du français

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Brenda Laca
Université de Paris 8/ UMR 7023
Les catégories aspectuelles à expression
périphrastique : une interprétation
des apparentes « lacunes » du français
La grammaire comparée des langues romanes a traditionnellemment consacré
une attention particulière aux « périphrases aspectuelles » 1. De l’abondante littérature sur le sujet il émerge, plutôt au niveau d’une vague suggestion que comme
hypothèse explicite, un contraste entre le français moderne et le reste des langues
romanes, en particulier les langues ibéro-romanes et l’italien, mais aussi l’ancien et
moyen français. Le français moderne se caractériserait par un système appauvri de
catégories aspectuelles à expression périphrastique, l’expression de contrastes
temporels y étant plus importante que celle de l’aspect ou du mode. L’objectif de
cette contribution est d’esquisser une description comparée du français, des
langues ibéro-romanes et de l’italien, afin d’évaluer la portée du contraste en question. Dans la section 1, je présenterai brièvement les présupposés de base de cette
étude. Dans la section 2 je dresserai l’inventaire des périphrases aspectuelles
romanes suivant une hypothèse que j’ai développée ailleurs, selon laquelle ces
périphrases se distribuent sur deux niveaux de structure. La section 3 sera consacrée à l’examen des différences les plus pertinentes, qui concernent d’un côté la
question des périphrases de gérondif et de l’autre la sémantique des périphrases
progressive et prospective.
1. L’approche de Coseriu (1976) et Dietrich (1973) est fondamentale pour la comparaison du
système des périphrases romanes. Faute de pouvoir la discuter en détail dans ces pages, je
voudrais souligner que j’en développe ici deux intuitions de base (tout en proposant des analyses
et des classifications différentes) : que ces périphrases se divisent en trois catégories (Perspektive,
Schau et Phase) et qu’il peut y avoir des syncrétismes entre les catégories.
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Le français parmi les langues romanes
1. ASPECT ET PÉRIPHRASES VERBALES
1.1. La notion de « catégorie aspectuelle » e m p l o y é e d a n s c e t a r t i c l e
recouvre deux types de phénomènes :
(a) la modification d’éventualité, qui produit, à partir d’une description
d’éventualité 2 avec une structure temporelle de base, une éventualité « dérivée »
avec une structure temporelle déterminée qui peut différer de la première (de
Swart 1998). Ainsi, dans Le malade commençait à s’affaiblir, commencer à s’applique à
l’accomplissement graduel s’affaiblir pour donner un achèvement qui correspond à
la transition initiale de cet accomplissement.
(b) l’établissement de relations temporelles non déictiques entre une éventualité
et un intervalle désigné ou intervalle de « visibilité » (Smith 1991, Demirdache &
Uribe-Etxebarria 2002). Sans modifier nécessairement la structure temporelle de
base, cette opération « rend visible » un intervalle temporel ordonné par rapport à
l’intervalle de l’éventualité. Ainsi, dans Pierre venait d’écrire une lettre , venir de
exprime que l’accomplissement dénoté par écrire une lettre précède immédiatement
cet intervalle désigné.
Les phénomènes relevant de la modification d’éventualité correspondent au
domaine traditionnel de l’Aktionsart ou « aspect lexical », ceux qui seront conçus ici
comme des relations temporelles d’un type particulier correspondent à l’aspect au
sens propre ou « aspect syntaxique ». La conception de ce dernier comme une relation temporelle non-déictique, impliquant un intervalle désigné de « visibilité »,
rend compte des interférences possibles avec la localisation temporelle exprimée
par la catégorie du temps. Ce type d’interférence revêtira une importance particulière pour l’évaluation des périphrases prospectives.
La configuration (1) rend compte, de façon simplifiée, de la position charnière
de l’aspect syntaxique par rapport à la localisation temporelle et par rapport à la
modification d’éventualité :
(1) [Loc. Temp. [Aspect syntaxique [Mod. d’éventualité [Descr. d’éventualité]]]]
Cette position charnière est fortement suggérée par l’ordre dans lequel semblent se
présenter universellement les morphèmes correspondants dans les langues qui
permettent de les distinguer. Elle permet de comprendre les nombreuses interactions
de l’aspect syntaxique, d’un côté avec la modification d’éventualité, de l’autre avec la
localisation temporelle, qui rendent particulièrement malaisée la classification de
certains moyens grammaticaux. Ces interactions, en particulier quand elles prennent
la forme d’interférences ou syncrétismes, ont souvent une source diachronique. En
effet, l’interprétation formelle d’un certain nombre de phénomènes de grammaticalisation suggère que les processus en question impliquent la montée d’informations
temporelles à partir de niveaux plus enchâssés vers des niveaux supérieurs (D’Hulst
2002). C’est ainsi que des moyens impliqués dans la modification d’éventualité
2. J’emploie « éventualité » comme terme neutre qui recouvre aussi bien les états que les procès
ou événements, c.-à-d. comme équivalent de eventuality en anglais ou de Sachverhalt en allemand.
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Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenpeuvent devenir des expressions d’aspect syntaxique, et que des expressions
d’aspect syntaxique peuvent passer à exprimer la localisation temporelle. Les
processus en question, sans être nécessaires, sont orientés dans une direction particulière. Ils tendent à produire des expressions à caractéristiques mixtes, dans la
mesure où la grammaticalisation n’efface pas nécessairement les étapes antérieures.
1.2. La notion de « périphrase verbale », traditionnelle en linguistique
romane, est aussi traditionnellement mal définie (voir Olbertz 1998, parmi bien
d’autres). Nous comprendrons par « périphrase verbale » une construction constituée de deux formes verbales dont l’une, plus enchâssée, apparaît toujours à une
forme non personnelle (infinitif, gérondif, participe). C’est cette forme qui détermine la structure argumentale et les restrictions de sélection de la construction
dans son ensemble, raison pour laquelle elle est à considérer comme le prédicat
principal de la construction. Ainsi, le verbe plaire sélectionne deux arguments avec
les rôles thématiques d’Expérient et de Stimulus, respectivement, le premier étant
associé au COI et le deuxième au Sujet, et cette constellation est héritée par la construction périphrastique, cf. Les films d’Almodovar commençaient à plaire à tout le
monde. Le tour existentiel il y a… présente un sujet non reférentiel, explétif, et cette
caractéristique se transmet à la construction périphrastique dans Il vient d’y avoir un
problème. Enfin, le prédicat avoir lieu exige un sujet dénotant un événement, et les
constructions périphrastiques exhibent la même restriction de sélection, cf. Les bals/
*Les films ont cessé d’avoir lieu le samedi.
La deuxième propriété qui sert à distinguer les périphrases des constructions
contenant des propositions non finies, d’un côté, et des constructions à auxiliaire, de
l’autre, est leur comportement par rapport à l’anaphore. En effet, les types possibles
d’anaphore pour le prédicat principal et ses arguments et ajouts sont très variables,
et ils ne coïncident pas exactement ni avec ceux des propositions non finies ni avec
ceux des verbes auxiliés. L’anaphore avec des pronoms qui peuvent reprendre des
propositions, comme le invariable ou cela, est toujours exclue (2a-b), et l’anaphore de
complément nul, inexistante pour les propositions non finies et pour les verbes auxiliés, est possible sous certains conditions (3a-c). Enfin, bien que très marginalement,
certaines périphrases sont compatibles avec l’anaphore adverbiale y (4) :
(2)
(3)
(4)
a. Il voulait travailler pour vous. Il a toujours aspiré à cela.
b. Il voulait travailler pour vous. *Et voilà qu’il commence/ va/ se met à cela.
a. Il devait parler, mais il ne souhaitait pas *(parler).
b. Il devait parler, mais il n’avait pas encore *(parlé).
c. Il devait parler, mais il n’avait pas encore commencé (à parler).
Il devait travailler, et il s’y est mis de bonne heure.
Dans les langues romanes autres que le français, une troisième propriété de nature
syntaxique caractérise les périphrases verbales. Il s’agit des « effets de
restructuration », qui témoignent de la création d’un seul domaine argumental,
dans lequel le verbe enchâssant hérite des propriétés argumentales du verbe
enchâssé. Dans le cas de la montée des clitiques (5a), l’objet du verbe enchâssé est
attaché au verbe enchâssant, dans les constructions à passif réfléchi (5b), l’objet du
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Le français parmi les langues romanes
verbe enchâssé devient le sujet du verbe enchâssant et dans (5c) la sélection de
l’auxiliaire essere est déterminée par le verbe enchâssé :
(5) E a. Lo terminaré de leer hoy.
le finirai de lire aujourd’hui.
’Je finirai de le lire aujourd’hui.’
E b. Se empiezan a conocer los detalles del accidente.
se commencent à connaître les détails de l’accident.
’On commence à connaître les détails de l’accident.’
I c. La pioggia è cominciata a cadere.
la pluie est commencée à tomber.
’La pluie a commencé à tomber.’
Le français moderne ne manifeste plus d’effets de restructuration 3, mais les
phénomènes de montée de clitiques (6a) et de sélection de l’auxiliaire (6b) sont
abondamment attestés en ancien et moyen français et ne disparaissent entièrement
qu’au XVIIIe siècle (Gougenheim 1929, Moignet 1988, Pearce 1990) :
(6)
a. Dame, je vos veil mout prier/ que me lessiez a chastier (Moignet 1988 : 193)
b. Ils estoyent cuidé mourir de male faim (Amyot, Vies) (Gougenheim 1929 :
172)
L’absence d’effets de restructuration est indubitablement une propriété syntaxique
fortement caractérisante du français moderne par rapport au reste des langues
romanes et par rapport à des phases antérieures du développement du français.
Cette propriété, qui dépasse largement le domaine des périphrases aspectuelles, ne
sera pas traitée systématiquement dans le cadre de cet article 4. En fait, la transparence, même partielle, du verbe enchâssant par rapport à la structure argumentale
et les particularités de l’anaphorisation suffisent à caractériser les périphrases. Elles
suggèrent (a) que le verbe enchâssant ne fournit pas une description d’éventualité
« indépendante » et (b) que le syntagme constitué autour du verbe enchâssé n’est
pas une proposition subordonnée.
2. L’INVENTAIRE DES PÉRIPHRASES ASPECTUELLES
L’étude de la distribution des périphrases aspectuelles conduit à reconnaître
deux types majeurs, qui se distinguent par leur position relative, par le type de
contraintes qui pèsent sur leur co-occurrence, et par leur combinatoire en ce qui
concerne, d’un côté, la structure temporelle des éventualités qu’elles peuvent
prendre comme argument et, de l’autre, la morphologie temporelle. Les
périphrases énumérées dans le Tableau I présentent les caractéristiques suivantes :
(a) elles occupent, dans des combinaisons de périphrases, des positions plus éloignées du prédicat principal que le reste des périphrases, (b) elles sont soit en distri3. Cependant Bok-Bennema & Kampers-Mahne (1993) soutiennent que le placement des quantifieurs et des adverbes de manière en français moderne dans des exemples comme Marie a tout fini
de ranger est un phénomène comparable à la montée des clitiques. Pour un traitement récent de la
restructuration dans les langues romanes, voir Abeillé/Godard (2002).
4. L’absence d’effets de restructuration en français moderne peut être mise en corrélation soit avec
la faiblesse de la flexion personnelle et avec l’expression obligatoire du sujet (Kayne 1987), soit
avec des caractéristiques particulières des projections infinitives (Pearce 1990).
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Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenbution complémentaire, soit rigidement ordonnées les unes par rapport aux autres,
(c) elles peuvent se combiner avec presque tous les types d’éventualité, avec des
exceptions qui touchent notamment aux états permanents ( individual level states),
(d) elles présentent des restrictions importantes en ce qui concerne les temps grammaticaux auxquels elles peuvent apparaître (voir Laca 2002a, 2002b, à paraître).
Tableau I : Aspect syntaxique
HABITUEL
(Quant. gén.)
fr.
it.
solere+INF
cat.
esp.
port
soler+INF
soler+INF
costumar+INF
PROSPECTIF
(AssT—EvT)
aller+INF
devoir+INF
RETROSPECTIF
(EvT—AssT)
venir de+INF
PROGRESSIF
(AssT , EvT)
[être en train de+INF]
stare+GER
ir a+INF
ir a+INF
acabar de+INF2
acabar de+INF2
acabar de+INF2
estar+GER
estar+GER
estar+GER/a+INF
La contribution sémantique de ces périphrases correspond assez exactement à
la caractérisation de l’aspect syntaxique donnée dans la section 1.1. Elles ordonnent
l’intervalle de l’éventualité (EvT) par rapport à un intervalle désigné de visibilité,
que nous appelons ici, suivant Klein (1995) et Demirdache & Uribe-Etxebarria
(2002), le « temps de l’assertion » (AssT). Comme le moment de référence de
Reichenbach (1947), AssT peut précéder ou suivre EvT. Mais il peut également être
proprement inclus dans EvT, donnant lieu à un aspect progressif/imperfectif (voir
aussi Smith 1991). La sémantique des périphrases habituelles est cependant différente. Elle correspond à une quantification générique sur des éventualités, qui se
rapproche de celle effectuée par les adverbes de quantification comme généralement, d’habitude, souvent, etc.
En revanche, les périphrases énumérées dans le Tableau II (a) occupent des positions plus proches du prédicat principal, (b) peuvent en principe être combinées
librement les unes avec les autres, (c) présentent des restrictions de sélection plus
spécifiques, certaines exigeant des éventualités non ponctuelles, d’autres exigeant
des éventualités téliques, etc., (d) peuvent apparaître à tous les temps grammaticaux.
Tableau II : Modification d’éventualité
Fr.
Répétitif/
restitutif
Intransformatif
Continuatif
Accomplissement
graduel
Continuer à+INF
[Être (là) à
+INF]
[Aller+(en)
+PP]
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Cat.
Esp.
Port.
It.
Tornar a+INF
Volver a+INF
Voltar a+INF
Tornare a+INF
Continuar+GER,
seguir+GER
Continuar+GER,
seguir+GER
Continuar+GER/
a+INF
Continuare a+INF
Stare a+INF
Anar+GER
Ir+GER
Ir+GER
Andare+GER
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Le français parmi les langues romanes
Distributif
[Aller+PP]
Fr.
Imminentiel
(phase
préparatoire)
Commençer
à+INF, se mettre
à+INF
Cesser de+INF,
arrêter de+INF
Cat.
Anar a+INF,
estar a punt
de+INF
Començar a/
de+INF, posar-se
a+INF
Deixar de+INF,
parar de+INF
Finir de+INF
Acabar de+INF1
Être sur le point
de+INF
Inceptif
(phase initiale)
Terminatif
Complétif
Anar+GER
Andar+GER
Andar+GER/
a+INF
Esp.
Port.
Estar por+INF
Estar para/
por+INF
Empezar a+INF,
ponerse a+INF
Começar a+INF,
pôr-se a+INF
Dejar de+INF,
parar de+INF
Acabar de+INF1,
terminar de+INF
Deixar de+INF,
parar de+INF
Acabar de+INF1,
terminar de+INF
Andare+GER
It.
Stare per+INF
Cominciare
a+INF, mettersi
a+INF
Smettere di+INF,
cessare di+INF
Finire di+INF
Les limitations d’espace ne me permettant pas de parcourir toute la combinatoire, je donne juste quelques exemples qui illustrent pour le français le contraste
entre les deux groupes de périphrases par rapport aux propriétés (a) à (d) :
(a) Position relative par rapport au prédicat principal :
(7)
a. Pierre vient de commencer à chanter.
b. *Pierre commence à venir de chanter.
(b) Distribution complémentaire/ordre rigide vs ordre en principe libre :
(8)
(9)
a.
b.
c.
a.
b.
*Pierre va venir de chanter.
??À ce moment-là, Pierre va être en train de manger.
*Pierre est en train d’aller manger.
Pierre a arrêté de commencer à travailler à 6 heures.
Pierre a commencé à arrêter de travailler avant l’heure prévue.
(c) Restrictions de sélection :
(10)
(11)
a.
b.
c.
a.
b.
c.
Pierre vient d’être très malade.
Pierre va mourir.
Pierre était en train de mourir.
#Pierre a fini d’être très malade.
#Pierre continue de mourir.
#Pierre commence à mourir.
(d) Restrictions sur le temps :
(12)
(13)
a.
b.
c.
a.
b.
Pierre va/ allait /#alla/ #ira/ #est allé chanter.
Pierre vient/ venait/ #vint/ viendra/ #est venu de chanter.
Pierre est/ était/ #fut/ sera/ #a été en train de chanter.
Pierre continue/ continuait/ continua/ continuera/ a continué de chanter.
Pierre cesse/ cessait/ cessa/ cessera/ a cessé de chanter.
La contribution sémantique des périphrases du second groupe relève de la
modification d’éventualité. La plupart des périphrases de ce groupe produit des
descriptions d’éventualité dérivées qui correspondent à des « phases » de l’éventualité de base. Mais un certain nombre de ces périphrases contribuent à imposer
une structure temporelle spécifique à l’éventualité de base. C’est ainsi que it. stare a
+INF. impose une structure temporelle durative, atélique et non-dynamique, esp.
90
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenet port. ir + GER imposent une structure temporelle d’accomplissement graduel,
qui présente des caractéristiques hybrides par rapport à la distinction accomplissement/activité, et les périphrases répétitives/restitutives des langues ibéro-romanes
et de l’italien ( volver/ voltar/ tornar(e) a +INF) créent une structure temporelle
présupposant que l’éventualité en question (ou l’état résultant y associé) a été préalablement instanciée. Ces structures temporelles spécifiques se retrouvent aussi
dans le lexique verbal, parmi les verbes simples, et elles peuvent être mises en
évidence avec les tests usuels pour la classification des types d’éventualités
(« classes » vendlériennes).
3. LE FRANÇAIS PARMI LES LANGUES ROMANES
Un examen rapide des inventaires donnés dans les Tableaux I et II permet de
remarquer quelques différences entre le français, d’un côté, et les langues ibéroromanes et l’italien, de l’autre.
Ainsi, le français moderne est dépourvu d’une expression pour l’aspect habituel, qui existait en ancien et moyen français ( souloir + INF), mais qui était déjà
tombée en désuétude au XVIIe siècle (Gougenheim 1929 : 270). Les langues ibéroromanes et l’italien se présentent de ce point de vue comme plus conservatrices,
dans la mesure où elles préservent la périphrase habituelle. Le français moderne
est dépourvu également d’une expression pour l’aspect répétitif/restitutif, et
aucune périphrase de ce type n’est évoquée pour des étapes antérieures, les autres
langues n’en présentant des attestations certaines qu’à partir du XIIIe siècle (Yllera
1980 : 197, Thiele 1996) 5.
Les divergences ressortant d’une comparaison des « cases vides » dans les
Tableaux I et II ne justifient aucunement que l’on attribue au français moderne un
profil différent par rapport aux autres langues. En effet, c’est plutôt l’italien qui
présenterait un profil particulier, dans la mesure où il ne participe pas à l’innovation constituée par les périphrases d’aspect prospectif et rétrospectif, qui s’établissent, en français et en espagnol, autour du XV e siècle (Dominicy, 1975 : 313,
Fleischman 1982 : 82, Werner 1980 : 128-178, 277-284). Cependant, des différences
plus nettes peuvent être constatées si nous nous concentrons sur un fait morphologique, l’absence de périphrases de gérondif/participe présent en français moderne,
et sur les caractéristiques de deux des périphrases d’aspect syntaxique, le
progressif et le prospectif.
5. L’absence d’une périphrase répétitive/restitutive en français semble aller de pair avec une latitude combinatoire plus grande de la préfixation en re- dans cette langue. Ainsi, tandis que dans
les langues ibéro-romanes l’expression de l’aspect lexical répétitif/restitutif avec le préverbe reexige une structure argumentale contenant un argument interne affecté (COD d’un verbe transitif, sujet d’un verbe inaccusatif, voir Martín García 1998), cette restriction ne semble pas exister
en français, cf. fr. Il repleut de plus belle vs esp. Vuelve a llover/*Rellueve a cántaros.
LANGUE FRANÇAISE 141
91
Le français parmi les langues romanes
3.1. Les formes en -ant et en train de V
Il est bien connu que les formes issues du participe présent et celles issues du
gérondif se confondent en français (tout comme en catalan et en occitan), et que la
distribution actuelle, qui oppose d’un côté la tournure en V-ant (« gérondif ») dans
une prédication secondaire contrôlée par le sujet de la proposition principale, et, de
l’autre, la forme invariable V-ant (« participe présent »), qui constitue avec son
argument nominal une proposition réduite, est une innovation relativement
récente (Halmøy 1982, Fournier 1998 : 291-292). On sait par ailleurs que « le jeu
délicat entre les deux formes n’appartient guère qu’à la langue littéraire. Dans la
langue de la conversation c’est seulement le gérondif qu’on utilise » (Togeby 1983 :
36). Il est difficile de ne pas mettre en rapport la réorganisation de la syntaxe des
formes en -ant avec le phénomène le plus saillant dans l’histoire des périphrases
verbales françaises, la disparition presque totale des périphrases en -ant. En effet, la
périphrase être + V-ant, largement attestée en ancien français et qui semble même
devenir plus fréquente en moyen français (Moignet 1988 : 193, Gougenheim 1929,
Werner 1980 : 420) disparaît de l’usage, tandis que la périphrase aller + V-ant ne
subsiste que marginalement dans la langue littéraire et que aller + en + V-ant est
extrêmement restreinte dans sa combinatoire (Böckle 1984, Squartini 1998 : 244-7).
Pour ce qui est des périphrases aller + (en) + V-ant, leur sémantique correspond,
là où elles sont encore attestées, à la sémantique des périphrases correspondantes
dans les autres langues romanes, ce dont témoignent les exemples (14a-b) et (15a-b) :
(14) fr. a. Les falaises étaient basses, mais allaient en s’élevant toujours davantage jusqu’à Pointa Bianca (Duras, ex. de Halmøy 1982 : 304)
cat. b. …els tiradors anaven apareixent rera els matolls… (ex. de Laca 1995 :
505)
(15) fr. a. …les doigts anxieux de Bernard qui vont fouillant de poche en
poche… (Gide, ex. de Togeby 1983 : 50)
cat. b. Jo, si fos de tu, no aniria dient aquestes coses a tort i dret. (ex. de Laca
1995 : 503)
La réduction considérable de leur domaine d’emploi s’avère être moins divergente au vu du fait que l’évolution des langues ibéro-romanes et de l’italien
témoigne également d’une perte de terrain progressive et récente des périphrases de
ce type (voir ci-dessous 3.2.). Dans cette perspective, la solidarité presque exclusive
de aller + (en) + V-ant avec les verbes d’accomplissement graduel (augmenter, diminuer, grandir, rétrécir, etc.) en français contemporain pourrait n’être que l’aboutissement d’un processus de réduction qui est déjà aussi bien entamé dans les autres
langues. De même, la disparition de l’aspect distributif exprimé par aller + V-ant irait
de pair avec la marginalisation croissante de cette catégorie dans les autres langues.
La disparition de la périphrase être + V-ant et l’émergence de la tournure être en
train de V constituent, de leur côté, un exemple frappant de développement convergent à partir de conditions de base très divergentes. La fusion des formes en -NTE
et en -NDO et celle des formes de ESSE et STARE en français a pour résultat que la
combinaison être + V-ant présente deux valeurs différentes, qui restent distinctes
dans les autres langues romanes (voir aussi Squartini 1998). L’une de ces valeurs
impose une structure temporelle durative/continuative (« être, se trouver,
92
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparendemeurer à faire qqch »), illustrée dans des exemples du type (16a-c) qui fournira la
base pour le développement d’un aspect progressif :
a. …ainçois fut trois jours continuelz tousjours plorant, en la plus grande
tristesse de cueur que jamais femme fut. (XVe s. Werner 1980 : 400)
it. b. Pigliava al far del giorno alcun riposo/ sempre sognando stava in
quel desire. (XVe s. Squartini 1998 : 85) ‘Au lever du jour il prenait
quelque repos, et il rêvait constamment de ce désir’
esp. c. E demás, por mucho que tengan, syenpre están llorando e quexándose de pobreza. (XVe s. Yllera 1980 : 41) ‘De plus, pour autant qu’ils
possèdent, ils pleurent constamment et se plaignent de leur pauvreté’
(16) fr.
L’autre valeur est assez mal comprise et ne peut être définie que de façon
négative 6 : elle ne véhicule pas de structure temporelle particulière, et semble interchangeable avec le verbe simple :
(17) fr.
a. Sire, il fut ne tout aveugly / ne puis qu’au monde fut venant / il ne
vit jusqu’à maintenant (XVe s. Werner 1980 : 398)
it. b. riconoscente foi del mio peccato (Guittone, Bertinetto 1986 : 136) ‘je
reconnus [lit. fus reconnaissant de] mon péché’
esp. c. de lo cual sera passante / algunt ssynsabor vesino (XVe s., Yllera 1980 :
328) ‘d’où surviendra [lit. sera survenant] quelque proche malheur’
Avec la disparition de la périphrase être + V-ant, la deuxième valeur disparaît
en français, tout comme les périphrases de participe présent disparaissent dans les
autres langues. La valeur durative/continuative sera exprimée par les tournures
être à/après INF, surgies au XVe siècle (Gougenheim 1929, Squartini 1998 : 122-4,
Werner 1980 : 309-19), mais c’est l’expression être en train de + INF qui fournira la
base pour l’expression d’un aspect progressif. Cette expression, dont les premières
attestations avec un sens progressif remontent à peine à la 2e moitié du XVIIIe, est la
source d’une forme non personnelle nouvelle, en train de V, qui semble venir se
substituer au participe présent dans les contextes qui lui sont propres, comme
l’illustrent les exemples suivants :
(18)
a. un filet très mince qui s’effiloche comme une flamme en train de
s’éteindre (R. 40 Le Clézio)
b. la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train de réciter à
voix basse la formule du dzikr (R. 33 Le Clézio)
c. On l’a surpris en train de voler des bijoux.
3.2. Le Progressif
L’émergence de l’aspect progressif dans les langues ibéro-romanes et en italien
est associée à l’essor d’une périphrase formée à l’aide des dérivés de STARE avec le
Gérondif (ou, comme en portugais européen, avec a + Infinitif, qui est également en
concurrence avec le Gérondif dans d’autres contextes, voir Raposo 1989). Cette
périphrase étend son emploi aux dépens des périphrases concurrentes formées
avec les dérivés de IRE et de AMBULARE et *ANDARE (qui prédominaient dans
les textes médiévaux) conquérant en particulier trois contextes qui étaient réservés
6. Le même type de problème se pose pour les périphrases de participe présent dans les langues
germaniques, incluant le vieil anglais (voir en particulier Mossé 1938a, 1938b) et interfère sévèrement avec la compréhension des sources du progressif en anglais (Bybee e.a. 1994 : 132).
LANGUE FRANÇAISE 141
93
Le français parmi les langues romanes
à ces dernières : les sujets non animés, les verbes de mouvement et les verbes de
changement graduel (voir Laca 2000). Tandis que la périphrase avec STARE se
généralise et acquiert la valeur aspectuelle abstraite qui caractérise le Progressif, les
périphrases concurrentes montrent clairement des affinités croissantes avec
certaines combinaisons lexicales et se limitent à l’expression de la modification
d’éventualité. Des développements parallèles, avec une orientation identique,
peuvent être constatés pour l’italien (Giacalone Ramat 1995, Squartini 1990), pour
le catalan (Laca 1995) et pour le castillan (Laca 1997, Senelis 1996). L’essor de la
périphrase avec STARE se manifeste, entre autres, dans l’évolution de sa fréquence
relative par rapport aux autres périphrases 7. Qui plus est, le renversement de
fréquence en faveur de STARE ne se produit dans les langues en question qu’à
partir du XIXe siècle, pour s’affirmer dans la langue contemporaine.
La question qui se pose est de savoir si la périphrase française être en train de +
INF, d’origine différente et bien plus récente, mais qui s’affirme également au
cours du XIXe siècle (Gougenheim 1929, Squartini 1998 : 127), est comparable aux
périphrases en STARE des autres langues romanes de façon à justifier sa place,
parmi les périphrases d’aspect syntaxique, comme expression du progressif. On
trouve dans la littérature des positions divergentes à ce sujet. Ainsi, tandis que
Squartini (1998) n’hésite pas à la classifier comme une périphrase progressive,
Smith (1991) considère qu’il s’agit d’une tournure lexicale qui a peu de chose en
commun avec l’expression d’un point de vue aspectuel.
Pour ce qui est de sa combinatoire, être en train de + INF ne diffère que de façon
minimale de l’it. stare + GER. Cette périphrase peut se combiner avec des activités
(19a), avec des accomplissements (19b), avec des verbes de changement graduel
(19c) et avec des achèvements (19d), et elle est toujours associée au contour aspectuel typique d’un progressif, qui implique que le moment initial d’une éventualité
a été dépassé et ne permet pas de visualiser son moment final. Elle admet par
ailleurs également les sujets non animés et non agentifs (19e).
(19)
a. Allez chercher les ministres, ils sont sans doute encore en train de
dormir. (Ionesco, R. 1)
b. [Ils] sont en train de ramasser les provisions. (Ionesco, R. 4)
c. On était en train de redescendre… Et tout à coup, tu t’es arrêté.
(Sarraute, R. 54)
d. …le grand cheikh est en train de mourir dans la maison la plus pauvre
de Tiznit, comme un mendiant… (Le Clézio R. 50)
e. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de
pierres où vit le Hartani. (Le Clézio R. 30)
Tout comme le progressif italien, et à la différence des langues ibéro-romanes, la
périphrase ne peut ni apparaître aux temps composés ni se combiner avec le passif
(Laca 1996, Squartini 1998) :
(20) fr.
a. *Il a été en train de parler avec lui toute la soirée.
7. En italien contemporain, stare + GER est entre six et douze fois plus fréquent que andare + GER
(Squartini 1990 : 165-6), en espagnol estar + GER est, selon les corpus, entre deux et quatre fois
plus fréquent que ir + GER et entre dix et trente fois plus fréquent que andar et venir + GER pris
ensemble (Laca 1996), en portugais estar + GER est presque quatre fois plus fréquent que ir + GER
et presque vingt fois plus fréquent que andar + GER (Campos 1980 : 83).
94
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenit.
esp.
(21) fr.
it.
esp.
b.
c.
a.
b.
c.
*E stato parlando con lui per tutta la sera.
Ha estado hablando con él toda la noche
??Il est en train d’être interrogé par la police.
*Sta essendo interrogato dalla polizia.
Está siendo interrogado por la policía.
Seule la possibilité de se combiner avec des éventualités habituelles, marginalement existante en italien et inexistante en français, différencie les deux langues :
(22) fr.
it.
a. *Ces derniers temps, Paul est en train d’aller très souvent au théâtre.
b. In questo periodo, Paolo sta andando molto spesso a teatro. (Squartini 1998 : 111)
Cependant, si on tient compte des fréquences d’occurrence, les différences sont
frappantes. Dans des corpus littéraires de la 2 e moitié du XXe siècle, stare + GER
arrive en italien à une fréquence de 6, 59 par 10 000 occurrences (Squartini 1998 :
165) et estar + GER en espagnol à une fréquence de 12, 36 (Olbertz 1998 : 550). Ces
chiffres contrastent nettement avec la fréquence de 0, 89 par 10 000 occurrences que
nous obtenons pour être en train de + INF dans un corpus de théâtre de la 2e moitié
du XXe siècle. On arrive ainsi à un constat paradoxal : du point de vue de la combinatoire et de la sémantique, le français contemporain ne possède pas moins que
l’italien une expression pour l’aspect progressif mais du point de vue de son utilisation effective, cette catégorie semble tout à fait marginale. Il est possible que des
dépouillements de l’oral arrivent à réduire ce considérable écart de fréquence. Quoi
qu’il en soit, celui-ci va de pair avec une différence ultérieure, qui tient aux jugements hésitants, voire nettement réticents, qu’on obtient des locuteurs confrontés à
être en train de + INF et qui n’ont pas d’analogues dans les autres langues. Ces jugements hésitants portent en particulier sur les combinaisons de être en train de + INF
avec les périphrases de phase (?? être en train de commencer à/ finir d’écrire un roman).
3.3. Le Prospectif : aspect ou localisation temporelle ?
La périphrase aller + INF est considérée traditionnellement en français comme
une expression temporelle (« futur prochain ») ; selon Benveniste (1959), seul devoir
+ INF constitue en français une expression du prospectif. Les périphrases correspondantes du portugais et de l’espagnol, qui se constituent à peu près à la même
date (Fleischmann 1982 : 82, Yllera 1980 : 162, 170), sont généralement classifiées
comme des expressions aspectuelles. Il importe de déterminer si cette différence ne
tient qu’aux étiquettes employées par les traditions grammaticales respectives, ou
bien si elle se fonde sur des divergences sémantiques pertinentes.
Tant en français qu’en portugais ou en espagnol, les périphrases prospectives
peuvent indiquer qu’il y a, à un moment de l’assertion (AssT) qui peut coïncider avec
le moment de parole (avec aller au présent) ou avec un moment autre que le moment
de parole (avec aller à l’imparfait), des indices permettant de conclure que l’éventualité en question aura lieu à un moment ultérieur. Ces indices, qui créent un lien entre
AssT et EvT, peuvent relever de l’imminence, de l’intentionnalité, d’un plan, etc. :
(23) fr.
a. Quand elle s’est mariée, elle allait se consacrer à ses enfants (Fleischman 1982 : 88)
LANGUE FRANÇAISE 141
95
Le français parmi les langues romanes
port. b. Tinha um ar feliz […] Era horrível. Um ar feliz e ia morrer. (Barroso
1994 : 150) ‘Il avait l’air heureux […] C’était horrible. Un air heureux,
lorsqu’il allait mourir.’
esp. c. …a partir de ahora vamos a vernos mucho… (Olbertz 1998 : 350) ‘Dès
maintenant, nous allons nous voir souvent’
À la différence du catalan, où la périphrase anar a + INF ne peut dénoter qu’une
phase préparatoire, exigeant soit une contiguïté temporelle, soit une contiguïté
intentionnelle avec l’éventualité (Gavarrò & Laca 2002 : 2694), les périphrases française et espagnole sont compatibles avec des localisations temporelles disjointes
des AssT respectifs, comme tout à l’heure, le mois prochain, etc. sans qu’un lien intentionnel soit requis :
(24) fr.
a. Moi je vais avoir quatorze ans le mois prochain, dit Radicz. (Le Clézio
R. 655)
esp. b. Un día va a hacer una barbaridad. (Olbertz 1998 : 351) ‘Un de ces
jours, il va faire une bêtise’
Néanmoins, l’esp. ir a+INF ne saurait être classifiée comme une simple expression
de localisation temporelle « future », dans la mesure où elle peut apparaître dans
des contextes qui excluent, en espagnol, un futur ou un conditionnel comme
« futur du passé », notamment les subordonnées temporelles et les propositions
conditionnelles :
(25) esp. a. Cuando *se encenderán/ vayan a encenderse las luces, se oirá un
ruido. ‘Quand les lumières s’allumeront/ vont s’allumer, on entendra
un bruit’
b. Prometió advertirnos cuando *se encenderían/ fueran a encenderse
las luces. ‘Il a promis de nous prévenir quand les lumières s’allumeraient/ devraient s’allumer’
c. Si *llegarás/ vas a llegar tarde, llama por teléfono. ‘Si tu arrives/ dois
arriver en retard, téléphone’
d. Si *llegaría/ iba a llegar tarde, tendría que haber llamado. ‘S’il devait
arriver en retard, il aurait dû téléphoner’
Pour ce qui est du français, aller + INF est en apparence impossible dans l’antécédent des conditionnelles, tout comme le sont le futur et le conditionnel (Togeby
1983 : 393). C’est plutôt devoir + INF qui apparaît dans cette position (voir aussi
Fleischman 1982) :
(26) fr.
a. Si tu *seras/ *vas être en retard, téléphone-nous.
b. S’il *serait/ *allait être en retard, il aurait dû téléphoner.
c. Car si je dois aller mieux je ne pense pas sortir jamais. (Cabanis, cité
par Togeby 1983 : 404)
d. La femme de chambre, nouvellement engagée, avait déclaré que si ça
devait être tout le temps comme ça, elle ne resterait pas longtemps.
(Sagan, cité par Togeby 1983 : 404)
Cela constitue un argument important en faveur du statut temporel de aller + INF.
Le futur et le conditionnel des langues romanes modernes sont, en effet, associés à
des configurations temporelles non aspectuelles, dans lesquelles AssT (ou moment
de référence) 8 et EvT coïncident et sont tous deux postérieurs au moment de parole
S (pour le futur) ou à un moment anaphorique T x (pour le conditionnel) – voir
D’Hulst 2002 pour les détails de cette analyse de la « mutation du futur ». Le fran⊃
96
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparençais, tout comme l’espagnol et le portugais, n’admet donc pas la configuration
« temporelle » (27a) dans les conditionnelles, mais il y admet la configuration
« aspectuelle » (27b), comme en témoignent (26c-d) ci-dessus.
(27)
a. S/ Tx _______AssT=EvT [futur]
b. S/ Tx AssT _________EvT [aspect prospectif]
Dans la mesure où le français, à la différence de l’espagnol et du portugais,
n’admet pas aller + INF dans cette position, il est possible d’inférer (par abduction)
que aller + INF est associé à la configuration « temporelle ») (27a) et non pas à la
configuration « aspectuelle » (27b).
Le processus de grammaticalisation qui fait passer aller + INF de l’expression
d’une phase préparatoire (modification d’éventualité, correspondant à la valeur de
anar a+INF en catalan actuel) à l’expression d’un aspect prospectif du type
AssT_EvT (aspect syntaxique) pour aboutir à une localisation temporelle future
(27a) semble donc effectivement plus avancé en français qu’en espagnol ou en
portugais. Ce qui est crucial du point de vue méthodologique, c’est que ce n’est pas
une généralité plus grande dans la distribution qui permet de détecter cette différence, mais, au contraire, l’absence d’aller + INF d’un contexte qui reste ouvert à la
périphrase correspondante en espagnol et portugais.
4. CONCLUSION
Le français partage largement avec les autres langues romanes un système de
périphrases aspectuelles distribué sur deux niveaux de structure. Les différences
majeures provenant de la ruine des périphrases en V-ant sont nuancées, d’un côté
par le fait que les périphrases de modification d’éventualité correspondantes manifestent aussi dans les autres langues une tendance au recul, et de l’autre parce que le
français a recréé, avec être en train de + INF, une expression pour le Progressif dont la
sémantique et la distribution sont proches du Progressif italien. Cependant, tant la
fréquence marginale de cette nouvelle périphrase que le fait que la localisation
temporelle prévaut sur la configuration aspectuelle dans le cas du prospectif (et très
probablement aussi dans le cas des « temps composés ») contribuent à la plausibilité
de l’hypothèse selon laquelle la catégorie charnière de l’aspect syntaxique est en
français plus instable et moins exploitée que dans les autres langues.
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8. L’analyse de D’Hulst sur laquelle nous nous appuyons ici est formulée en termes strictement
reichenbachiens, utilisant R (moment de référence), mais le fait est que AssT peut rendre compte
des mêmes effets aspectuels que R dans les cas où celui-ci est disjoint de EvT.
LANGUE FRANÇAISE 141
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