lire le compte rendu exhaustif de Fatiha Kaoues sur l`apport du Pr

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Albert Piette s’intéresse au religieux, en tant qu’il s’agit d’un laboratoire idéal pour
l’observation anthropologique. Dans son analyse des modalités de présence de la divinité,
Albert Piette décrit une forme de controverse jamais close et un déplacement permanent de
l’enjeu. L’anthropologue promeut une analyse hyper détailliste de son objet, appuyée si possible
d’un travail filmique. Polymorphe et labile, le divin donne à voir une présence ambiguë car
toujours mâtinée d’absence. Le rituel, autre objet d’observation de l’anthropologue désigne un
espace-temps également caractéristique de cette présence paradoxale, qui s’exprime sur le mode
de la négation partielle. C’est dans cette faille négative, cet espace médiant qu’Albert Piette
situe le surgissement de la croyance, elle aussi oscillante et d’intensité variable. Le croire
nécessite l’oblitération du caractère fictionnel du rituel.
Les travaux et techniques d’observation d’Albert Piette révèlent le regard que porte le chercheur
sur la discipline anthropologique. Il s’agit de privilégier l’individu au détriment de l’action et
de l’expérience. Albert Piette se fait le promoteur d’une anthropologie « amoureuse »,
maintenant une forme d’allégresse et d’étonnement constant face à ce qui est. Loin de tout
collectivisme, il s’agit de maintenir la singularité irréductible de l’individu.
Albert Piette décrit étonnamment le culte comme une « scène d’amour » qui met en situation
des individus qui s’aiment (tout en se disputant) à travers la divinité qui les réunit. L’observation
de ces « scènes d’amour » est utile pour cerner les modalités de présence de la divinité. Elle est
le théâtre d’une sorte de controverse qui ne parvient jamais à son terme. A. Piette décrit ainsi
un déplacement permanent de l’enjeu. L’anthropologue insiste sur cette idée de déplacement,
essentielle. Tout se passe comme s’il fallait toujours reporter, suspendre la définition. C’est là
à
son
avis
une
caractéristique
humaine
centrale.
L’anthropologue recommande un exercice singulier. Il s’agit pour le chercheur de suivre heure
par heure et jour après jour un individu qu’il veut étudier. Lui-même a passé une semaine entière
à suivre un prêtre. Cette pratique, peu courante car très lourde constitue selon les mots du
chercheur, une anthropographie. Il s’agit de réaliser des graphies d’individus. Si le chercheur
parvient à en réaliser plusieurs puis à les comparer, cela est d’une grande richesse.
Lors de son expérience, l’anthropologue a tenté de mettre à l’épreuve la catégorie de l’idéaltype
empruntée à Weber pour examiner si cela peut fonctionner dans un tel cadre. Il en conclut que
cela n’est d’aucune utilité. A son avis, cela s’explique aisément du fait même que l’idéaltype
est un tableau de pensée, qui n’existe donc pas en tant que tel, alors que l’anthropologue
ambitionne précisément, à partir de ses observations, d’en déployer les contingences. Le
« prêtre » qu’A. Piette étudiait se voulait « prophète » désireux dans le même temps de
s’engager dans son temps. Ce que l’anthropologue trouve fort intéressant, c’est la capacité du
prêtre à exercer différents rôles et à ne pas les exprimer sur le mode de l’exclusion : il est prêtre
lorsqu’il s’occupe de l’hostie, se meut en prophète lorsqu’il déroule son discours sur les
pauvres, etc, tout en… Mais ce qui retient l’intérêt du chercheur est que l’acteur exprime ces
états successifs sur le mode de la négation, « je ne suis pas prêtre, je ne suis pas magicien, je
suis ceci mais pas cela ». Il y a là un déplacement, on est toujours renvoyé à autre chose. Pour
l’anthropologue,
c’est
peut-être
là
que
se
situe
l’essence
du
discours religieux. L’ambition poursuivie par A. Piette est de réaliser une anthropologie de
l’individu plus que de l’action. L’idée est simple, au plan méthodologique; l’anthropologue la
compare à une conversation téléphonique à laquelle on assisterait et dont on entendrait le propos
d’un seul acteur. Sans entendre les propos de l’interlocuteur à l’autre bout du fil, on peut déduire
ce qu’il dit de ce que l’on entend. De la même façon, l’anthropologue déduit, à partir de qu’il
entend et voit tous les détails de la présence de la divinité. Il qualifie cet exercice de théographie,
une graphie de l’être divin. Un tel exercice est malaisé s’agissant d’une entité invisible. Il est
question d’une présence ambiguë, diffuse, plus ou moins forte selon les moments. Il s’agit d’une
présence étonnante. Ainsi, lors du culte, le prêtre parle de la divinité à la 3e personne alors
qu’elle est supposée présente. Le chercheur observe qu’une grille d’analyse interactionniste de
type goffmanienne ne fonctionne pas davantage pour rendre l’observation intelligible.
L’anthropologue parvient à établir une liste de caractéristiques des modes de présence de la
divinité. En premier lieu, elle apparait comme un existant d’un monde invisible présent dans le
monde humain. Elle est perçue, directement ou indirectement, par une série de médiations. Par
ailleurs, la présence divine dispose d’un aspect polymorphique. Elle manifeste une capacité de
présence et d’absence extraordinaire. Elle apparaît fluide, labile, hybride, et n’implique pas de
face à face. Paradoxalement, cette présence est liée à une absence, mais sur un mode ambigu.
Cette présence dispose d’une capacité d’action (bénir, pardonner) et est l’objet d’une perception
par les humains. L’anthropologue observe que les individus se montrent peu exigeants vis-àvis des non-humains. Le chercheur recourt à l’image du feu rouge pour illustrer son propos. On
passe au feu vert, on s’arrête au feu rouge, sans y penser, ni s’interroger par exemple sur la
nécessité de la couleur rouge. De la même façon, Albert Piette considère qu’une décrispation
est nécessaire face à la divinité. Il est important de suspendre, d’opérer un laisser-faire, pour
que cela fonctionne. La divinité manifeste une présence en pointillés, virtuelle, en toile de fond,
qui peut s’intensifier par instants. La virtualité de cette présence a pour effet de décrisper les
humains, car il s’agit d’une présence qui n’est pas très densifiée.
On retrouve là encore une forme de négation. Nous ne sommes pas dans la fiction et pas
davantage dans la réalité. Il convient, aux yeux d’A. Piette, de prendre la mesure de cette double
caractéristique, cette présence concomitante de l’homme et de la divinité où la négation tient
une place très importante. Il y a là une hésitation essentielle, une ambiguïté que l’anthropologue
considère « d’une beauté exceptionnelle », et d’un haut niveau cognitif en termes de capacité.
On
est
là
sans
être
là,
Dieu
est
là
sans
être
là.
Ce qui distingue l’anthropologie et la sociologie tient dans le fait que l’anthropologie dit
quelque chose sur les hommes et non pas sur une société. L’anthropologue se fait hyper
détailliste et tend (« le plus tard possible », affirme A. Piette) vers des théorisations risquées.
L’anthropologue évoque les pensées vagabondes, l’état d’hypo-lucidité qui constitue un état
habituel chez l’humain. Il associe cet état à une forme de réserve négative dans notre manière
d’être présent, une sorte de réversibilité.
Définir le croire
Quelle place tient le croire dans une telle configuration ? Le chercheur suppose que les sapiens
se singularisent du point de vue du croire. Si nous regardons un film d’horreur ou lisons une
bande dessinée de Tintin, nous savons qu’il s’agit là de personnages de fiction. Mais tous les
croyants diront : « Dieu existe », même s’ils n’ont pas participé à un rituel. En quoi consiste ce
croire ? C’est le caractère ponctuel et éphémère du croire qui intéresse le chercheur. Le fait
d’affirmer qu’un mort vit est un énoncé contradictoire, qui défie la logique. Les énoncés
religieux sont contre-intuitifs et génèrent des interprétations mystérieuses, non closes. Cela a
été déjà amplement démontré par les anthropologues cognitivistes. Il ne s’agit pas là d’idées
fortes mais floues, hésitantes, oscillantes. Comment aller plus loin dans la description ? Même
si le chercheur est impliqué dans une observation participante, il ne lui est pas possible de penser
à la place d’un autre, aussi lui faut-il recourir à d’autres outils de recherche. Albert Piette a
connu une période où il a cru en Dieu, après la mort de son père. Il a soigneusement consigné
ses impressions d’alors, se décrivant « en train de croire ». L’anthropologue a recouru au stock
d’énoncés qu’il tenait de son enfance. Il décrit ses pensées d’alors comme quelque chose de
diffus, de moments brefs suscitant un assentiment lui aussi flou, furtif. Il était alors loin
d’acquiescer totalement, comme si son désir de croire se heurtait à la probabilité difficile de la
résurrection. Chaque soir, il écrivait des moments passés avec son père en détail, comme un
rituel. Le chercheur a classé différents moments par lesquels un individu donne un sens à une
divinité. Le premier niveau du croire consiste par exemple à dire une prière, c’est l’individu «
en train de croire ». Le second moment désigne le sentiment d’une présence intime du divin.
Le 3e niveau est celui de la vision directe, telle qu’une apparition de la Vierge. L’individu croit
en la présence effective de l’être surnaturel. Le 4e cas de figure s’illustre dans un lien à une
émotion. Par exemple, je peux craindre de subir les conséquences d’une mauvaise action. Le
5e moment désigne des gestes en lien avec ce croire, comme le fait de glisser quelque chose
dans un cercueil. Enfin, le 6e et dernier niveau arrêté par le chercheur consiste en une connexion
mentale positive. Il s’agit d’avoir une représentation mentale d’un Dieu vivant. C’est le moment
où l’on se donne son assentiment. L’anthropologue se souvient avoir demandé à une amie si
elle pensait que son père décédé serait informé du fait qu’il avait changé d’université. L’amie
lui répondit que cela était possible, sans donner de réponse catégorique. Dans une telle
séquence, explique A. Piette, l’individu ne donne pas son assentiment entier à tout moment ; il
existe ainsi des modulations, des basculements possibles, variables entre 100% à 0%.
L’anthropologue met en évidence une autre catégorie : la léthargie, qu’il définit comme la
capacité de ne pas penser jusqu’au fond des choses, une manière d’intériorisation minimale.
Une autre façon de « basculer » consisterait à devenir critique, exercer une forme d’ironie sur
soi-même.
Une autre posture consiste à intellectualiser, dogmatiser l’affaire, se poser en théologien.
L’anthropologue introduit alors l’idée de réverbération : selon leur intensité, ces moments vécus
auront des effets dans le quotidien de l’individu. Par exemple, il pourra donner de l’argent à un
clochard en sortant de la messe. Un individu décide d’emprunter une route parce qu’il croit
qu’elle est praticable. En matière de croire religieux, rappelle l’anthropologue, c’est le contraire
qui est : je crois parce que c’est incroyable. Le croire implique ainsi des oscillations. Je crois
pendant un temps donné, je crois moins à un autre ; des variations d’intensités sont à l’œuvre.
On constate en outre une co-existence d’émotions, entre indifférence, doute, critique et
assentiment. Lors de ses travaux dans une paroisse, le chercheur a demandé à ses interlocuteurs
de lui parler de la résurrection. Il a mis en évidence une forme de réserve fondamentale, de
restriction mentale, dans la mesure où les personnes interrogées ne maintenaient pas longtemps
une posture littéraliste. Or, Jésus n’est pas une métaphore ; les énoncés faisant référence au
Christ ne peuvent être tenus pour faux mais ils ne peuvent davantage être considérés
littéralement. Deux pôles opposés peuvent être mis en évidence, entre la métaphore et
l’interprétation littéraliste.
Aux origines du croire
Le chercheur s’est demandé quand l’homme a cru pour la première fois. L’anthropologue se
réfère aux études sur les sépultures néandertaliennes organisées datant d’il y a quelque 150 000
ans. On constate une forme de respect pour le cadavre ; il ne s’agit pas d’une simulation. On se
réfère à lui comme le vivant qu’on a connu. Mais il n’y aurait pas là croyance. Les préhistoriens
ne sont pas unanimes pour défendre une telle théorie. A. Piette s’intéresse à cette dispute. Dans
cette polémique, il adopte le point de vue de ceux qui considèrent qu’il n’existait pas
d’offrandes avant le sapiens. Aux yeux de l’anthropologue, le sapiens innove en introduisant
l’offrande, inaugurant l’entrée dans un nouveau monde. Pour Albert Piette, croire, c’est penser
que le mort existe et est toujours vivant. Le sapiens considère alors que le défunt va retrouver
la vie. Une telle posture a changé le monde. Cette nouvelle attitude cognitive fait apparaître une
part d’indiscuté, la volonté de ne pas pousser la justification à son terme. Pour A. Piette, c’est
alors que les hommes ont inventé l’invérifiable, le flou. Peut-être même, avance le chercheur,
est-ce là une raison expliquant que l’homme a survécu. Il rappelle que des considérations
climatiques expliquent la disparition des néandertaliens mais qu’il ne s’agit pas de raisons
exclusives. En d’autres mots, le fait d’accepter le flou fournit un moyen extraordinaire pour
survivre.
Cet apprentissage de l’invérifiable, cette nouvelle approche cognitive marque ainsi la rupture
par rapport aux néandertaliens. Le chercheur suggère que ces derniers ont pu s’éteindre car ils
étaient trop lucides par rapport aux sapiens. Une telle acceptation de l’invérifiable s’est installée
progressivement. A. Piette avance deux possibilités. Le néandertalien était lucide et a pu, dès
lors, adopter deux attitudes : demeurer malheureux et malade ; ou encore, il a pu rester bloqué,
passif et dans l’incapacité de créer. Une telle posture hypolucide, caractéristique de l’humain
selon l’anthropologue a diverses implications ; elle peut conduire l’homme à se comporter de
façon docile, passive, en « dormeur ». Ou encore, l’homme peut choisir de se situer dans
l’affermant, le militantisme effréné, ce qui suppose pour A. Piette une non-lucidité. A. Piette
suggère le bonheur du premier croyant qui savait l’incertitude.
La place du rituel
Albert Piette s’est par ailleurs intéressé aux rituels. Le rituel, mot polysémique, peut avoir de
nombreuses significations. On l’emploie dans le contexte d’une cérémonie religieuse ou nonreligieuse comme une fête nationale, une cérémonie plus ou moins codifiée. Le rituel désigne
des gestes, une séquence d’actions d’un prêtre ou d’un quelconque acteur. Un autre sens associé
au rituel se réfère à ce qui est plus ou moins réglé, dans des proportions variables (comme la
poignée de main). L’éthologie peut parler de rituel dans l’observation d’une parade amoureuse
animale, la psychiatrie pour désigner des comportements répétitifs. Le terme de rituel peut être
employé pour dévaloriser une attitude routinière, ou au contraire pour la valoriser : le rituel est
alors associé à ce qui est important, sacré. En vérité, le rituel peut désigner tout et son contraire.
Dans les ouvrages de sciences sociales des religions, les rituels sont assimilés à des conduites
collectives codifiées mobilisées pour exprimer des valeurs, des croyances, et des choix de
société. Dans sa définition minimale, le rituel désigne une cérémonie, religieuse ou non. Une
littérature abondante s’intéresse au rituel mais a tendance à l’associer à une fonction. A cet
égard,
le
rituel
est
censé
servir
à
quelque
chose.
Le rituel est central chez Durkheim qui valorise une approche fonctionnaliste. Dans son ouvrage
de référence, Les formes élémentaires de la vie religieuse (page 312), Durkheim associe le
surgissement de l’idée religieuse à une « effervescence croissante » qu’il met en lien avec le
«pouvoir social ». Selon A. Piette, Durkheim verse dans une forme de surinterprétation, en
n’accordant pas de place spécifique à la divinité, mais aussi à l’humain, en faveur de la société,
qui
apparaît
dans
le
pouvoir
ressenti
par
les
acteurs.
Pour sa part, Victor Turner, ethnologue spécialiste des rituels africains a travaillé sur la période
d’initiation des jeunes et distingue plusieurs séquences rituelles. Il insiste sur l’importance
fonctionnelle, dynamique et transformationelle du rituel. Le rituel transforme l’enfant en
homme. On insiste dans ces recherches sur la valorisation des gestes et l’importance des
symboles dans les rituels ; l’obligatoire devient désiré. Le rituel est en outre évocateur de
drames sociaux. On repère ainsi des moments rituels qui résolvent des crises. L’analyse des
rituels comme solution à des moments critiques est classique ; il s’agit de gérer
l’indétermination.
Négation partielle et ambiguïté essentielle
Bourdieu s’intéresse au rituel comme acte d’institution. Le chercheur est moins intéressé par la
transition que par la transformation que permet le rite. Le rituel permet la consécration magique
d’une différence. Ainsi, les rituels permettent de créer un groupe par rapport à un autre ; ils
sanctionnent en transformant, c’est la « magie performative » du rite. Dans cette perspective, le
rituel fonctionne sous réserve d’une croyance partagée ; dans cette perspective, le rituel semble
moins intéressant pour lui-même, il ne peut agir que si les individus pensent qu’il agit.
Il convient de s’interroger sur la nécessité du rite dans certains contextes particuliers, comme
l’inhumation, le mariage.
En quoi consiste cette mise en scène rituelle ? Dans ses observations, A. Piette parvient à une
conclusion inverse par rapport aux chercheurs tels que Turner, Bourdieu, etc. Loin de faire le
constat de transformations, il n’observe qu’inconsistance, des gens hésitants. Il met en évidence
un « air de rien » extraordinaire. Le contexte rituel secondarise en fait par rapport à l’acte
irréversible qui est en jeu. Albert Piette convoque en outre les travaux de Gregory Bateson. Cet
Américain qui a travaillé en Nouvelle Guinée, a collaboré avec Margaret Mead. Bien que moins
connu que cette dernière, ses travaux manifestent une forte hétérogénéité. Bateson affirmait, à
l’issue de la cérémonie du Naven, en 1936 que sans technique, la description des gestes humains
demeure impressionniste. Aux yeux d’A. Piette, la seule façon d’éviter de verser dans cet
impressionnisme est d’utiliser une caméra. En 1942, Bateson a réalisé des photos avec M.
Mead, pour étudier la façon dont un enfant balinais est socialisé. Il s’est en outre intéressé à
l’observation d’animaux (des loutres) en train de faire semblant de se battre. Aux environs de
1950, Bateson a analysé de façon remarquable ces données, faisant apparaître cette capacité
animale
à
faire
mine
(ne
pas
vraiment)
de
se
disputer.
Dans son exposé, A. Piette introduit alors la notion de double contrainte que décrit bien
l’injonction contradictoire « sois spontané ». Le rituel nous dit « sois spontané », exprimant une
sorte d’auto-négation, comme une impossibilité de mener à bien les choses. Albert Piette
rappelle que Bateson a beaucoup critiqué Durkheim. L’enjeu tient dans le fait de saisir le sens
de la négation, à partir du fait que les animaux se montrent capables de ne pas se disputer.
Pour Bateson, le jeu désigne le contexte dans lequel les actes prennent un sens différent. Le
rituel constitue le cadre particulier qui transforme les actes et les paroles qui s’expriment. Il
s’agit d’un moment qui introduit une sorte de négation. Par exemple, l’enfant qui joue au
cowboy sait qu’en réalité, il n’est pas un cowboy, mais il joue bien ce rôle précis (il ne joue pas
à la poupée). Le comportement du cowboy n’est donc joué que partiellement. L’enfant n’est
pas un cowboy mais il n’est pas davantage un non-cowboy. L’attention est portée sur ce qui se
joue en termes de présences stratifiées. Cela prend une allure étrange, dans la mesure où le jeu
est
joué
sur
le
mode
de
la
négation
relative.
S’agissant des loutres, l’anthropologue recherche des signes méta-communicatifs. Dans leur
jeu, il constate un échange de mordillage et non de morsure. Ici, l’essence du jeu réside dans la
négation partielle. Il ne s’agit pas de morsures, mais il n’est pas davantage question de nonmorsures
(ce
ne
sont
pas
des
baisers
qui
sont
échangés).
Le rituel se déroule dans un espace-temps particulier. Les individus savent qu’ils sont en train
de « jouer à », qu’ils ne sont pas dans la réalité. Par exemple, un match de football n’est pas
réellement assimilable à une stratégie militaire. De même, lors d’une cérémonie religieuse,
personne ne s’attend réellement à voir apparaître le Christ à 11 heures du matin. Il s’agit bien
là d’un contexte singulier, où l’on sait qu’il ne s’agit pas de la réalité.
La divinité est bien présente, tout en étant absente. Même s’il peut exister des « pics » dans la
perception réaliste de la divinité (comme des visions), on « redescend » par la suite.
Cet entre-deux du rituel permet cette double négation. L’ambiguïté tient là une place essentielle.
En contexte rituel, la situation n’est pas strictement assimilable à la réalité. Ainsi, lors d’une
cérémonie religieuse, une telle ambiguïté est à l’œuvre. L’officiant religieux s’exprime très
sérieusement, mais ce qu’il dit n’est pas vraiment vrai. Un tel contexte médiant, qui intervient
entre deux contextes du quotidien interroge A. Piette. L’enjeu de l’observation tient dans ce «
ne
pas
»,
une
faille
négative,
une
«
népasité
»
permanente.
Nous sommes là dans une oscillation constante, entre engagement et désengagement. Apparait
ici en creux, la force du rituel. Ce n’est pas le rituel qui fait l’action. Ainsi, lorsqu’un homme
se marie, qu’il devient homme, ce n’est pas le contexte, le cadre qui aboutit à ce résultat mais
l’acte officiel, performatif. Le cadre rituel secondarise l’impact très fort d’un acte (par lequel
on devient marié), ce qui évite l’affrontement direct avec la chose.
Le rituel permet de ne pas se confronter à l’événement de façon frontale, grâce à la négation
partielle qu’il introduit. A. Piette cite quelques moyens concrets (des « techniques ») qui
permettent de parvenir à ce résultat. Ainsi, la figure de l’énumération en fait partie. Lors d’un
défilé, plusieurs acteurs jouent le même rôle, introduisant de fait l’aspect fictionnel de la
cérémonie. Lors du culte, il peut y avoir plusieurs prêtres. Or, il n’existe qu’un seul Christ. La
répétition permet ainsi la déréalisation. La répétition est en effet un facteur de non-sens. Se pose
alors la question de la foi : jusqu’où faire réalité ? Le rituel permet de faire sens et dé-sens en
même temps. La contradiction ou l’oxymore permettent de dire que ce qui est donné à voir n’est
pas la réalité. Différents marqueurs et techniques introduisent ainsi un univers fictionnel.
L’asyndète désigne le moment de coupure. Lors d’une cérémonie, on peut s’interrompre pour
une pause-café. Certaines liturgies autorisent des coupures. Cela est facteur de déréalisation, de
fiction. Une telle fictionnalisation introduit en outre des seuils minimum et maximum.
Lors d’un rituel, tout se passe comme s’il était trop difficile de dire le sérieux du message. Aussi
bien, le jeu, les fêtes nationales et cérémonies religieuses permettent-ils cette expression
dédramatisée.
Au plan des formes, il existe naturellement des différences selon qu’il s’agisse d’un carnaval
ou d’une cérémonie religieuse. Toutefois, rappelle l’anthropologue, leur structure de base
demeure identique. Le chercheur sous-divise ainsi le cadre rituel en 4 sous-cadres. Cela est
parfois explicite : ainsi, lors d’un spectacle, il ne fait pas de doute, au vu de la constitution
spatiale des lieux, que des acteurs jouent une pièce pour des spectateurs.
En matière de religion, cet aspect « spectacle » est dévalorisé, l’enjeu étant tout autre. La
division des catégories acteurs/spectateurs est niée. Un second élément saillant que remarque
l’anthropologue tient dans l’aspect festif de certaines cérémonies. Une certaine joie peut
s’exprimer. Lors d’une fête populaire ou d’un carnaval, cela est évident. Au théâtre en revanche,
cet aspect n’est pas forcément saillant. En matière religieuse en outre, nulle exubérance n’est
en général attendue. La troisième caractéristique que soulève le chercheur tient dans l’idée du
sérieux du message, attestée par sa célébration. Une cérémonie d’armistice ou religieuse se
distingue en l’espèce d’une pièce de théâtre ou d’une rencontre de football. En d’autres termes,
la forme agit sur le sérieux de l’événement. La 4e catégorie concerne le game anglais, la
compétition. Cet aspect est inexistant dans une cérémonie religieuse mais lors d’un match de
football, il joue un rôle important dans la mesure où le jeu réclame un vainqueur.
A partir de ces quatre catégories développées par A. Piette, il est possible de distribuer les
formes rituelles. En chaque cas, le rituel demeure un espace-temps.
C’est là que surgit l’idée de croyance. Il existe un événement original primaire. Cet événement
est réactualisé dans le rituel. Il se produit une sorte d’extraction et un travail est effectué dans
l’espace-temps du rituel. L’acteur participe au rituel sans avoir conscience que ce n’est pas la
réalité. Il y a effacement de la capacité transformative du rituel. L’acteur prend au sérieux au
sens littéral le rituel, en oubliant l’aspect fictionnel. On oublie parfois qu’un jeu est un jeu. On
peut voir par exemple des supporters d’équipes concurrentes s’affronter. Il existe en outre des
manières de défictionnalisation de la compétition, lorsque, par exemple, les médias engagent
des débats sur les salaires des joueurs. En certains cas, on oublie donc le caractère fictionnel du
rituel. C’est là que surgit la croyance qui s’exprime avec des degrés différents. Il y a mise entre
parenthèses de la nature fictionnelle de la cérémonie. Aux yeux d’A. Piette, croire c’est oublier
qu’il s’agit d’une fiction. Le chercheur considère que le métier d’anthropologue nécessite de
décrire de façon très détaillée la présence de la divinité. Il remarque que les 4 formes rituelles
apportent une certaine variété mais ne retirent nullement l’aspect fictionnel du rituel.
L’individu, au coeur de l’observation anthropologique
Albert Piette s’est attaché à analyser la religion d’un point de vue anthropologique. Selon lui,
le religieux constitue un laboratoire privilégié pour dire ce qu’est l’anthropologie. Selon la
définition du dictionnaire, la présence se définit comme le fait d’être dans un lieu. C’est donc
un « volume » d’être, une unité, un individu pris dans une situation. Dit autrement, il est
question d’une unité empirique en train d’exister, qui est en provenance et qui va continuer.
C’est ainsi que le chercheur décrit l’anthropologie. Il s’agit de considérer l’individu au-delà de
l’action et de l’expérience. La phénoménologie s’intéresse à l’expérience, la sociologie à
l’activité. L’être humain est plus que cela. Albert Piette défend la nécessité de demeurer étonné
face à la présence, la singularité, une logique qui n’est ni sociale ni culturelle. En d’autres
termes, le chercheur se fait le défenseur d’une anthropologie « amoureuse ». Albert Piette
regrette que les sciences sociales soient trop collectivistes. Il convient à ses yeux de ne pas
perdre l’individu en cours de route et de le maintenir jusqu’au texte, c’est là à son avis la
spécificité de l’anthropologie. Il s’agit de se réétonner que X existe.
Au plan méthodologique, A. Piette insiste sur la nécessité d’un suivi des individus. Il conseille
de regarder le film réalisé avec la personne que l’on a filmée en lui demandant d’expliciter ses
actes et ses pensées dans les séquences filmées. Il importe de savoir ce que l’acteur filmé pense
lorsqu’il effectue telle ou telle action. A. Piette estime que ce n’est pas l’événement proprement
dit qui compte mais l’individu lui-même pris dans un moment précis.
Le chercheur rappelle que le terme analyse, analuô en grec, signifie délier, séparer. Il n’est donc
pas question d’opérer une synthèse, contrairement à la sociologie. Le chercheur défend ainsi
une anthropologie existentielle. Le temps et la mortalité sont au cœur de la vie des individus.
A. Piette rappelle le propos de Simone Veil qui a écrit : « ce qui compte dans une vie humaine,
c’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante ». Ainsi, ce qui compte aux yeux de
l’anthropologue est de se demander comment l’homme continue à avancer, qu’il soit dans le
bonheur ou dans le malheur. L’anthropologie nécessite une forme d’allégresse : il s’agit de
s’étonner de ce que sont les humains. A distance de toute « culturologie », il importe alors de
tenir jusqu’au bout du texte l’individu en question. A cet égard, A. Piette insiste sur
l’importance des « restes » : l’individu donne raison chaque moment à une lecture
philosophique ou sociologique différente. A un moment donné, il peut s’agir de Sartre, à un
autre Goffman, mais jamais totalement. Et ce sont ces « restes » auxquels il importe de prêter
son
attention.
A cet égard, l’anthropologue considère que les sciences sociales favorisent la déperdition des
données. Au contraire, l’anthropologie doit considérer la densité et la complexité des êtres, et
pour ce faire, reprendre et s’intéresser pleinement à ces « restes ».
Pour une anthropologie existentiale
Lorsque l’homme invente l’invérifiable et qu’il y donne un assentiment, il croit. Cet événement
majeur a changé la vie humaine, aux yeux de l’anthropologue. Ce dernier considère plusieurs
phases dans ce développement. La première phase se rapporte à la capacité des humains à
accumuler des objets sans même les utiliser, contrairement au primate non humain. L’humain
s’entoure de choses qui ne servent à rien. On écoute un conférencier s’exprimer, et dans le
même temps, on pose son regard sur un gobelet posé sur la table. Nous avons la capacité à être
et à être entourés de choses. La seconde caractéristique définie par l’anthropologue réside dans
la capacité des hommes à se sentir conscient, exister, singulier ; c’est un aspect que
l’anthropologue qualifie d’extraordinaire. Il rappelle à cet égard que les biologistes qualifient
les humains d’êtres extrêmes. L’individuation extrême s’oppose aux sciences sociales. Faire
des sciences sociales constitue de fait pour Albert Piette, une erreur d’espèce. C’est là que
l’anthropologie prend tout son sens et son intérêt (alors que les autres sciences sociales sont
utiles pour expliciter la société et la politique). Le chercheur distingue quatre éléments
importants caractéristiques du sapiens. En premier lieu, l’homme est un continuant. Il importe
de décrire cette continuité. Le second point concerne l’homme en train de se reposer et de se
poser, c’est l’homme posant. Un conférencier développe son exposé, tout en se reposant sur
d’autres choses, comme des notes, mêlant activité et passivité. A. Piette rappelle que Bourdieu
a beaucoup insisté sur la passivité. Il existe une forme de parcimonie cognitive, autrement dit,
de routine. Il est aussi possible d’effectuer des activités en se concentrant, en réfléchissant. La
docilité ou l’acceptation est un facteur important. Il n’est pas aisé de changer. Lors d’une
conférence, il est plus facile d’assister à l’exposé, d’être passif, ou, pour le conférencier, de se
reposer sur des références, des notes, etc. La troisième caractéristique du sapiens définie par A.
Piette est la fluidité, c’est à dire l’acceptation de l’impureté d’une situation. S’opposant à une
posture rigide, il s’agit d’accepter ce qui est. La distraction joue aussi un rôle important. Je
demeure ici et en même temps, je me laisse distraire. L’homme minimalisant, qui amortit les
choses produit un effort minimal pour effectuer une activité donnée. Une telle posture désigne
un comportement minimal d’insertion : en d’autres mots, il s’agit de faire le minimum pour
s’insérer dans une situation. Cela amène à considérer un autre minimum, le minimum des
appuis. Il en faut peu pour continuer. Albert Piette se dit fasciné par la force avec laquelle
l’homme continue, malgré l’effondrement de ses appuis. La 4e caractéristique arrêtée par
l’anthropologue a trait à l’irréductible singularité de l’acteur. Albert Piette a consacré à cet
égard un ouvrage ( Contre le relationnisme, Lettre aux anthropologues, Le Bord de l’eau, Coll.
« Perspectives anthropologiques, 2014). A son avis, les sciences sociales sont presque destinées
à établir des relations. Or, le chercheur défend l’idée d’existences séparées et d’individus
singuliers qui ne sauraient se réduire à leur somme de relations. Un individu est plus que la
somme de ses trajectoires, et il demeure plus qu’interactionnellement pertinent.
Ainsi, le chercheur développe l’idée d’exo-action. L’individu est un halo singulier. Chacun
individu dégage des rets à partir de son halo. Cela ne signifie pas que ces rets ne se touchent
pas ou qu’ils n’entretiennent pas de liens. Selon Albert Piette, il convient de se défier du terme
interaction qui est à ses yeux une notion trompeuse. Inter signifie qu’il y a action entre X et Y.
Or, le chercheur considère qu’il existe une incomplétude indépassable, rendant la possibilité
d’une interaction illusoire. A. Piette convoque à cet égard les travaux de Donald Winnicott sur
les enfants, lesquels attestent que dans toute communication, il y a une non-communication, et
que les enfants demeurent dans une grande solitude. C’est une solitude irréductible. Aussi, le
chercheur préfère parler d’exo-actions plutôt que d’interactions. L’anthropologue défend ainsi
une
éthique
hoministe
fondée
sur
le
respect
de
la
singularité.
En d’autres termes, Albert Piette considère que l’anthropologie décrit des solitudes. L’existence
est privée par définition, affirme le chercheur qui rappelle le propos de Martha Nussbaum qui
affirmait: « nous sommes chacun un ». L’homme se situe ainsi à plein dans cet émiettement.
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