Liebermann l'a toujours dit et répété. De la même façon, il disait « mes chers » à ses artistes et à tous les collaborateurs et en parlait
aussi de la sorte. Quand de jeunes chanteurs, tels que Tom Krause, Melitta Muszely, Gerhard Stolze, Erwin VVohlfahrt, Hans
Sotin, Arlene Saunders, Placido Domingo... étaient découverts par Rolf Liebermann et engagés à l'Opéra de la
Dammtor-Stralle, ils savaient où ils allaient et plus tard, ce qu'ils lui devaient.
Pour développer encore cet immense potentiel créatif, Rolf Liebermann cherche et trouve un nouveau champ
d'action dont il est le pionnier, l'opéra filmé et le film opéra. Parmi ses productions de l'Opéra, il en choisit quinze
dont il fait refaire les décors dans les studios du Norddeutscher Rundfunk et les fait filmer en couleur dans des
distributions internationales (ArtHaus/Integral les a récemment rééditées en DVD). Quinze ans plus tard, c'est en
tant qu'Administrateur général de l'Opéra de Paris qu'il rend une fois encore hommage à ce genre artistique en
collaborant avec le cinéaste Joseph Losey, avec Lorin Maazel au pupitre et Ruggero Raimondi dans le rôle titre :
son film opéra Don Giovanni (chez Gaumont) est toujours une référence.
Avec le temps, Rolf Liebermann devient un « Intendant » très courtisé. Il refuse toutes les propositions, même
émanant de Vienne ou de New York, afin de pouvoir poursuivre son travail à Hambourg, améliorer le budget
plutôt mince de l'Opéra de Hambourg et le hisser au niveau des opéras de Munich et de Berlin. Fin 1973, son
mandat se termine à Hambourg. Comme il n'a plus rien composé durant cette période, il souhaite alors
reprendre ce travail. Mais le destin en a décidé autrement.
L'aventure de Paris
Dès 1969, la France, avec Georges Pompidou, a un Président d'une ambition culturelle très marquée et fort
moderne. L'état déplorable de l'Opéra de Paris le contrarie beaucoup. Il demande à son ministre de la Culture,
Jacques Duhamel, de trouver une solution à ce problème. Rolf Liebermann devient alors très rapidement le candidat
idéal. Et c'est le jeune Hugues Gall qui est chargé des négociations. Ce qui commence alors fait déjà partie de
l'histoire culturelle française.
"Dans un premier temps, cette proposition ne m'a pas excité f Mais, soudain, elle a commencé à m'intéresser. La ville m'attirait
ainsi que la possibilité de recommencer une fois encore à zéro. Je me suis alors demandé : Pourquoi est-ce si compliqué ?
Quelles sont les difficultés qui m'attendent ? Bref, je voulais le savoir", s'est rappelé un jour Rolf Liebermann.
Une fois de plus, la curiosité le pousse vers l'aventure. La situation est paradoxale et tout à fait contraire à celle de
Hambourg, caractérisée par la combinaison troupe permanente et répertoire d'avant-garde. Liebermann a pu faire de
l'Opéra de Hambourg le théâtre lyrique le plus moderne au monde parce qu'il pouvait s'appuyer sur une maison qui
fonctionnait de manière démocratique et possédait un très grand répertoire. A Paris, c'est tout le contraire, il s'agit
de « stagione » et d'un « musée ». Il n'y a pas de répertoire, il faut d'abord en créer un. Il n'y a pas de rythme de
productions, ni d'exigence de continuité. Bien des choses sont désuètes, il faut les modifier. En effet, la naissance et
l'histoire de l'Opéra de Paris ont de tout temps été liées à son aspect extérieur et représentatif, c'est un lieu où il faut
se montrer et dans lequel le rôle du public est presque plus important que ce qui se produit sur scène. Le seul
élément qui fonctionne vraiment est le ballet, une grande tradition de l'Opéra de Paris qui a pu se maintenir au
cours du temps : "Les Français ont une moins bonne éducation musicale que les Allemands, mais ils ont des yeux !"
Dans la ville hanséatique de Hambourg avec son théâtre réellement destiné aux citoyens, Rolf Liebermann avait été
l'avant-gardiste parmi les directeurs d'opéras. Dans la métropole française, il doit d'abord devenir réactionnaire pour gagner
un défi. « Réactionnaire », il ne l'est qu'en surface ; il sait parfaitement ce qu'il veut et comment l'obtenir.
Il commence son travail avec une série d'œuvres du répertoire classique et romantique dans des représentations
remarquables avec lesquelles il gagne la confiance de la Ville, de la Maison et du public. Il engage des stars internationales et
demande à Georg Solti, son ami de très longue date, de devenir son conseiller musical. Après deux saisons, il parvient
à mettre en place un répertoire d'une vingtaine d'oeuvres et un système d'abonnements de plusieurs séries qui sont
immédiatement vendus et ce, sans aucune réduction. Mieux, le public parisien est tout de suite prêt à payer plus quand
Luciano Pavarotti, Placido Domingo, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov, José van Dam, Margret Price, Kiri Te Kanawa,
Teresa Berganza, Ileana Cotrubas, Christa Ludwig, Kurt Mail, Jon Vickers sont sur scène et chantent dans des mises en scène
innovantes de Giorgi() Strehler, Jorge Lavelli, Patrice Chéreau, Peter Stein, Terry Hands, avec, au pupitre, Georg Solti,
Georges Prêtre, Karl Bôhm, Michel Plasson, Lorin Maazel, Pierre Boulez, Seiji Ozawa.
Il fait taire les nombreuses voix opposées à sa nomination en intégrant à ses distributions de grands interprètes français
comme Régine Crespin, Christiane EdaPierre, Jane Berbié, Mady Mesplé, Gabriel Bacquier, Roger Soyer, Jules Bastin,
Alain Vanzo, Robert Massard, Michel Sénéchal et d'autres encore.
D'un coup de baguette magique, Rolf Liebermann réussit à enthousiasmer le public parisien et à réformer le théâtre. Le Grand
Opéra de Paris fait à nouveau partie des meilleurs au monde ! Il réussit aussi autre chose : « l'embarrassant étranger)> ne gagne
pas seulement la confiance de son immense équipe dont tous les membres sont syndiqués, non, à la fin, il devient leur « patron
» vénéré. Et, en France, cela signifie quelque chose !
Le public et les râleurs sont aussi soulagés que Rolf Liebermann préserve le ballet de renommée internationale de l'Opéra de
Paris et continue à lui accorder une place importante dans le théâtre. Avec leur imagination et leur talent, les chorégraphes
Jerome Robbins, George Balanchine, Merce Cunningham, Carolyn Carlson, Rudolf Noureev, Roland Petit assurent ainsi le
niveau exceptionnel de cette magnifique compagnie.
Vers la fin de son mandat à Paris qui, faisant l'objet de querelles politiques, devient de plus en plus pénible, Rolf Liebermann
peut enfin recommencer à penser à la création contemporaine. C'est ainsi qu'il demande au compositeur autrichien
Friedrich Cerha de compléter la fin inachevée de LULU d'Alban Berg sur la base des esquisses de Berg. En 1979, le célèbre duo