De la désymbolisation des relations interpersonnelles à l`œuvre

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PARTIE III
FORMES SYMBOLIQUES
De la désymbolisation
des relations interpersonnelles à l’œuvre
dans certaines sphères entrepreneuriales…
Pascal Lardellier *
Université de Bourgogne & CIMEOS–LIMSIC (Laboratoire sur l’image, les médiations
et le sensible en information-communication, ÉA1477)
Les relations interpersonnelles font l’objet, depuis quelques années, de toutes les
attentions des responsables des ressources humaines, des coachs et autres
« dircom ». Car ces relations sont porteuses d’enjeux managériaux et par extension
organisationnels cruciaux. Comprendre ces rapports interpersonnels à des fins stratégiques, mettre au jour leurs prétendus ressorts sous-jacents, en « décryptant » et
« décodant » tout ce qui ferait sens au corps défendant des acteurs sociaux – et
notamment la dimension non-verbale des échanges – telles sont les missions que
s’assignent des pseudo-scientifiques très actifs dans le domaine de la formation
continue et du recrutement. Ils sont un certain nombre à avoir inventé des
théories fantasques et frelatées qui, affranchies des modalités habituelles de validation et de légitimation académiques, prospèrent en toute impunité dans la sphère
des organisations. Elles sont porteuses d’une vision tout à la fois belliqueuse et
paranoïaque des rapports sociaux. Ceux-ci sont déritualisés, désymbolisés,
« désociologisés ».
*
[email protected]
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
Cet article – tiré d’une longue enquête 1 menée durant plusieurs années
dans l’univers de ces pseudo-scientifiques, et éditée récemment – met au
jour les termes de cette technicisation des rapports professionnels sous
couvert de « science », alors que c’est l’image même de la « communication » comme objet scientifique qui se trouve dans l’affaire gravement
écornée, « communication » et relations interpersonnelles préemptées par
les principes les plus caricaturaux de l’idéologie libérale.
Se demander si dans une organisation, l’institution prévaut sur les
individus, ou si ceux-ci constituent l’organisation, amène à rouvrir un
débat vieux comme la sociologie. Entre individualisme et holisme,
paradigmes académiquement dominants, une troisième voie se révèle, un
« tiers paradigme » existe, puissamment symbolique 2. Il postule entre
autres au caractère transcendant de la société et des individus, et à la
prééminence de logiques d’alliance et de don dans les relations sociales.
Et par-delà les stratégies supposées rationnelles des acteurs, il affirme une
manière d’inconditionnalité dans certains choix, précisément symboliques, au sens déjà étymologique du terme.
Au plus près des acteurs sociaux – entre eux, même – il y a l’ordre des
interactions. Celles-ci, pour autant, ne sont pas que des croisements
déterminés par le seul degré « d’engagement » des uns et des autres. Ces
relations, dont l’apparente banalité constitue l’écume, connaissent un
ressac puissamment symbolique, dès qu’elles sont investies. Elles
prennent naissance dans des formes sociales – dont les rites – et tirent
leur sens de leur contexte. Et le frisson de l’interaction (pas seulement
amoureuse) provient aussi du fait que l’on ne sache pas tout à fait « ce
qui va se passer » ; étant donné qu’on se réadapte en permanence à
l’autre, au contexte ; de même qu’on tient compte du « regard social », de
ses propres représentations de la relation, et déjà, de ses propres
sensations, sentiments, réflexions en situation d’interaction.
1
Une partie de cet article est tiré de l’ouvrage Arrêtez de décoder. Pour en finir
avec les gourous de la communication (L’Hèbe, CH, 2008). L’auteur remercie
tous les spécialistes qui ont accepté de témoigner dans le cadre de cette vaste
enquête, conduite sur plusieurs années.
2
Se référer, sur ce point, aux travaux d’Alain Caillé (et notamment à son
Anthropologie du don), et aux orientations épistémologiques du MAUSS
(Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) qu’il anime.
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De la désymbolisation des relations interpersonnelles…
Pascal Lardellier
Dérives de la technicisation relationnelle
Mais dans les organisations, cet aléatoire sied assez peu aux rapports
professionnels. Car par la force des choses, il convient de rationaliser et
de procéduriser ce qui peut l’être, d’autant plus quand les relations
revêtent un enjeu, commercial ou managérial. « En entreprise, règne une
espèce de fantasme de technicisation. Les cadres de haut niveau, par exemple,
sont obsédés par l’autocontrôle » 1. Alors quand un formateur promet la
lune ou presque, en vendant des outils censément capables de permettre
cette technicisation des relations, il n’y a aucune raison de bouder son
plaisir. On est loin de la lumineuse circularité maussienne, qui voit le
lien social s’engendrer et se régénérer dans un cycle de don et de contredon, contrat symbolique fondateur des relations, et partant, plus
largement, de la société. Angélisme ? Voire… Mais qui se soucie de
certaines dérives managériales, qui voient un utilitarisme triomphant
gagner chaque jour du terrain. Et il y a une vraie attente de la part des
métiers commerciaux, notamment, pour « savoir comment vendre plus et
mieux ».
Un marché existe donc pour ceux qui font commerce de techniques
proposant d’optimiser les relations professionnelles ; au risque de leur
désymbolisation, au péril de leur déritualisation. Et au prix d’un scientisme niais, entre éthologisme béat et comportementalisme réducteur,
scientisme qui de surcroît, ne paye en général aucun tribut à l’académie.
À mille lieues de sphères relationnelles faisant la part belle au langage,
tout en reconnaissant une part irréductible et auto-transcendante dans
toute relation, des « gourous » ont investi depuis quelques années les
sphères de l’entreprise, grâce au cheval de Troie de la formation continue
en « communication » et en « management ». Cette conquête du « marché relationnel entrepreneurial », menée avec l’alibi du « développement
personnel » (donc du mieux-être de tous, à des fins non altruistes, mais
productivistes) et sur fond de psychologisation forcenée des relations
entérine un nouvel âge managérial. Jean-Pierre Le Goff considère que
« cela est symptomatique d’un changement de paradigme dans la manière
d’aborder les problèmes sociaux. Paradoxalement, la pensée psychanalytique
1
Yves Jeanneret, Professeur de Sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon, entretien avec l’auteur, 9 novembre 2007.
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et son univers de significations qui baignent le social de symbolique sont en
régression, bousculés par toutes ces néo-psychologies comportementalistes » 1,
qui sur fond d’épanouissement personnel et de triomphe d’un nouvel
individualisme, plaquent « du mécanique sur du souffrant ». Ce nouveau
modèle comportementaliste, qui souhaite discipliner les employés en
inculquant de nouveaux codes relationnels, est porté par des formateurs
arrogants et sûrs de leurs pseudosciences. À les avoir lus et étudiés, nous
pouvons affirmer que ce sont des « gourous », car tout, dans leur
discours, leurs pratiques, relève d’une rhétorique sectaire et dictatoriale.
Leur parole se dit vérité, sans ambages, et sans contestation possible. « À
la différence des gens ordinaires et de tous ceux qui, au quotidien, font sans
savoir, sans comprendre, au risque de subir, de souffrir, d’échouer dans leurs
pratiques de communication, le gourou conçoit la communication dans sa
totalité, de la pratique au symbolique, de la mécanique au mystique. Une
vision globale capable de parcourir tous les degrés, tous les niveaux de la
communication, du plus discret et du plus humble (un battement de cil, un
croisement de jambes) au plus entier dans le comportement du sujet (son
rapport à soi, aux autres, au monde). Ayant une vision sinon totalitaire, du
moins totalisante de la communication, le gourou, porteur de révélations et
d’une Révélation, peut délivrer des messages aussi bien en faveur de la paix
intérieure que de la performance sociale. Paix et performance, par prétention
à la complétude, dans la fidélité à la parole du Maître. » 2
Ces « gourous » tiennent des discours normatifs au possible, intimant de
se ranger à leurs directives, sans que tout cela n’ait ni validité scientifique
ni légitimité académique. Ils colportent accessoirement une image désastreuse des relations interpersonnelles, qui ne seraient faites que de
méfiance, de défiance et de paranoïa. Et ils desservent la « cause psy », en
donnant à penser que celle-ci est la science de la manipulation mentale et
du contrôle exercé sur autrui. Ces « formateurs », qui se vantent d’être de
fins psychologues, se situent aux antipodes de la posture éthique de cette
profession. « Aux antipodes de l’approche analytique, où l’on part du
principe que l’on ne sait rien de ce que la personne peut penser, rêver, sentir,
1
Jean-Pierre Le Goff, philosophe et historien des idées, entretien avec l’auteur,
8 novembre 2007.
2
Jean-Jacques Boutaud, Professeur de Sciences de l’information et de la
communication à l’Université de Bourgogne, entretien avec l’auteur, le
7 novembre 2007.
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De la désymbolisation des relations interpersonnelles…
Pascal Lardellier
avant qu’elle ne l’ait dit. Dans l’approche corporelle, a contrario, on est censé
avoir tout compris sans qu’autrui ne dise rien. Du coup, la personne pense
que ce n’est plus la peine de parler. Le risque, c’est que notre interlocuteur ait
l’impression qu’il est totalement dominé, et surtout, que quoi qu’il fasse, il
sera dominé. Il n’a donc pas d’autre possibilité que de s’abandonner à un
pouvoir supérieur au sien » 1 : celui de la personne sachant ; ou disant
savoir.
De même que la guerre, a-t-on coutume de dire, est trop sérieuse pour
être déléguée aux seuls militaires, eh bien la communication – comme
champ symbolique et théorique – est bien trop importante pour être
laissée entre les mains des « bonimenteurs » dont il est question ici, et
dont l’influence grandit dans maintes organisations, via la diffusion de
leur vulgate et de leurs diktats. Et cette communication, qui « n’est pas
une marchandise » (Y. Winkin), est à entendre comme expérience relationnelle et objet scientifique. L’enjeu du débat est majeur, « car la
communication joue dans la construction même du social, à travers un
échange doublement symbolique, à la fois signifiant et créateur de lien »
(Yves Jeanneret). Bref, « il faut sauver la communication » (D. Wolton),
par l’allumage de contre-feux ayant aussi pour fonction de réveiller les
consciences, et de porter la lumière face à un obscurantisme triomphant
qui a le cynisme de se draper des atours de la scientificité.
Ces « gourous-formateurs », « synergologues », « morpho-psychologues »
ou spécialistes de la « grammaire gestuelle » expriment en fait une
tendance sociale de fond, la préoccupante « désociologisation » de la
société, alors que sa psychologisation, relayée par les institutions, est
souveraine sur la gestion des problèmes relationnels et sociaux. Le
relativisme, l’individualisme et un psycho-mysticisme égocentré montent
en puissance, sur fond de « développement personnel » à tout crin. Tous
ces gourous de la relation sont porteurs d’une logique foncièrement antiritualiste. Car les rapports qu’ils proposent sont complètement procédurisés et mécanisés, se fondant sur un « contrat de défiance » implicite.
« Vient un moment, dans les relations, où il faut se méfier, ou se confier
totalement », affirmait Mauss en substance. Les « pseudo-scientifiques du
non-verbal » ont choisi leur camp…
1
Serge Tisseron, psychanalyste et auteur, entretien avec l’auteur, 8 novembre
2007.
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nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
De prime abord, l’œil peu exercé pourrait penser que pour les « obsédés
du décodage gestuel » et l’anthropologue de la communication, les
préoccupations sont les mêmes, à savoir percevoir ce qui fait sens dans les
détails d’une interaction. En fait, les perspectives divergent radicalement.
D’un côté, des grilles simplistes, des interprétations indigentes, fantaisistes et dogmatiques ; et des tableaux, qu’il conviendrait d’apprendre par
cœur, avant « d’entrer en relation », puis d’appliquer mécaniquement, et
infailliblement. Pour le courant anthropologique, par modestie méthodologique, l’interaction est toujours considérée comme un processus,
dans lequel on interagit à deux ou plusieurs, pour contribuer à produire
de concert (il est souvent fait usage de la métaphore de l’orchestre) le lien
social. Pour les uns, la relation comme mécanique et comme guerre
froide. Pour les autres, la communication interpersonnelle considérée
comme un processus, et la réaffirmation de l’ensemble des règles qui
rendent possible « la vie ensemble », et maintiennent dans la régularité et
la prévisibilité les interactions entre les membres d’une même culture. Et
l’individu, alors, participe à une réalité sociale qui l’englobe. Discerner
derrière des choses banales une économie relationnelle et symbolique qui
transparaît, pour dire en quoi les relations sont symétriques et complémentaires. La différence entre les deux approches…? Simplisme, mégalomanie et anti-sociologie d’un côté, complexité, modestie obligée et
préséance des formes sociales de l’autre. Sur le même objet, à savoir les
relations interpersonnelles, un gouffre de différences, qui tient dans le
regard et la posture.
Faire commerce
d’une modélisation forcenée des relations
Dans les années 1970 et 1980, des budgets conséquents furent alloués à
ce domaine. Cela permit à beaucoup de personnes aux carrières plutôt
floues d’entrer dans le métier. Ils allaient investir le champ souvent par
défaut : des diplômés en sciences sociales et en psychologie, surtout, se
réclamant avec plus ou moins de sérieux « de la communication » (celleci se réduisant d’ailleurs souvent pour eux à la PNL et à l’Analyse
transactionnelle).
Dans un milieu âpre et concurrentiel, où les enjeux narcissiques et
économiques sont forts et renégociés à chaque stage, comment exister, et
comment se différencier…? En étant édité. Car le capital symbolique
d’un ouvrage étant ce qu’il est, on tire toujours bénéfice, dans le monde
de l’entreprise, de pouvoir se prévaloir du statut d’auteur. Un livre, c’est
une forme de reconnaissance, une aura de prestige qui permettra « de
sortir du lot ». Précédé d’un livre à peu près diffusé, un formateur « vaut
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De la désymbolisation des relations interpersonnelles…
Pascal Lardellier
beaucoup plus cher ». Il sera plus à même de vendre ses services, et de les
vendre mieux.
Et pour se démarquer vraiment, rien de mieux que de mettre au point
des modèles et d’énoncer des théories. Parfois, celles-ci sont des « copiercoller » quasi-frauduleux de choses déjà existantes, même pas mentionnées. La proxémique passe régulièrement au broyeur pédagogique de
théoriciens à la petite semaine, sans qu’aucune mention ne soit faite à
E. T. Hall. Mais dans ce contexte, on peut d’autant plus se permettre ce
genre d’accommodations et s’attribuer la paternité de théories académiques existantes que les seules instances de validation sont les « éditeurs
d’entreprises », juges et parties en l’occurrence. Et qu’il n’y a pas (ou peu)
de relectures extérieures censées garantir la validité théorique de ce qui se
dit.
Là où nombre d’auteurs-formateurs se bornent à un propos technique
opérationnel (il y en a, et beaucoup), d’autres se piquent d’inventer des
concepts et des modèles. Étant entendu que c’est ainsi que l’on
parviendra, peut-être, à se démarquer, et à acquérir une « petite
célébrité » dans le domaine. Une célébrité parfois garante de contrats
exclusifs, d’autant que certains de ces « gourous » déposent des brevets
sur leurs « œuvres théoriques et éditoriales » : ainsi, la « synergologie », la
« morphogestuelle » ou la « Process Communication », parmi d’autres,
bénéficient d’une protection juridique. Cette démarche traduit, et trahit
bien la finalité de tout cela. Par-delà l’hypothétique protection de
théories édulcorées, reprenant sans les citer des bribes de disciplines
antérieures parfois même rebaptisées, il convient avant tout de « faire
école ». Jean-Pierre Le Goff a livré une analyse pénétrante de cette prose,
démontant ses ressorts rhétoriques sans concessions. Il qualifie tout cela
de « sous-culture managériale », et à propos des ouvrages de formation, il
évoque « l’éclectisme et la confusion », ou encore la « pensée-gigogne » 1.
Une fois édités, ces « bonimenteurs » peuvent prêcher leur « bonne
parole », et essayer de négocier l’application concrète de leurs concepts
souvent guerriers dans le domaine de la formation. Celui-ci constitue un
formidable terrain d’expérimentation pour eux. Et surtout, une situation
in vitro idéalement déconnectée des pratiques réelles, qu’on modélise et
1
Le Goff, Jean-Pierre, 1995 : 167-173. Le mythe de l’entreprise. Paris : La
Découverte.
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idéalise à dessein : quelques personnes (entre 8 et 12) sont rassemblées en
vase clos pendant deux jours en moyenne, « pour réfléchir sur leurs
pratiques », « mettre à plat les dysfonctionnements », et inévitablement,
« améliorer leur rendement » et « optimiser leurs performances ». Tout
cela se fait via quelques apports théoriques, sur la base des sacro-saintes
modélisations, de batteries de tests et autres jeux de rôle (éventuellement
devant caméra, « afin de mieux décrypter ensuite ») et des repentirs
publics, le tout prenant parfois le ton d’un véritable psychodrame, afin
de « regonfler à mort » les troupes avant leur retour à la vraie vie (de
l’entreprise).
« Les relations, c’est la guerre… »
Visiter « en ligne » les catalogues des grands organismes de formation est
à ce titre éloquent : rendez-vous aux rubriques « Communication et
développement personnel » et penchez-vous sur les contenus des programmes : dès qu’on évoque les relations professionnelles, celles-ci se
trouvent réduites en « familles, États, transactions, catégories », qui
communiquent ensemble, précisément, grâce à des flèches et autres
tableaux de compatibilité.
Désymbolisation à outrance, simplisme et réductionnisme avérés, qui
peuvent effectivement « fonctionner », si l’on en reste à une approche
purement mécanique et instrumentale des choses.
Une « nouvelle ère du soupçon » caractérise les rapports sociaux, notamment au sein des entreprises. « Harcèlement », manipulation, paranoïa
sont des thèmes managériaux et médiatiques d’actualité. Et c’est précisément dans ce courant que les « gourous du décodage non-verbal » font
leur nid. Ils contribuent d’ailleurs à entretenir une nouvelle psychose
sociale autour de nos relations quotidiennes, qui seraient pathogènes par
nature. En témoigne la veine d’ouvrages consacrés à la « manipulation » :
une incroyable floraison de titres donnent à penser que « les manipulateurs sont parmi nous ». Mais il ne s’agit pas des ouvrages de psychologie
sociale ou de « néo-rhétorique » (dont certains célèbres) démontant les
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De la désymbolisation des relations interpersonnelles…
Pascal Lardellier
ressorts psychologiques de la manipulation 1. Non, plus concrètement, il
est expliqué comment se « synchroniser avec autrui », comment repérer
les « gestes de fermeture » ou les tics qui permettent « de lire dans
autrui », à toutes fins utiles.
Revenons au catalogue d’un grand organisme de formation parisien
(parmi bien d’autres), proposant ses services à des milliers d’entreprises.
Rien d’honteux, puisque tout cela est accessible sur Internet, et que
moyennant inscription et règlement du prix du stage, on peut s’inscrire à
la formation sans problème. Or que propose-t-on concrètement
« d’apprendre aux stagiaires » confiés à des formateurs durant plusieurs
dizaines d’heures ? Dans le sous-module « Le vocabulaire gestuel » (sic),
on initiera ainsi « l’apprenti manipulateur » à reconnaître : « les gestes
ouverts et les gestes fermés, les gestes parasites, la synchronisation, le regard, les
mimiques ». On continue avec la normalisation des comportements
professionnels : « les postures à adopter, les attitudes à éviter, les microcomportements, les vêtements comme codes de communication », et, cœur du
sujet, « le décodage des attitudes les plus courantes : les postures debout,
assises, de face à face, la gestuelle des mains, les poignées de mains ».
S’ensuivent bien sûr « les attitudes agressives et les attitudes fuyantes ». Et
surtout, acmé du cours, « les attitudes de prise de pouvoir, et la prise
d’espace, ou comment conquérir le territoire de l’autre »… Les masques
tombent. Et la sempiternelle feuille de vigne de « l’éthique » ne cache pas
grand-chose : à chasser le naturel (et le vrai fond de commerce) de ce
genre de « stage en communication », on voit que celui-ci revient au
galop. Il suffit de prendre les maux au pied de la lettre.
Le psychanalyste Serge Tisseron fait valoir un regard réaliste et critique
sur ces pratiques managériales : « ce qui fascine autant de gens, notamment
dans les entreprises, c’est l’idée qu’ils puissent mettre leur interlocuteur en leur
pouvoir à son insu. L’engouement pour la PNL , notamment à ses débuts,
trouvait son origine dans cette possibilité prétendument offerte de dominer
notre interlocuteur pour potentiellement le mener là où l’on voulait. Et puis
on s’est aperçu que ça ne marchait pas. Car tout le monde faisait de la PNL,
et se méfiait de la PNL des autres ! Mais aujourd’hui, le succès de tous ces
ouvrages part du même principe : on donne à croire que l’on va contrôler nos
1
Référence est ici faite au célèbre Petit traité de manipulation à l’usage des
honnêtes gens, paru aux PUG, et co-signé J.-L. Beauvois et R.-V. Joule.
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MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
interlocuteurs. Il y a là un bénéfice sexuel évident, mais aussi un bénéfice
professionnel (“si j’arrive à convaincre mon patron qu’il n’a pas de secret
pour moi, il ne pourra rien me refuser”)… Évidemment, on rencontre là un
problème grave : c’est simplement le fait qu’autant de gens s’intéressent
aujourd’hui à un instrument qui est présenté comme un instrument de
pouvoir. Ne soyons pas dupes : il ne s’agit pas d’un instrument pour
“communiquer mieux” ou “être plus heureux”, mais pour réussir et établir un
pouvoir sur les autres. Ça montre à quel point on est dans une culture qui ne
cherche pas à mettre en avant les valeurs de bonheur, mais de maîtrise, de
contrôle et de pouvoir. À ce titre, le succès de ces ouvrages est le symptôme
d’un problème de société grave » 1. Comme il est le signe du triomphe des
bonimenteurs dans les entreprises et du règne, dans celles-ci, d’une
inquiétante vision des relations, en même temps que d’une étrange
idéologie, qui greffe sur la sphère relationnelle les traits les plus
caricaturaux de l’idéologie libérale : rendement, rentabilité, efficacité,
transparence…
Des relations déritualisées,
désymbolisées, désociologisées
Ces pages, qui prennent par la force des choses le contre-pied de la
thématique générale de ce numéro, entendent alerter, on l’a compris, sur
des processus de désymbolisation et de déritualisation à l’œuvre dans les
relations professionnelles, via certains discours et pratiques pédagogiques
et managériaux.
In fine, tous ces « bonimenteurs du non-verbal » proposent des relations
vidées de toute émotion, extirpées du double écrin de leur culture et de
leur contexte. Double carence qui en fait des rapports mort-nés. Car que
seraient les relations sans les formes rituelles, et privées des civilités qui
esthétisent et symbolisent notre rapport à autrui…? Les « pseudoscientifiques du décodage non-verbal » évincent la spontanéité, à force de
vouloir tout contrôler. « Le propre de tous ces gourous, c’est de s’appuyer sur
les angoisses générées par le “faire interprétatif”, qui nous engage dans une
incertitude. Or cette incertitude, c’est le propre de la communication
humaine. Ce qui fait la valeur de l’échange humain, c’est justement qu’il
1
Serge Tisseron, entretien avec l’auteur, 8 novembre 2007.
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De la désymbolisation des relations interpersonnelles…
Pascal Lardellier
comprend une incertitude » 1, que tout n’est pas écrit ni joué d’avance
quand nous nous avançons vers autrui.
Rappelons que tous colportent une vision outrée et caricaturale des
relations interpersonnelles, mécanistes à outrance, ostensiblement manichéennes. Ils « désociologisent » et dépolitisent les relations sociales, pour
ramener tous les problèmes (car il n’est jamais question de problématiques mais toujours de problèmes) au niveau de l’interaction ; mais ils
passent à côté de l’essence symbolique et culturelle de l’interaction,
foulant accessoirement au pied l’ordre du langage, pour mieux fétichiser
la seule sphère non-verbale. Or, Jacques Cosnier, figure de proue française de l’éthologie humaine, nous rappelait avec beaucoup de modestie
que finalement, « dynamogénie énonciative et échoïsation empathique sont
les deux principales fonctions du non-verbal en situation d’interaction » 2. Le
reste est conjectural et contextuel.
Tous ces « gourous de la relation » sont porteurs d’un discours
foncièrement anti-humaniste, qui fait fi de la morale, c’est-à-dire du
respect d’autrui dans son être et son expression, et qui s’assoit sur
l’éthique de la communication, pour fétichiser les « objectifs à
atteindre ». Faisant rimer communication avec manipulation, ils contribuent à désymboliser dramatiquement les rapports humains, foulant au
pied l’insondable complexité de nos relations.
Yves Jeanneret considère que la vulgate de tous « ces pseudo-scientifiques
du décodage non-verbal représentent en fait l’hommage du vice à la vertu.
Indirectement, ils reconnaissent l’importance des pratiques interprétatives. Ils
se sont développés en réponse à l’univers polytechnique, qui veut expliquer
tout le fonctionnement du social à partir d’une rationalisation des tâches, et
dans la période de désarroi actuel, on voit que le lien, le symbolique, jouent
un rôle très important. En fait, là, on “technologise” l’analyse du lien, comme
on avait technologisé la maîtrise de la nature. » 3
Puissent les représentants de la science académique réaffirmer leur
préséance, dans les cercles savants, naturellement, mais vers la société
1
Yves Jeanneret, entretien avec l’auteur, 9 novembre 2007.
2
Jacques Cosnier, entretien avec l’auteur, 26 janvier 2008.
3
Yves Jeanneret, entretien avec l’auteur, 9 novembre 2007.
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MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
civile, aussi. Et espérons qu’il n’est pas trop tard pour tenir dans les
organisations un discours sur les relations interpersonnelles tout à la fois
étayé théoriquement, et nécessairement complexe et relatif ; à mille lieues
de presque tout ce qui se dit dans ces sphères-là, au nom de la
communication.
Bibliographie
Cosnier, J., Brossard, A., 1984. La communication non verbale. Neufchâtel :
Delachaux et Niestlé.
Caillé, A., 2000. Anthropologie du don. Paris : Desclée de Brouwer.
Feyereisen, P. ; de Lannoy, J.-D., 1985. Psychologie du geste. Bruxelles : Mardaga.
Goffman, E., 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 1. Les rites
d’interaction. Paris : Minuit.
Goffman, E., 1974. La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en
public. Paris : Minuit.
Lardellier, P., 2008. Arrêtez de décoder. Pour en finir avec les gourous de la
communication. Lausanne : L’Hèbe.
Le Breton, D., 2004. L’interactionnisme symbolique. Paris : PUF.
Olivesi, S., 1999. « Savoirs ignorants, savoirs ignorés. Une critique des usages
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Hermès-Sciences, n° 98, pp. 219-252.
Watzlawick, P., et al., 1972. Une logique de la communication. Paris : Seuil.
Winkin, Y., 2003. La communication n’est pas une marchandise. Bruxelles :
Labor.
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