pas seulement de soins, devient peu à peu une entreprise avec des contraintes économiques qui décident
de la façon de travailler. Ces soignants avaient une idée précise de ce qu’ils voulaient : un objet
pédagogique à l’intention des infirmiers diplômés d’Etat qui ne connaissent pas forcément la spécificité du
travail en psychiatrie. J’ai vite eu envie de faire un objet un peu plus ouvert qui peut être vu à l’extérieur,
qui ne soit pas destiné exclusivement à usage interne, mais soit aussi accessible à un public non averti.
Et quel était le désir des patients ? Certains ont dit d’emblée qu’ils ne voulaient pas être filmés.
D’autres, et parfois de façon assez tragique, sont venus adresser un message à leur famille. La caméra,
c’est la télévision, et ils tentaient de retisser des liens défaits depuis des années. D’autres enfin vivaient
notre présence comme un mini-événement avec lequel ils pouvaient aussi s’amuser. Et il y a eu des
moments très plaisants. Dans les dernières scènes du film, il y a par exemple ce patient qui nous montre
les bouchons qu’il ramasse depuis des années. Il les collectionne. Et il nous parle de la façon dont un jour
il les filmera, les mouvements qu’il leur fera faire. Il parle de cinéma et c’est nous qui filmons.
C’est lui qui vous donne la scène ? ... En tout cas, ce film a bouleversé la façon que j’avais de travailler.
Pour Pork and Milk, par exemple, j’avais toutes les scènes en tête, les personnages les avaient répétées et
devaient me donner exactement ce que j’avais demandé. Là, les personnages font irruption, leur temps
n’est pas le mien, on ne sait pas ce qui va se passer. Il fallait être là, et toujours réceptifs.
A travers des entretiens avec soignants et patients de l’hôpital, l’auteur de L’Agrume poursuit son travail
d’« écoute », dans un environnement plus risqué. D’abord parce que les patients bousculent souvent les
projets de tournage, astucieux éléments perturbateurs (un patient s’incruste lors d’un entretien avec une
infirmière et l’empêche de répondre, un autre précise au chef opérateur les meilleures façons de filmer sa
collection de bouchons en plastique, etc.). Comme dans Pork and Milk, son précédent film, sorti en 2004,
Mréjen fait preuve d’une pudeur, dans sa façon de dévoiler, précise et aérée, des paroles intimes, des
gestes du quotidien, des moments d’ennui, de silence ou d’angoisse. « La pudeur comme attitude », pour
reprendre la belle hypothèse de Claire Brunet dans un article de la revue Vacarme (n°31), au sujet du
travail de Mréjen.
« J’aime bien que les gens me parlent. En revanche, je n’aime pas trop aller chercher les confidences ou
poser des questions, je trouve que c’est toujours un peu une intrusion », expliquait l’artiste dans un récent
entretien (Ping Pong, Allia, 2008). Surtout, ne pas forcer : c’est ainsi que Brigitte, l’une des patientes,
héroïne maquillée et silencieuse, traverse le film comme une énigme poignante.
Au-delà de ces prises de parole, Mréjen filme les rouages d’une institution (la vaisselle, le lave-linge, la
cantine, etc.) et capte l’originalité du lieu, contre-pied aux discours de plus en plus sécuritaires sur le
traitement de la folie. Son moyen métrage simple et coupant (52 minutes, comme un format télé) ne cesse
de suggérer des passages salutaires entre le dedans et le dehors, de mettre en scène la perméabilité de
l’hôpital à son environnement. La série de plans fixes et nocturnes des salles éclairées de l’hôpital, filmées
depuis l’extérieur, sont superbes. Dans le même esprit, la scène de l’ouverture du rideau métallique de la
salle de restaurant, filmée depuis l’intérieur, en contre-jour, avec la ruée des patients visiblement affamés,
confirme la belle porosité des lieux. Entretien, page suivante, avec Valérie Mréjen.
Voir en ligne : [Plongée dans un hôpital psychiatrique grand ouvert]