communication ». En effet, le rapport au contexte y est considéré comme secondaire, voire
marginal, le code y est considéré comme unique, préexistant et identique chez les interlocuteurs
(ce qui est loi d'être le cas), la signification y est considérée comme relevant d'un décodage
mécanique du message verbal qui est censé la contenir (ce que les faits contredisent), lequel est
intentionnel et unidirectionnel. Plusieurs propositions d'améliorations ont été faites par des
linguistes ou des sémioticiens.
J'ai résumé les apports de ces différents courants sous la forme du schéma suivant :
4
Schéma ethno-sociolinguistique de la communication
(Ph. Blanchet, La linguistique de terrain, Rennes PUR, 2000)
Cette modélisation de la communication comme système complexe présente un certain nombre
de modifications essentielles :
a) La circularité : les discours fonctionnent en une boucle d'échanges qui agissent les uns sur
les autres dans un tout infini. Il y a toujours un "avant" et un "après" qui sont liés au discours et
inversement (présupposés, implicite, objectifs, effets d'intertextualité…). Les prises de paroles, les
autres indices tels gestes, mimiques, objets, images, symboles, ne se succèdent pas mais se
chevauchent en simultané. Un échange n'a donc jamais véritablement ni début ni fin ; les parties
prenantes, les locuteurs, l'organisent et l'interprètent en le ponctuant chacune à sa façon, c'est-àdire en y isolant des parties par découpage provisoire toujours variable, souvent objet d'écarts et
mécompréhensions mutuelles.
b) Les contextes : les discours ont toujours lieu en contexte temporel, spatial, socioculturel,
entre locuteurs. C'est la situation de communication où se produit l'évènement de communication,
toujours partiellement nouveau. Ce contexte intervient dans la construction de la signification de
façon très importante, bien au delà de la seule sémantique des déictiques ou embrayeurs tels que
5
je, ici, hier qu'avait mis à jour la théorie de l'énonciation (Benveniste). L'environnement que
contribue à produire l'énoncé rétro-agit sur l'énoncé, qui en porte les marques (par exemple choix
des variables sociolinguistiques). Le même énoncé prendra des significations différentes selon les
locuteurs, dans des lieux ou à des moments différents et tous ses éléments sont concernés. En
outre, il faut compter dans le contexte les objets (qu'on peut désigner du geste ou de la parole,
interpréter symboliquement1, utiliser), les célèbres bruits (représentés sur mon schéma par une
clochette) qui interfèrent avec l'échange2, les personnes présentes -dont la seule présence influe
évidemment sur les comportements et sur ce qui est communiqué (le visage du haut, sur mon
schéma), les évènements qui "baignent" les échanges, le cadre ethno-socioculturel dans lequel
l'échange a lieu3, etc. A contexte différent, implicite et présupposés différents, d'où significations
différentes (même pour des énoncés "identiques"4).
c) Les codes : on y trouve les quatre axes capacitaires d'une compétence communicationnelle
présentés ci-après. Chaque individu et groupe possède ses propres codes et usages des codes5,
en partie communs mais en parties différents de ceux des autres, même dans une "même langue"
et "même culture". C'est ce qu'on appelle idiolecte, sociolecte, ethnolecte, régiolecte, etc. Les
mots, prononciations, intonations, tournures, gestes, comportements, n'ont pas exactement les
mêmes valeurs pour chacun et ces valeurs varient selon les locuteurs, le lieu, le moment,
l'appartenance culturelle sociale ou régionale, l'humeur, etc. Il y a donc ici à la fois un fort potentiel
individuel et/ou collectif d'affirmation identitaire, de connivence dans une variété ethnosociolinguistique donnée, mais également de stratégie individuelle de jeu sur le "répertoire" global
du locuteur (variation), ainsi que de mécompréhension.
d) L'intentionalité : chacun émet des signes intentionnels (linguistiques, gestuels, symboliques,
etc.) mais aussi non-intentionnels qui sont pourtant perçus et interprétés par autrui (y compris à
travers les différences de codes) car "on ne peut pas ne pas communiquer"6. Il est évident que ces
signes et interprétations de la non-intentionalité jouent un rôle -parfois ou souvent très importantdans les significations construites. On n'oubliera pas que discours, et communication en général,
ne visent pas qu'une transparence optimale, mais également une certaine opacité par laquelle
chacun se protège légitimement, dit qui il est, signifie à autrui les limites qu'il ne souhaite pas
dépasser, vise des interlocuteurs particuliers. L'intentionnalité comprend les stratégies
d'interaction, par lesquelles chacun cherche à atteindre son but (convaincre, faire faire, informer,
émouvoir, se faire reconnaitre…). L'individu n'est donc pas exclusivement prisonnier de contraintes
contextuelles qui conduiraient mécaniquement à certaines modalités déterminées de
communication7 ; il peut au contraire, à l'intérieur d'une certaine marge de manœuvre, jouer sur les
mélanges de codes, les significations symboliques, les contre-normes et hypocorrections, les
réorientations ou ruptures de l'échange.
e) La coopération : représenté sur mon schéma par la notion de "construire ensemble", ce
concept est fondamental. Pour qu'il y ait échange, il faut que chacun des individus s'engage
effectivement dans une certaine collaboration avec autrui, cherche à produire chez autrui les
interprétations de ses propres intentions motivées, et réciproquement cherche à interpréter les
intentions et signaux d'autrui. C'est parce que cet engagement à coopérer existe que la
1Selon la façon d'être habillé, le mobilier,
etc. qui concerne le locuteur, on interprète différemment ses
propos.
2Soit 1) qu'ils gênent, irritent, procurent du plaisir, soit 2) qu'ils confirment ou infirment d'autres signaux. Ainsi
en est-il d'une musique pour 1) ou d'un bruit d'avion entendu au téléphone lorsque votre interlocuteur vous
déclare être au bureau…
3Groupe social, régional, familial,
etc. auquel on appartient ou pas, ayant ses connivences et ses
différences.
4Ainsi ce qui est un ordre adressé par un supérieur n'est qu'un conseil adressé par un subalterne.
5Les conventions portant sur les usages des codes linguistiques relèvent des codes socio-culturels.
6Adage célèbre de l'école de Palo Alto. Toute "non communication" est en fait une communication d'autre
chose à un autre degré (symbolique).
7Comme le laisse penser une certaine vision des "registres" ou "niveaux" de langue -pour ne pas parler
d'une vision puriste de la langue.
6
communication est possible en tant que tout mais aussi dans le fonctionnement de ses éléments
constitutifs. On ne peut pas tout dire8, ni dire n'importe quoi n'importe comment ; une confiance
réciproque sur la prise en compte des données d'arrière-plan (contexte, présupposés, implicite…)
et sur la pertinence de ce qui est intentionnellement émis est nécessaire. Pourtant, cette
coopération a des limites, chacun ayant ses propres motivations et objectifs, ses propres codes et
son identité (y compris dans une même langue, grâce à des variétés différentes et variations
ponctuelles) : c'est sur ces écarts observés en situations de contacts interculturels (J. Gumperz dit
"inter-ethniques") que s'est construite la relativisation importante induite par la sociolinguistique
interactionnelle.
f) Les significations : une signification peut être définie comme une interprétation que des coénonciateurs construisent lors d'une situation de communication. Cette interprétation des signes
se fait par des inférences (déductions et ressentis) intégrant non seulement le sens (potentiel
sémantique interne -"littéral"- des énoncés linguistiques proprement dits, lui-même multiple) mais
aussi et surtout l'ensemble indices de contextualisation, paramètres contextuels dont le sens
interne du message est d'ailleurs indissociable (données d'arrière-plan, stratégies, intentions,
caractéristiques sociolinguistiques spécifiques et signaux divers, etc.). Cela implique, bien sûr, que
les co-énonciateurs n'émettent pas directement du sens, ni même de la signification, mais
seulement des signes intentionnels ou non (sons ou graphèmes, mimique culturelle, insigne…),
organisés et interprétés selon des codes divers, y compris au plan symbolique. La signification ne
se réduit ni au sens, ni au message. Dans les faits se construisent effectivement toujours des
significations plurielles. Il ne s'agit pas de dire que n'importe quel énoncé peut signifier n'importe
quoi, mais qu'entre l'énoncé et la signification, entre les significations interprétées par différents
locuteurs selon différents paramètres, il peut y avoir de vastes différences. Ainsi en est-il de J'ai
fait la vaisselle qui peut parfaitement signifier "c'est à cette heure-ci que tu rentres ?" (et donc "je
manifeste mon désaccord sur ton comportement") ou "le lave-vaisselle est encore en panne" ou
etc., avec des écarts d'interprétation selon les codes ethno-socioculturels etc.
g) La métacommunication : de ce qui précède ressort un profond relativisme (sans pour
autant nier l'existence conjointe d'éléments stables dans les échanges humains ou dans une
langue). La responsabilité de la "réussiste" ou de "l'échec" de l'échange, ou pour mieux dire de
l'atteinte des objectifs intentionnellement visés, n'incombe jamais à un seul énonciateur. Les
significations possibles sont multiples, tout comme les modalités possibles de l'échange. On ne
peut donc rien décider ni évaluer de façon automatique, puisque tout est affaire d'interprétation.
Quand il y a mécompréhension ou écart apparemment trop grand entre intentions et résultats, on
peut (on doit) alors métacommuniquer, c'est-à-dire communiquer à propos de la communication.
En clair, interrompre le cercle -parfois vicieux- de l'échange, pour expliciter en conscience ses
stratégies et ses interprétations. Les décalages peuvent alors être élucidés sinon résolus,
l'échange est recadré et peut éventuellement repartir. C'est une coopération de deuxième niveau
qui nécessite davantage encore de souplesse, ouverture et écoute d'autrui.
La communication apparait ainsi comme un fait social essentiel. Une société est un système
d'échanges à valeurs symboliques (de messages, de personnes et de biens, pour reprendre la
triade de Lévi-Strauss) ; une société est un système de communication, dans lequel la
communication ethno-sociolinguistique occupe une place fondamentale, sinon prépondérante
entre les humains.
8Chaque énoncé conduirait au fond à expliciter sans fin la totalité de l'univers, ce qui buterait sur les
conventions arbitraires.
7
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