l’enfer de l’anonymat. Hugo ne cite jamais les noms de ses détracteurs et ne
relaie presque jamais les propos déplaisants qu’il a dû essuyer lors de la créa-
tion des pièces : inutile d’élever la querelle en débat. Mais se taire ne suffit
pas si l’on ne précise pas que l’on va se taire, même si ce silence proclamé
est fréquemment de l’ordre de la prétérition⁴. Hugo, en effet, ne s’abstient
pas tout à fait de répondre, mais c’est souvent sous la forme du confer et de
l’argument d’autorité⁵. Il donne littéralement son congé à la critique : « Il
pourrait […] examiner une à une avec la critique toutes les pièces de la char-
pente de son ouvrage ; mais, il a plus de plaisir à remercier la critique qu’à la
contredire » (LB, Préface, p. ). Grâce à la syllepse sur « remercier », Hugo
témoigne sa gratitude à ceux qui le soutiennent et, dans le même temps,
renvoie comme des domestiques ceux qui lui cherchent chicane. De fait, les
piètres jugements de piètres jugeurs ne concernent pas le poète et argumenter
avec les tenants de « Notre Dame la Critique » (Hugo, c, p. ) est
parfaitement inutile puisque, comme Eschyle, Hugo « consacre [ses] œuvres
au temps » (BU, Préface, p. ). Le vrai jugement est celui de la postérité.
« Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi
le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du
moment n’est que l’affaire du libraire » (CR, Préface, p. ). Ce refus de
défendre Cromwell est assez plaisant, considérant qu’il vient clore soixante
pages de préface qui, même si elles parlent assez peu du drame lui-même,
ont tout de même valeur de manifeste. Quoiqu’en dise Hugo, il défend ses
pièces, en particulier grâce au paratexte. Afin de ne pas être pris en flagrant
délit de contradiction, il prend soin néanmoins de ne pas se placer dans une
position de réponse. Hugo est fréquemment accusé de produire sur la scène
des pièces immorales. Dans la préface de Lucrèce Borgia, il réplique. Mais, à
la place d’une plaidoirie où, par la force des choses, il se trouverait dans une
position inconfortable de défense, il propose ici une véritable profession de
foi esthétique d’un ministre du sacerdoce littéraire⁶. La critique est évincée
« Il ne veut pas cependant qu’on suppose que, s’il se tait, c’est qu’il n’a rien à dire ; et, pour
prouver, une fois pour toutes, que ce ne sont pas les raisons qui lui manqueraient dans une
polémique à laquelle sa dignité se refuse, il répondra ici, par exception et seulement pour donner
un exemple » (ATP, Note I, p. ).
Voir par exemple, dans Lucrèce Borgia (Préface, p. ), les renvois hautains à des ouvrages
réputés.
Voici un court extrait de ce discours qui ne se donne pas comme une réponse : « Il sait que le
drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale,
une mission humaine. […] Le poète aussi a charge d’ames [sic]. Il ne faut pas que la multitude
sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il
bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène […] que des choses pleines de leçons et
de conseils » (LB, Préface, p. ).