A aucun moment on ne peut conclure de la véracité du récit qui, s’il s’appuie sur
une véritable fugue, est aussi une fugue dans l’imaginaire, ce qu’on appelle une
fuite en avant. Cette fugue est un retour au point de départ, mais elle a permis au
locuteur de s’expliquer le monde et ses mutations au moyen d’éléments
mythologiques à peine déguisés.
Flash back : le locuteur a 4 ans. Il se souvient que l’on s’inquiétait de son caractère
rêveur, de son mutisme, qu’il aimait rêvasser et jouer, comme tant d’autres enfants
de son âge.
Le locuteur a 7 ans et la guerre frappe son pays, sa ville et sa vie : sa famille
s’expatrie. Il est fasciné par les feux d’artifice de la guerre, comme tant d’autres
enfants de son âge. Il crée un lien amical fugace avec un autre enfant installé dans
un bus. Le bus prend feu. Il voit apparaître pour la première fois le spectre de la mort
sous la forme d’une femme aux membres de bois et à la chevelure blonde.
Dans une dernière partie, le locuteur a 19 ans, il a une petite amie comme tant
d’autres à son âge. Il a choisi sa voie (il est artiste peintre), mais il a conservé son
caractère frondeur, son langage s’est durci. C’’est ce qui fait de cette dernière
partie celle qui admet le mieux un passage en scène : il y a un langage.
Retour à la première personne du singulier et explication du choix qui avait été fait
de parler à la troisième personne. Désormais, le locuteur peut dire « avant » et
s’expliquer à lui-même un certain nombre de choses relatives à son passé. Cela
aussi rend ce chapitre plus théâtral. Il y a théâtre lorsqu’il y a un « avant » et que cet
« avant » est mis en regard avec l’ici et maintenant du théâtre.
C’est la nuit. Le téléphone retentit. Wahab décroche : « Allo Wahab, viens
vite ! Schlack. » C’est tout. C’est comme ça que Wahab apprend que sa mère est à
l’agonie.
Cette dernière partie rapporte une nouvelle errance, plus courte en apparence que
la fugue des quatorze ans, géographiquement tout au moins, mais tout aussi nantie
de lignes de fuite imaginaires.
Le monde de l’enfance refait surface avec un épisode le confrontant à un vrai-faux
Père Noël, mais l’esprit cartésien et les fantasmes du monde des adultes s’imposent
face à la tentation d’une régression.
Le livre s’achève sur la mort de la mère, une ultime confrontation avec la femme
aux membres de bois (la mort de la mort donc, la disparition des peurs de
l’enfance). Le locuteur est devenu un adulte, comme les autres.
On le voit, ce récit est régi par le mythe de la mort, seule chose que ni l’enfant ni
l’adulte ne parviennent à s’expliquer par aucun recours à la mythologie enfantine
ou autre. Il prend la forme fiévreuse du rêve, ou du cauchemar, parfois en un
enchaînement très serré. L’adaptation scénique de ce texte pouvait se résumer à
un découpage choral, à une représentation de chaque personnage avec, à sa
charge, une partie de ce vaste monologue rêvé. Mais le roman donne au lecteur
d’innombrables fenêtres sur son propre imaginaire, que le théâtre bouscule et
conditionne parfois, le spectateur ne pouvant interrompre le spectacle pour le rêver
un peu.