Brenda Laca Université de Paris 8/ UMR 7023 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparentes « lacunes » du français La grammaire comparée des langues romanes a traditionnellemment consacré une attention particulière aux « périphrases aspectuelles » 1. De l’abondante littérature sur le sujet il émerge, plutôt au niveau d’une vague suggestion que comme hypothèse explicite, un contraste entre le français moderne et le reste des langues romanes, en particulier les langues ibéro-romanes et l’italien, mais aussi l’ancien et moyen français. Le français moderne se caractériserait par un système appauvri de catégories aspectuelles à expression périphrastique, l’expression de contrastes temporels y étant plus importante que celle de l’aspect ou du mode. L’objectif de cette contribution est d’esquisser une description comparée du français, des langues ibéro-romanes et de l’italien, afin d’évaluer la portée du contraste en question. Dans la section 1, je présenterai brièvement les présupposés de base de cette étude. Dans la section 2 je dresserai l’inventaire des périphrases aspectuelles romanes suivant une hypothèse que j’ai développée ailleurs, selon laquelle ces périphrases se distribuent sur deux niveaux de structure. La section 3 sera consacrée à l’examen des différences les plus pertinentes, qui concernent d’un côté la question des périphrases de gérondif et de l’autre la sémantique des périphrases progressive et prospective. 1. L’approche de Coseriu (1976) et Dietrich (1973) est fondamentale pour la comparaison du système des périphrases romanes. Faute de pouvoir la discuter en détail dans ces pages, je voudrais souligner que j’en développe ici deux intuitions de base (tout en proposant des analyses et des classifications différentes) : que ces périphrases se divisent en trois catégories (Perspektive, Schau et Phase) et qu’il peut y avoir des syncrétismes entre les catégories. LANGUE FRANÇAISE 141 85 Le français parmi les langues romanes 1. ASPECT ET PÉRIPHRASES VERBALES 1.1. La notion de « catégorie aspectuelle » e m p l o y é e d a n s c e t a r t i c l e recouvre deux types de phénomènes : (a) la modification d’éventualité, qui produit, à partir d’une description d’éventualité 2 avec une structure temporelle de base, une éventualité « dérivée » avec une structure temporelle déterminée qui peut différer de la première (de Swart 1998). Ainsi, dans Le malade commençait à s’affaiblir, commencer à s’applique à l’accomplissement graduel s’affaiblir pour donner un achèvement qui correspond à la transition initiale de cet accomplissement. (b) l’établissement de relations temporelles non déictiques entre une éventualité et un intervalle désigné ou intervalle de « visibilité » (Smith 1991, Demirdache & Uribe-Etxebarria 2002). Sans modifier nécessairement la structure temporelle de base, cette opération « rend visible » un intervalle temporel ordonné par rapport à l’intervalle de l’éventualité. Ainsi, dans Pierre venait d’écrire une lettre , venir de exprime que l’accomplissement dénoté par écrire une lettre précède immédiatement cet intervalle désigné. Les phénomènes relevant de la modification d’éventualité correspondent au domaine traditionnel de l’Aktionsart ou « aspect lexical », ceux qui seront conçus ici comme des relations temporelles d’un type particulier correspondent à l’aspect au sens propre ou « aspect syntaxique ». La conception de ce dernier comme une relation temporelle non-déictique, impliquant un intervalle désigné de « visibilité », rend compte des interférences possibles avec la localisation temporelle exprimée par la catégorie du temps. Ce type d’interférence revêtira une importance particulière pour l’évaluation des périphrases prospectives. La configuration (1) rend compte, de façon simplifiée, de la position charnière de l’aspect syntaxique par rapport à la localisation temporelle et par rapport à la modification d’éventualité : (1) [Loc. Temp. [Aspect syntaxique [Mod. d’éventualité [Descr. d’éventualité]]]] Cette position charnière est fortement suggérée par l’ordre dans lequel semblent se présenter universellement les morphèmes correspondants dans les langues qui permettent de les distinguer. Elle permet de comprendre les nombreuses interactions de l’aspect syntaxique, d’un côté avec la modification d’éventualité, de l’autre avec la localisation temporelle, qui rendent particulièrement malaisée la classification de certains moyens grammaticaux. Ces interactions, en particulier quand elles prennent la forme d’interférences ou syncrétismes, ont souvent une source diachronique. En effet, l’interprétation formelle d’un certain nombre de phénomènes de grammaticalisation suggère que les processus en question impliquent la montée d’informations temporelles à partir de niveaux plus enchâssés vers des niveaux supérieurs (D’Hulst 2002). C’est ainsi que des moyens impliqués dans la modification d’éventualité 2. J’emploie « éventualité » comme terme neutre qui recouvre aussi bien les états que les procès ou événements, c.-à-d. comme équivalent de eventuality en anglais ou de Sachverhalt en allemand. 86 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenpeuvent devenir des expressions d’aspect syntaxique, et que des expressions d’aspect syntaxique peuvent passer à exprimer la localisation temporelle. Les processus en question, sans être nécessaires, sont orientés dans une direction particulière. Ils tendent à produire des expressions à caractéristiques mixtes, dans la mesure où la grammaticalisation n’efface pas nécessairement les étapes antérieures. 1.2. La notion de « périphrase verbale », traditionnelle en linguistique romane, est aussi traditionnellement mal définie (voir Olbertz 1998, parmi bien d’autres). Nous comprendrons par « périphrase verbale » une construction constituée de deux formes verbales dont l’une, plus enchâssée, apparaît toujours à une forme non personnelle (infinitif, gérondif, participe). C’est cette forme qui détermine la structure argumentale et les restrictions de sélection de la construction dans son ensemble, raison pour laquelle elle est à considérer comme le prédicat principal de la construction. Ainsi, le verbe plaire sélectionne deux arguments avec les rôles thématiques d’Expérient et de Stimulus, respectivement, le premier étant associé au COI et le deuxième au Sujet, et cette constellation est héritée par la construction périphrastique, cf. Les films d’Almodovar commençaient à plaire à tout le monde. Le tour existentiel il y a… présente un sujet non reférentiel, explétif, et cette caractéristique se transmet à la construction périphrastique dans Il vient d’y avoir un problème. Enfin, le prédicat avoir lieu exige un sujet dénotant un événement, et les constructions périphrastiques exhibent la même restriction de sélection, cf. Les bals/ *Les films ont cessé d’avoir lieu le samedi. La deuxième propriété qui sert à distinguer les périphrases des constructions contenant des propositions non finies, d’un côté, et des constructions à auxiliaire, de l’autre, est leur comportement par rapport à l’anaphore. En effet, les types possibles d’anaphore pour le prédicat principal et ses arguments et ajouts sont très variables, et ils ne coïncident pas exactement ni avec ceux des propositions non finies ni avec ceux des verbes auxiliés. L’anaphore avec des pronoms qui peuvent reprendre des propositions, comme le invariable ou cela, est toujours exclue (2a-b), et l’anaphore de complément nul, inexistante pour les propositions non finies et pour les verbes auxiliés, est possible sous certains conditions (3a-c). Enfin, bien que très marginalement, certaines périphrases sont compatibles avec l’anaphore adverbiale y (4) : (2) (3) (4) a. Il voulait travailler pour vous. Il a toujours aspiré à cela. b. Il voulait travailler pour vous. *Et voilà qu’il commence/ va/ se met à cela. a. Il devait parler, mais il ne souhaitait pas *(parler). b. Il devait parler, mais il n’avait pas encore *(parlé). c. Il devait parler, mais il n’avait pas encore commencé (à parler). Il devait travailler, et il s’y est mis de bonne heure. Dans les langues romanes autres que le français, une troisième propriété de nature syntaxique caractérise les périphrases verbales. Il s’agit des « effets de restructuration », qui témoignent de la création d’un seul domaine argumental, dans lequel le verbe enchâssant hérite des propriétés argumentales du verbe enchâssé. Dans le cas de la montée des clitiques (5a), l’objet du verbe enchâssé est attaché au verbe enchâssant, dans les constructions à passif réfléchi (5b), l’objet du LANGUE FRANÇAISE 141 87 Le français parmi les langues romanes verbe enchâssé devient le sujet du verbe enchâssant et dans (5c) la sélection de l’auxiliaire essere est déterminée par le verbe enchâssé : (5) E a. Lo terminaré de leer hoy. le finirai de lire aujourd’hui. ’Je finirai de le lire aujourd’hui.’ E b. Se empiezan a conocer los detalles del accidente. se commencent à connaître les détails de l’accident. ’On commence à connaître les détails de l’accident.’ I c. La pioggia è cominciata a cadere. la pluie est commencée à tomber. ’La pluie a commencé à tomber.’ Le français moderne ne manifeste plus d’effets de restructuration 3, mais les phénomènes de montée de clitiques (6a) et de sélection de l’auxiliaire (6b) sont abondamment attestés en ancien et moyen français et ne disparaissent entièrement qu’au XVIIIe siècle (Gougenheim 1929, Moignet 1988, Pearce 1990) : (6) a. Dame, je vos veil mout prier/ que me lessiez a chastier (Moignet 1988 : 193) b. Ils estoyent cuidé mourir de male faim (Amyot, Vies) (Gougenheim 1929 : 172) L’absence d’effets de restructuration est indubitablement une propriété syntaxique fortement caractérisante du français moderne par rapport au reste des langues romanes et par rapport à des phases antérieures du développement du français. Cette propriété, qui dépasse largement le domaine des périphrases aspectuelles, ne sera pas traitée systématiquement dans le cadre de cet article 4. En fait, la transparence, même partielle, du verbe enchâssant par rapport à la structure argumentale et les particularités de l’anaphorisation suffisent à caractériser les périphrases. Elles suggèrent (a) que le verbe enchâssant ne fournit pas une description d’éventualité « indépendante » et (b) que le syntagme constitué autour du verbe enchâssé n’est pas une proposition subordonnée. 2. L’INVENTAIRE DES PÉRIPHRASES ASPECTUELLES L’étude de la distribution des périphrases aspectuelles conduit à reconnaître deux types majeurs, qui se distinguent par leur position relative, par le type de contraintes qui pèsent sur leur co-occurrence, et par leur combinatoire en ce qui concerne, d’un côté, la structure temporelle des éventualités qu’elles peuvent prendre comme argument et, de l’autre, la morphologie temporelle. Les périphrases énumérées dans le Tableau I présentent les caractéristiques suivantes : (a) elles occupent, dans des combinaisons de périphrases, des positions plus éloignées du prédicat principal que le reste des périphrases, (b) elles sont soit en distri3. Cependant Bok-Bennema & Kampers-Mahne (1993) soutiennent que le placement des quantifieurs et des adverbes de manière en français moderne dans des exemples comme Marie a tout fini de ranger est un phénomène comparable à la montée des clitiques. Pour un traitement récent de la restructuration dans les langues romanes, voir Abeillé/Godard (2002). 4. L’absence d’effets de restructuration en français moderne peut être mise en corrélation soit avec la faiblesse de la flexion personnelle et avec l’expression obligatoire du sujet (Kayne 1987), soit avec des caractéristiques particulières des projections infinitives (Pearce 1990). 88 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenbution complémentaire, soit rigidement ordonnées les unes par rapport aux autres, (c) elles peuvent se combiner avec presque tous les types d’éventualité, avec des exceptions qui touchent notamment aux états permanents ( individual level states), (d) elles présentent des restrictions importantes en ce qui concerne les temps grammaticaux auxquels elles peuvent apparaître (voir Laca 2002a, 2002b, à paraître). Tableau I : Aspect syntaxique HABITUEL (Quant. gén.) fr. it. solere+INF cat. esp. port soler+INF soler+INF costumar+INF PROSPECTIF (AssT—EvT) aller+INF devoir+INF RETROSPECTIF (EvT—AssT) venir de+INF PROGRESSIF (AssT , EvT) [être en train de+INF] stare+GER ir a+INF ir a+INF acabar de+INF2 acabar de+INF2 acabar de+INF2 estar+GER estar+GER estar+GER/a+INF La contribution sémantique de ces périphrases correspond assez exactement à la caractérisation de l’aspect syntaxique donnée dans la section 1.1. Elles ordonnent l’intervalle de l’éventualité (EvT) par rapport à un intervalle désigné de visibilité, que nous appelons ici, suivant Klein (1995) et Demirdache & Uribe-Etxebarria (2002), le « temps de l’assertion » (AssT). Comme le moment de référence de Reichenbach (1947), AssT peut précéder ou suivre EvT. Mais il peut également être proprement inclus dans EvT, donnant lieu à un aspect progressif/imperfectif (voir aussi Smith 1991). La sémantique des périphrases habituelles est cependant différente. Elle correspond à une quantification générique sur des éventualités, qui se rapproche de celle effectuée par les adverbes de quantification comme généralement, d’habitude, souvent, etc. En revanche, les périphrases énumérées dans le Tableau II (a) occupent des positions plus proches du prédicat principal, (b) peuvent en principe être combinées librement les unes avec les autres, (c) présentent des restrictions de sélection plus spécifiques, certaines exigeant des éventualités non ponctuelles, d’autres exigeant des éventualités téliques, etc., (d) peuvent apparaître à tous les temps grammaticaux. Tableau II : Modification d’éventualité Fr. Répétitif/ restitutif Intransformatif Continuatif Accomplissement graduel Continuer à+INF [Être (là) à +INF] [Aller+(en) +PP] LANGUE FRANÇAISE 141 Cat. Esp. Port. It. Tornar a+INF Volver a+INF Voltar a+INF Tornare a+INF Continuar+GER, seguir+GER Continuar+GER, seguir+GER Continuar+GER/ a+INF Continuare a+INF Stare a+INF Anar+GER Ir+GER Ir+GER Andare+GER 89 Le français parmi les langues romanes Distributif [Aller+PP] Fr. Imminentiel (phase préparatoire) Commençer à+INF, se mettre à+INF Cesser de+INF, arrêter de+INF Cat. Anar a+INF, estar a punt de+INF Començar a/ de+INF, posar-se a+INF Deixar de+INF, parar de+INF Finir de+INF Acabar de+INF1 Être sur le point de+INF Inceptif (phase initiale) Terminatif Complétif Anar+GER Andar+GER Andar+GER/ a+INF Esp. Port. Estar por+INF Estar para/ por+INF Empezar a+INF, ponerse a+INF Começar a+INF, pôr-se a+INF Dejar de+INF, parar de+INF Acabar de+INF1, terminar de+INF Deixar de+INF, parar de+INF Acabar de+INF1, terminar de+INF Andare+GER It. Stare per+INF Cominciare a+INF, mettersi a+INF Smettere di+INF, cessare di+INF Finire di+INF Les limitations d’espace ne me permettant pas de parcourir toute la combinatoire, je donne juste quelques exemples qui illustrent pour le français le contraste entre les deux groupes de périphrases par rapport aux propriétés (a) à (d) : (a) Position relative par rapport au prédicat principal : (7) a. Pierre vient de commencer à chanter. b. *Pierre commence à venir de chanter. (b) Distribution complémentaire/ordre rigide vs ordre en principe libre : (8) (9) a. b. c. a. b. *Pierre va venir de chanter. ??À ce moment-là, Pierre va être en train de manger. *Pierre est en train d’aller manger. Pierre a arrêté de commencer à travailler à 6 heures. Pierre a commencé à arrêter de travailler avant l’heure prévue. (c) Restrictions de sélection : (10) (11) a. b. c. a. b. c. Pierre vient d’être très malade. Pierre va mourir. Pierre était en train de mourir. #Pierre a fini d’être très malade. #Pierre continue de mourir. #Pierre commence à mourir. (d) Restrictions sur le temps : (12) (13) a. b. c. a. b. Pierre va/ allait /#alla/ #ira/ #est allé chanter. Pierre vient/ venait/ #vint/ viendra/ #est venu de chanter. Pierre est/ était/ #fut/ sera/ #a été en train de chanter. Pierre continue/ continuait/ continua/ continuera/ a continué de chanter. Pierre cesse/ cessait/ cessa/ cessera/ a cessé de chanter. La contribution sémantique des périphrases du second groupe relève de la modification d’éventualité. La plupart des périphrases de ce groupe produit des descriptions d’éventualité dérivées qui correspondent à des « phases » de l’éventualité de base. Mais un certain nombre de ces périphrases contribuent à imposer une structure temporelle spécifique à l’éventualité de base. C’est ainsi que it. stare a +INF. impose une structure temporelle durative, atélique et non-dynamique, esp. 90 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenet port. ir + GER imposent une structure temporelle d’accomplissement graduel, qui présente des caractéristiques hybrides par rapport à la distinction accomplissement/activité, et les périphrases répétitives/restitutives des langues ibéro-romanes et de l’italien ( volver/ voltar/ tornar(e) a +INF) créent une structure temporelle présupposant que l’éventualité en question (ou l’état résultant y associé) a été préalablement instanciée. Ces structures temporelles spécifiques se retrouvent aussi dans le lexique verbal, parmi les verbes simples, et elles peuvent être mises en évidence avec les tests usuels pour la classification des types d’éventualités (« classes » vendlériennes). 3. LE FRANÇAIS PARMI LES LANGUES ROMANES Un examen rapide des inventaires donnés dans les Tableaux I et II permet de remarquer quelques différences entre le français, d’un côté, et les langues ibéroromanes et l’italien, de l’autre. Ainsi, le français moderne est dépourvu d’une expression pour l’aspect habituel, qui existait en ancien et moyen français ( souloir + INF), mais qui était déjà tombée en désuétude au XVIIe siècle (Gougenheim 1929 : 270). Les langues ibéroromanes et l’italien se présentent de ce point de vue comme plus conservatrices, dans la mesure où elles préservent la périphrase habituelle. Le français moderne est dépourvu également d’une expression pour l’aspect répétitif/restitutif, et aucune périphrase de ce type n’est évoquée pour des étapes antérieures, les autres langues n’en présentant des attestations certaines qu’à partir du XIIIe siècle (Yllera 1980 : 197, Thiele 1996) 5. Les divergences ressortant d’une comparaison des « cases vides » dans les Tableaux I et II ne justifient aucunement que l’on attribue au français moderne un profil différent par rapport aux autres langues. En effet, c’est plutôt l’italien qui présenterait un profil particulier, dans la mesure où il ne participe pas à l’innovation constituée par les périphrases d’aspect prospectif et rétrospectif, qui s’établissent, en français et en espagnol, autour du XV e siècle (Dominicy, 1975 : 313, Fleischman 1982 : 82, Werner 1980 : 128-178, 277-284). Cependant, des différences plus nettes peuvent être constatées si nous nous concentrons sur un fait morphologique, l’absence de périphrases de gérondif/participe présent en français moderne, et sur les caractéristiques de deux des périphrases d’aspect syntaxique, le progressif et le prospectif. 5. L’absence d’une périphrase répétitive/restitutive en français semble aller de pair avec une latitude combinatoire plus grande de la préfixation en re- dans cette langue. Ainsi, tandis que dans les langues ibéro-romanes l’expression de l’aspect lexical répétitif/restitutif avec le préverbe reexige une structure argumentale contenant un argument interne affecté (COD d’un verbe transitif, sujet d’un verbe inaccusatif, voir Martín García 1998), cette restriction ne semble pas exister en français, cf. fr. Il repleut de plus belle vs esp. Vuelve a llover/*Rellueve a cántaros. LANGUE FRANÇAISE 141 91 Le français parmi les langues romanes 3.1. Les formes en -ant et en train de V Il est bien connu que les formes issues du participe présent et celles issues du gérondif se confondent en français (tout comme en catalan et en occitan), et que la distribution actuelle, qui oppose d’un côté la tournure en V-ant (« gérondif ») dans une prédication secondaire contrôlée par le sujet de la proposition principale, et, de l’autre, la forme invariable V-ant (« participe présent »), qui constitue avec son argument nominal une proposition réduite, est une innovation relativement récente (Halmøy 1982, Fournier 1998 : 291-292). On sait par ailleurs que « le jeu délicat entre les deux formes n’appartient guère qu’à la langue littéraire. Dans la langue de la conversation c’est seulement le gérondif qu’on utilise » (Togeby 1983 : 36). Il est difficile de ne pas mettre en rapport la réorganisation de la syntaxe des formes en -ant avec le phénomène le plus saillant dans l’histoire des périphrases verbales françaises, la disparition presque totale des périphrases en -ant. En effet, la périphrase être + V-ant, largement attestée en ancien français et qui semble même devenir plus fréquente en moyen français (Moignet 1988 : 193, Gougenheim 1929, Werner 1980 : 420) disparaît de l’usage, tandis que la périphrase aller + V-ant ne subsiste que marginalement dans la langue littéraire et que aller + en + V-ant est extrêmement restreinte dans sa combinatoire (Böckle 1984, Squartini 1998 : 244-7). Pour ce qui est des périphrases aller + (en) + V-ant, leur sémantique correspond, là où elles sont encore attestées, à la sémantique des périphrases correspondantes dans les autres langues romanes, ce dont témoignent les exemples (14a-b) et (15a-b) : (14) fr. a. Les falaises étaient basses, mais allaient en s’élevant toujours davantage jusqu’à Pointa Bianca (Duras, ex. de Halmøy 1982 : 304) cat. b. …els tiradors anaven apareixent rera els matolls… (ex. de Laca 1995 : 505) (15) fr. a. …les doigts anxieux de Bernard qui vont fouillant de poche en poche… (Gide, ex. de Togeby 1983 : 50) cat. b. Jo, si fos de tu, no aniria dient aquestes coses a tort i dret. (ex. de Laca 1995 : 503) La réduction considérable de leur domaine d’emploi s’avère être moins divergente au vu du fait que l’évolution des langues ibéro-romanes et de l’italien témoigne également d’une perte de terrain progressive et récente des périphrases de ce type (voir ci-dessous 3.2.). Dans cette perspective, la solidarité presque exclusive de aller + (en) + V-ant avec les verbes d’accomplissement graduel (augmenter, diminuer, grandir, rétrécir, etc.) en français contemporain pourrait n’être que l’aboutissement d’un processus de réduction qui est déjà aussi bien entamé dans les autres langues. De même, la disparition de l’aspect distributif exprimé par aller + V-ant irait de pair avec la marginalisation croissante de cette catégorie dans les autres langues. La disparition de la périphrase être + V-ant et l’émergence de la tournure être en train de V constituent, de leur côté, un exemple frappant de développement convergent à partir de conditions de base très divergentes. La fusion des formes en -NTE et en -NDO et celle des formes de ESSE et STARE en français a pour résultat que la combinaison être + V-ant présente deux valeurs différentes, qui restent distinctes dans les autres langues romanes (voir aussi Squartini 1998). L’une de ces valeurs impose une structure temporelle durative/continuative (« être, se trouver, 92 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparendemeurer à faire qqch »), illustrée dans des exemples du type (16a-c) qui fournira la base pour le développement d’un aspect progressif : a. …ainçois fut trois jours continuelz tousjours plorant, en la plus grande tristesse de cueur que jamais femme fut. (XVe s. Werner 1980 : 400) it. b. Pigliava al far del giorno alcun riposo/ sempre sognando stava in quel desire. (XVe s. Squartini 1998 : 85) ‘Au lever du jour il prenait quelque repos, et il rêvait constamment de ce désir’ esp. c. E demás, por mucho que tengan, syenpre están llorando e quexándose de pobreza. (XVe s. Yllera 1980 : 41) ‘De plus, pour autant qu’ils possèdent, ils pleurent constamment et se plaignent de leur pauvreté’ (16) fr. L’autre valeur est assez mal comprise et ne peut être définie que de façon négative 6 : elle ne véhicule pas de structure temporelle particulière, et semble interchangeable avec le verbe simple : (17) fr. a. Sire, il fut ne tout aveugly / ne puis qu’au monde fut venant / il ne vit jusqu’à maintenant (XVe s. Werner 1980 : 398) it. b. riconoscente foi del mio peccato (Guittone, Bertinetto 1986 : 136) ‘je reconnus [lit. fus reconnaissant de] mon péché’ esp. c. de lo cual sera passante / algunt ssynsabor vesino (XVe s., Yllera 1980 : 328) ‘d’où surviendra [lit. sera survenant] quelque proche malheur’ Avec la disparition de la périphrase être + V-ant, la deuxième valeur disparaît en français, tout comme les périphrases de participe présent disparaissent dans les autres langues. La valeur durative/continuative sera exprimée par les tournures être à/après INF, surgies au XVe siècle (Gougenheim 1929, Squartini 1998 : 122-4, Werner 1980 : 309-19), mais c’est l’expression être en train de + INF qui fournira la base pour l’expression d’un aspect progressif. Cette expression, dont les premières attestations avec un sens progressif remontent à peine à la 2e moitié du XVIIIe, est la source d’une forme non personnelle nouvelle, en train de V, qui semble venir se substituer au participe présent dans les contextes qui lui sont propres, comme l’illustrent les exemples suivants : (18) a. un filet très mince qui s’effiloche comme une flamme en train de s’éteindre (R. 40 Le Clézio) b. la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train de réciter à voix basse la formule du dzikr (R. 33 Le Clézio) c. On l’a surpris en train de voler des bijoux. 3.2. Le Progressif L’émergence de l’aspect progressif dans les langues ibéro-romanes et en italien est associée à l’essor d’une périphrase formée à l’aide des dérivés de STARE avec le Gérondif (ou, comme en portugais européen, avec a + Infinitif, qui est également en concurrence avec le Gérondif dans d’autres contextes, voir Raposo 1989). Cette périphrase étend son emploi aux dépens des périphrases concurrentes formées avec les dérivés de IRE et de AMBULARE et *ANDARE (qui prédominaient dans les textes médiévaux) conquérant en particulier trois contextes qui étaient réservés 6. Le même type de problème se pose pour les périphrases de participe présent dans les langues germaniques, incluant le vieil anglais (voir en particulier Mossé 1938a, 1938b) et interfère sévèrement avec la compréhension des sources du progressif en anglais (Bybee e.a. 1994 : 132). LANGUE FRANÇAISE 141 93 Le français parmi les langues romanes à ces dernières : les sujets non animés, les verbes de mouvement et les verbes de changement graduel (voir Laca 2000). Tandis que la périphrase avec STARE se généralise et acquiert la valeur aspectuelle abstraite qui caractérise le Progressif, les périphrases concurrentes montrent clairement des affinités croissantes avec certaines combinaisons lexicales et se limitent à l’expression de la modification d’éventualité. Des développements parallèles, avec une orientation identique, peuvent être constatés pour l’italien (Giacalone Ramat 1995, Squartini 1990), pour le catalan (Laca 1995) et pour le castillan (Laca 1997, Senelis 1996). L’essor de la périphrase avec STARE se manifeste, entre autres, dans l’évolution de sa fréquence relative par rapport aux autres périphrases 7. Qui plus est, le renversement de fréquence en faveur de STARE ne se produit dans les langues en question qu’à partir du XIXe siècle, pour s’affirmer dans la langue contemporaine. La question qui se pose est de savoir si la périphrase française être en train de + INF, d’origine différente et bien plus récente, mais qui s’affirme également au cours du XIXe siècle (Gougenheim 1929, Squartini 1998 : 127), est comparable aux périphrases en STARE des autres langues romanes de façon à justifier sa place, parmi les périphrases d’aspect syntaxique, comme expression du progressif. On trouve dans la littérature des positions divergentes à ce sujet. Ainsi, tandis que Squartini (1998) n’hésite pas à la classifier comme une périphrase progressive, Smith (1991) considère qu’il s’agit d’une tournure lexicale qui a peu de chose en commun avec l’expression d’un point de vue aspectuel. Pour ce qui est de sa combinatoire, être en train de + INF ne diffère que de façon minimale de l’it. stare + GER. Cette périphrase peut se combiner avec des activités (19a), avec des accomplissements (19b), avec des verbes de changement graduel (19c) et avec des achèvements (19d), et elle est toujours associée au contour aspectuel typique d’un progressif, qui implique que le moment initial d’une éventualité a été dépassé et ne permet pas de visualiser son moment final. Elle admet par ailleurs également les sujets non animés et non agentifs (19e). (19) a. Allez chercher les ministres, ils sont sans doute encore en train de dormir. (Ionesco, R. 1) b. [Ils] sont en train de ramasser les provisions. (Ionesco, R. 4) c. On était en train de redescendre… Et tout à coup, tu t’es arrêté. (Sarraute, R. 54) d. …le grand cheikh est en train de mourir dans la maison la plus pauvre de Tiznit, comme un mendiant… (Le Clézio R. 50) e. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. (Le Clézio R. 30) Tout comme le progressif italien, et à la différence des langues ibéro-romanes, la périphrase ne peut ni apparaître aux temps composés ni se combiner avec le passif (Laca 1996, Squartini 1998) : (20) fr. a. *Il a été en train de parler avec lui toute la soirée. 7. En italien contemporain, stare + GER est entre six et douze fois plus fréquent que andare + GER (Squartini 1990 : 165-6), en espagnol estar + GER est, selon les corpus, entre deux et quatre fois plus fréquent que ir + GER et entre dix et trente fois plus fréquent que andar et venir + GER pris ensemble (Laca 1996), en portugais estar + GER est presque quatre fois plus fréquent que ir + GER et presque vingt fois plus fréquent que andar + GER (Campos 1980 : 83). 94 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparenit. esp. (21) fr. it. esp. b. c. a. b. c. *E stato parlando con lui per tutta la sera. Ha estado hablando con él toda la noche ??Il est en train d’être interrogé par la police. *Sta essendo interrogato dalla polizia. Está siendo interrogado por la policía. Seule la possibilité de se combiner avec des éventualités habituelles, marginalement existante en italien et inexistante en français, différencie les deux langues : (22) fr. it. a. *Ces derniers temps, Paul est en train d’aller très souvent au théâtre. b. In questo periodo, Paolo sta andando molto spesso a teatro. (Squartini 1998 : 111) Cependant, si on tient compte des fréquences d’occurrence, les différences sont frappantes. Dans des corpus littéraires de la 2 e moitié du XXe siècle, stare + GER arrive en italien à une fréquence de 6, 59 par 10 000 occurrences (Squartini 1998 : 165) et estar + GER en espagnol à une fréquence de 12, 36 (Olbertz 1998 : 550). Ces chiffres contrastent nettement avec la fréquence de 0, 89 par 10 000 occurrences que nous obtenons pour être en train de + INF dans un corpus de théâtre de la 2e moitié du XXe siècle. On arrive ainsi à un constat paradoxal : du point de vue de la combinatoire et de la sémantique, le français contemporain ne possède pas moins que l’italien une expression pour l’aspect progressif mais du point de vue de son utilisation effective, cette catégorie semble tout à fait marginale. Il est possible que des dépouillements de l’oral arrivent à réduire ce considérable écart de fréquence. Quoi qu’il en soit, celui-ci va de pair avec une différence ultérieure, qui tient aux jugements hésitants, voire nettement réticents, qu’on obtient des locuteurs confrontés à être en train de + INF et qui n’ont pas d’analogues dans les autres langues. Ces jugements hésitants portent en particulier sur les combinaisons de être en train de + INF avec les périphrases de phase (?? être en train de commencer à/ finir d’écrire un roman). 3.3. Le Prospectif : aspect ou localisation temporelle ? La périphrase aller + INF est considérée traditionnellement en français comme une expression temporelle (« futur prochain ») ; selon Benveniste (1959), seul devoir + INF constitue en français une expression du prospectif. Les périphrases correspondantes du portugais et de l’espagnol, qui se constituent à peu près à la même date (Fleischmann 1982 : 82, Yllera 1980 : 162, 170), sont généralement classifiées comme des expressions aspectuelles. Il importe de déterminer si cette différence ne tient qu’aux étiquettes employées par les traditions grammaticales respectives, ou bien si elle se fonde sur des divergences sémantiques pertinentes. Tant en français qu’en portugais ou en espagnol, les périphrases prospectives peuvent indiquer qu’il y a, à un moment de l’assertion (AssT) qui peut coïncider avec le moment de parole (avec aller au présent) ou avec un moment autre que le moment de parole (avec aller à l’imparfait), des indices permettant de conclure que l’éventualité en question aura lieu à un moment ultérieur. Ces indices, qui créent un lien entre AssT et EvT, peuvent relever de l’imminence, de l’intentionnalité, d’un plan, etc. : (23) fr. a. Quand elle s’est mariée, elle allait se consacrer à ses enfants (Fleischman 1982 : 88) LANGUE FRANÇAISE 141 95 Le français parmi les langues romanes port. b. Tinha um ar feliz […] Era horrível. Um ar feliz e ia morrer. (Barroso 1994 : 150) ‘Il avait l’air heureux […] C’était horrible. Un air heureux, lorsqu’il allait mourir.’ esp. c. …a partir de ahora vamos a vernos mucho… (Olbertz 1998 : 350) ‘Dès maintenant, nous allons nous voir souvent’ À la différence du catalan, où la périphrase anar a + INF ne peut dénoter qu’une phase préparatoire, exigeant soit une contiguïté temporelle, soit une contiguïté intentionnelle avec l’éventualité (Gavarrò & Laca 2002 : 2694), les périphrases française et espagnole sont compatibles avec des localisations temporelles disjointes des AssT respectifs, comme tout à l’heure, le mois prochain, etc. sans qu’un lien intentionnel soit requis : (24) fr. a. Moi je vais avoir quatorze ans le mois prochain, dit Radicz. (Le Clézio R. 655) esp. b. Un día va a hacer una barbaridad. (Olbertz 1998 : 351) ‘Un de ces jours, il va faire une bêtise’ Néanmoins, l’esp. ir a+INF ne saurait être classifiée comme une simple expression de localisation temporelle « future », dans la mesure où elle peut apparaître dans des contextes qui excluent, en espagnol, un futur ou un conditionnel comme « futur du passé », notamment les subordonnées temporelles et les propositions conditionnelles : (25) esp. a. Cuando *se encenderán/ vayan a encenderse las luces, se oirá un ruido. ‘Quand les lumières s’allumeront/ vont s’allumer, on entendra un bruit’ b. Prometió advertirnos cuando *se encenderían/ fueran a encenderse las luces. ‘Il a promis de nous prévenir quand les lumières s’allumeraient/ devraient s’allumer’ c. Si *llegarás/ vas a llegar tarde, llama por teléfono. ‘Si tu arrives/ dois arriver en retard, téléphone’ d. Si *llegaría/ iba a llegar tarde, tendría que haber llamado. ‘S’il devait arriver en retard, il aurait dû téléphoner’ Pour ce qui est du français, aller + INF est en apparence impossible dans l’antécédent des conditionnelles, tout comme le sont le futur et le conditionnel (Togeby 1983 : 393). C’est plutôt devoir + INF qui apparaît dans cette position (voir aussi Fleischman 1982) : (26) fr. a. Si tu *seras/ *vas être en retard, téléphone-nous. b. S’il *serait/ *allait être en retard, il aurait dû téléphoner. c. Car si je dois aller mieux je ne pense pas sortir jamais. (Cabanis, cité par Togeby 1983 : 404) d. La femme de chambre, nouvellement engagée, avait déclaré que si ça devait être tout le temps comme ça, elle ne resterait pas longtemps. (Sagan, cité par Togeby 1983 : 404) Cela constitue un argument important en faveur du statut temporel de aller + INF. Le futur et le conditionnel des langues romanes modernes sont, en effet, associés à des configurations temporelles non aspectuelles, dans lesquelles AssT (ou moment de référence) 8 et EvT coïncident et sont tous deux postérieurs au moment de parole S (pour le futur) ou à un moment anaphorique T x (pour le conditionnel) – voir D’Hulst 2002 pour les détails de cette analyse de la « mutation du futur ». Le fran⊃ 96 Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparençais, tout comme l’espagnol et le portugais, n’admet donc pas la configuration « temporelle » (27a) dans les conditionnelles, mais il y admet la configuration « aspectuelle » (27b), comme en témoignent (26c-d) ci-dessus. (27) a. S/ Tx _______AssT=EvT [futur] b. S/ Tx AssT _________EvT [aspect prospectif] Dans la mesure où le français, à la différence de l’espagnol et du portugais, n’admet pas aller + INF dans cette position, il est possible d’inférer (par abduction) que aller + INF est associé à la configuration « temporelle ») (27a) et non pas à la configuration « aspectuelle » (27b). Le processus de grammaticalisation qui fait passer aller + INF de l’expression d’une phase préparatoire (modification d’éventualité, correspondant à la valeur de anar a+INF en catalan actuel) à l’expression d’un aspect prospectif du type AssT_EvT (aspect syntaxique) pour aboutir à une localisation temporelle future (27a) semble donc effectivement plus avancé en français qu’en espagnol ou en portugais. Ce qui est crucial du point de vue méthodologique, c’est que ce n’est pas une généralité plus grande dans la distribution qui permet de détecter cette différence, mais, au contraire, l’absence d’aller + INF d’un contexte qui reste ouvert à la périphrase correspondante en espagnol et portugais. 4. CONCLUSION Le français partage largement avec les autres langues romanes un système de périphrases aspectuelles distribué sur deux niveaux de structure. Les différences majeures provenant de la ruine des périphrases en V-ant sont nuancées, d’un côté par le fait que les périphrases de modification d’éventualité correspondantes manifestent aussi dans les autres langues une tendance au recul, et de l’autre parce que le français a recréé, avec être en train de + INF, une expression pour le Progressif dont la sémantique et la distribution sont proches du Progressif italien. Cependant, tant la fréquence marginale de cette nouvelle périphrase que le fait que la localisation temporelle prévaut sur la configuration aspectuelle dans le cas du prospectif (et très probablement aussi dans le cas des « temps composés ») contribuent à la plausibilité de l’hypothèse selon laquelle la catégorie charnière de l’aspect syntaxique est en français plus instable et moins exploitée que dans les autres langues. Références bibliographiques ABEILLÉ, A. & D. GODARD. 2003 « Les prédicats complexes dans les langues romanes ». In D. Godard (ed). Les langues romanes. Paris : Éd. du CNRS. BARROSO, H. 1994. O aspecto verbal perifrástico em português contemporâneo. Porto : Porto Editora. BENVENISTE, E. 1959. « Les relations de temps dans le verbe français ». Problèmes de linguistique générale I. Paris : Le Seuil. BERTINETTO, P.M. 1986. Tempo, aspetto e azione nel verbo italiano. Florence. Acc. della Crusca. 8. L’analyse de D’Hulst sur laquelle nous nous appuyons ici est formulée en termes strictement reichenbachiens, utilisant R (moment de référence), mais le fait est que AssT peut rendre compte des mêmes effets aspectuels que R dans les cas où celui-ci est disjoint de EvT. LANGUE FRANÇAISE 141 97 Le français parmi les langues romanes B ÖCKLE , K. 1984. « Feu‚ la rivière qui va serpentant’. Marginalität und Ersatz der französischen Verbalperiphrasen mit der ant-Form ». Navicula Tubingensis. Studia in honorem Antonii Tovar, ed. par F. Oroz. Tübingen : Narr. 33-50. BOK-BENNEMA, R. & B. KAMPERS-MAHNE. 1993. « Transparency effects in the Romance languages ». Issues and Theories in Romance Linguistics, ed. p. M.L. Mazzola. Washington D.C. : Georgetown University Press. 199217. BYBEE, J., R. PERKINS & W. PAGLIUCA. 1994. The Evolution of Grammar: Tense, Aspect and Modality in the Languages of the World. Chicago : Chicago University Press. CAMPOS, O. de S. 1980. O gerúndio no português. 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