Définir le croire
Quelle place tient le croire dans une telle configuration ? Le chercheur suppose que les sapiens
se singularisent du point de vue du croire. Si nous regardons un film d’horreur ou lisons une
bande dessinée de Tintin, nous savons qu’il s’agit là de personnages de fiction. Mais tous les
croyants diront : « Dieu existe », même s’ils n’ont pas participé à un rituel. En quoi consiste ce
croire ? C’est le caractère ponctuel et éphémère du croire qui intéresse le chercheur. Le fait
d’affirmer qu’un mort vit est un énoncé contradictoire, qui défie la logique. Les énoncés
religieux sont contre-intuitifs et génèrent des interprétations mystérieuses, non closes. Cela a
été déjà amplement démontré par les anthropologues cognitivistes. Il ne s’agit pas là d’idées
fortes mais floues, hésitantes, oscillantes. Comment aller plus loin dans la description ? Même
si le chercheur est impliqué dans une observation participante, il ne lui est pas possible de penser
à la place d’un autre, aussi lui faut-il recourir à d’autres outils de recherche. Albert Piette a
connu une période où il a cru en Dieu, après la mort de son père. Il a soigneusement consigné
ses impressions d’alors, se décrivant « en train de croire ». L’anthropologue a recouru au stock
d’énoncés qu’il tenait de son enfance. Il décrit ses pensées d’alors comme quelque chose de
diffus, de moments brefs suscitant un assentiment lui aussi flou, furtif. Il était alors loin
d’acquiescer totalement, comme si son désir de croire se heurtait à la probabilité difficile de la
résurrection. Chaque soir, il écrivait des moments passés avec son père en détail, comme un
rituel. Le chercheur a classé différents moments par lesquels un individu donne un sens à une
divinité. Le premier niveau du croire consiste par exemple à dire une prière, c’est l’individu «
en train de croire ». Le second moment désigne le sentiment d’une présence intime du divin.
Le 3e niveau est celui de la vision directe, telle qu’une apparition de la Vierge. L’individu croit
en la présence effective de l’être surnaturel. Le 4e cas de figure s’illustre dans un lien à une
émotion. Par exemple, je peux craindre de subir les conséquences d’une mauvaise action. Le
5e moment désigne des gestes en lien avec ce croire, comme le fait de glisser quelque chose
dans un cercueil. Enfin, le 6e et dernier niveau arrêté par le chercheur consiste en une connexion
mentale positive. Il s’agit d’avoir une représentation mentale d’un Dieu vivant. C’est le moment
où l’on se donne son assentiment. L’anthropologue se souvient avoir demandé à une amie si
elle pensait que son père décédé serait informé du fait qu’il avait changé d’université. L’amie
lui répondit que cela était possible, sans donner de réponse catégorique. Dans une telle
séquence, explique A. Piette, l’individu ne donne pas son assentiment entier à tout moment ; il
existe ainsi des modulations, des basculements possibles, variables entre 100% à 0%.
L’anthropologue met en évidence une autre catégorie : la léthargie, qu’il définit comme la
capacité de ne pas penser jusqu’au fond des choses, une manière d’intériorisation minimale.
Une autre façon de « basculer » consisterait à devenir critique, exercer une forme d’ironie sur
soi-même.
Une autre posture consiste à intellectualiser, dogmatiser l’affaire, se poser en théologien.
L’anthropologue introduit alors l’idée de réverbération : selon leur intensité, ces moments vécus
auront des effets dans le quotidien de l’individu. Par exemple, il pourra donner de l’argent à un
clochard en sortant de la messe. Un individu décide d’emprunter une route parce qu’il croit
qu’elle est praticable. En matière de croire religieux, rappelle l’anthropologue, c’est le contraire
qui est : je crois parce que c’est incroyable. Le croire implique ainsi des oscillations. Je crois
pendant un temps donné, je crois moins à un autre ; des variations d’intensités sont à l’œuvre.
On constate en outre une co-existence d’émotions, entre indifférence, doute, critique et
assentiment. Lors de ses travaux dans une paroisse, le chercheur a demandé à ses interlocuteurs
de lui parler de la résurrection. Il a mis en évidence une forme de réserve fondamentale, de
restriction mentale, dans la mesure où les personnes interrogées ne maintenaient pas longtemps
une posture littéraliste. Or, Jésus n’est pas une métaphore ; les énoncés faisant référence au
Christ ne peuvent être tenus pour faux mais ils ne peuvent davantage être considérés