De la désymbolisation des relations interpersonnelles à l`œuvre

PARTIE III
FORMES SYMBOLIQUES
De la désymbolisation
des relations interpersonnelles à l’œuvre
dans certaines sphères entrepreneuriales…
Pascal Lardellier*
Université de Bourgogne & CIMEOSLIMSIC (Laboratoire sur l’image, les médiations
et le sensible en information-communication, ÉA1477)
Les relations interpersonnelles font l’objet, depuis quelques années, de toutes les
attentions des responsables des ressources humaines, des coachs et autres
«dircom». Car ces relations sont porteuses d’enjeux managériaux et par extension
organisationnels cruciaux. Comprendre ces rapports interpersonnels à des fins stra-
tégiques, mettre au jour leurs prétendus ressorts sous-jacents, en «décryptant» et
«décodant» tout ce qui ferait sens au corps défendant des acteurs sociaux –et
notamment la dimension non-verbale des échanges– telles sont les missions que
s’assignent des pseudo-scientifiques très actifs dans le domaine de la formation
continue et du recrutement. Ils sont un certain nombre à avoir inventé des
théories fantasques et frelatées qui, affranchies des modalités habituelles de valida-
tion et de légitimation académiques, prospèrent en toute impunité dans la sphère
des organisations. Elles sont porteuses d’une vision tout à la fois belliqueuse et
paranoïaque des rapports sociaux. Ceux-ci sont déritualisés, désymbolisés,
«désociologisés».
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Cet article –tiré d’une longue enquête1 menée durant plusieurs années
dans l’univers de ces pseudo-scientifiques, et éditée récemment– met au
jour les termes de cette technicisation des rapports professionnels sous
couvert de «science», alors que c’est l’image même de la «communica-
tion» comme objet scientifique qui se trouve dans l’affaire gravement
écornée, «communication» et relations interpersonnelles préemptées par
les principes les plus caricaturaux de l’idéologie libérale.
Se demander si dans une organisation, l’institution prévaut sur les
individus, ou si ceux-ci constituent l’organisation, amène à rouvrir un
débat vieux comme la sociologie. Entre individualisme et holisme,
paradigmes académiquement dominants, une troisième voie se révèle, un
«tiers paradigme» existe, puissamment symbolique2. Il postule entre
autres au caractère transcendant de la société et des individus, et à la
prééminence de logiques d’alliance et de don dans les relations sociales.
Et par-delà les stratégies supposées rationnelles des acteurs, il affirme une
manière d’inconditionnalité dans certains choix, précisément symbo-
liques, au sens déjà étymologique du terme.
Au plus près des acteurs sociaux –entre eux, même– il y a l’ordre des
interactions. Celles-ci, pour autant, ne sont pas que des croisements
déterminés par le seul degré «d’engagement» des uns et des autres. Ces
relations, dont l’apparente banalité constitue l’écume, connaissent un
ressac puissamment symbolique, dès qu’elles sont investies. Elles
prennent naissance dans des formes sociales –dont les rites– et tirent
leur sens de leur contexte. Et le frisson de l’interaction (pas seulement
amoureuse) provient aussi du fait que l’on ne sache pas tout à fait «ce
qui va se passer»; étant donné qu’on se réadapte en permanence à
l’autre, au contexte; de même qu’on tient compte du «regard social», de
ses propres représentations de la relation, et déjà, de ses propres
sensations, sentiments, réflexions en situation d’interaction.
1 Une partie de cet article est tiré de l’ouvrage Arrêtez de décoder.Pour en finir
avec les gourous de la communication (L’Hèbe, CH, 2008). L’auteur remercie
tous les spécialistes qui ont accepté de témoigner dans le cadre de cette vaste
enquête, conduite sur plusieurs années.
2 Se référer, sur ce point, aux travaux d’Alain Caillé (et notamment à son
Anthropologie du don), et aux orientations épistémologiques du MAUSS
(Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) qu’il anime.
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Dérives de la technicisation relationnelle
Mais dans les organisations, cet aléatoire sied assez peu aux rapports
professionnels. Car par la force des choses, il convient de rationaliser et
de procéduriser ce qui peut l’être, d’autant plus quand les relations
revêtent un enjeu, commercial ou managérial. «En entreprise, règne une
espèce de fantasme de technicisation.Les cadres de haut niveau, par exemple,
sont obsédés par l’autocontrôle»1. Alors quand un formateur promet la
lune ou presque, en vendant des outils censément capables de permettre
cette technicisation des relations, il n’y a aucune raison de bouder son
plaisir. On est loin de la lumineuse circularité maussienne, qui voit le
lien social s’engendrer et se régénérer dans un cycle de don et de contre-
don, contrat symbolique fondateur des relations, et partant, plus
largement, de la société. Angélisme? Voire… Mais qui se soucie de
certaines dérives managériales, qui voient un utilitarisme triomphant
gagner chaque jour du terrain. Et il y a une vraie attente de la part des
métiers commerciaux, notamment, pour «savoir comment vendre plus et
mieux».
Un marché existe donc pour ceux qui font commerce de techniques
proposant d’optimiser les relations professionnelles; au risque de leur
désymbolisation, au péril de leur déritualisation. Et au prix d’un scien-
tisme niais, entre éthologisme béat et comportementalisme réducteur,
scientisme qui de surcroît, ne paye en général aucun tribut à l’académie.
À mille lieues de sphères relationnelles faisant la part belle au langage,
tout en reconnaissant une part irréductible et auto-transcendante dans
toute relation, des «gourous» ont investi depuis quelques années les
sphères de l’entreprise, grâce au cheval de Troie de la formation continue
en «communication» et en «management». Cette conquête du «mar-
ché relationnel entrepreneurial», menée avec l’alibi du «développement
personnel» (donc du mieux-être de tous, à des fins non altruistes, mais
productivistes) et sur fond de psychologisation forcenée des relations
entérine un nouvel âge managérial. Jean-Pierre Le Goff considère que
«cela est symptomatique d’un changement de paradigme dans la manière
d’aborder les problèmes sociaux. Paradoxalement, la pensée psychanalytique
1 Yves Jeanneret, Professeur de Sciences de l’information et de la communi-
cation à l’Université d’Avignon, entretien avec l’auteur, 9novembre 2007.
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et son univers de significations qui baignent le social de symbolique sont en
régression, bousculés par toutes ces néo-psychologies comportementalistes»1,
qui sur fond d’épanouissement personnel et de triomphe d’un nouvel
individualisme, plaquent «du mécanique sur du souffrant». Ce nouveau
modèle comportementaliste, qui souhaite discipliner les employés en
inculquant de nouveaux codes relationnels, est porté par des formateurs
arrogants et sûrs de leurs pseudosciences. À les avoir lus et étudiés, nous
pouvons affirmer que ce sont des «gourous», car tout, dans leur
discours, leurs pratiques, relève d’une rhétorique sectaire et dictatoriale.
Leur parole se dit vérité, sans ambages, et sans contestation possible. «À
la différence des gens ordinaires et de tous ceux qui, au quotidien, font sans
savoir, sans comprendre, au risque de subir, de souffrir, d’échouer dans leurs
pratiques de communication, le gourou conçoit la communication dans sa
totalité, de la pratique au symbolique, de la mécanique au mystique. Une
vision globale capable de parcourir tous les degrés, tous les niveaux de la
communication, du plus discret et du plus humble (un battement de cil, un
croisement de jambes) au plus entier dans le comportement du sujet (son
rapport à soi, aux autres, au monde). Ayant une vision sinon totalitaire, du
moins totalisante de la communication, le gourou, porteur de révélations et
d’une Révélation, peut délivrer des messages aussi bien en faveur de la paix
intérieure que de la performance sociale. Paix et performance, par prétention
à la complétude, dans la fidélité à la parole du Maître.»2
Ces «gourous» tiennent des discours normatifs au possible, intimant de
se ranger à leurs directives, sans que tout cela n’ait ni validité scientifique
ni légitimité académique. Ils colportent accessoirement une image désas-
treuse des relations interpersonnelles, qui ne seraient faites que de
méfiance, de défiance et de paranoïa. Et ils desservent la «cause psy», en
donnant à penser que celle-ci est la science de la manipulation mentale et
du contrôle exercé sur autrui. Ces «formateurs», qui se vantent d’être de
fins psychologues, se situent aux antipodes de la posture éthique de cette
profession. «Aux antipodes de l’approche analytique, l’on part du
principe que l’on ne sait rien de ce que la personne peut penser, rêver, sentir,
1 Jean-Pierre Le Goff, philosophe et historien des idées, entretien avec l’auteur,
8 novembre 2007.
2 Jean-Jacques Boutaud, Professeur de Sciences de l’information et de la
communication à l’Université de Bourgogne, entretien avec l’auteur, le
7novembre 2007.
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avant qu’elle ne l’ait dit. Dans l’approche corporelle, a contrario, on est censé
avoir tout compris sans qu’autrui ne dise rien. Du coup, la personne pense
que ce n’est plus la peine de parler. Le risque, c’est que notre interlocuteur ait
l’impression qu’il est totalement dominé, et surtout, que quoi qu’il fasse, il
sera dominé. Il n’a donc pas d’autre possibilité que de s’abandonner à un
pouvoir supérieur au sien»1: celui de la personne sachant; ou disant
savoir.
De même que la guerre, a-t-on coutume de dire, est trop sérieuse pour
être déléguée aux seuls militaires, eh bien la communication –comme
champ symbolique et théorique– est bien trop importante pour être
laissée entre les mains des «bonimenteurs» dont il est question ici, et
dont l’influence grandit dans maintes organisations, via la diffusion de
leur vulgate et de leurs diktats. Et cette communication, qui «n’est pas
une marchandise» (Y.Winkin), est à entendre comme expérience rela-
tionnelle et objet scientifique. L’enjeu du débat est majeur, «car la
communication joue dans la construction même du social, à travers un
échange doublement symbolique, à la fois signifiant et créateur de lien»
(Yves Jeanneret). Bref, «il faut sauver la communication» (D.Wolton),
par l’allumage de contre-feux ayant aussi pour fonction de réveiller les
consciences, et de porter la lumière face à un obscurantisme triomphant
qui a le cynisme de se draper des atours de la scientificité.
Ces «gourous-formateurs», «synergologues», «morpho-psychologues»
ou spécialistes de la «grammaire gestuelle» expriment en fait une
tendance sociale de fond, la préoccupante «désociologisation» de la
société, alors que sa psychologisation, relayée par les institutions, est
souveraine sur la gestion des problèmes relationnels et sociaux. Le
relativisme, l’individualisme et un psycho-mysticisme égocentré montent
en puissance, sur fond de «développement personnel» à tout crin. Tous
ces gourous de la relation sont porteurs d’une logique foncièrement anti-
ritualiste. Car les rapports qu’ils proposent sont complètement procé-
durisés et mécanisés, se fondant sur un «contrat de défiance» implicite.
«Vient un moment, dans les relations, il faut se méfier, ou se confier
totalement», affirmait Mauss en substance. Les «pseudo-scientifiques du
non-verbal» ont choisi leur camp…
1 Serge Tisseron, psychanalyste et auteur, entretien avec l’auteur, 8 novembre
2007.
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