Master 2 Recherche en Sciences Cognitives
EHESS/ENS/Université Paris Descartes
Les interférences
dans la méthode des lieux
Timothée Behra
Sous la direction de Serge Nicolas
Juin 2013
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Déclaration d'originalité
Les récentes vagues de rétractation et d’échecs de réplications en psychologie indiquent qu’il
est bien difficile de se prononcer sur « ce qui est déjà connu ». Je ne pense pas qu’un travail de
recherche intéressant (intéressant d’un point de vue de l’avancement des connaissances comme d’un
point de vue de l’apprentissage personnel) nécessite d’être original. A l'heure actuelle, je pense même
qu’un travail de réplication bien fait sur un sujet charnière serait plus profitable à la psychologie
scientifique qu'un travail qui doit par principe "aller plus loin". Je ne suis pas non plus convaincu que
cela soit moins formateur pour un étudiant. Amener une nouvelle variation à un protocole peut être
trivial, et répliquer une étude peut demander une grande rigueur et un esprit scientifique. Les humains
sont biaisés pour préférer la nouveauté, et ce biais me touche également, mais cette préférence
intuitive ne me semble pas justifiable dans le contexte scientifique actuel. Je ne suis par conséquent
pas convaincu par le principe de cette déclaration d’originalité. Le biais de publication est un problème
que je trouve particulièrement préoccupant, et il est regrettable que l’importance cruciale de la
réplication ne soit pas reconnue.
Ceci étant dit, cette remarque ne s'applique pas à mon travail, qui a effectivement vocation à
apporter quelque chose d'original. La méthode de mémorisation dite « méthode des lieux » consiste à
associer des images mentales à des représentations spatiales. Les rares études portant sur cette
méthode ne contrôlent pour la plupart pas son utilisation effective, et ne testent pas adéquatement son
efficacité. Dans ce travail, nous demandons de réapprendre une même liste de mots dans un ordre
différent, ce qui correspond à une utilisation réelle de la méthode (telle que pratiquée par les
mnémonistes lorsqu’ils apprennent successivement des ordres de jeux de cartes : ils replacent un
même ensemble d’images mentales dans un même ensemble de lieux), afin d’étudier si la réutilisation
des mêmes associations entraine plus d’interférences que la formation de nouvelles images, ce qui à
notre connaissance n’a jamais été fait. Nous veillons également à ce que la méthode soit effectivement
utilisée, que le parcours mental soit maîtrisé, et nous analysons les différentes erreurs commises.
Déclaration de contribution
Serge Nicolas, Valérie Gyselinck et Juan Segui ont contribué à la définition du protocole
expérimental, au choix des diverses tâches d’interférence, au choix des stimuli et à l’orientation dans
la bibliographie. La traduction du questionnaire OSIQ est due à Léo Dutriaux. Bruno Martin,
Emmanuel Trouche-Raymond et Léo Dutriaux ont beaucoup apporté par leurs remarques concernant
l’expérience et le traitement de données.
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I. Contexte et problématique
La méthode des lieux consiste à associer des images mentales à des représentations spatiales.
Elle permet d’améliorer considérablement la capacité à mémoriser certaines informations, de telle
sorte que les performances atteintes semblent échapper au cadre théorique classique de la mémoire.
Dans cette première partie, nous nous pencherons tout d’abord sur les théories mises au point dans le
but d’expliquer les performances mnésiques exceptionnelles. Nous décrirons ensuite plus précisément
la méthode des lieux, son utilisation et ses limites. Enfin, nous aborderons la problématique de ce
travail, à savoir l’étude des interférences dans la méthode des lieux.
1. Comment expliquer les performances exceptionnelles de mémoire ?
Le nombre d’informations qu’il est possible de retenir en mémoire à court terme (MCT) est
limité. Cette limite, classiquement placée à 7 plus ou moins 2 éléments (Miller, 1956), a depuis été
contestée : de nombreuses données convergent vers une limite de capacité de 3 ou 4 éléments (Cowan,
2001), tandis ce que du point de vue des fonctions exécutives, le focus attentionnel, et par conséquent
la mémoire de travail, ne porte que sur un seul élément (McElree, 2001). Ce qui est entendu par un
« élément » de la mémoire en mémoire à court terme est au cœur du débat, et aucune définition
consensuelle ne peut être donnée. Une autre limite de la mémoire concerne la nécessité de consolider
une information avant qu’elle n’entre en mémoire à long terme : une tâche d’interférence pendant une
tentative de mémorisation peut bloquer la formation d’une trace mnésique.
Ces limites peuvent être observées dans une grande variété de tâches, néanmoins elles
semblent difficilement conciliables avec les performances observées chez les experts, comme par
exemple la capacité de certains joueurs d’échecs à jouer simultanément plusieurs dizaines de parties à
l’aveugle. Comment répondre à ce qui semble être un paradoxe entre, d’une part, une mémoire de
travail qui est extrêmement limitée, et d’autre part les performances des experts ?
1.1. La mémoire experte et la mémoire de travail à long terme
Une première théorie proposée pour expliquer les performances exceptionnelles de mémoire
est la théorie de la mémoire experte. SF, dont la progression a été étudiée par Chase et Ericsson (1982),
est parvenu à obtenir un empan de chiffres de 80 après une centaine d’heures d’entraînement.
Néanmoins la limite de capacité de sa mémoire à court terme (MCT) n’a pas été modifiée pendant cet
apprentissage : testé sur un autre matériel (des lettres), ses performances restent dans les limites
habituelles. Sa mémoire à long terme (MLT) doit donc être mise à contribution d’une manière ou
d’une autre lorsqu’il retient 80 chiffres. Par ailleurs, les vitesses d’encodage et de récupération,
habituellement plus longues pour la MLT, ont diminué au cours de son apprentissage jusqu’à être
proches de celles de la MCT : c’est ce que Chase et Ericsson ont appelé le principe d’accélération.
Selon eux, deux principes permettraient d’expliquer les performances expertes : le principe
d’encodage signifiant (donner du sens à ce qui est encodé), et le principe de récupération structurée.
La théorie de la mémoire de travail à long terme (MTLT) (Ericsson & Kintsch, 1995) est une
extension de la théorie de la mémoire experte : elle suggère que les experts sont capables de mobiliser
une partie de leur mémoire à long terme afin de l’utiliser comme une mémoire de travail (MdT). Dans
cette théorie, la MdT, d’une capacité de 3 à 5 éléments, est l’ensemble des éléments de la MLT activés
à un moment donné, tandis ce que la MTLT est la partie de la MLT accessibles depuis les
informations contenues en MdT via des « structures de récupération ». Nous serions par exemple
tous experts dans notre langage, ce qui explique que nous retenions plus qu’environ 4 informations
lors d’une lecture. La théorie de la MTLT permet de rendre compte de l’effet de résistance à
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l’interférence : l’interruption de la lecture d’un texte ou de l’apprentissage de la répartition des pièces
sur un échiquier ne s’accompagne pas d’une baisse des performances de compréhension ou de rappel.
D’autres théories postulent qu’un individu est capable d’utiliser sa MLT comme MdT : MCT virtuelle
(Cowan, 1999) ; théorie des châblons (Gobet & Simon, 1996) ; buffer épisodique (Baddeley, 2000),
mais elles restent similaires dans les grandes lignes. Pour une revue, voir Guida, Tardieu et Nicolas
(2009).
1.2. La « Mnémonologie »
Une autre approche visant à rendre compte des performances de mémoire consiste à analyser
les mécanismes d’encodage qui permettent une mémorisation performante, indépendamment d’une
expertise. Worthen et Hunt (2011) proposent de réconcilier la recherche fondamentale sur la mémoire
avec l’étude des moyens mnémotechniques. Les méthodes de mémorisation peuvent nous renseigner
sur le fonctionnement de la mémoire ; réciproquement, s’appuyer sur des connaissances fondamentales
pour élaborer des stratégies de mémorisation efficaces est un objectif qui, s’il reste négligé, est tout à
fait légitime. Ils avancent le terme de « mnémonologie » (mnemonology) pour désigner la recherche
sur l’amélioration de la mémoire.
Worthen et Hunt distinguent différents principes permettant d’assurer une mémorisation
efficace. L’organisation consiste à chercher des relations entre les items, à les classifier ou à les
hiérarchiser. Lélaboration consiste à rajouter de l’information afin de rendre un item plus facilement
discriminable. Par exemple, si l’on souhaite retenir le mot « pomme », on peut penser à Blanche Neige
en train de manger une pomme empoisonnée. Elaborer pour mémoriser est contre-intuitif, car il y a un
ajout d’information mais le cerveau ne semble pas avoir de limite à la quantité d’associations qu’il
peut mémoriser. L'existence de personnes dont la mémoire est exceptionnelle, comme S. (Luria, 1968),
qui exerça la profession de mnémoniste (c'est-à-dire qu’il donnait des spectacles pour démontrer ses
capacités de mémorisation) dévoile le potentiel d'un cerveau humain. S. était capable de réciter, avec
très peu d’erreurs, une liste arbitraire de nombres apprise 15 ans plus tôt, sans qu’il n’ait cherché à
retenir ces informations pour un usage ultérieur. Ses performances s’expliquent par une synesthésie
particulièrement développée : S. encodait automatiquement chaque information de multiples manières.
Par exemple, il prête des personnalités aux nombres (l’autiste Daniel Tammet, également connu pour
ses facultés de mémorisation et de calcul, rapporte également cette association (Tammet, 2007)), un
ton de voix désagréable va lui évoquer le goût du charbon et gâter son repas ; enfin, des quintes de
toux dans l’audience pendant qu’il visualise une information qu’il cherche à mémoriser laissent des
traces qu’il décrit comme des éclaboussures ou des bouffées de vapeur qui rendent son image mentale
floue. Afin d'organiser sa mémoire pour pouvoir retrouver les informations selon ses besoins, S.
affirmait également placer ses associations au long d’un parcours mental, c'est-à-dire qu’il utilisait la
méthode des lieux.
1.3. Les différences inter-individuelles dans les capacités mnésiques
Expliquer les facultés mnésiques exceptionnelles touche au problème épineux de la part de
l’inné et de l’acquis. Pour expliquer leurs performances, les mnémonistes créditent généralement leurs
méthodes et non leurs capacités innées (Gordon, Valentine, & Wilding, 1984 ; O’Brien, 1993 ;
Lorayne, 1974). Une étude en imagerie fonctionnelle (IRMf) portant sur 10 compétiteurs des
championnats du monde de la mémoire (Maguire, Valentine, Wilding, & Kapur, 2003) corrobore
également cette hypothèse. Comparés à des sujets contrôles, les mnémonistes présentent une activité
accrue dans l’hippocampe postérieur droit, le cortex rétrosplénial, et le cortex pariétal médian
lorsqu’ils mémorisent, même pour du matériel pour lequel ils n’obtiennent pas de meilleurs résultats
que les sujets contrôles (reconnaître des flocons de neige). Ce réseau pourrait, d’après les auteurs,
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indiquer l’utilisation de la méthode des lieux, qui est la principale méthode utilisée par les
mnémonistes. En revanche, contrairement à ce qui a été observé chez les chauffeurs de taxi londoniens
(Maguire & al., 2000), aucune modification morphométrique de l’hippocampe n’a été détectée chez
les mnémonistes, même pour les sujets qui pratiquent depuis de nombreuses années.
Il a été défendu que les performances mnésiques exceptionnelles relèvent d’un entrainement
plutôt que de différences cérébrales structurelles, et par conséquent que les gens ordinaires devraient
pouvoir drastiquement améliorer leurs capacités mnésiques (Ericsson, 2003). Néanmoins, certaines
personnes présentant des performances mnésiques exceptionnelles semblent dépasser ce que la seule
pratique peut atteindre. Les capacités mnésiques diffèrent entre les individus, et il est vraisemblable
que certains individus soient dotés de facultés particulièrement développées qui permettent une
meilleure mémorisation. Les capacités d’imagerie mentale, par exemple, font l’objet de différences
interindividuelles. Par exemple, nous ne serions pas égaux dans notre capacité à visualiser différentes
propriétés des représentations visuelles : les propriétés spatiales (taille, orientation,…) et les propriétés
d’objet (forme, couleur ) (Kozhevnikov, Kosslyn, & Shephard, 2005). Si le mnémoniste T.E. défend
l’hypothèse de l’entrainement, ses capacités d’imagerie semblent particulièrement développées : il est
à 4.8 écart-types au dessus de la moyenne dans un test d’imagination (imaginal thinking) (Wilding &
Valentine, 1985). S. (Luria, 1968) tirait ses capacités de sa synesthésie et de ses associations
perceptives. Par contraste, le mathématicien Alexander Aitken (Hunter, 1977) aurait un encodage
plutôt sémantique : ses hautes capacités intellectuelles et la grande étendue de ses connaissances lui
permettraient de voir des liens pertinents ; Aitken serait particulièrement performant pour utiliser des
stratégies d’organisation. Mais s’il affirme ne pas faire confiance aux moyens mnémotechniques et ne
pas les utiliser, ses descriptions laissent entendre qu’il fait un grand usage d’imagerie mentale auditive
musicale (Worthen & Hunt, 2011).
Une conclusion qui reste prudente est d’affirmer que si certaines capacités exceptionnelles
semblent innées, il demeure qu’avec beaucoup de motivation et de travail, à peu près n’importe qui
peut atteindre des performances de mémoire supérieures (Wilding & Valentine, 2006).
2. La méthode des lieux
2.1. Description
La méthode des lieux, ou « art de mémoire », est utilisée depuis l’antiquité, notamment pour
mémoriser des discours ou des argumentations (Yates, 1966). Elle est principalement utilisée
aujourd’hui par les mnémonistes, c'est-à-dire les individus capables de retenir de grandes quantités de
données, et permet effectivement des performances exceptionnelles, a priori inégalables autrement :
apprendre l'ordre d'un jeu de 52 cartes mélangées en 21.19 secondes (record du world memory
championship 1) ou retenir des dizaines de milliers de décimales de Pi (Raz et al., 2009).
La méthode consiste à associer des images mentales à des représentations de lieux mentaux.
Pour apprendre une série d’informations dans un ordre précis, il suffit de placer des images mentales le
long d’un parcours familier. Ce qui constitue une bonne image mentale dans l’optique de la
mémorisation n’a à notre connaissance pas été spécifié. Les images bizarres ne sont mieux mémorisées
qu’à la condition qu’elles soient distinctives (McDaniel & Einstein, 1986), c'est-à-dire accompagnées
d’images non bizarres. Il est déconseillé de placer plus de 3 informations par image (O’Brien, 1993),
mais il serait nécessaire de recueillir des données contrôlées sur ce sujet. Analyser l’imagerie mentale
1 http://www.world-memory-statistics.com/disciplines.php
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