6 e Dossier Hébergements © Xavier Renauld © DR Les hébergements de patients dans des services hospitaliers dont ne relève pas directement leur pathologie sont relativement fréquents, en raison de la pénurie de lits dans certaines spécialités. Ces situations ne sont pas exemptes de risques pour les patients. Les hébergements dans les services hospitaliers : une pratique à risques Pascal DEMOLY, Pneumologue-allergologue, Département de Pneumologie et Addictologie, Pôle Cœur Poumons - Hôpital Arnaud de Villeneuve - CHU de Montpellier. Germain DECROIX, Juriste, MACSF C ’ est par crises que se pose le problème des hébergements dans un établissement public de santé doté d’un service d’urgences. Ainsi, depuis janvier 2013, le département de pneumologie et addictologie du CHU de Montpellier s’est vu attribuer, selon les périodes, de un à sept patients par semaine en hébergement dans les autres départements du CHU avec l’obligation, pour les médecins d’astreinte, de gérer complètement ces patients. Ce positionnement hors du service d’attribution idéale et sous le contrôle d’un personnel soignant non spécialisé dans la pathologie est source de difficultés de « Les services hébergeant ne devraient accepter un hébergement qu’avec un référent médical identifié, un protocole de surveillance et l’engagement du praticien identifié d’assurer la prise en charge et le suivi du patient. » prise en charge et de risques non négligeables. En effet, les urgences en pneumologie s’accompagnent souvent de détresse respiratoire, nécessitant une surveillance de tous les instants, un dépistage et un traitement rapide et spécifique, pour lesquels les services hébergeurs ne sont pas toujours prêts. Autre exemple : la prise en charge hors service spécialisé des déshydratations de l’enfant. ww Une absence de règles bien établies… Trois situations cliniques différentes doivent être distinguées : volume 13 / No 52 / décembre 2013 •des hébergements identifiés dans le pôle (médecin prévenu, département proche géographiquement, malade stable) ; •des hébergements dans un autre département du CHU, hors pôle (médecin prévenu, malade stable) ; •et enfin, des hébergements non identifiés et/ou à hauts risques (médecin non prévenu, département éloigné, malade instable). Chaque établissement édicte des règles pour les hébergements, le plus souvent sans discussion ni concertation avec le personnel médical et soignant. Certes, elles sont cosignées par le président de la commission médicale d’établissement (CME), mais cela n’est pas, loin s’en faut, la garantie d’une bonne communication. Ces règles sont envoyées aux médecins et aux soignants lors des crises. Elles ne figurent pas dans le règlement intérieur de l’établissement mais, le plus souvent, dans une liste de documents d’information sur la permanence des soins qu’il est difficile, en pratique, de retrouver. Celles édictées par le CHU de Montpellier sont de grande qualité. Il y est rappelé que les soins sont assurés par les services hébergeurs, que le suivi médical est réalisé par l’équipe de prise en charge destinataire initiale (souvent appelée « équipe demandeuse ») et que les médecins du secteur hébergeur n’interviennent qu’en cas d’urgence. Cependant, la notion d’équipe demandeuse est floue, et souvent galvaudée. Le patient est en effet accueilli par les secteurs d’urgence de l’établissement et, faute de lit disponible dans le département le plus approprié, il est souvent imposé en hébergement au médecin d’astreinte du département en question. Or, il semblerait que, même si le médecin d’astreinte (qui ne fait Hébergements Dossier u 7 No 52 / VOLUME 13 RESPONSABILITÉ DÉCEMBRE 2013 / R E V U E D E FO R M AT I O N S U R L E R I S Q U E M É D I C A L « La répartition de la responsabilité entre le service d’hébergement et le praticien qui y intervient très ponctuellement dépendra du rôle de chacun dans le mécanisme à l’origine du dommage. » DOSSIER Les hébergements dans les services hospitaliers : une pratique à risques 11 e 25 e 28 e VIE PROFESSIONNELLE L’enseignement de la médecine à distance… pour plus de proximité ÉTHIQUE ET SOCIÉTÉ Le smartphone, nouvel acteur dans la relation de soins ? REGARD INTERNATIONAL Responsabilité médicale aux États-Unis : quelle évolution ? pas partie de l’équipe demandeuse) refuse cette prise en charge (pour des raisons médicales de mise en danger du patient ou de débordement complet de son activité), il doit néanmoins s’occuper de ce patient. Les services hébergeant ne devraient accepter un hébergement qu’avec un référent médical identifié, un protocole de surveillance et l’engagement du praticien identifié d’assurer la prise en charge et le suivi du patient. Le responsable médical inscrit s’engage alors à passer tous les jours voir le patient, de manière traçable, en inscrivant une ligne sur le dossier de soins. Il s’engage également à répondre à toute sollicitation de la part de la structure d’hébergement et à reprendre le patient sous 48 heures. Mais la charge habituelle de ce responsable médical (patients hospitalisés, consultations déjà programmées, gestes techniques) et l’éloignement physique du patient peuvent inciter à une attention moindre. Notons qu’il existe une grande variabilité des organisations, selon les besoins et moyens disponibles localement. Par exemple, l’Assistance publiqueHôpitaux de Paris (AP-HP) a mutualisé les moyens des différents établissements en créant la « grande garde » de neurochirurgie pour toute l’Île-de-France. ww Des responsabilités multiples La situation d’hébergement est génératrice de risques, puisqu’un patient se trouve dans un service qui n’est pas adapté à sa pathologie. Le service hébergeant le patient a en charge sa surveillance directe et permanente, et doit réclamer les moyens adaptés à sa prise en charge, comme l’intervention d’un praticien de la spécialité adéquate et la fourniture de protocoles de prise en charge. De son côté, le praticien du service compétent, une fois informé, doit instaurer la prise en charge nécessaire par une intervention personnelle, les prescriptions et consignes nécessaires, voire un transfert si la situation l’exige, sous peine d’engager sa responsabilité. Par contre, s’il n’est même pas informé qu’un patient relevant de sa spécialité est hébergé dans un autre service, il est peu probable que sa responsabilité soit retenue en cas d’accident. La répartition de la responsabilité entre le service d’hébergement et le praticien qui y intervient décembre 2013 / No 52 / volume 13 8 e Dossier Hébergements très ponctuellement dépendra du rôle de chacun dans le mécanisme à l’origine du dommage : surveillance, mauvaise décision thérapeutique... ww L’urgence prime sur le manque de lits ! De manière générale, lorsque les soins sont programmés ou non urgents, l’hospitalisation du patient doit être différée en cas de manque de lits, ou le patient doit être orienté vers un autre établissement. La frontière entre urgent et non-urgent n’est pas facile à définir et peut être source de conflits. C’est le médecin des urgences qui décide de laisser sortir le patient, de le transférer ou de l’hospitaliser, et qui choisit alors le service d’affectation, avec l’aide de l’infirmière d’accueil et d’orientation des urgences qui dispose de la liste des disponibilités dans les différents services. C’est ce que dit l’article R. 1112-14 CSP : « Lorsqu’un médecin ou un interne de l’établissement constate que l’état d’un malade ou blessé requiert des soins urgents relevant d’une discipline ou d’une technique non pratiquée dans l’établissement ou nécessitant des moyens dont l’établissement ne dispose pas, ou encore lorsque son admission présente, du fait de manque de place, un risque certain pour le fonctionnement du service hospitalier, le directeur provoque les premiers secours et prend toutes les mesures nécessaires pour que le malade ou le blessé soit dirigé au plus tôt vers un établissement susceptible d’assurer les soins requis (…) ». La notion de « risque certain » est appréciée de façon stricte par la jurisprudence et doit donc être caractérisée : une « simple » gêne dans l’organisation du service ne peut être considérée comme créant ce risque. Le manque de lits ne pourrait donc, à lui seul, justifier un refus d’admission en cas de soins urgents. Le principe reste donc que lorsque l’état du patient requiert des soins urgents, relevant d’une discipline pratiquée dans l’établissement, le patient doit être admis, quitte à ce que ce soit en surnombre, ou dans un service dont sa pathologie ne relève pas. Dans ce cas, l’urgence prime, et il n’est pas question de différer des soins vitaux au seul motif d’un manque de lits. « Le manque de lits ne pourrait, à lui seul, justifier un refus d’admission en cas de soins urgents. » volume 13 / No 52 / décembre 2013 ww Un hébergement qui expose à des dépassements de compétence… La décision d’orientation est délicate, comme le relève la circulaire DHOS/O 1 n°2003-195 du 16 avril 2003 relative à la prise en charge des urgences : « La prise en charge du patient en aval des services des urgences est une difficulté essentielle, qui implique fréquemment, notamment dans les établissements publics de santé, de longues recherches pour le personnel des urgences et celui des services de soins, d’importants temps d’attente pour les malades et Hébergements Dossier parfois une inadéquation entre le placement et la pathologie, ce qui est défavorable à la qualité des soins et à la prise en charge du patient. Il est essentiel que les services des urgences puissent disposer de la disponibilité des lits des services de soins de leur établissement. Dans les établissements publics de santé, un partenariat doit se formaliser par une convention entre services, afin d’organiser l’hospitalisation du patient dans un service adapté à la prise en charge de sa pathologie. Cette procédure permettra d’assurer l’activité programmée et l’activité non programmée en offrant aux usagers une prise en charge rapide et adaptée (…) ». De son côté, le code de déontologie médicale prévoit dans son article 70 (article R. 412770 CSP) que : « Tout médecin est, en principe, habilité à pratiquer tous les actes de diagnostic, de prévention et de traitement. Mais il ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, entreprendre ou poursuivre des soins, ni formuler des prescriptions dans des domaines qui dépassent ses connaissances, son expérience et les moyens dont il dispose. » La première phrase traduit ce qu’il est convenu d’appeler l’omnivalence du diplôme de docteur en médecine. Dans son commentaire sur cet article 70, le Conseil de l’Ordre des médecins souligne qu’il appartient au médecin de décider, en conscience, du rôle qu’il peut jouer. Il note que les limites de l’omnivalence du diplôme « ne sont pas toujours celles du découpage administratif de la profession médicale, mais plutôt celles de la réelle expérience du praticien, en tenant compte aussi des circonstances particulières du moment ». Cette interprétation peut laisser penser que le médecin peut prendre un patient en charge dans une spécialité étrangère à la sienne, dès lors qu’il estime en conscience avoir l’expérience requise. Le Conseil de l’Ordre ajoute toutefois qu’« en cas de doute, le médecin doit penser qu’il aura à se justifier s’il y a litige ou contestation ». u 9 charge du patient par les deux services. Rappelons que si un établissement de santé est pécuniairement responsable des dommages provoqués par ses salariés, dès lors qu’ils ont agi dans le cadre des missions qui leur sont imparties, la responsabilité pénale reste individuelle et personnelle. L’article 121-1 du code pénal est particulièrement clair : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». L’interne et l’infirmier sont donc eux aussi pénalement responsables s’ils commettent une infraction pénale, alors même qu’ils agissent « sous l’autorité de » ou « sur prescription médicale ». Une affaire récente jugée par la Cour de cassation le 23 octobre 2012 mérite également d’être citée. Une personne chargée de l’entretien des sols d’un centre de rééducation d’une polyclinique est grièvement brûlée par un décapeur thermique. Le directeur de la clinique, chirurgien viscéral, prend immédiatement la victime en charge, avec « Eu égard au risque créé par ces hébergements, à l’origine d’une prise en charge dégradée, les assureurs enregistrent chaque année des déclarations d’accident. » ww Des accidents parfois graves Eu égard au risque créé par ces hébergements, à l’origine d’une prise en charge dégradée, les assureurs enregistrent chaque année des déclarations d’accident. Il s’agit, bien souvent, d’une responsabilité multiple impliquant tant l’appréciation initiale de la situation que les premières mesures prises, la décision d’orientation, l’information du service compétent et de celui qui va accueillir le patient, et enfin la prise en Une affaire emblématique : Tribunal correctionnel de Paris, 3 septembre 2003 2 Les faits : Un enfant de 18 mois est conduit par ses parents aux urgences d’un CHU pédiatrique pour une gastro-entérite. Le praticien des urgences décide de l’hospitaliser. Le service de gastroentérologie étant complet en raison de l’épidémie en cours, l’enfant est admis en pneumologie et pris en charge par une interne en médecine générale, qui ne demande pas l’aide du service de gastro-entérologie et ne donne aucune consigne particulière pour son suivi. La prise en charge est ainsi assurée par le personnel du service de pneumologie, peu habitué aux gastro-entérites, qui ne surveille pas l’évolution des principaux paramètres et ne re-perfuse pas l’enfant après une dé-perfusion accidentelle. L’aide-soignante, qui assure seule la surveillance la nuit, le découvre en arrêt cardiaque et alerte l’équipe des urgences. Malgré une réanimation jugée adaptée, le décès survient six jours plus tard, dû à une anoxie cérébrale prolongée consécutive à un arrêt cardiaque en lien avec une déshydratation passée inaperçue, et donc non traitée. 2 La décision : Le tribunal correctionnel retient la culpabilité de dix personnes (de l’aide-soignante à la directrice du CHU), en relevant que cet enfant n’avait pas été orienté vers le bon service et, de ce fait, n’avait pas reçu les soins appropriés à sa pathologie. Son décès est dû à cette mauvaise prise en charge, alors que cette issue fatale était parfaitement évitable. décembre 2013 / No 52 / volume 13 10 e Dossier Hébergements le concours d’un confrère chirurgien orthopédique. Au bout de quatre jours, la victime, dont l’état s’est aggravé, est transférée à l’hôpital, où elle décède des suites de ses blessures. Le rapport d’expertise, établi dans le cadre de la procédure pénale engagée par la famille du défunt, met en évidence un retard de prise en charge adaptée, du fait du maintien du patient dans la polyclinique et de l’absence de transfert plus précoce en milieu spécialisé. La Cour de cassation confirme la condamnation des deux médecins pour homicide involontaire sur le fondement de l’article 121-3 du code pénal. Les praticiens ont commis une faute caractérisée, par manque de compétence : ils auraient dû s’adjoindre le concours d’un anesthésiste, indispensable en cas de brûlures importantes, et envisager plus précocement le transfert vers un établissement traitant les grands brûlés. Selon la Cour, « constitue nécessairement une faute caractérisée pour un médecin de prendre en charge, sauf circonstances exceptionnelles, une pathologie relevant d’une spécialité étrangère à sa qualification dans un établissement ne disposant pas des équipements nécessaires ». En dehors de circonstances exceptionnelles (peut-être l’urgence ou l’impossibilité de faire appel à un confrère plus spécialisé ?), un médecin qui prend en charge des patients présentant une pathologie étrangère à sa spécialité pourrait donc se voir reprocher une faute caractérisée au pénal, justifiant une condamnation. La notion d’omnivalence se trouve donc éclairée sous un jour nouveau, beaucoup plus restrictif… Il faut aussi prendre en compte les limites physiques d’un praticien, déjà en charge de son unité et auquel les urgences imposent, contre son avis, des hébergements. Comment peut-on parler d’« équipe demandeuse » quand elle ne demande rien ? Passer une demi-journée à gérer les hébergements éloigne le praticien des patients qu’il a en charge dans sa propre unité et accroît sensiblement le risque d’erreur pour les patients des deux unités. Comment assurer un suivi personnalisé, prendre connaissance du résultat des examens prescrits, adapter au plus juste les traitements entrepris ? Quand la spécialité du service hébergeant le patient est très éloignée de la pathologie traitée (on a déjà vu des patients de chirurgie orthopédique en maternité !), l’exercice est encore plus complexe car le praticien peut encore moins compter sur le personnel du service hébergeur. De plus, cet éclatement professionnel peut conduire à un épuisement de tous, interrogeant sur la responsabilité (tant vis-à-vis des victimes des erreurs que du personnel) de l’administratif qui impose ces hébergements sans concertation, interrogation d’autant plus justifiée que, juridiquement, c’est le directeur qui prononce les admissions. ww Quelques conseils de prévention La solution réside certainement dans une véritable charte de l’hébergement par pôle, discutée et acceptée par tous les acteurs concernés (médecins, soignants, administratifs). L’objectif est d’abord ne pas faire perdre de chance aux patients « bénéficiaires » de ces hébergements, mais aussi de ne pas exposer juridiquement les acteurs de ces hébergements (structures hébergeantes et équipe demandeuse). En l’absence de concertation (comme c’est actuellement souvent le cas), il est conseillé : • d’entamer une discussion entre l’administration, le service des urgences, les pôles et départements, à laquelle doivent participer tous les acteurs (et pas uniquement les directeurs, cadres supérieurs de santé et coordinateurs) ; tous les médecins prenant des astreintes doivent pouvoir s’exprimer, un résumé de ces réunions doit être produit et approuvé par ces acteurs ; •qu’un système permette d’identifier tous les matins la liste des patients hébergés ; le cadre de santé de l’équipe hébergeante pourrait chaque jour contacter son homologue dans le service d’hospitalisation conventionnelle où le patient aurait dû aller, afin de rechercher le premier lit libéré, et faire informer (ou confirmer que l’information a été donnée) le médecin d’astreinte en l’absence de place rapide ; •que le médecin qui se voit imposer cet hébergement, s’il considère que cela met le patient en danger, le note dans le dossier (et en précise les raisons) ; •que l’administratif (directeur, cadre de santé) qui impose un malade en hébergement le fasse par écrit et/ou que son nom apparaisse sur le dossier du patient hébergé. « Passer une demijournée à gérer les hébergements éloigne le praticien des patients qu’il a en charge dans sa propre unité et accroît sensiblement le risque d’erreur pour les patients des deux unités. » volume 13 / No 52 / décembre 2013 Au vu de toutes ces difficultés, on ne peut qu’être réservés face à l’annonce faite par la ministre de la Santé de créer des « gestionnaires de lits » ou « bed manager » au lieu de lits supplémentaires, afin de résoudre les problèmes rencontrés dans les services d’urgence. La multiplication des hébergements qui pourrait bien en résulter n’irait alors pas dans le sens de l’amélioration de la sécurité des patients… n