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LANGUE FRANÇAISE 141
Brenda Laca
Université de Paris 8/ UMR 7023
Les catégories aspectuelles à expression
périphrastique : une interprétation
des apparentes « lacunes » du français
La grammaire comparée des langues romanes a traditionnellemment consacré
une attention particulière aux « périphrases aspectuelles »
1
. De l’abondante littéra-
ture sur le sujet il émerge, plutôt au niveau d’une vague suggestion que comme
hypothèse explicite, un contraste entre le français moderne et le reste des langues
romanes, en particulier les langues ibéro-romanes et l’italien, mais aussi l’ancien et
moyen français. Le français moderne se caractériserait par un système appauvri de
catégories aspectuelles à expression périphrastique, l’expression de contrastes
temporels y étant plus importante que celle de l’aspect ou du mode. L’objectif de
cette contribution est d’esquisser une description comparée du français, des
langues ibéro-romanes et de l’italien, afin d’évaluer la portée du contraste en ques-
tion. Dans la section 1, je présenterai brièvement les présupposés de base de cette
étude. Dans la section 2 je dresserai l’inventaire des périphrases aspectuelles
romanes suivant une hypothèse que j’ai développée ailleurs, selon laquelle ces
périphrases se distribuent sur deux niveaux de structure. La section 3 sera consa-
crée à l’examen des différences les plus pertinentes, qui concernent d’un côté la
question des périphrases de gérondif et de l’autre la sémantique des périphrases
progressive et prospective.
1. L’approche de Coseriu (1976) et Dietrich (1973) est fondamentale pour la comparaison du
système des périphrases romanes. Faute de pouvoir la discuter en détail dans ces pages, je
voudrais souligner que j’en développe ici deux intuitions de base (tout en proposant des analyses
et des classifications différentes) : que ces périphrases se divisent en trois catégories (
Perspektive
,
Schau
et
Phase
) et qu’il peut y avoir des syncrétismes entre les catégories.
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Le français parmi les langues romanes
11
11.... AA
AASS
SSPP
PPEE
EECC
CCTT
TT
EE
EETT
TT
PP
PPÉÉ
ÉÉRR
RRII
IIPP
PPHH
HHRR
RRAA
AASS
SSEE
EESS
SS
VV
VVEE
EERR
RRBB
BBAA
AALL
LLEE
EESS
SS
1.1. La notion de « catégorie aspectuelle »
employée dans cet article
recouvre deux types de phénomènes :
(a) la modification d’éventualité, qui produit, à partir d’une description
d’éventualité
2
avec une structure temporelle de base, une éventualité « dérivée »
avec une structure temporelle déterminée qui peut différer de la première (de
Swart 1998). Ainsi, dans
Le malade commençait à s’affaiblir
,
commencer à
s’applique à
l’accomplissement graduel
s’affaiblir
pour donner un achèvement qui correspond à
la transition initiale de cet accomplissement.
(b) l’établissement de relations temporelles non déictiques entre une éventualité
et un intervalle désigné ou intervalle de « visibilité » (Smith 1991, Demirdache &
Uribe-Etxebarria 2002). Sans modifier nécessairement la structure temporelle de
base, cette opération « rend visible » un intervalle temporel ordonné par rapport à
l’intervalle de l’éventualité. Ainsi, dans
Pierre venait d’écrire une lettre
,
venir de
exprime que l’accomplissement dénoté par
écrire une lettre
précède immédiatement
cet intervalle désigné.
Les phénomènes relevant de la modification d’éventualité correspondent au
domaine traditionnel de l’
Aktionsart
ou « aspect lexical », ceux qui seront conçus ici
comme des relations temporelles d’un type particulier correspondent à l’aspect au
sens propre ou « aspect syntaxique ». La conception de ce dernier comme une rela-
tion temporelle non-déictique, impliquant un intervalle désigné de « visibilité »,
rend compte des interférences possibles avec la localisation temporelle exprimée
par la catégorie du temps. Ce type d’interférence revêtira une importance particu-
lière pour l’évaluation des périphrases prospectives.
La configuration (1) rend compte, de façon simplifiée, de la position charnière
de l’aspect syntaxique par rapport à la localisation temporelle et par rapport à la
modification d’éventualité :
(1) [Loc. Temp. [Aspect syntaxique [Mod. d’éventualité [Descr. d’éventualité]]]]
Cette position charnière est fortement suggérée par l’ordre dans lequel semblent se
présenter universellement les morphèmes correspondants dans les langues qui
permettent de les distinguer. Elle permet de comprendre les nombreuses interactions
de l’aspect syntaxique, d’un côté avec la modification d’éventualité, de l’autre avec la
localisation temporelle, qui rendent particulièrement malaisée la classification de
certains moyens grammaticaux. Ces interactions, en particulier quand elles prennent
la forme d’interférences ou syncrétismes, ont souvent une source diachronique. En
effet, l’interprétation formelle d’un certain nombre de phénomènes de grammaticali-
sation suggère que les processus en question impliquent la montée d’informations
temporelles à partir de niveaux plus enchâssés vers des niveaux supérieurs (D’Hulst
2002). C’est ainsi que des moyens impliqués dans la modification
d’éventualité
2. J’emploie « éventualité » comme terme neutre qui recouvre aussi bien les états que les procès
ou événements, c.-à-d. comme équivalent de
eventuality
en anglais ou de
Sachverhalt
en allemand.
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LANGUE FRANÇAISE 141
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparen-
peuvent devenir des expressions d’aspect syntaxique, et que des expressions
d’aspect syntaxique peuvent passer à exprimer la localisation temporelle. Les
processus en question, sans être nécessaires, sont orientés dans une direction parti-
culière. Ils tendent à produire des expressions à caractéristiques mixtes, dans la
mesure où la grammaticalisation n’efface pas nécessairement les étapes anté-
rieures.
1.2. La notion de « périphrase verbale »
, traditionnelle en linguistique
romane, est aussi traditionnellement mal définie (voir Olbertz 1998, parmi bien
d’autres). Nous comprendrons par « périphrase verbale » une construction consti-
tuée de deux formes verbales dont l’une, plus enchâssée, apparaît toujours à une
forme non personnelle (infinitif, gérondif, participe). C’est cette forme qui déter-
mine la structure argumentale et les restrictions de sélection de la construction
dans son ensemble, raison pour laquelle elle est à considérer comme le prédicat
principal de la construction. Ainsi, le verbe
plaire
sélectionne deux arguments avec
les rôles thématiques d’Expérient et de Stimulus, respectivement, le premier étant
associé au COI et le deuxième au Sujet, et cette constellation est héritée par la cons-
truction périphrastique, cf.
Les films d’Almodovar commençaient à plaire à tout le
monde
. Le tour existentiel
il y a
… présente un sujet non reférentiel, explétif, et cette
caractéristique se transmet à la construction périphrastique dans
Il vient d’y avoir un
problème.
Enfin, le prédicat
avoir lieu
exige un sujet dénotant un événement, et les
constructions périphrastiques exhibent la même restriction de sélection, cf.
Les bals/
*Les films ont cessé d’avoir lieu le samedi
.
La deuxième propriété qui sert à distinguer les périphrases des constructions
contenant des propositions non finies, d’un côté, et des constructions à auxiliaire, de
l’autre, est leur comportement par rapport à l’anaphore. En effet, les types possibles
d’anaphore pour le prédicat principal et ses arguments et ajouts sont très variables,
et ils ne coïncident pas exactement ni avec ceux des propositions non finies ni avec
ceux des verbes auxiliés. L’anaphore avec des pronoms qui peuvent reprendre des
propositions, comme
le
invariable ou
cela
, est toujours exclue (2a-b), et l’anaphore de
complément nul, inexistante pour les propositions non finies et pour les verbes auxi-
liés, est possible sous certains conditions (3a-c). Enfin, bien que très marginalement,
certaines périphrases sont compatibles avec l’anaphore adverbiale
y
(4) :
(2) a. Il voulait travailler pour vous. Il a toujours aspiré à cela.
b.
Il voulait travailler pour vous. *Et voilà qu’il commence/ va/ se met à cela
.
(3) a. Il devait parler, mais il ne souhaitait pas *(parler).
b. Il devait parler, mais il n’avait pas encore *(parlé).
c. Il devait parler, mais il n’avait pas encore commencé (à parler).
(4) Il devait travailler, et il s’y est mis de bonne heure.
Dans les langues romanes autres que le français, une troisième propriété de nature
syntaxique caractérise les périphrases verbales. Il s’agit des « effets de
restructuration », qui témoignent de la création d’un seul domaine argumental,
dans lequel le verbe enchâssant hérite des propriétés argumentales du verbe
enchâssé. Dans le cas de la montée des clitiques (5a), l’objet du verbe enchâssé est
attaché au verbe enchâssant, dans les constructions à passif réfléchi (5b), l’objet du
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Le français parmi les langues romanes
verbe enchâssé devient le sujet du verbe enchâssant et dans (5c) la sélection de
l’auxiliaire
essere
est déterminée par le verbe enchâssé :
(5) E a. Lo terminaré de leer hoy.
le finirai de lire aujourd’hui.
’Je finirai de le lire aujourd’hui.’
Eb.Se empiezan a conocer los detalles del accidente.
se commencent à connaître les détails de l’accident.
’On commence à connaître les détails de l’accident.’
Ic.La pioggia è cominciata a cadere.
la pluie est commencée à tomber.
’La pluie a commencé à tomber.’
Le français moderne ne manifeste plus d’effets de restructuration
3
, mais les
phénomènes de montée de clitiques (6a) et de sélection de l’auxiliaire (6b) sont
abondamment attestés en ancien et moyen français et ne disparaissent entièrement
qu’au
XVIII
e
siècle (Gougenheim 1929, Moignet 1988, Pearce 1990) :
(6) a.
Dame, je vos veil mout prier/ que
me lessiez a chastier
(Moignet 1988 : 193)
b.
Ils
estoyent cuidé mourir
de male faim (Amyot, Vies) (Gougenheim 1929 :
172)
L’absence d’effets de restructuration est indubitablement une propriété syntaxique
fortement caractérisante du français moderne par rapport au reste des langues
romanes et par rapport à des phases antérieures du développement du français.
Cette propriété, qui dépasse largement le domaine des périphrases aspectuelles, ne
sera pas traitée systématiquement dans le cadre de cet article
4
. En fait, la transpa-
rence, même partielle, du verbe enchâssant par rapport à la structure argumentale
et les particularités de l’anaphorisation suffisent à caractériser les périphrases. Elles
suggèrent (a) que le verbe enchâssant ne fournit pas une description d’éventualité
« indépendante » et (b) que le syntagme constitué autour du verbe enchâssé n’est
pas une proposition subordonnée.
22
22.... LL
LL’’II
IINN
NNVV
VVEE
EENN
NNTT
TTAA
AAII
IIRR
RREE
EE
DD
DDEE
EESS
SS
PP
PPÉÉ
ÉÉRR
RRII
IIPP
PPHH
HHRR
RRAA
AASS
SSEE
EESS
SS
AA
AASS
SSPP
PPEE
EECC
CCTT
TTUU
UUEE
EELL
LLLL
LLEE
EESS
SS
L’étude de la distribution des périphrases aspectuelles conduit à reconnaître
deux types majeurs, qui se distinguent par leur position relative, par le type de
contraintes qui pèsent sur leur co-occurrence, et par leur combinatoire en ce qui
concerne, d’un côté, la structure temporelle des éventualités qu’elles peuvent
prendre comme argument et, de l’autre, la morphologie temporelle. Les
périphrases énumérées dans le Tableau I présentent les caractéristiques suivantes :
(a) elles occupent, dans des combinaisons de périphrases, des positions plus éloi-
gnées du prédicat principal que le reste des périphrases, (b) elles sont soit en distri-
3. Cependant Bok-Bennema & Kampers-Mahne (1993) soutiennent que le placement des quanti-
fieurs et des adverbes de manière en français moderne dans des exemples comme
Marie a tout fini
de ranger
est un phénomène comparable à la montée des clitiques. Pour un traitement récent de la
restructuration dans les langues romanes, voir Abeillé/Godard (2002).
4. L’absence d’effets de restructuration en français moderne peut être mise en corrélation soit avec
la faiblesse de la flexion personnelle et avec l’expression obligatoire du sujet (Kayne 1987), soit
avec des caractéristiques particulières des projections infinitives (Pearce 1990).
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LANGUE FRANÇAISE 141
Les catégories aspectuelles à expression périphrastique : une interprétation des apparen-
bution complémentaire, soit rigidement ordonnées les unes par rapport aux autres,
(c) elles peuvent se combiner avec presque tous les types d’éventualité, avec des
exceptions qui touchent notamment aux états permanents (
individual level states
),
(d) elles présentent des restrictions importantes en ce qui concerne les temps gram-
maticaux auxquels elles peuvent apparaître (voir Laca 2002a, 2002b, à paraître).
Tableau I : Aspect syntaxique
La contribution sémantique de ces périphrases correspond assez exactement à
la caractérisation de l’aspect syntaxique donnée dans la section 1.1. Elles ordonnent
l’intervalle de l’éventualité (EvT) par rapport à un intervalle désigné de visibilité,
que nous appelons ici, suivant Klein (1995) et Demirdache & Uribe-Etxebarria
(2002), le « temps de l’assertion » (AssT). Comme le moment de référence de
Reichenbach (1947), AssT peut précéder ou suivre EvT. Mais il peut également être
proprement inclus dans EvT, donnant lieu à un aspect progressif/imperfectif (voir
aussi Smith 1991). La sémantique des périphrases habituelles est cependant diffé-
rente. Elle correspond à une quantification générique sur des éventualités, qui se
rapproche de celle effectuée par les adverbes de quantification comme
générale-
ment
,
d’habitude
,
souvent
, etc.
En revanche, les périphrases énumérées dans le Tableau II (a) occupent des posi-
tions plus proches du prédicat principal, (b) peuvent en principe être combinées
librement les unes avec les autres, (c) présentent des restrictions de sélection plus
spécifiques, certaines exigeant des éventualités non ponctuelles, d’autres exigeant
des éventualités téliques, etc., (d) peuvent apparaître à tous les temps gramma-
ticaux.
Tableau II : Modification d’éventualité
HABITUEL
(Quant. gén.)
PROSPECTIF
(AssTEvT)
RETROSPECTIF
(EvTAssT)
PROGRESSIF
(AssT
,
EvT)
fr. aller+INF
devoir+INF venir de+INF [être en train de+INF]
it. solere+INF stare+GER
cat. soler+INF acabar de+INF2 estar+GER
esp. soler+INF ir a+INF acabar de+INF2 estar+GER
port costumar+INF ir a+INF acabar de+INF2 estar+GER/a+INF
Fr. Cat. Esp. Port. It.
Répétitif/
restitutif Tornar a+INF Volver a+INF Voltar a+INF Tornare a+INF
Intransformatif Continuer à+INF Continuar+GER,
seguir+GER
Continuar+GER,
seguir+GER
Continuar+GER/
a+INF Continuare a+INF
Continuatif [Être (là) à
+INF] Stare a+INF
Accomplissement
graduel
[Aller+(en)
+PP] Anar+GER Ir+GER Ir+GER Andare+GER
1 / 14 100%