parviennent jamais à conclure cette seconde épreuve qu'est la thèse, certains n'arrivent même jamais à en
écrire la première page. Pour ceux qui ont heureusement dépassé l'obstacle, et dont l'esprit s'est ouvert à
une autre rationalité, donc potentiellement à toute autre rationalité, il sera ultérieurement plus facile de
sortir du face-à-face avec l’«objet» initial, de s'attacher à le comparer à d'autres, à chercher des invariants,
et d'interroger l'essence du phénomène culturel dont ils sont porteurs à l'instar de toute société humaine,
comme de tout être humain, c'est-à-dire aborder la question première à la fois et ultime de
l'anthropologie.
Le discours une fois émis, soutenu et même publié, l' « objet» se trouve représenté, porté à la
connaissance des savants d'une autre culture - celle de l'anthropologue -, qui peuvent ainsi reconnaître en
lui leur propre différence, mais qu'en est-il du retour de l'image? Les savants de la société étudiée, du
moins ceux d'entre eux qui pourraient lire les livres - et ils sont de plus en plus nombreux -, vont-ils se re-
connaître en eux? Quelle légitimité pourrait avoir une connaissance de l'Autre que l'Autre ne reconnaîtrait
pas comme légitime? Si la légitimité de l’anthropologue, en tant que savant, lui est donnée par ses pairs, et
uniquement par eux, celle de l’adéquation de son discours à la réalité, ou tout au moins de la conformité
de ses représentations aux représentations des personnes concernées, ne peut être jamais être montrée.
Pendant longtemps, la question a été passée sous silence ; il suffisait, pour que la valeur scientifique du
discours soit attestée, que la thèse ait été soutenue, ou que le livre ait acquis le statut d'une référence
obligée, même si tel ou tel aspect de la démonstration pouvait faire l'objet de critiques. Il est remarquable
de noter que la plupart des débats internes à l'anthropologie portent sur la construction des modèles et
des grilles d'analyse, et non sur la véracité des données. Il est admis de manière tacite qu'à partir du
moment où l'anthropologue a « fait du terrain », les informations sur lesquelles il fonde son argumentation
sont fiables, la controverse ne pouvant porter que sur ses interprétations. Or toute mise en lumière
procède d'une mise en ombre. Le discours ne repose que sur les phénomènes observés puis retenus, et ne
dit rien de ceux qui sont écartés. Rien non plus sur ce qui n'a pas été vu ou entendu au moment du
« terrain », ni au moment du « traitement » des données. Fort peu d'anthropologues s'interrogent sur les
effets de cécité ou de surdité que la mémoire produit sur les perceptions comme sur les associations
mentales qu'elles génèrent, ni sur le mécanisme de projection de soi qui opère secrètement dans
l'identification des termes du débat. Dans la mesure où l'expérience est solitaire, et qu'il est prudemment
admis, dans la profession, que le « terrain » de l'un ne saurait être parcouru par un autre, chacun est
maître en son domaine, libre également, au moment de la reconstruction, de retenir tel élément qui va
servir à sa démonstration et de passer sous silence tel autre dont il dispose mais qui l'aurait contredite. Et
cela sans compter tout ce qui est resté hors de la vue, du seul fait de l'orientation des points de vue qui ont
été accordés ou, au contraire, interdits.
Pourtant l'écriture engage, et sur l'anthropologue-écrivain pèse le poids d'une triple promesse: promesse
faite à lui-même, à sa discipline et à son « objet». Si la publication du discours est un enjeu pour la société
qui a reçu l’ethnologue et accepte de s'investir dans son projet, seule l'écriture lui permet d'honorer son
contrat. Comment pourrait-il justifier -personnellement, scientifiquement et politiquement - l'image de
l'altérité qu'il a façonnée et l'explication qu'il en a donnée, sans examiner les non-dits dont son parcours
est chargé? Qui d'autre que lui pourrait les retrouver, les comprendre et surtout les évaluer s'il était seul
de son engeance sur le terrain et qu'il s'est ensuite physiquement isolé pour se noyer dans une masse
d'informations disparates à trier, hiérarchiser, puis partiellement restituer dans un discours? En quoi
l'éventuel cau-tionnement de ce discours par ses pairs le dispenserait de cette salutaire attitude réflexive?
Même s'il lui est impossible de mesurer l'impact réel de l'indicible de sa démarche sur l’élaboration du
discours, tout chercheur peut se « remettre en question» en revisitant, à travers l'examen attentif de ses
journaux de terrain, les espaces-temps de cette expérience sensible qui sont à l'origine de ses
constructions théoriques. Quelques-uns l'ont fait
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, montrant comment les relations nouées, « là-bas »,
avec les individus qui ont été les médiateurs d'une importante partie de leur savoir, sont bien une clé
majeure de la posture épistémologique, le complément nécessaire d'un savoir issu d'une rencontre et d'un
parcours « initiatique » solitaire. Restituer à soi-même d'abord, puis éventuellement à d'autres, cette
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Cf. Leiris, 1934; Lévi-Strauss, 1955 ; Balandier, 1957; Duvignaud, 1968; Favret-Saada, 1981; Rabinow, 1988 [1977J, etc.