comptes rendus

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COMPTES RENDUS
Jacques Guillermaz, Une vie pour la Chine. Mémoires, 1937-1989.Paris,
Robert Laffont, 1989. 452 pages
Voilà un ouvrage plein de charme, doué de qualités uniques, et propre à
intéresser plusieurs types de lecteurs.
Sorti de Saint-Cyr en 1932, arrivé à Pékin en 1937 comme étudiant
en langues et attaché militaire adjoint, le général Guillermaz aura passé
en tout une quinzaine d'années directement au contact de la Chine et de
ses habitants ;il peut. à ce titre, se prévaloir d'une expérience incomparable
de résident et de voyageur, tant avant qu'après l'arrivée des communistes au pouvoir.
Son installation dans l'ancienne capitale en compagnie de sa femme
et de sa fille intervient juste à temps pour le faire assister aux débuts de
l'invasion japonaise, en juillet 1937. En l'absence d'attaché militaire en
titre, Guillermaz est pratiquement seul à rendre compte de la guerre depuis
le milieu de 1938jusqu'à son transfert à Chongqing en 1941. Il passe deux
ans à Chongqing avant de rejoindre la France libre à Alger et de participer
à la reconquête du midi de la France à la tête d'une compagnie et d'un
bataillon. C'est au cours de ces opérations qu'il reprend son village natal,
où sa mère, sans nouvelles de lui depuis des années, avait eu la prémonition de son retour.
Ce spécialisteaux compétencesdémontréesdans les fonctions d'attaché
militaire ne devait bien entendu pas tarder à être renvoyé en Chine. Il va
Comptes rendus
y observer cinq années durant les progrès communistes dans la guerre civile.
Il réside environ un an et demi à Nankin après 1949, ce qui lui donne
l'occasion de vivre la prise en main d'une grande ville par le nouveau
pouvoir. Après six mois passés à Hong Kong en 1951, il est stationné à
Bangkok pour quatre ans (1952-1956), d'où il peut suivre de près la deroute
progressive des Français en Indochine. Il est présent à la conférence de
Genève en 1954, dont les participants tentent de résoudre la qucstion
vietnamienne, et on le retrouve plus tard dans les réunions de l'organisation
du Traité de l'Asie du Sud-Est (OTASE) et dans les négociations de 19611962 sur le Laos.
Ainsi donc, après avoir été le témoin immédiat des bouleversements
en Chine pendant les années où l'armée française connaissait la défaite en
Europe avant de se reconstituer et de rentrer en scène sous l'égide du
mouvement gaulliste, Jacques Guillermaz aura été le témoin quasi immédiat
du retrait de cette même armée en Indochine. Au moment de la reconnaissance diplomatique de la Chine par de Gaulle, il peut se vanter d'avoir tenu
pour ses supérieurs hiérarchiques la chronique de la montée et de la chute
des empires dans la plus grande partie de l'Asie orientale. À cette longue
expérience va s'ajouter un séjour de deux ans à Pékin (1964- 1966),auquel
les premiers épisodes de la Révolution culturelle coupent court. On ne
s'avancera guère en affirmant qu'aucun autre citoyen d'une nation occidentale n'a autant vu et Ctudié de l'histoire de la Chine pendant les trente
années qui s'étendent de 1937 à 1967.
Ce parcours que j'ai évoqué en le comprimant beaucoup est la plus
belle référence de celui qui a aussi été un grand historien de la révolution
chinoise. Au milieu de toutes ces activités le général Guillermaz trouve
en effet le temps de passer, en 1957, son diplôme de chinois à l'École des
Langues Orientales ; dès 1968 il publie son Histoire du Parti communiste
chinois, 1921-1949, qui connaîtra une seconde édition en deux volumes
en 1975; et en 1972 paraît Le Parti communiste chinois au pouvoir, 19491972, dont la seconde édition, également en deux volumes, est de 1979.
En dépit des travaux qui ont depuis modifié ou complété certaines parties
de son récit, le K Guillermaz demeure un ouvrage fondamentalsur le sujet.
L'un des grands intérêts d'Une vie pour la Chine réside dans les brefs
croquis donnés par l'auteur des innombrables personnalités qu'un attaché
Comptes rendus
militaire était amené à rencontrer, et, plus encore, dans les descriptionsfrappantes et concises des multiples endroits où il est passé, ne fût-ce qu'une
seule fois, au cours d'une carrière incroyablement active. Voilà un des
meilleurs livres de voyage que je connaisse sur la Chine, à commencer par
le vieux Pékin.
Il se trouve que la partie orientale de Pékin où la famille Guillermaz
s'icptalle dans une maison chinoise en 1937 est aussi le quartier où mon
épouse Wilma et moi-même avions passé trois ans et demi jusqu'à la fin
de 1935. La maison n'était apparemment pas la même, mais la description
pourrait exactement s'y appliquer. Elle se trouvait, dit Guillermaz,
dans un hutung de la ville de l'Est, entre l'avenue de Hatamen et la muraille,
au bout de la rue du Wai Kiao Pu. Ses tuiles colorées. sa véranda aux colonnes
laquées dc rouge, ses deux petits jardins aux allées de briques, saporte vermillon
aux larges disques de cuivre, nous enchantèrent tous trois. .. (p. 23)
comme notre maison nous avait nous-mêmes enchantés.
Le général Guillermaz, comme l'auteur de ces lignes, appartient à cette
génération sinophile qui a rencontré la Chine à l'époque où les traités
protégeaient encore les étrangers et où les seigneursde la guerre continuaient
de dominer l'arrihe-pays. Les cinquante ans qui se sont écoulés depuis ont
apporté aux Chinois,jusqu'ik satiété, l'invasion étrangère et la guerre civile,
sans parler de la croissance et des changements prodigieux apportés par
le nouveau régime et ponctués par les erreurs monumentales des chefs
révolutionnaires. Je remarque que, lorsqu'il voyageait, Guillemaz était
accueilli et hébergé par les missionnaires catholiques, tout comme nous
l'avions été par les missionnairesprotestants. Jusqu'ik un certain point, nous
étions nous-mêmes des << missionnaires civils B.Avant son arrivée en Chine,
Guillermaz avait servi trois ans à Madagascar, une de ces colonies qu'il
appelle << nos terres promises >> et dont il dit :
Nous y trouvions de grands espaces, des peuples neufs à aider, des tâches qui
nous grandissaient et nous justifiaient dans notre mission tutélaire. t d i que
l'isolement, la vie de brousse, les dangers même. autorisaient nos initiatives,
avivaient notre sens des responsabilités. (p. 16)
- Comptes
rendus
Dans lecas présent, comme on sait, le sentimentaméricain d'être responsable
envers un peuple que les États-unis avaient aidé conduisit à notre refus
de nous résigner à la << perte 2 de la Chine, thème dont les républicains
surent user avec succès dans le jeu politique intérieur, d'autant mieux que
la Chine s'avérait efféctivement a perdue » sans rémission.
Deux choses m'ont particulièrementfrappé dans Une vie pour la Chine.
D'abord, une sensibilitéesthétiqueethistoriquequiconduitl'auteur àpartout
visiter monuments et musées, révélant un intérêt intellectuel et artistique
qui n'est pas si répandu parmi les attachés militaires très occupés. Et ensuite,
une extrême sensibilitéaux souffrances du peuple chinois révélées à chaque
moment par le cours des événements. Guillermaz manifeste l'objectivité
et le réalisme d'un observateur averti et perd rarement son temps à dénoncer
le communisme en tant que système abstrait. C'est pour les victimes de
la guerre et des bouleversements révolutionnaires qu'il exprime à maintes
reprises sa sympathie. Je n'ai trouvé qu'un endroit où il me semble se faire
indubitablement sentimental, et peut-être est-ce en partie dû à son pouvoir
de description. Durant l'un des tours arrangés par la République populaire
pour le personnel diplomatique de Pékin, il visite à Wuhan un énorme
abattoir où l'on tue les porcs destinés à l'exportation :
Hallucinant spectacle. En quelques minutes et par centaines, les pauvres bêtes
sont poussées en avant malgré leurs cris perçants, électrocutées,suspendues par
les pieds. égorgées dans un flot de sang, vidées de leurs entrailles. et leurs
quartiers, raidis de gel, pendent en un instant en longues rangées dans les salles
figonfiques. Le personnage le plus terrible de ce sacrifice est un petit homme
maigre qui se tient dans une fosse au milieu du troupeau grognant et gémissant,
ses électrodes dans une main, cherchant des yeux la bête à laquelle il va appliquer
le courant derrière les oreilles. Apeurées, toutes tournent autour de lui qui,
indifférent et sans haine. accomplit des centaines de fois par jour le geste mortel
tandis que. sans cesse, d'autres victimes, poussées par leurs gardiens, << tsou !
tsou ! ». montent vers leur misérable fin. (pp. 322-323)
Ce n'étaient après tout que des cochons comme ceux que nous
consommons une fois abattus et préparés. Je me souviens que l'abattoir
de Sioux Falls, il y a soixante-dix ans, ne pratiquait pas l'électrocution,
mais qu'on y hissait les bêtes agoniser en poussant ces mêmes hurlements
Comptes rendus
qu'on pouvait entendre à l'aube à Pékin dans les annécs trente. La description de Guillermaz n'aaucune intention ironique ;elle s'insère au milieu
de paragraphes consacrés au sort des intellectuels et des Chinois ordinaires
à la veille de la Révolution culturelie. La souffrancedes animaux est rendue
de façon plus concrète et visuelle, mais elle n'est pas si différente de ce
qu'enduraient les hommes et les femmes dans leurs pensées et leurs sentiments.
À considérer la défaite humiliante subie par la France au début de la
seconde guerre mondiale et la perte de son statut de grande puissance en
Asie orientale,noue Saint-cyrien et attaché militaire reste remarquablement
impartial et objectif lorsqu'il évoque l'effort de guerre passablement irréfléchi des Américains en Chine. Il était facile, dès l'époque, de se désoler
du fossé intellectuel entre les fonctionnaires des Affaires étrangères
américaines placés aux premières loges pour observer les événements de
Chine et l'égocentrisme obtus de l'émissaire de Roosevelt, l'ambassadeur
Patrick J. Hurley. Pourtant, Guillermaz se garde de sauter dans le train des
innombrables critiques. américains et autres, qui ont censuré tant d'aspects
de l'intervention militaire américaine en Chine -la rivalité entre les chefs
de l'infanterie et ceux de l'aviation, celle entre la marine et tout le reste,
l'incapacité «cuiturelie» à se passer des fournituresde l'intendance militaire
américaine, le mépris bien informé du général Joseph Stilwell pour le corps
des officiers chinois et sa sympathie pour les malheureuses recrues... Il va
de soi que l'auteur aurait pu nous en dire beaucoup plus sur l'indifférence
et l'inexpérience des Américains en matière de lutte pour le pouvoir et de
jeu politique.
En deux endroits, pourtant, le général Guillermaz, s'appuyant probablement sur ses notes, exprime des critiques à l'encontre de la stratégie
américaine qui étaient courantes à l'époque mais dont l'histoire a démenti,
je crois, la validité.
Il s'agit d'abord de l'idée de « gouvernement de coalition » -le slogan
et l'objectif proclamé des négociations de 1946-à laquelle communistes,
nationalistes et Américains affectaient semblablement de souscrire pour
répondre aux aspirations du peuple chinois à la paix. Pour l'auteur, les
Américains étaient au plus haut point irréalistes en attendant des communistes et des nationalistes qu'ils partageassent effectivement le pouvoir au
-- Comptes rendus
sein d'un gouvernement de coalition, comme essayait de les y encourager le général Marshall, l'envoyé du présidcnt Truman, pendant l'hiver cl
au début du printemps 1946. Guillermaz qualifie Marshall de « grand soldat
mais médiocre politique » (p. 155), et il est hors de doute que, vu sous
l'angle de l'histoire chinoise, les Américains se laissaient bercer d'illusions
libérales.
Il n'en importe pas moins de noter que, politiquement, Truman et
Marshall ne se situaient pas à proprement parler entre nationalistes et
communistes en Chine, mais bien plutôt entre républicains et démocrates
aux USA ; entre la perception populaire américaine des maux infligés par
le communisme à la Chine et la lucidité des services spéciaux concernant
I'inévitabilité d'une défaite nationaliste. Le gouvernement américain ne
pouvait s'offrir le luxe d'une politique d'abandon des nationalistes;en même
temps, il eût été inconscient de se précipiter corps et biens à leurs côtés
pour perdre avec eux une guerre civile promettant d'être au bas mot dix
fois aussi difficile et désastreuse que devait l'être l'engagement américain
au Vietnam une douzaine d'années plus tard. Autrement dit, ce me semble,
le jeu de Washington ne pouvait qu'être le suivant : produire un effort
américain pour soutenir le bon côté, dans les deux sens du terme. sans pour
autant se retrouver piégé dans un super-super-Vietnam. Le gouvernement
de coalition s'avérait donc une fiction utile aux trois parties,et par la suite
le général Marshall, devenu secrétaire d'État, réussit à maintenir les ÉtatsUnis à l'abri d'une intervention dans la guerre civile chinoise. Je crois que,
loin de se faire des illusions sur la nature irréconciliable du conflit, l'administration Truman avait eu tout loisir de se convaincre, sur la base des
renseignementsaccumulés par un réseau très étendu de consulats, d'équipes
de conseillers militaires, de missionnaires, etc., de ce que la cause nationaliste était essentiellement désespérée.
Second point de désaccord :le général Guillermaz laisse entendre qu'en
1945 les Américains auraient empêché Chiang Kai-shek de prendre
immédiatement i'offensive pour rétablir son contrôle sur la Chine centrale ;
et il suggè.re à ce point (p. 156) que, comme à l'époque des seigneurs de
la guerre, la Chine de la fin des années quarante aurait pu être divisCe en
deux à l'instar de l'Allemagne, de la Corée et plus tard du Vielnarn, le
gouvernement nationaliste abandonnant aux communistes les provinces
Comptes rendus
situées au nord du Yangzi. Dans ce scénario, la Sixième Flotte américaine
aurait certainement empêché les communistes de franchir le Yangzi, un peu
comme la flotte des Song avait su contenir les Mongols pendant les décennies
médianes du xmc siècle. Mais, sans même se demander si les guerres qui
ont ravagé la Corée et le Vietnam divisés, et plus tard la confrontation
nucléaire entre les super-puissances autour d'une Allemagne elle aussi
divisée, ont constitué un quelconque << succès », un tel partage de la Chine
aurait supposé que l'on pût empêcher les communistes d'infiltrer en totalité
le Sud et d'y organiser une guérilla de résistance. En même temps, l'intervention américaine aurait été prétexte à une mobilisation de tous les
Chinois contre une Amérique perçue comme le successeur de l'envahisseur
japonais. En bref, les vues exprimées ici par le général Guillermaz n'ont
été à l'époque qu'une passade dans le milieu des géo-stratèges et des
spécialistes de la logistique et de la puissance de feu ;mais, politiquement,
elles étaient de peu de substance.
Les trois paragraphes que l'on vient de lire portent sur un texte plus
court encore, ce qui est assurkment peu dans un livre gros de 450 pages !
11 m'a simplement semblé que le recenseur se doit d'exprimer des réserves
là où il le peut, ne serait-ce que pour prouver sa sincérité...
Pour revenir à un plan plus personnel, l'auteur nous parle de sa
séparation d'avec sa première femme en 1943 :elle avait alors préféré rester
à Hanoï, du côté du régime de Vichy. En décembre 1949. à Pékin, Jacques
Guillermaz épouse Mlle Hu P'ing-ch'ing. La jeune femme a été formée
dans les disciplines chinoises classiques et en anglais. Sa famille a compté
des fonctionnaires impériaux, et on y trouve des dignitaires du régime
nationaliste, notamment des généraux ; l'une de ses sœurs réside déjà à
Taiwan. Elle a été journaliste et a travaillé comme traductrice pour le
ministère des Affaires étrangères. À ces divers titres,elle risque le jour venu
d'être une victime désignée du mouvement révolutionnaire. Son mari
approfondira en sa compagnie son intérêt pour la poésie chinoise et, plus
tard, Paris, l'aidera à publier deux volumes de traductions (Pairicia
Guillermaz, La poésie chinoise, anthologie des origines d nos jours, 1957,
et La poésie chinoise contemporaine, 1962). Mais. de retour en France, elle
glisse dans une longue dépression dont elle n'arrive à se protéger qu'en
se réfugiant dans l'univers de la littérature chinoise. Les exigences de la
Comptes rendus
vie occidentale semblcnt l'avoir maintenue dans un état de choc culturel
permanent, et en fin de compte elle recherchera un poste d'enseignement
à Taiwan pourpouvoir seconsacrerentièrementà ses études. Ce dénouement
est, on l'imagine, source de tristesse pour l'auteur. Un an et demi après
le départ de son épouse pour Taiwan, il l'y retrouve entièrement absorbée
par son enseignementet par ses travaux de traduction, incapabled'envisager
un quelconque retour à Paris. Encore une année et demie, et Guillermaz
épouse à Pékin la charmante et talentueuse Kirsti Ritopeura, attachée
d'administration à l'ambassade de Finlande. Ils fêtent leurs noces en dansant
sur le toit du vieux bâtiment de l'Hôtel de Pékin, comme les impérialistes
du temps passé !
Expert reconnu dans le domaine militaire et diplomatique, doué de
surcroît d'une vaste culture, le général Guillermaz avait depuis longtemps
essayé d'obtenir que les études sur la Chine contemporainebénéficient du
même soutien institutionnel que la sinologie classique, plus prestigieuse.
Ainsi aurait-il souhaité que les jeunes officiers pussent recevoir une formation à la langue et à la culture chinoises. Mais ses efforts n'avaient
rencontré que des obstacles :querelles territorialesentre bureaucraties,refus
de se rendre à la nécessité d'agir, rivalités personnelles et institutionnelles,
manque de moyens - tout cela aboutissant à un état de léthargie tout à
fait préjudiciable. Le bref chapitre intitulé Misères de la sinologie française >> démit une situation dont les collègues étrangers de l'auteur étaient
conscients, mais dont nul ne pouvait rendre compte avec plus de compétence
que lui.
Ayant quitté le service actif, le général Guillermaz va devenir un
universitaire dont l'enseignement et l'administration seront tout entiers
consacrésau domainecontemporain. Le résultat est la création d'un «Centre
de recherche et de documentation D toujours en activité. C'est sur ce terreau
qu'a pu se développer une nouvelle branche de la sinologie française dont
l'existence même rend hommage à cet homme exceptionnel par l'ampleur
de sa vision, par la qualité de ses compétences et par sa fidélité à sa patrie.
John K. Fairbank
Comptes rendus
Dominique Liabeuf et Jorge Svartzman (éds.), L'œil du consul. Auguste
François en Chine (1896-1904). Paris, Chênemusée Guimet, 1989. 215
pages, 163 photographies
Dans la photothèque du musée Guimet a été retrouvée une caisse contenant
des plaques de verre sur la Chine cn 1903, soigneusement rangées et
légendées. mais sans nom d'auteur. C'est grâce à un bout de carton jauni
que les éditeurs du présent recueil ont pu non seulement retrouver le nom
du photographe, Auguste François, mais aussi son joumal et sa correspondance, conservés par sa famille.
La premihre partie de l'ouvrage retrace la carrière d'Auguste François,
né à Lunéville, en Lorraine, le 20 août 1857. Entré dans la diplomatie,
François occupe plusieurs postes en Extrême-Orient.Premier résident àSonTay en 1886, il doit réduire les dernières bandes de Pavillons Noirs, ces
pirates vietnamiens qui s'étaient iilustrés dans la guerre franco-chinoise de
1884-1885. En décembre 1895, il est nommé Consul de France à Longtheou (Longzhou), où il a pour mission de préparer la construction du futur
chemin de fer du Tonkin au Yunnan et de négocier avec les autorités
chinoises les affaires de la frontière indochinoise. À la fin de l'année 1899
il est nommé consul honoraire à Yunnanfou (Kunming) afin de mener les
négociationspour l'ouverture du chemin de fer. Sa mission achevée, il rentre
définitivement en France en 1904. Entre temps, il a voyagé à travers le
sud de la Chine, pris de nombreuses photographies, rédigé un journal et
envoyé force lettres à ses amis.
Les éditeurs de L'œil du consul ont sélectionné un certain nombre des
clichés légendés par Auguste François et, dans la dernière partie de I'ouvrage, intitulée Souvenirs d'Indochine et de Chine », présenté des extraits
du joumal et de la correspondance.
Les réflexions suivantes, rédigées à Yunnanfou, ne sauraient mieux
résumer l'attitude du consul face à ce qu'il a pu observer et photographier :
Je m'emplis les yeux de scènes et de décors étrangers, et puis j'ai cette chance
de vivre dans une ville non ouverte. non encore contaminée par l'Europe
autrement que par ce que j'en apporte et que par conséquent, je ne vois pas ;
je suis un spectateur de l'existence chinoise dans ce qu'elle peut avoir de plus
parfait. Je tâche d'y pénétrer un peu et de recueilli quelques idées. Je crois
Comptes rendus
qu'il n'y aura pas eu d'empire ayant duré aussi longtemps et demeurant moins
connu. Je ne vois aucune publication qui me satisfasse pour représenter ce pays
sous son véritable jour ... Tous ceux qui ont écrit, même après avoir résidé
longtemps dans les villes ouvertes, n'ont rien pénétré de ce monde. (p. 209)
Témoin privilégié d'un monde qui disparaît, Auguste François a laissé des
documents photographiques irremplaçables : vues de Kunming entourée
de ses remparts, scènes de marché et de rue où se mêlent gens du commun,
mandarins, mendiants et condamnés, soldats à l'exercice, mais aussi
paysages des alentours de Kunming, routes, vues du Yangzi, etc.
François se montre plein de verve et de hargne lorsqu'il parle de ses
concitoyens. Ainsi la « mission » Paul Bert sur le paquebot Melbourne :
On eût dit une troupe d'acrobates faméliques exportés et voyageant avec billets
de faveur en première classe. Ils prirent possession du bateau entier, écrasant,
brimant les passagerspayants. en grandnombreétrangers, surtout des Hollandais
pacifiques... qui débarquant à Singapour jurèrent de ne jamais remonter sur
pareille galère. et de reporter leur clientèle à la marine anglaise.
Ou la société coloniale de Saigon :
Une soci6téen toc dans laquelle des plumitifs de l'ordre le plus modeste tiennent
un rang marquant ;où des commis comptables ou gabelous tiennent un état
de maison, possèdent une victoria avec des saïs à leurs couleurs... Cette
population ne peut exister qu'à Saigon et rien n'existe plus pour elle que Saigon.
Ces gens-là ne connaissent pas l'intérieur de la colonie et ne se soucient même
pas de le connaître.
Paradoxalement, le consul chargé de négocier l'implantation d'un chemin
de fer et depréparer la pénétration françaiseen Chine est hostile3ces projets :
Ii n'est pas possible de se moquer plus agréablement du monde, en soutirant
au bon contribuable 100millions pour la constmction d'une pareille voie fenée.
C'est ça la pénbtration de la France au-dehors ! (p. 134)
Son témoignage sur la vie en C h i e nous vaut des portraits et des
descriptions pleins de charme : ainsi le dernier examen de la licence dont
il fut le témoin à Yunnanfou,ou leportrait du maréchal Sou, son interlocuteur
au Guangxi, qui comme lui devait se débattre entre des mots d'ordre
Comptes rendus
contradictoires et avec de faibles moyens. Mais il nous vaut aussi des
descriptions pathétiques, comme celle de ces jeunes missionnaires envoyés
au fin fond de la Chine, dans des régions inhospitalières même pour les
autochtones, et qui ne peuvent que finir en martyrs, ou celle de ce couple
de Français apeurés réfugiés dans une pagode sous la double menace des
pirates et des soldats de leur employeur le maréchal Sou... Et ce sont
l'humour et la dérision qui l'emportent dans le portrait du père Bailly, un
missionnaire qui se contentait de paresser au soleil sans s'occuper de
convertir les païens et qui pour cette raison ne causait de souci à personne,
et surtout pas au consul... Ces témoignages nous renseignent autant sur ce
qui est observé que sur l'observateur lui-même, qui fait preuve d'une
ouverture d'esprit remarquable pour l'époque.
On ne peut demander à ce recueil d'être plus que ce qu'il prétend être :
une collection de photographies, en elles-mêmes autant de documents
historiques précieux, agrémentée de quelques textes de la main du photographe. Ces textesontpour seul défautd'être trop brefs, mais suffisamment
parlants pour nous donner envie d'en lire plus. La publication intégrale du
journal d'Auguste François est annoncée pour le mois de septembre 1990,
mais quelle maison d'édition osera s'engager dans la publication exhaustive
des récits des voyageurs, diplomates et autres commerçants français ayant
abordé la Chine au wc" et au début du & siècle, à l'image de ce qu'ont
fait les éditions Yuelu du Hunan pour les écrits des voyageurs chinois en
Occident avant 1911 ?
Christine Nguyen
Jacqueline Thévenet, Le lama d'occident. Évariste Huc,de la France en
Tartarie et du Tibet en Chine, 1813-1860.Paris, Seghers, 1989.305 pages,
illus. (Coll. « Étonnants voyageurs »)
Les premières pages de cette biogmphie du P. Huc paraissent nous convier
à de l'histoire missionnaire fort plaisante : études au petit séminaire de
Toulouse. naissance d'une vocation religieuse en réponse à un vœu secret
de la mère, séjour au grand séminaire lazariste de la rue de Sèvres, voyage
en diligence puis, en 1839, sur un trois-mâts à destination de Macao. Les
Comptes rend us
activitésdans la mission de Mongolie chinoise et, en 1844-1846, le voyage
aventureux à Lhasa en compagnie du P. Joseph Gabet, se présentent ensuilc
sous la forme d'un « digest » des fameux Souvenirs d'un voyage h n s la
Tartarie et le Thiber de 1851 (selon l'édition commentée qu'en a donnée
à Pékin en 1924 le P. Planchet, cm, M i t é e en deux volumes, AstrolabePeuples du Monde, 1987). Voilà un honnête ouvragede vulgarisation, propre
à instruire tout en distrayant.
Mais Mme Thévenet, qui a conduit ses recherches dans les archives de
la famille Huc, de la Congrégation des Missions (ou Lazaristes), du musée
de la Marine, et en divers autres lieux, semble viser plus haut. Il est toujours
difficile pour le recenseur de juger à l'aune de l'exactitude scientifique ce
qui pourrait n'être qu'aimable récit. Bien qu'auteur d'une petite histoire
mongole (Les Mongols de Gengis-khan et d'aujourd'hui, Paris,Armand
Colin, Civilisations », 1986,224p.), MmeThévenetn'est pas orientaliste ;
elle n'est donc pas en mesure de restituter, ni de commenter, les termes
et noms mongols et tibétains dont Huc est prodigue (ainsi, les « Katchi »
qu'elle cite pp. 162 et 165 sont des musulmans cachemiriens installés à
Lhasa), ni de comprendre les institutions locales (il faudrait par exemple
expliquer, p. 95, que les « Vierges » sont des religieuses chinoises à veux
simples). Son seul effort d'actualisation dans le mode d'expression, une
transcription des mots chinois selon le pinyin, est, somme toute, assez
contestable, car le plus souvent lecteur ne peut de la sorte distinguer ce
qui est authentiquement chinois et tibétain et ce qui est simples approximations chinoises de termes autochtones (ainsi, pp. 105 et 110, Duolun
représente la forme chinoise du mongol Dolôn, « Sept [lacs] B).
Elle n'est pas historienne non plus :les dates et faits historiques ne sont
visiblement pour elle qu'un décor de faible encombrement. Pourtant, point
n'est besoin d'être tibétologue de haute érudition pour consulter les lravaux
fondamentaux et bien connus, quoique non cités dans la bibliographie, de
L. Petech (1 Missionan italiani ne1 Tibet e ne1 Nepal, Rome, 7 vol., 19521956), F. de Filippi (An Account of Tibet. The Travels of lppolito Desideri
of Pistoia SJ., 1712-1727, Londres, 1937), C. Wessels (Early Jesuit
Travellers in Central Asia, 1603-1721, La Haye, 1924). et s'assurer, si l'on
veut comger seulement quatre lignes de la p. 157, que le décret de la S.C.
de la Propagande confmnt le Tibet aux soins des capucins italiens date de
,
Comptes rendus
1703 (et non de 1656) ; que les capucins ont ouvert une première mission
à Lhasa de 1707 à 1711 ; qu'Ippolito Desideri, sj, passé par cette ville en
1676 sur le chemin du Cachemire à Pékin, y missionna à son tour de 1716
à 1721, et qu'il laissa alors la place aux capucins, installés là de 1716 à
1733puis, de nouveau, en 1741jusqu'à la fermeture définitive de la mission
en 1745. Autant qu'on le sache, Odoric de Pordeno~e(celui que Mme
Thévenet nomme Odoric de Frioul, p. 157 encore) n'est, au XIV siècle,
jamais allé jusqu'au Tibet et n'en a parlé que par ouïdire ; l'Autrichien
Johann Grueber, sj, et le belge Albert d'Orville (ou Le Comte), sj, ont gagné
Lhasa en passant en 1661 par Xining, de sorte que les PP. Huc et Gabet
n'étaient pas, fin 1845, les premiers Européens 21 gagner le Tibet par le
nord-est, comme veut nous le faire croire Mme Thévenet (p. 144). De
surcroît, les épreuves ont été mal relues (ainsi Lagrené devient « une
diplomate française », p. 168).
Enfin, critique plus sérieuse, la dite biographie n'est en fait qu'une
hagiographie déguisée. Tout ce qui pourrait ternir la gloire du héros est
soit traité à la légère (les critiques lancées contre ses mœurs une première
fois au moment de l'ordination en 1838, p. 36, et de nouveau en 1854,
lorsqu'il sollicite la charge de chanoine, p. 253), soit passé sous silence
(le problème de ses rapports avec Gabet, son supérieur immédiat durant
l'expédition au Tibet ; le niveau de ses connaissances réelles en mongol,
en t i W n et en chinois écrit ;ses emprunts littéraires à ses prédécesseurs ;
ses rodomontades ;la désobéissanceaux ordres supérieurs que représentait
la décision consciente de s'avancer vers l'ouest et le Tibet, alors que les
instructions de mission indiquaient le plein nord et les steppes mongoles ;
etc.). Rien non plus sur les options politiques de Huc, qui rêve de voir les
droits de l'homme se répandre en compagnie de l'évangile et « l'arbre de
la liberté grandir à côté de la croix » (Souvenirs, éd. 1924, 1, p. 289), et
qui justifie la r6voli.e des opprimés par leur u haine bien légitime de tout
joug étranger » (Souvenirs,II, p. 449 ;cf. Hubert Durt, exotisme, religion,
politique », Cultures et développement, 17 (4), 1985, pp. 660663).
Si Son veut une opinion sérieuse sur le P. Huc et son œuvre, mieux
vaut encore se reporter 2I ce qu'en écrivait Paul PeUiot (Toung Pao, 19%.
pp. 133-178, et introduction à l'édition anglaise de Huc et Gabef Travels
in Tartary. Thibet and China, 1844-1846,hndres, 1928, pp. v-xxxv), en
Comptes rendus
attendant que l'édition des lettres du voyageur, qu'annonce Mme Thévenet,
ne nous apporte clairement des éléments nouveaux.
Françoise Aubin
Pierre-Antoine Donnet, Tibet, mort ou vif, préface d'Élisabeth Badinter.
Paris, Gallimard, 1990. 352 pages, illus. (Coll. << Au vif du sujet »)
Pierre-Antoine Donnet, journaliste de l'AFP à Pékin, s'en va un jour se
promener au Tibet en passant par la frontière népalaise. Son enthousiasme
d'atteindre le Toit du Monde et de s'y trouver en liberté, sans accompagnateur chinois, est vite contrebalancépar son indignation devant l'ampleur
des destructions infligées par la Révolution culturelleaux beaux monastères
tibétains, par son angoisse aux récits de persécutions et de tortures qu'il
recueille (en chinois) partout où il passe, en cette époque où les camps de
travail viennent de rejeter une partie de leurs occupants et où l'interdit
frappant les religions s'est desserré. Dès lors, investi par une cause qu'il
a fait sienne, il visite tous les lieux de la présence tibétaine dans l'ouest
de la Chine propre et en exil, dans l'extrême nord de l'Inde, à Dhararnsala
(au Cachemire), au Ladakh, au Zanskar.
Le présent ouvrage est le cri d'un cœur à vif, appuyé sur les déclarations
de la presse officielle chinoise, sur celles des services de documentation
du gouvernement tibétain en exil et, abondamment, sur l'enquête orale
auprès des émigrés. Il interviewe, entre autres, le Dalaï-lama, lequel, né
en 1935, raconte comment, adolescent au moment de l'implantation
communiste, il a été manœuvré par un Mao tout en gentillesses (p. 48).
Le constat final est écrasant pour le gouvernement de PCkin et balaie tous
les doutes qu'on pouhait encore entretenir en Occident, après la répression
du dernier soulèvementde mars 1989, sur les intentions du régime populaire
à l'égard de sa colonie tibétaine et du lamaïsme. Des annexes donnent
l'accord en dix-sept points légalisant, en mai 1951,la << libération pacifique
du Tibet », le plan en cinq points du Dalaï-lama de septembre 1987, et son
discours au Parlement européen de juin 1988 (pp. 329-342).
Il est cependant dommage pour les historiens des régimes communistes
que l'auteur n'ait pas montré une rigueur plus stricte dans la conduite de
Comptes rendus
son propos (qui aurait aussi gagné à être plus condensé) et dans le choix
de ses arguments, et qu'il n'ait pas su éviter l'écueil du sensationnel
journalistique. Pourquoi, par exemple, annoncer initialement que les
Tibétains sont traditionnellement pacifistes, confondant par là théorie
religieuse et réalit6 sociologique, alors que tout le livre est parcouru par
des récits d'actes violents. dus notamment aux guerriers Khampa ? Pourquoi
accorder constamment valeur probante aux seules statistiques du gouvernement en exil et rejeter en bloc celles de Pékin ? Donner, à l'unité près,
tels qu'avancés par le bureau de Dharamsala, des chiffres de pertes en vies
humaines par la répression paraît irréaliste, d'autant que le total dépasse
largement le million d'individus (p. 144), pour unc population notoirement
peu fournie.
Le sort des Tibétains a été très cruel depuis 1950 : la réalité des faits
se suffit bien assez à elle-même. sans qu'il soit besoin d'assombrir encore
le tableau en parlant. par exemple, de génocide, alors qu'iI s'agit plutôt
d'une entreprisede dépersonnalisationculturelle. S'il était possible d'établir
une graduation dans le martyre, nous dirions que les Tibétains y sont probablement enfoncés un degré plus profondément que les autres citoyens
de RPC ;mais que, s'ils sont, selon la formule de l'auteur, « le quart monde
du tiers monde » (p. 220), ils se trouvent en cet état dans la compagnie
des Mongols de Mongolie Intérieure, des turcophones du Xinjiang, sans
parler des Zhuang,des Miao,des Loloet autres ethnies du Sud-Ouest chinois,
qui, elles, ne disposentpas d'un gouvernement en exil pour alerter l'opinion
publique. Ce ne serait pourtant pas démobiliser les amis du Tibet que de
replacer clairement, à chaque époque donnée, les persécutions dans le climat
politique général. Ce n'est pas au Tibet seulement que les lieux de culte
ont été désacralisés durant laRévolutionculturelle et plus ou moins détruits ;
et la triste pratique des stérilisations, avortementsforcéset injectionsléthales
aux nouveaux-nésest attestéeen bien d'autres régions excentréesde Ia RPC.
Les statistiques chinoises ne sont pas d'une exactitude absolue, le
gouvernement de P6kin est bien contraint d'en convenir, au vu d'une
explosion démographique qui dépasse les pronostics issus du dernier recensement de 1982. Elles ont toutefois l'intérêt de fournir des ordres de
grandeur relative, puisque les motifs de distorsion avancés par l'auteur (p.
158 par exemple) sont identiques dans toutes ces régions de la Chine
Comptes rendus
cxtérieurc, qui étaient en 1950 majoritairement peuplées de non-Chinois
devenus depuis lors des minoritaires chez eux. Selon le Statistical Yearbook
of China, 1986 (p. 77), la population tibétaine a connu, entre 1964 et 1982,
date du dernier recensement, une expansion de 54 %, soit une croissance
annuelle de 24 p. mille, alors que la croissance démographique globale de
la RPC est de l'ordre de 21 p. mille. Selon la même source (p. 64), fin
1985, les non-Chinois formaient au Tibet 96,44 % de la population, au
Xinjiang 60,70 %, au Qinghai 53,42 %, en Mongolie Intérieure 16,43 %.
La présence chinoise est, au Tibet, sans doute à son niveau le plus faible
en RPC ;elle paraît cependant écrasante au visiteur de passage, parce que
concentrée dans le cœur de Lhasa et de quelques villes, et beaucoup plus
mal tolérk par les Tibétains que par les autres autochtones de la Chine
extérieure. Mais la dureté de son climat protege le Tibet, de nos jours comme
jadis, de la colonisation massive qui a affecté, par exemple, la Mongolie
Intérieure depuis la fin du siècle dernier ;et le temps des grandes migrations
internes est maintenant heureusement clos. Les chiffres qu'avance l'auteur,
sur la foi du gouvernement tibétain en exil, de 600 000 Chinois installés
au Tibet entre 1975 et 1980, dont 100 000 à Lhasa, outre 300 000 soldats
(pp. 140-141),puis, à la fin des années quatre-vingt, pas moins de 7 millions
et demi dans le Tibet propre et le Tibet extérieur (p. 157), ne s'appuient
que sur des hypothèses imaginatives.
Même si le passif du régime populaire est lourd, les tares de la colonisation ne doivent pas lui être imputées à lui seul. Ainsi, la séparation de
la région la plus orientaleest une vieille histoire :c'est en 1724que la Chine,
à ia suite d'une révolte du prince mongol qui y régnait, s'adjuge 1'Amdo ;
c'est en 1928que le régime républicain I'intégre dans une nouvelle province,
le Qinghai:Le Qinghai n'est donc pas une création du régime populaire
(comme iI est dit p. 113) ; et lorsque le gouvernement en exil en réclame
le rattachement au Tibet propre, il omet de parler des populations autres
que tibétaines qui en partagent le territoire depuis plusieurs siècles :
Mongols, musulmans d'ethnies diverses, Chinois installés ià bien avant
l'arrivée du communisme, et toute une gamme de métissages.
Les violations des droits de l'homme engendn5es par le communisme
ne sont pas uniquement le fait de la Chine, est-il besoin de le rappeler ?
Les Mongols de la République populaire de Mongolie ont souffert, dans
Comptes rendus
I'orbitedu stalinismedurantles annéestrenteet qumnte, d'unepolitique
d'éradication
de la religionet descaractéristiques
plusdrastique
nationales
encorequecelleimposéepar la ChineauTibet: presquetousleurstemples
ont étérasésau niveaudu sol et ceuxqui subsistentencore
et.monastères
de nosjours, en nombrebeaucoupplus restreintqu'au Tibet, ne sont, à
I'exceptiondu monastèred'Ulan Baûor,quedesmuséesou desbâtiments
à I'abandon,et non des lieux de culte commeau Tibet. Néanmoins,les
traditionsculturelleset religieusesde la Mongoliene se sontp:tséteintes
pourautant,commele montreI'explosionnationaliste
du débutde I'année
1990.
L'auteurn'est jamaisen terrainsûr lorsqu'il s'engagedansI'histoire.
que le Potalane datepasdu uf siècle(8.237),
Rappelonsincidemment,
maisduxvrf ; quelesMongolsn'ont pasdonnéle bouddhisme
auxTibétains
(p. 98), mais I'ont. reçu d'eux, une premièrefois au xf siècle,puis,
définitivement,au xvf, et quec'estalors(et nonau xf siècle)quele titre
de Dalai'-lama
a êtécreépar un grandkhanmongolau bénéficed'un haut,
dignitairereligieux de ce temps.
L'auteurpensait,en 1985,êEe un pionnierde la découvertedu Tibet
depuissa réouverture.Ceræs! Il n'est cependantpas le seul.Parmi les
témoinsayantpublié,signalonslepèreJean
Charbonnier,
MEP,qui,àLhasa
enoctobre1984commetourisæindépendant
parlantchinois,neréussitpas
à trouverun plan de la ville ni quelquelivre quece soit en chinois,signe
quele paysn'était"à cetæépoqueau moins,pasaussisiniséqu'on le dit
(Laforêt desstèles,1989,p. 76).Katia Buffetrille,elle,à la différencede
Pierre-AntoineDonnet.et du pèreCharbonnier,ne parleque tibétainet pas
du toutchinois; elleestethnologueet spécialisæ
desphénomères
religieux
chezles Tibéhins. Elle effectuaitson premiervoyageà I'automne1985,
parcouranten camion avec despelerins2 500 km de Chengduà Lhasa à
tmvers le Kham, ttréoriquementinterdit aux étrangers,puis rejoignait
Golmud,dansI'ouest,du Qinghai,et Xining.Elle estdepuislors retournée
chaqueannéeau Tibet et rapporte,dansun article érudit, les conditions
de la restaurationdu célèbre monâstèrede Samye(ou bSamyas) au sud
deLhasa: selonelle, la relationtraditionnelledite <dechapelainà donaûeur>
s'estrétabliesousune cer[aineformeentrela communauté
monastiqueet
le gouvernement
dePékin (cf. K. Bufferille, <<
lâ restaurationdu monastère
L67
Comptes rendus
de bSam yas :un exemple de continuité dans la relation chapelain-donateur
au Tibet ? ».Journal Asiatique, 277 (3-4), 1989, pp. 363-41 1).
De même, Melvyn C. Goldstein, auteur remarqué d'une volumineuse
histoire du Tibet durant la République de Chine (M.C.
Goldstein, A history
of modern Tibet, 1913-1951. The demise of the Lamaist State, Berkeley,
University of California Press, 1989, xxv + 898 pp.), ethno-tibétologue lui
aussi, commençait ses enquêtes sur le terrain tibétain en mai 1985 et Ics
poursuivait en 1986-87,avec l'assistance de l'ethnologue Cynthia M. Beall,
sous la forme d'un séjour d'un an et demi chez les nomades du Tibet
occidental (cf. China Exchange News, 14 (4), déc. 1986, pp. 1-7) : ses
observations sur le mode de vie nomade et les interactions avec la politique
de Pékin paraissent harmonieusementéquilibrées et solidement fondées (cf.
M.C. Goldstein et C.M. Beal, « The impact of China's reform policy on
the nomads of Western Tibet », Asian Survey, 29 (6). 1989, pp. 619-641).
La longueur de cette recension et l'attention portée à la lecture de Tibet,
mort ou vifsuffisent à indiquer l'intérêt intrinsèque du livre. Outre la chaleur
et l'urgence de l'appel qu'il lance à l'opinion publique internationale,
l'ouvrage abonde en menues révélations qui peuvent enchanter l'historien
des religions. Le Panchen-lama (1938-1989), second personnage de la
théocratie tibétaine, resté fidèle à Pékin malgré dix ans d'emprisonnement,
aurait, disent les Tibétains, choisi lui-même le moment de sa fin prématurée,
le 28 janvier 1989, lorsqu'il fut autorisé pour la première fois depuis 1960
àrevenirdans son propre monastère,le Tashi-lhunpo,où il avaitété proclamé
Réincarnation sacrée avant l'arrivée des communistes @. 302) ;la recherche
d'un bébé réiicarnant son successeur est entamée depuis lors. Il avait une
compagne depuis 1983 @p. 303-304) - le fait n'est d'ailleurs pas exceptionnel dans le lamaïsme, ni scandaleux pour les fidèles :,mentionnons à
ce propos que le dernier Bouddha Vivant d'Urga, mort en 1924, partageait
aussi la vie d'une pseudo-déesse bien terrestre. Dans le grand monastère
lamaïque du Qinghai, le Kumbum, les autorités chinoises ont installé, au
milieu des objets de culteautochtone,des reproductionsdes fameuses statues
de guerriers et de chevaux découverts dans la tombe de Qin Shihuangdi
(p. 239), dans un but évident de syncrétisme cultuel sino-tibétain. Et, dans
l'autre lieu saint du bouddhisme tibétain, au Labrang du Gansu, on peut
admirer, au nombre des sculptures traditionnelles en beurre de yak, des
Comptes rendus
représentations de Mao et des dirigeants actuels du régime (p. 233). On
ne manquera pas d'être frappé par une information essentielle :la Fédération
pour la démocratie en Chine. installée à Paris comme on le sait, a ouvert
depuis l'automne 1989 des pourparlers avec le Dalaï-lama et ses représentants (p. 307).
Plus grand encore aurait été l'intérêt documentaire du témoignage de
Pierre-Antoine Donnet si, profitant de ses entrées auprès de l'émigration
tibétaine, il avait décrit le système d'organisation et d'action du gouvernement en exil à Dhararnsala et en Europe, et analysé plus clairement les
tendances qui le traversent et le divisent.
Mais foin des critiques ! Tel quel, Tibet, mort ou vifdoit être lu si l'on
veut connaître la Chine dans tous ses états.
Française Aubin
Janice Stockard, Daughters of the Canton delta :marriage patlerns and
economic strategies in South China, 1860-1930. Stanford, Stanford University Press, 1989. 221 pages
En 1975, un article de Marjorie Topley (a Marriage resistance in rural
Kwangtung », in Margery Wolf et Roxane Witke [eds.], Women in Chinese
sociery, Stanford, 1975, pp. 67-88) faisait accéder à la célébrité un phénomène social passé jusqu'alors inaperçu :l'adoption de certaines stratégies
de résistance au mariage par les paysannes du delta de la Rivière des Perles
à la fin du XWsiècle et au début du W. Appuyé sur des entretiens avec
cent cinquante femmes âgées résidant à Hong Kong, l'ouvrage de Janice
Stockard apportedes informationsinédites et très détaillées surces pratiques,
et tente de réfuter dans le même temps l'une des conclusions de Marjox-ie
Topley :en s'en retournant chez leurs parents dès les noces célébrées pour
ne s'installer de façon définitive dans leur belle-famille que trois ou quatre
ans plus tard, ou au moment de la naissance d'un premier enfant, ce n'est
pas un refus du mariage que manifestaient les jeunes épousées. Loin de
transgresser les normes locales, cette pratique leur était conforme :ce type
de mariage, appelé par Janice Stockard << mariage avec transfert différé de
l'épouse », constituait en fait le modèle dominant dans une région du delta
de la rivière des Perles comprenant l'ensemble de la sous-préfecture de
Shunde et certaines parties des six sous-préfecturesadjacentes. (Seules les
Comptes rendus
épouses de qualité inférieure, telles les servantesou les femmes secondaires,
adoptaient dès le mariage le lieu de résidence de leur époux). La jeune mariée
effectuait plusieurs visites dans sa belle-famille pendant ces années de
séparation, mais ses parents n'en continuaient pas moins de contrôler le
produit de son travail. Le mariage avec transfert différé de l'épouse s'est
en effet surtout développédans une région vouée à la sériciculture,valorisant
donc le travail féminin et offrant souvent des emplois rémunérés aux femmes
- même si l'agriculture restait dominante dans certains villages.
L'existence de ce modèle matrimonial et le développement de la sériciculture n'en ont pas moins favorisé l'émergence de trois stratégies de
résistance au mariage vers la fin du xW siècle. Certaines épousées prolongent
leur séjour dans leur famille natale au delà du nombre d'années prévu par
la coutume, puis versent une compensation à leur mari afin que celui-ci
acquière une seconde épouse. Ces femmes, appelées buluojia («celles qui
neprennentjamaisrésidencedans leur belle-famille »),sont particulièrement
nombreuses entre 1890 et 1910. Au cours des deux décennies suivantes,
les paysannes refusant le mariage adoptent volontiers une position plus
extrêmeen choisissantde fairevceu de célibat. Elles habitent dans les grands
centres de filature ou restent au village, et résident en communauté dans
des habitations distinctes. La troisième stratégie consiste à procéder à un
mariage posthume, choix qui garantit aux « épouses » un lieu de repos pour
leur âme après leur mort.
Janice Stockard apporte donc une contribution précieuse à la connaissance des structures de parenté et des systèmes matrimoniaux chinois. Elle
jette un jour nouveau sur leur diversité et leur complexité et encourage le
lecteur à se méfier des généralisations hâtives sur ce qui constitue la norme
et ce qui relève de pratiques déviantes dans la société chinoise.
Une question demeure néanmoins : quelle est l'origine du « mariage
avec transfert différd de l'épouse » ? Il faudrait en effet en connaître la
gen6se pour savoir si Janice Stockard a raison d'affirmer qu'il ne s'agit
pas normalement d'un acte de résistance au mariage. Or, les données dont
on dispose aujourd'hui restent trop floues pour qu'on puisse trancher.
L'auteur montre de façon convaincanteque pendant la période évoquée par
ses interlocutrices, soit à partir de 1860, ce type de mariage constitue dans
la région considérée le modèle dominant pour toutes les couches sociales.
Comptesrendus
Mais qu'en était-il avutt cettsdaæ? Quandla pratiqueest-elleévoquée
pour la premièrefois ? Constitue-t-elled'emblée la forme majeurede
mariagedansla région,ou est-elled'abordreservéeà certainesfamilles?
Marjorie Topley en datait I'apparitionau début du xr siècle.Janice
Stockardsuggèreunehistoircbcaucoupplusancienne,puisqu'elleévoque
I'hypottrèse
selonlaquellecetypedemariageseraitun héritagede minorités
ethniquescomme les Puyi, les Zhuangou les Li.
I-e problèmeposéestceluiduchangement
social,dela dated'appariton
Tant
et du sensà donnerà leur développement.
de certainscomportements,
que cesquestionsresterontsansréponsele lecteurne poura qu'apprécier
la descriptionproposéepar JaniceStockardpour la périodeétudiée,tout
en estimantque I'hypothèsede MarjorieTopley, mêmesi elle devaitun
jour se révélerfausse,n'a pasétéréellementréfutéepuisqueI'origine du
modèleen questiondemeureinconnue.
quela preeminence
Il seraiten tout étratde causesurprenant
du mariage
avectransfertdifféréde l'épousedansunerégionaussiclairementcirconscrite ne découlequed'une influenceculturelle.La comparaison
avecdes
voisinescommeTaishan,où ce typede mariagen'ajamais
sous-préfectures
existé,montreà quelpoint les femmesqui ne s'installaientchezleur mari
qu'à I'approched'unepremièrenaissance
amélioraientainsi leur sorl I€s
annéesentre le mariageet la naissancedu premier enfant étaienten effet
les plus durespour lajeune épouseallantrésiderd'embléedanssabellefamille. Sa famille natâleessayait
de confortersapositionsociale,à peine
supérieureà celle d'une seryante,en envoyantparexempleàdatefixedes
pendanttrois ou six annéesconsécutives.
cadeauxaux beaux-parents
La
possibilitéofferte auxjeunespaysannes
de Shundeet desalentoursderester
sousle oit paternelpendantcettepériodedifficile atténuaità un tel point
les rigueursde la conditionde jeunemariéequ'il est difficile de ne pas
voir dansle développement
de cettepratiqueun effort pour améliorerla
positionde la femmedansun contextesocio-économique
privilégié.
de souleverces questionsde
L'intérêt du livre est incontestablement
façon vivante et bien documentée,
tout en fournissantdes informations
nouvellesetdétaillées
individuelles
surlesstructures
socialesetlesstratégies
dans une région particulièredu Guangdong.
Isabelle Thireau
L7T
- Comptes rendus
Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco, J ü r g n Domes (éds.), La Chine
au xu' siècle, Première Partie: D'une révolution à l'autre (1895-1949).Paris,
Fayard, 1989. 441 pages
Ce livre répond à trois défis, dont un seul aurait suffi à rendre l'entreprise
perilleuse et qui, pourtant, ont été relevés pour l'essentiel avec brio.
Le défi de l'ouvrage collectif, tout d'abord : ce volume est I'aeuvre de
neuf auteurs, auxquels le second volume, qui doit sortir sous peu, en ajoutera
sept autres. Le second défi, qui aggrave le précédent, a consisté à faire
collaborer à la même œuvre des historiens français et allemands. On sait,
notamment par la mise au point présentée dans cette revue au printemps
études républicainesen RFA »,Études
1987par Christian Henriot (cf. <<Les
chinoises, 6 (l), pp. 125-144), que l'école allemande diffère sensiblement
de la française, celle-là étant beaucoup plus portée que celle-ci sur l'histoire
des idées ou l'analyse institutionnelle et beaucoup moins sur l'histoire économique et sociale. Ce double défi est louable, et opportun. Mais, comme
le dit Lucien Bianco (pp. 383-384), il n'est ni aisé ni toujours souhaitable
d'accorder les points de vue des collaborateurs d'une œuvre collective B.
À lire certains passages et à constater certaines contradictions (ainsi entre
l'analyse de la guerre civile faite par Lucien Bianco en épilogue et celle
rédigée par Marie-Luise Nath dans le chapitre 7), on constate que ce
toujours >> en dit plus qu'il n'est long. On a d'ailleurs l'impression que
la totalité des auteurs français et deux des auteurs allemands (Werner
Meissner et Brunhild Staiger) écrivent pour un public de lecteurs déjà fort
avertis, alors que le reste des auteurs allemands écrivent pour un public
beaucoup plus large, ce qui nuit à l'unité de l'ensemble. C'était le prix à
payer : il l'a ét6.
Le troisième défi est, me semble-t-il,beaucoup plus hardi. Il a été relevé
avec un plein succès et justifiait à lui seul l'entreprise tout entière. Il ne
porte pas sur la forme, mais sur le fond. Il prend l'allure d'une provocation,
mais d'une provocation féconde et légitime : une provocation à réfléchir,
à rechercher par soi-même, à remettre en question les idées toutes faites
que l'on a prises pour des certitudes et répétées à satiété comme autant
de donnkes immédiates de noee connaissance de la Chine. Il fallait,en effet,
prendre en compte près de deux décennies de remise sur l'ouvrage de
Comptes rendus
dizaines de ces certitudes admirables que nous apprîmes et enseignâmes,
ou répandîmes autour de nous au gré de nos interventions auprès des uns
et des autres. On ne peut plus s'en tenir au Chow Tse-tsung (The May Fourlh
movernent) pour parler du mouvement qui, en 1919, fonda les temps
modernes. Il faut connaître les remises en question de l'effondrement
supposé du courant conservateur opérées par divers chercheurs comme, par
exemple, Charlotte Furth (The limits of change :essays on conservative
alternatives in Republican China). On ne peut ignorer le bouleversement
des idéesreçues sur les rapports entre la révolution d'octobre 1917en Russie
et la fondation du PCC que l'on découvre à lue Anf Dirlik (The origins
of Chinese communism) : la révolution d'octobre a Cté tardivement connue
en Chine et prise par beaucoup des meilleurs auteurs chinois du temps pour
un mouvement anarchiste. La réinterprétation proposée du fameux texte
rédigé par Li Dazhao en novembre 1918, N La victoire du bolchévisme »,
est particulièrement éclairante et invite à pratiquer davantage l'explication
de texte. De même, depuis les travaux de Lynda Schaffer, Gai1 Hershatter
ou Emily Honig, on ne peut plus s'en tenir au Chesneaux (Le mouvement
ouvrier chinois de 1919 à 1927)pour parler du prolétariat et de ses grèves.
On ne peut plus s'en tenir à Benjamin Schwartz pour parler de Mao et des
origines de Ia révolution chinoise, et la tragédie de ceue révolution ne fut
sans doute pas tout à fait celle que décrivit avec talent Harold Isaacs et
mit en scène avec génie André Malraux. Sur tous ces points. la lecture des
chapitres rédigés par Yves Chevner («Des réformes à la révolution, 18951913 D) et Lucien Bianco (a Seigneursde la guerre et révolution nationaliste,
1913-1927 >>) est particulièrement satisfaisante.
Certes, ce dépoussiérage des connaissances, ce décapage de concepts
ritualisés, ce remue-ménage qui est remue-méninges, entraîne, comme il
était inévitable, quelques incidents de parcours. Ainsi, ce fléau majeur de
la Chine qu'est la famine ne fait l'objet d'aucune étude d'ensemble et se
trouve réduit à des allusions (pp. 14'77,254,278). Il en est de même pour
l'économie : une bonne mise au point générale eut été fort utile, alors que
le sujet est éclaté entre divers chapitres. L'effort pour concilier le nécessaire
plan chronologique avec une étude thématique n'est pas toujours sans poser
des problèmes. C'est ainsi que la pénétration du marxisme en Chine et ses
rapports avec la fondation du Parti communiste chinois sont écartelés entre
Comptes rendus
deux chapitres, celui de Lucien Bianco sur l'histoire politique (pp. 146147) et celui de Werner Meissner sur l'histoire des idées (pp. 344-354) :
1'Ctude des << petits groupes marxistes >> en souffre quelque peu.
Plus généralement, les chapitres de la première partie (a L'héritage »)
et de la troisièmepartie (<< Sociétéetculture »)sont plus sereins,plus achevés,
destinés à durer davantage que ceux de la deuxième partie (« La Chine
en révolutions : 1895-1949 D) : inscrits dans le temps long de la tendance
ou du cycle, ils ne subissent pas les soubresauts de l'histoire ou très peu,
à la différence de ceux qui s'inscrivent dans le temps court de l'événement.
Le choix de la date de départ - 1895, le traité de Shimonoseki, qui met
fin Ci la désastreuse guerre sino-japonaise, ouvre la Chine aux entreprises
étrangères et met un terme aux illusions de la première modernisation
chinoise, celle du yangwu -est parfaitement significatif des intentions des
auteurs,d'autant que les deux premiers chapitrespxmettent à~ierre-Étienne
Will d'opérer une brillante remontée de l'histoire jusqu'en 1770:on échappe
autant que faire se peut à l'analyse classique des causes des révolutions
de 1911 et de 1949, et on prend de la distance. Lucien Bianco reconnaît
même avec honnêtete ce que tous les spécialistes de l'époque n'osent pas
s'avouer : << L'historien en est encore à s'interroger sur les raisons de [la]
naissance [du régime communiste en Chine] >> (p. 383). 11 est clair que,
comme le suggère Marie-Claire Bergère dans sa préface, l'interprétation
du << temps des troubles » que traverse la Chine au xx" siècle comme une
crise pré-révolutionnaire précipitée par l'agression impérialiste et par
I'efficacitépolitique et militaire des communistes tend actuellementà céder
lepas à une réflexion sur le long terme, faisantapparaître cette même période
comme une phase transitoire entre l'équilibre rompu de l'ancien ordre
impérial et la constitution d'un nouvel équilibre que l'on a cru, trop tôt,
déjà réalid par le pouvoir communiste sous le règne de Mao Zedong. Si
l'on examine ainsi les tendances qui, très lentement, restructurent la société
et la culture dans le cadre d'une transition longue qui est un apprentissage
de la modernité >>, on sera moins surpris de trouver une actualité aux articles
angoissés de La Jeunesse (Xin qingnian) du temps du 4 mai 1919 où Chen
Duxiu insistait sur le risque mortel couru par une Chine incapablede changer
son rapport au monde et de faire sa révolution culturelle. Vu à distance,
ce temps des troubles dure un siècle et évolue à la vitesse d'un glacier.
Comptes rendus
On parcourt les chapitres qui cherchentà crever cette surface quasi immobile
avec une impression de sécurité que l'on ressent moins quand on est rejoint
par le flot des événements.
C'est très net avec les deux chapitres écrits par pierre-Étienne Will (pp.
8-86), respectivement intitulés « De l'ère des certitudes à la crise du
système » et « L'ère des rébellions et la modernisation avortée ».L'Empire
y paraît comme un étonnant équilibre, dans son contexte géopolitique, avec
son « gouvernement à l'économie » (l'auteur parle, p. 20, d'« État-minimum »), sa cohésion sociale et culturelle, sa vie intellectuelle intense : on
tord enfin le cou à la thèse éculée sur les letués incompétents et ignorants.
La crise de la fin du xwr" siècle est due, en partie, au succès de cette
construction - qui n'est certainement pas un « empire immobile » -,
notamment dans le domaine démographique, qui avait inspiré un discours
clairement malthusien à un Hong Liangji (1746-1809). Les guerres de
l'opium et le système des traités, présentés dans l'optique chinoise d'alors,
prennent un relief fort différent de la classique « Question d'ExtrêmeOrient ». Les réflexions relatives à l'échec de cette première modernisation,
dû à l'absence d'une société civile capable de la porter, rencontrent un
évident écho un siècle plus tard, alors que la réforme lancée durant l'hiver
1978-1979(le gaige) piétine, prise dans les contradictionsd'une Chine dont
les dirigeants veulent une nouvelle fois défendre on ne sait quelle essence
chinoise tout en empruntant à l'Occident ses machines et son crédit. Avec
les « Quaue principes fondamentaux » de Deng Xiaoping on n'est pas si
loin qu'il n'y paraît du fi ( l ' a essence ») de Zhang Zhidong.
On retrouve ce problème de l'improbable société civile dans le chapitre
consacré par Marie-Claire Bergère à « La modernisation économique et
la sociCté urbaine » : on y reconnaît, bien Cvidemment, l'essentiel de ce
qu'on avait découvert dans le livre novateur du même auteur, L'âge d'or
de la bourgeoisie chinoise, déjà présenté dans cette revue (vol. 5 [ln],
printemps-automne 1986). et dans le chapitre 12 du volume XII de la
Cambridge History of China, consacré lui aussi à la bourgeoisie. Mais
l'élargissement du champ d'observation à la ville tout entière (« Le petit
peuple, les intellectuels, la classe ouvrière, les gangsterset les prostituées »,
pourreprendreles sous-titresintermédiaires), l'étude des liens sociaux tissés
entre les divers groupes, aident à mieux situer le monde complexe des
Comptes rendus
entrepreneurs (qiyejia)et donnent ainsi une nouvelle profondeur à une élude
déjà fort nchc. Là aussi on atteint à une dimension d'ouvrage classique
donton voit mai comment lesconclusionspourraientêtreremisesen question
avant longtemps.
Avec le chapitre sur c La société rurale a, on retrouve les idées que
Lucien Bianco a plus longuement développées dans le chapitre 6 du volume
XII1 de la Cambridge Hislory of China, complétées par une synthèse claire
sur la question agraire. Sur ce plan aussi, le long débat entre l'auteur, qui
a une connaissance exceptionnelle de la documentation disponible sur cette
immense question, et divers chercheurs qui, comme lui, ont brisé les
certitudes mais, à sa différence, ont limité l'étendue géographique de leur
enquête-ainsi Elisabeth Peny (Rebels and revolutionaries in North China
1845-1945) -, permet d'atteindre à des conclusions quasi définitives sur
les rapports contradictoiresentre la paysannerie et l'encadrement communiste. Commel'écrit Bianco (p. 293), << du minerai paysan, [les communistes]
ont extrait ou plutôt fabriqué [sur cette nuance je ne rejoins pas l'auteur]
la piétaille de la révolution : c'est à peu près tout, et c'est déjà beaucoup ».
Le chapitre consacré par Brunhild Staiger à La littérature et l'art »
débarrasse d'un ceriain nombre d'erreurs d'interprétation ce secteur naguère
encombré d'idéologie et de fausses certitudes, et établit raisonnablement
un premier bilan. Werner Meissner, traitant du << Mouvement des idées politiques et l'influence de l'occident », est moins pondéré et attaque avec
vigueur les idées rques à propos de la « sinisation du marxisme » par Mao
Zedong, qu'il réduit à une « sinisation du stalinisme D @p. 31 1-314) forgée
à grands coups de plagiats de l'Encyclopédie soviétique et des articles de
l'obscur Mitin, compilés par le << théoricien P Ai Siqi. C'est assez réjouissant,
fort convaincant, et... rassurant pour les mânes de M m , qui méritait
assurément mieux que cette adaptation calamiteuse. L'ensemble de ce
chapitre est d'ailleurs passionnant, notamment sur les idées de Sun Yatsen, bien distinguées de celles du courant occidentaliste libéral, finalement
bien peu représenté.
On attend le second volume de cette Chine au XYsiècle comme une
seconde occasion de se libérer de ce qui subsiste en soi des vieux démons
et de se confronter avec la dure épreuve de la vérité. La liste des colla-
Comptes rendus
borateurs de l'ouvrage, qui clôt le premier volume, permet de penser que
tel sera le cas.
Alain Roux
Patrice de Beer, La Chine, le réveil du dragon. Paris. Centurion, 1989.
384 pages
Correspondantdu Monde à Pékin de 1984 à 1987, Patrice de Beer a occupé,
au cours des années peut-être les plus intéressantes de la décennie, un poste
d'observation privilégié.
En effet, la réforme agricole achevée - et réussie pour l'essentiel le PC chinois se consacra à partir de 1984à des réformes (la réforme urbaine,
puis la réforme politique) beaucoup plus ardues, car s'attaquant aux stmctures mêmes du régime. Ce livre est donc le bilan à la fois des apports
indéniables des années Deng, mais aussi des contradictions d'un processus
de réforme qui portait en lui-même, dés son déclenchement, les germes de
son échec et de la catastrophe humaine et sociale à laquelle cette politique
inconséquente conduisit : le massacre du 4 juin 1989. Un tel échec étaitil évitable ? Une démocratisation est-elle aujourd'hui possible ?
Patrice de Beer analyse parfaitement. dans les premiers chapitres, la
stratégie pragmatique et indirecte de Deng Xiaoping. « L'encerclement
économique des villes par les campagnes » @, 58) et l'ouverture sur
l'étranger ont profondément bouleversé l'économie et la société chinoises.
Les chapitres consacrés, par exemple, au K retour des capitalistes à visage
humain a, aux << étrangers admirés et jalousés », ou au << mal de vivre de
la jeunesse », sont à cet égard particuli5rement éloquents.
Or, ces changementsmajeurs n'ont pas été accompagnés d'uneévolution
parallèle des structures politiques. Comme le rappelle fort à propos l'auteur,
et ceci contrairement à ce qu'ont cru et diffusé de nombreux observateurs,
entre 1979 et 1989 la Chine n'a pas connu la moindre démocratisation.
Certes, l'on assista alors à une certaine libéralisation, très bien décrite, avec
force anecdotes, notamment dans des chapitres aux titres évocateurs tels
qu'u Opium du peuple, à consommer avec modération sous le contrôle du
- Comptes rendus
Parti >> ou Qui a peur de Lady Chatterley ? >>.
Mais le processus même
de réforme a été limité et fragile dans bien des domaines. Par son contrôle
des entreprises d'État, des matières premières et du système bancaire,
K l'État reste lc seul maître de l'économie >> (p. 85). Les intérêts des
partenaires étrangers, en particulier de ceux qui ont investi dans les joint
ventures, ne sont souvent protégés que grâce à des interventions in extremis
de très hauts dirigeants (p. 133). Tout paraît donc pouvoir être remis en
cause à tout instant ; et surtout, aucun système légal digne de ce nom ne
vient garantir l'irréversibilité des nouveaux droits octroyés à la société (p.
205 et suiv.).
Mais la << démocratie socialiste B que souhaitaient établir Hu Yaobang
et ZhaoZiyang,les deux victimes les plus célèbres de ceprocessus cahotique
de réforme, pouvait-elle favoriser l'établissement de cet État de droit dont
rêvent Mikhail Gorbatchev et ses amis ? Patrice de Beer souligne avec la
même justesse les ambiguïtés d'un tel projet @p. 220 et suiv.). Rien n'y
permettait de penser que les réformistes du PC fussent favorables à une
démocratisation du régime.
Certains conseillers de Hu comme de Zhao, aujourd'hui réfugiés en
Occident (Su Shaozhi, Liu Binyan, Yan Jiaqi, Chen Yizi) ou emprisonnés
(Bao Tong), n'ont-ils pourtant pas milité pour une dCmocratisation pragmatique et détournée du système ? N'ont-ils pas cherché à transposer dans
la sphère politique la stratégie que Deng Xiaoping avait appliquée dans
l'agriculture, en mettant en particulier en place une fonction publique
recrutée sur concours et en séparant plus nettement les attributions du Parti
et de l'État ? Un tel parallèle aurait permis à l'auteur de mieux marquer
la rupture qu'a été pour ces communistes réformateurs le massacre du 4
juin. Ceue date est pour eux la fin de tout espoir de changement en douceur
- d'« évolution pacifique >) - du régime qui les a poussés à entrer en
rébellion ouverte contre les conservateurs du PC.Si Son ne peut exclure
le retour de ces intellectuels A Pékin après la mort de Deng, il n'en demeure
pas moins qu'une partie de l'intelligentsia chinoise paraît avoir franchi le
pas que l'intelligentsia tchécoslovaque, par exemple, avait franchi après
l'écrasement du Printemps de Prague par les chars de l'Armée rouge en
1968.
Comptes rendus
Ce rapprochement me conduit à émettre une deuxième réserve. Le
<< pessimisme culturaliste » qui transparaît tout au long du Réveil du dragon
me semble quelque peu excessif. Il est clair que la société chinoise. comme
le montre parfaitement Patrice de Beer, est grosse de tendances égalitaristes
et xénophobes qui se rattachent à une tradition politique profonde et
ancienne, et qui en cas de démocratisation du régime prendront inévitablement, de même que l'antisémitisme en Europe de l'Est ou Pamiat en
Russie (toutes proportions gardées), une forme politique organisée. Mais
la Chine peutelle encore s'isoler ? L'ouverture sur l'étranger, la porosité
des frontières chinoises, l'impact de la démocratisation des pays de l'Est
et de l'Union soviétique sont autant d'éléments qui rapprochent à grande
vitesse le débat chinois sur le système politique des discussions que l'on
connaît en Europe occidentale et orientale. Il va sans dire que la société
chinoise continuera d'adhérer à des valeurs (largement) différentes des
nôtres. Mais, politiquement, quarante ans de régime communiste n'ont pas
laissé qu'un « vernis » (p. 364). Le régime a imposé des structures politiques
(le rôle dirigeant du PC)et économiques (le plan, les entreprises d'État)
qu'il est difficile, comme le montre l'expérience Gorbatchev, de modifier
du jour au lendemain. En outre, ces quatre décennies de communisme ont
profondément modifié les mentalités :elles ont transformé une grande partie
de la société urbaine en une société de fonctionnaires assistés réunis dans
d'étouffantes danwei, renforcé le sentiment d'altérité du zhong (chinois)
par rapport au wai (étranger), et bridé l'émergence de catégories de pende
comme le «politique » ou le « droit » en tant que cristallisations de l'intérêt
général et du consensus social. L'on voit bien les difficultés qu'ont les
sociétés hier communistes d'Europe à sortir des habitus de l'homo sovieticus. Autant de questions qui méritaient d'être évoquées plus longuement,
et qui me paraissent constituer des obstacles autrement plus importants à
la démocratisation et au développement que certaines traditions nationales
(Taiwan est le meilleur des contre-exemples).
Il n'en demeure pas moins que ce Réveildu dragon est un ouvrage vivant
et utile pour tous ceux qui veulent comprendre l'évolution de la politique,
de l'économie et de la société chinoises au cours de ce qui restera probablement « l'ère Deng Xiaoping B.
Jean-Pierre Cabestan
--
Comptes rendus
Pierre Gentelle (sous la direction de), L'état de la Chine. Paris, Éditions
La Découverte, 1989. 454 pages
L'état de la Chine se présente comme une véritable petite encyclopédie
de la Chine d'aujourd'hui liée à son passé. Sous la direction de Pierre
Gentelle, sinologue et géographe de formation, mais aussi spécialiste des
problèmes les plus généraux de la Chine contemporaine,elle regroupe cent
trente-deux collaborateurs confirmés dans les disciplines les plus variées
et rassemble plus de deux cents articles aux approches nombreuses et
aux regards croisés », comme le dit justement le présentateur.
Mis à jour à l'automne 1989, l'ouvrage consacre d'abord un quart de
ses454 pages au territoire, aux hommes, àla civilisation,à l'histoire. Suivent
des séries d'articles qui, tout en se suffisant à eux-mêmes, sont regroupés
en grandes divisions : vie quotidienne, arts et culture, pouvoir et société,
économie, Chine extérieure et Chinois d'outre-mer, politique étrangére.
Cette disposition permet au lecteur de consulter directement, à la manière
d'un dictionnaire thématique,les rubriques qui l'intéressent, sans avoir pour
autant une impression d'tmiettement s'il désire faire une lecture continue.
Dans le même souci,presque chaquearticleest accompagné et encadré d'une
brève mais récente bibliographie,en français et en anglais, sur le sujet traité.
Une sélection bibliographique plus générale figure en fin de volume,
accompagnée de schémas, repères chronologiques, index, informations
pratiques (guides, revues spécialisées, institutions, bibliothèques). Un
regret, celui de ne pas voir ajoutée dans l'index, à côté des noms chinois
transcrits en pinyin, une transcription Wade-Giles à laquelle un grand
nombre de lecteurs français sont habitués et qui comporte moins de
conventionsdeprononciationque la première. Un tableau de correspondance
entre les romanisations EFEO (École Française d'Extrême-Orient), pinyin,
Wade-Giles, aurait aussi pu être utile pour l'intelligence des ouvrages et
articles anciens ou touchant à la Chine ancienne. Enfin, pour la commodité
des lecteurs, il eût t t t bon de regrouper à nouveau en fin de volume, sous
forme de tableaux, quelques statistiques essentielles figurant déjà dans le
corps de l'ouvrage.
Par les remarques qui précèdent, on voit combien ce livre, utile aux
spécialistes auxquels il servira d'aide-mémoire, le sera davantage encore
Comptes rendus
aux lccteurs moins bien préparés qu'il guidera dans la quête d'une information immédiate.
Le nombre des sujets, celui des collaborateurs, excluent les commentaires détaillés, et il y aurait quelque injustice à privilégier dans l'analyse
telle ou telle contribution. On relèvera que, malgr6 l'émotion causée par
les tragiques événements de Tian'anmen en juin 1989, l'objectivité des
rédacteurs a été la règle générale, donnant son unité profonde à un livre
qui ne comporteni doublons ni chevauchements.Une grandepartie du mérite
en revient naturellement à Pierre Gentelle,le maître d'œuvre, et à son comité
de rédaction. On remarquera aussi que, tout en restant dans leur domaine
propre, les auteurs ne se sont pas interdit d'intégrer dans leurs articles
quelques éléments d'une réflexion plus large. C'est d'abord le cas de Pierre
Gentelle lui-même, dont l'avant-propos analyse les causes et les effets de
la crise du « Printemps de Pékin », qui ouvre peut-être une nouvelle phase
dans l'histoire d'une Chine que la répression d'aujourd'hui n'empêchera
pas d'être de plus en plus liée au monde extérieur.
Avec une écriture très accessible au grand public, la sûreté de I'information était la première exigence de cet ouvrage de référence. Il est à cet
égard irréprochable, et cela suffit à justifier la place qu'il doit tenir. non
seulement dans les bibliothèques des sinologues, mais dans toutes celles
qui touchent à la science politique et à la connaissancedu monde en gCnéral.
Son succès sera d'autant plus durable qu'il fera l'objet de fréquentes mises
à jour, comme le veut l'esprit de la collection dans laquelle il s'inscrit.
Jacques Guillermaz
Wu Hung, The Wu Liang Shrine :the ideology of early Chinese pictorial
art. Stanford, Stanford University Press, 1989. 412 pages, 151 fig.
Comme son titre le laisse présumer, cette étude très riche ne s'adresse pas
aux seuls historiens de l'art Han. Elle intéressera tout autant les spécialistes
de l'idéologie confucéenne.
Situé dans le district de Jiaxiang au Shandong, le Wu Liang ci est une
chambre d'offrandes qui fut construite pour un lettré retiré, Wu Liang (78-
Comptes rendus
151 ap. J.-C.). et utilisée par ses descendants pour y célébrer des sacrifices
familiaux. C'est non seulement la seule chambre d'offrandes, à l'intérieur
du cimetière des Wu, à pouvoir être reconstituée totalement, mais aussi la
seule structure en pierre de ce type datant du IF siècle de notre ère qui ait
survécu dans son intégralité. Qui plus est, les bas-reliefs qui décorent son
espace intérieur forment un ensemble iconographique d'une richesse et
d'une cohérence exceptionnelles.
Le Wu Liang ci (ci-dessous WLC) a suscité, depuis le XI" siècle, des
recherches et des essais d'interprétation passionnés, mais aussi, pour le
meilleur et pour le pire, une frénésie d'estampages. Ces derniers ont peu
il peu efface les décors au point que les études iconographiques acluelles
ne peuvent se fonder que sur les meilleurs des estampages anciens. Cette
difficulté n'est que la première des embûches qui attendent le chercheur.
Trois siècles (répartis sur près d'un millénaire) de travaux non coordonnés,
d'études partielles, de r6sultats contradictoires, aboutissent à un foisonnement difficile à maîtriser.
Le premier mérite de l'auteur est d'avoir, avant d'avancer sa propre
lecture du monument, retracé l'histoire des études sur le WLC et mis de
l'ordre dans l'énorme littérature qui y est consacrée. Le livre s'ouvre donc,
après une préface de Wilma Fairbank, dont la restitution publiée en 1941
avait constitué un travail de pionnier, et une courte introduction, sur une
approche 6pistémologique (première partie, pp. 1-70).
L'auteur reprend d'abord l'étude des vestiges matériels, depuis la
première mention dans leJigulu de Ouyang Xiu (1061), puis la redécouverte
du site, enseveli sous les alluvions du fleuve Jaune, en 1786, jusqu'aux
restitutions actuelles. II discute les attributions qui ont été avancées pour
les quatre chambres d'offrandes du cimetière à partir des quatre stèles retrouvées, et propose de dissocier chambres et stéles et d'attribuer les
chambres à chacun des quatre frères Wu1.
Puis il aborde l'histoire de l'interprétation des chambreset des méthodes
mises en œuvre, retraçant par la même occasion les grandes lignes de
1. Un article de Fan Bangjin, publié en 1987 dans le volume 4 @p. 377-383) du
Shanghaibowuguanjikan.comge et complète les informations sur la famille Wu
données par Wu Hung.
Comptes rendus
l'histoire de l'art pictural Han. À l'issue d'une analyse soigneuse des
différentes grilles d'interprétation qui ont été appliquées aux dalles ciselées
des Han, Wu Hung rappelle qu'il s'agit là d'un art dans lequel les motifs
n'ont pas d'existence indépendante mais sont toujours juxtaposCs entre eux
pour décorer une structure funéraue ; la première tâche de l'historien est
donc d'explorer la logique de cette décoration.
C'est à ce décryptage et à cette analyse que s'attache Wu Hung dans
lasecondepartie @p.71-230), sous-titrée «Un universen images ».D'entrée
de jeu, il pose comme principe qu'au W C les trois ensembles de décor
- le plafond, les pignons et les parois - correspondent aux trois parties
intégrantes de l'univers dans la pensée Han : le ciel, le paradis et le monde
humain, et les représentent (p. 74). Nous discuterons plus loin certaines
assertions, préférant présenter d'abord, sans la fragmenter, sa thèse fort
cohérente.
Première section à être étudiée, le plafond @p. 73-107). Celui-ci est
couvert d'images indépendantes figurant des signes célestes, chaque image
étant accompagnéed'une inscription dans un cartouche qui identifie le signe
du Ciel évoqué et spécifie les conditions de son apparition. L'auteur analyse
la place de ces signes, en particulier les xiangrui, signes d'approbation
envoyés par le Ciel au souverain, dans la pensée et la politique des Han.
Il montre bien que, tout intermédiaires de la communication entre le Ciel
et l'homme qu'ils soient,ces signes fonctionnent en réalité comme véhicule
du dialogue entre les hommes ; ce sont à la fois des figures du discours
politique (preuves de la légitimité de la maison impériale, de la vertu de
tel empereur), et un produit de la toute-puissante propagande du pouvoir,
toujours prête à alimenter le goût populaire pour les rnirabilia. La vogue
des repr6sentationsde signes célestes atteint son apogée au rP siècle de notre
ère. Au WLC, de même que dans la tombe de Helingeer en Mongolie
intérieure, quarante à cinquante xiangrui devaient originellement être
représentés. Ces images fastes étaient copiées à partir de répertoires (ruitu),
vraisemblablement peints sur soie, et très répandus à l'époque des Han
post6rieurs. De même, Wu Hung montre que le Shanhaijingétait alors utilisé
comme un répertoire de signes néfastes.
A en croire l'auteur, le choix des signes gravés au WLC serait lié à
l'attitude politique de Wu Liang, lettré retiré appartenant au courantjinwen
- Comptes rendus
(des « Textes modernes ») : à travers leur représentation - les xiangrui
devant dès lors être pris ironiquement -, il aurait porté des jugements
critiques sur le gouvernement du temps. C'est, il me semble, aller un peu
loin dans une in~rprétationpar ailleurs convaincante.
Sous le plafond, symbole du Ciel, les pignons évoquent le royaume de
l'immortalité, avec Xiwangmu à l'ouest et Dongwanggong à l'est @p. 108141). Wu Hung rkcapitule l'imagerie de la Reine Mère de l'occident, sa
genèse, son évolution à l'époque des Han, son intégration dans l'opposition Yinnang, enfin l'adéquation qui s'opère au Ii" siècle entre sa légende
et le mythe du Kunlun. Parallèlement, il éclaire l'idéologie qui sous- end
l'image de la divinité à l'époque des Han postérieurs. Xiwangmu n'est plus
seulement dispensatrice d'immortalité, elle est aussi celle qui apporte le
bonheur sur terre ; elle est objet de culte et figure messianique.
Wu Hung fait remarquer que, dans l'art des Han postérieurs, les
représentationsde Xiwangmu et de sa contrepartie masculine (Dongwanggong) sont toujours séparées des scènes évoquant le Ciel. Par ailleurs, les
deux divinités sont figurées de face, assises à la façon d'un buddha, au centre
de la composition et entourées de leur cour. L'auteur en conclut à une
influence de l'imagerie bouddhique sur l'iconographie de Xiwangmu au
siècle de notre 8re, ainsi qu'à une sorte d'équivalence entre les deux
divinités protectrices associées à l'occident (Xiwangmu et le Buddha
Sâkyamuni). L'hypothèse, stimulante, s'inscrit dans le cadre de ses recherches et de sa réflexion sur les premières représentations bouddhiques en
Chine2.
Si les figurations des pignons évoquent l'au-delà, un éternel bonheur
et l'immortalité, les scènes des parois @p. 142-217)nous ramènent sur terre
et aux règles qui doivent présider à la conduite de tout bon confucéen et,
plus largement, dans la lecture de Wu Hung, à l'histoire humaine.
La décoration des murs du WLC est divisée en deux grands registres,
supérieur et inférieur. Le registre supérieur voit se succéder, de droite à
gauche et sur deux niveaux, onze souverains de l'Antiquité, puis sept
histoires de femmes illustres, enfin dix-sept histoires d'hommes vertueux.
2. Cf. son remarquable article, « Buddhist elements in early Chiiese art », Artibus
Asiae. 47 (3/4), 1986, pp. 263-352.
Comptes rendus
L'auteur interprète ces trois séries, qui suivent un ordre approximativement
chronologique,comme symbolisant le flux continu de l'histoire. Le registre
inférieur est centré autour d'un pavillon à l'intérieur duquel un personnage
important donne audience. Toutes les scènes enlourant le pavillon seraient
liées au thème central du registre, celui de la souveraineté. Enfin, dans la
partie inférieure gauche de la paroi orientale, un fonctionnaire se prosterne
devant une voiture tirée par un bcuf, identifiée dans un cartouche comme
la voiture d'un K sage retiré D. Wu Liang apparaîtrait ainsi observateur et
interprète de l'histoire humaine mise en images sur les parois de sa chambre
d'offrandes.
Wu Hung développe un parallèle intéressant entre le Shiji de Sima Qian
et le W C . Dans les deux cas, l'histoire serait incarnée par une sélection
de personnages groupés en catégories, le manque d'espace au WLC ayant
contraint à un choix plus limité de types et d'épisodes. Si l'influence de
lacomposition du Shijisurle WLC estplausible,jen'irais pas jusqu'àplacer,
comme le fait l'auteur, les deux œuvres sur un pied d'égalité. En effet, l'une,
le WLC, n'est originale que dans son agencement, les différents éléments
du programme se retrouvant quasiment à l'identique dans d'autres ensembles ;dans l'autre en revanche, le Shiji, Sima Qian a totalement refaçonné
la matière à partir de laquelle il travaillait.
Il y aurait dans le WLC à la fois un schéma de la civilisation humaine
et une leçon de morale en images, les figures historiques représentées
exemplifiantles trois vertus fondamentales que sont la loyauté, la piété filiale
et la chasteté. Comme dans le cas des signes célestes, les scènes sont très
certainement copiées à partir de recueils, tel le Lienüzhuan de Liu Xiang
pour les femmes éminentes.
Le pavillon au centre du registre inférieur, point vers lequel semblent
converger les différents éléments de la composition, avait jusqu'à présent
été interprété par de nombreux spécialistes comme évoquant une scène de
banquet et un hommage au défunt. Ici encore, Wu Hung propose une lecture
nouvelle et fort bien argumentée. D'après lui ces scènes d'hommage, qu'on
ne trouve dans l'art des Han qu'au Shandong et à Nanyang au Henan, figurent
une audience à la cour, et le modèle suivi serait un portrait standard de
Gaozu, le fondateur de la dynastie. On peut se demander pourquoi ce motif
a été populaire dans le sud-ouest du Shandong au P et au 11" siècle de notre
Comptes rendus
ère. Comme le rappelle Wu Hung. il s'agit de la région natale de Gaozu,
donc du berceau de la famille impériale. Le temple ancesual dédié au
fondateur de la dynastie à Peixian, le Yuanmiao, construit en 195 av. J.C., reconstruit au début des Han postérieurs, recevait régulièrement des
sacrifices impériaux. De plus, autour de Peixian, le culte rendu à Gaozu
n'était pas confiné au Yuanmiao mais était également pratiqué dans des
temples plus modestes. Selon Wu Hung, l'iconographie de la scène d'hommage figurée au WLC dérivetrès vraisemblablement du portrait du fondateur
des Han exposé dans le Yuanmiao de Peixian. la scène symbolisant le thème
de la souveraineté.
La thèse est séduisante, mais laisse inexpliqués certains éléments
pourtant classiques des compositions de ce type au Shandong, par exemple
l'arbre furang. Fait plus troublant, pourquoi ne retrouve-t-on pas la même
iconographie dans les tombes décorées de dalles ciselées de la région de
Xuzhou, pourtant plus proche de Peixian ?
L'autre thèse de l'auteur est que Wu Liang aurait lui-même conçu la
chambre dédiée à sa m6moire, et l'aurait conçue pour être une Histoire en
images,s'ouvrant sur l'aubedel'humanitéet serefermant sur la << signature »
symbolique du lettré lui-même.
Cette thèse suppose, d'une part, l'unicité de la composition, et d'autre
part un dessein histonographique et philosophique personnel et cohérent.
Or, il se trouve que les mêmes scènes apparaissent sur les dalles ciselées
d'autres chambres d'offrandes de la famille Wu. Par ailleurs, plusieurs
tombes contemporaines de ces chambres d'offrandes et découvertes récemment au Shandong3sont décorées de dalles ciselées adoptant le même type
d'iconographie qu'au WLC, et souvent le même style. Ces découvertes,
mais aussi les dalles de réemploi trouvées dans des tombes plus tardives
de la région de Jiaxiang4, incitent à la prudence en ce qui concerne l'originalité de conception du WLC. En bref, la comparaison de tous ces décors
en gros contemporains inviteà uneappréciation plus nuancée, plusconforme
peut-être à la façon dont fonctionnait l'art funéraire des Han postérieurs,
3. Je ne citerai que la tombe de Dawenkou (cf. Wenwu, 1989 (1). pp. 48-58), et les
deux tombes deBalimiaodans ledistrict de Yanggu (cf. Wenwu. 1989 (8), pp. 4856).
4. Cf. Wenwu, 1979 (9). pp. 1-6 ; 1982 (S), pp. 60-70.
Comptes rendus
une appréciation à laquelle semble d'ailleurs se rallier Wu Hung dans son
épilogue (p. 230).
En fait, il a très vraisemblablement existé, dans le district de Jiaxiang
pendant la seconde moitié du rf siècle, un atelier unique qui travaillait à
partir d'illustrations servant de modèles. Les relations de cet atelier avec
d'autres officines dans et hors de la province restent à étudier, mais la plupart
semblent avoir utilisé des recueils d'images (quand elles n'employaient pas
carrément des poncifs, comme le faisaient celles de la région de Suide au
Shaanxi). Le commanditaire sélectionnait les motifs qui orneraient sa tombe
ou sa chambre d'offrandes (ou celles d'un parent), selon ses goûts et selon
les idées qu'il souhaitait privilégier. En outre, certains thèmes et symboles
extrêmement populaires à l'époque s'exprimaient à travers différentsmotifs,
ce qui démultipliait les combinaisons d'images.
Dans cette optique,la part de Wu Liang (ou de ses fils) dans le programme
iconographique mis en œuvre au WLC et dans l'idéologie qui le sous-tend
pourrait être beaucoup plus modeste que ce que Wu Hung, entraîné par
la cohérence de sa relecture, laisse supposer.
De même, on peut se demander si l'art confucianistetel qu'il s'exprime
dans le WLC et, plus largement, au Shandong, a une portée universelle en
Chine au ~ r "siècle. Les recherches actuelles, qui montrent une beaucoup
plus grande diversité régionale qu'on n'aurait pu le penser, permettent d'en
douter. Il est également peu probable que les croyances dans l'au-delà et
les pratiques funéraires qui les accompagnent aient été unifiées en Chine
à cette époques. Avancer que le WLC e l plus généralement, les chambres
d'offrandes Han ont été conçus comme une image réduite de l'univers,
comme l'habitat de l'âme hun du défunt (p. 218 et 221)' me semble donc
être une généralisation un peu hâtive.
Ces réserves faites, l'interprétation que propose Wu Hung de l'idéologie
et de l'univers mental exprimés au WLC est certainement la plus achevée
et la mieux argumentée présentée à ce jour. Elle offre nombre de clés pour
une meilleure compréhension du WLC, étant entendu qu'il n'y a pas une
5. Pour une conception assez différente&celle présenthe par Wu Hung. voir Yingshih YU, "O Soul. Corne Back !"A study inthechanging conceptionsof the sou1
and afterlife in pre-Buddhist Chia m. Harvard JournalofAsiaficStudies,47 (2).
1987.pp. 363-395.
Conzptes rendus
seule, mais de multiples manières, et très différentes,de comprendrel'ocuvre
d'art6.
La troisième partie de l'ouvrage (annexe A, pp. 233-327) constitue
l'étude épigraphique et iconographique sur laquelle est fondée l'interprétation. Elle peut également être consultée indépendamment, comme un répertoire d'histoires et de thèmes illustrés à l'époque des Han, avec une analyse de leurs sources littéraires. Là encore, Wu Hung corrige et parfait les
travaux de ses prédécesseurs, concernant surtout la traduction des inscriptions et des sources. Enfin, viennent compléter cette somme : une chronologie des études sur le WLC (annexe B, pp. 329-334), un inventaire des
pierres ciselées du site (annexe C, pp. 335-338), une table chronologique
des règnes des empereurs Han (annexe D, pp. 339-341), des notes @p.345370), une trèsriche bibliographie @p. 371-392), un glossaire des caractères
(pp. 393-400) et un index @p. 401-412).
Le soin apporté à ces outils, les analyses pertinentes sur nombre de
problèmes débordant le cadre du WLC -ainsi la structure des cimetikres
ou l'iconographie de Xiwangmu - font de cette étude le point de départ
solide et stimulant de multiples recherches à venir. Souhaitonsque l'auteur,
après avoir abordé le Sichuan7et à présent le Wu Liang ci, tente une étude
comparative de cet art funéraire qui, tout en oscillant entre les stéréotypes
et les choix personnels ou locaux, éclaire le vécu, le rêvé et les idées reçues
de ceux qui possédaient quelques biens à l'ombre de l'establishment en
cette seconde moitié du 11" siècle de notre ère.
Michèle Pirazzoli-tySerstevens
Fan Bangjin
fusang
ruitu
$1 3%
WU Liang ci
xiangrui
*
4-# $4
4~
6. La formulationest empruntée à Raymond Klibansky dans son avant-proposà R.
Klibansky. E. Panofsky et F. Saxl Saturne et la Mélancolie, Paris, Gallimard,
1989.
7. Cf. en particulier a Myths and legends in Han funerary art W . in L. Lim (ed.).
Storiesfiom China'spast, San Francisco. Chinese Culture Center, 1987. pp. 7281.
Comptes rendus
Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture. Genève, Skira, 1989.
319 pages, ill.
Sur l'art chinois de l'écriture, J.-F. Billeter nous offre, avec le concours
des éditions Skira pour de magnifiques illustrations, à la fois un traité et
un essai. Le traité - clair, précis, appuyé sur une solide érudition qui
cependant n'alourdit jamais l'aisance d'un discours limpide se jouant des
difficultés que lui oppose une terminologie chinoise terriblement technique -, présente tout ce qu'il faut savoir sur l'appareil, les principes,
l'histoire de la calligraphie en Chine. On y apprendra ce qu'est un pinceau
chinois, ce que sont l'encre de Chine et l'encrier du calligraphe, le papier
de Xuanzhou ;on y verra comment la calligraphiese commande du poignet,
de l'épaule, du corps tout entier ;de quelle façon, de l'attaque sur le papier
au relevé de la pointe des poils, se tire le trait de pinceau, et en combien
de variétés il se différencie, quels peuvent en être les défauts. On s'y
familiarisera avec les plus grands noms de tous :Zhang Xu (env. 658-748),
le maître de la cursive folle ;Huai Su (737- ?), l'extravagance faite moine...
Sur tous ces aspects de la calligraphie chinoise, que faire d'autre que de
renvoyer à cet ouvrage où ils sont excellemment exposés ? Venons-en donc
tout de suite à l'essai d'interprétation qui, constamment associé aux descriptions techniques, se développe tout au long du livre en donnant à celuici sa profonde originalité.
La ligne de force qui sous-tend l'essai à travers les commentaires
personnels de l'auteur, nourris à toutes les sources possibles, littéraires et
documentaires, est que les Chinois, dans l'art de l'écriture, ont trouvé la
plus remarquable expression visuelle qui se puisse imaginer du dynamisme
des êtres : « La calligraphie », écrit J.-F.Billeter, « est fondée toute entière
sur l'appréhension dynamique du réel par le corps actif. Elle rend visible
ce que nous ressentons en agissant et en voyant agir ». À quoi cela tientil ? À ce que dans la calligraphie,les graphismes, puisqu'ils sont entièrement
dépourvus de tout caractère figuratif, ne peuvent représenter que le mouvement même qui leur a donné naissance. Et en effet, tout repose dans cet
art sur la dynamique du mouvement du pinceau, depuis l'accent du trait
jusqu'au parcours rythmé de l'espace de la feuille de papier dans lequel
s'inscrit la composition, en passant par la tension qui équilibre organique-
Comptes rendus
ment toutes les parties composantes de chaque caractErc. Mais le mouvement
physique transcrit à travers la page de calligraphie ne saurait être lui-même
que l'expression d'un mouvement spirituel qui fait naître I'ceuvre, et dans
lequel se marque le génie de l'artiste. Le grand calligraphe est celui qui
est à la fois capable d'une intense émotion qui l'élève dans une communion avec le réel au point où s'efface l'opposition entre la subjectivité et
l'objectivité, et d'une sublimation de cette émotion dans lc calme des
mouvements parfaitement maîtrisés du pinceau : « L'affectivité du calligraphe est toujours engagée dans l'acte d'écrire, mais (...) son affectivité
est transformée par cet acte. S'il écrit sous le coup d'une forte émotion,
le désordre de l'émotion est transformé par l'écriture en une activité orientée
et organisée ». D'où vient l'extraordinaire puissance de la pratique de la
calligraphie comme ascèse conduisant à la sérénité. À cela répond dans
l'autre sens le ravissement de celui qui contemple une page d'artiste : « Si
j'ai la sensibilité en éveil, l'œuvre induit en moi un dépassementcomparable
à celui qui s'est produit chez le calligraphe. S'ordonnant et s'intensifiant,
sous l'effet de l'œuvre, mon activité se mue en pure jouissance. Mes
émotions s'unifient dans uneexpérience qui les dépasseet qui dure, soutenue
par les formes ».
Aussi bien chez l'artiste créateur que chez le spectateur ravi, le ressort
esthétique de la calligraphie,pour J.-F. Billeter, est le sens du corpspropre,
autrement dit la conscience profonde du rapport d'interdépendance active
entre le sujet et le monde, qui se noue au niveau où c'est mon corps qui
me fait exister au monde et qui fait exister le monde pour moi. Le sens
du corps propre ne s'exprime nulle part aussi parfaitement que dans les
formes calligraphiques, où s'inscrivent indissociablement l'affectivité du
sujet qui se projette dans le réel extérieur, et la réalité externe fusionnée
par empathie avec cette affectivité. C'est pourquoi J.-F. Billeter, pour
analyser la calligraphie, fait largement appel à une série de notions qu'il
extrait lui-même de l'expérience introspective du corps propre. Il parle
d'« imagination corporelle », de « mobilité intérieure », de « création de
l'espace extérieur par la spatialité du corps propre », d'« écoute intérieure
de l'activité corporelle », de « regard conscient du rapport que se crée avec
le réel le sujet qui s'y projette B... Et il est vrai que la nouveauté de ce
langage, mariée à l'allégresse de la délectation esthétique. porte avec
Comptes rendus
bonheur le lecteur à la découverted'un art entièrement étranger à la tradition
occidentale.
Pourquoi cette tradition est-elle restée fermée à la calligraphie ? C'est
que, nous dit l'auteur, les peinires occidentaux se sont placés eux-mêmes
à l'opposé de l'esthétique chinoise, en s'attachant à la représentation de
l'objet extérieur et en perdant le sens du corps propre, du moins depuis
la Renaissance et jusqu'à l'impressionnisme. À l'appui de cette interprétation est présentéetoute une gammed'iliustrations-superbes d'ailleurs tendant à faire ressortir la distance qui sépare de l'élan intérieur des
graphismes du calligraphechinois le statismedu tableau occidental lorsqu'il
obéit aux canons de la tradition classique. Par contre, J.-F. Billeter retrouve
quelque chose du dynamisme émanant du sens du corps propre dans les
dessins d'enfant ou dans l'alacrité des formes impressionnistes, libérées du
parti pris de réalisme.
Peut-on le suivre sur cette voie, de comparaisons assurément fascinantes
au premier abord, mais qui pourraient bien ne mettre en parallèle que
superficiellement des formes d'art en réalité profondément différentes ?
Même si le calligrapheutilise le pinceau, la calligraphien'est pas la peinture.
Elle crée des formes, non pas à partir de la réalité sensible, mais à partir
de signes purement conventionnelsqui sont ceux du langage. Le calligraphe
n'a pas à s'émanciper de la vision factice de l'objet que surimpose à la
sensibilité le parti pris réaliste, puisque ce n'est pas de l'univers sensible
qu'il part, mais de l'univers du discours. C'est sur le texte qu'il travaille,
comme le peintre sur le motif. Et si la calligraphie est d'emblée beaucoup
plus dynamique que le tableau. ce n'est pas parce que l'esthétique chinoise
en général favoriserait la sincérité du mouvement intérieur - Dieu sait
combien l'académisme a pu subvertir l'art chinois ! -, mais parce que l'art
singulierde l'écriture participe du mouvement qui est propre au déroulement
discursif de la textualité. Meme si le texte n'est qu'un prétexte pour le
calligraphe, la composition calligraphique ne se contemple que sur un
substratde lecture. Eile suit nécessairement le rythme des mots dans le texte
en se déroulant de haut en bas et de droite à gauche. Elle scande les mots
graphiques tels qu'ils sont eux-mêmes rythmés par l'ordre des traits et la
composition balancée de leur structure lexicale. Un tableau, en revanche,
Comptes rendus
ne se lit pas comme un texte. On ne peut y trouver de rythme que inétaphoriquement. Telle qu'elle existe en Chine, la calligraphie est fille de la
littérature bien plus que de la peinture : il ne saurait d'ailleurs y avoir de
calligraphe illettré. C'est pourquoi on ne peut comparer qu'en surface un
tableau et une calligraphie. L'art chinois de l'écriture est bien moins un
art plastique qu'un art lyrique. Sans doute se distingue-t-ilde l'art littéraire
en ceci qu'il laisse plus ou moins tomber le sens des mots pour jouer surtout
sur leur image. Mais n'est-ce pas là exactement le propre du chant : traiter
les mots sur leur image ? Image sonore pour le chanteur, bien sûr, alors
que le calligraphejoue sur l'image visuelleque donne des mots l'idéographie
chinoise. À juste raison, J.-F. Billeter évoque volontiers la musiqueàpropos
de la calligraphie.Mais c'est encore plus précisément de chant qu'il faudrait
parler : sous le pinceau du calligraphe, les ciwactères chinois deviennent
en quelque sorte des vocalises graphiques, qui se composent en mélodie
harmonisée.
Pourquoi n'y a-t-il d'art de l'écriture que chinois ? Parce que seule
l'écriture chinoise a la puissance d'une véritable langue graphique. Les
signes de l'écriture alphalAtique ne sont pas des signifiants linguistiques,
mais seulement des signes de ces signifiants tels qu'il n'existent que dans
la forme vocale que leur donne la parole. Aussi, lorsque l'émotion nous
saisit à la lecture du texte alphabétique d'une poésie, nous ne sommes pas
portés à le calligraphier, mais à le déclamer ou à le chanter. Dans l'idéographie chinoise, les graphies d'un texte sont pleinement signifiantes. Du
coup, c'est 3 les déclamer ou à les chanter pour ainsi due graphiquement
queporte l'émotion. Et si la peinture chinoise est si loin du tableau occidental,
c'est qu'à son tour. fortement influencéeparlacalligraphie,elle est beaucoup
plus lyrique et littéraire que plastique. Qu'il soit peintre ou caliigraphe, le
lettré chinois joue en effet du même pinceau, avec la même encre et sur
le même papier, moins comme le paysagiste occidental de sa brosse et de
ses couleurs sur la toile que comme le musicien de son archet sur les cordes,
suivant les notes inscrites en mots graphiques dans le texte du poète.
Léon Vandermeersch
Comptes rendus
Siiuen-fu Lin et Stephen Owen (éds.), The vitality of the lyric voice :shih
poetry from the late Han to the Tang. Princeton, Princeton University
Press, 1986. xiv + 405 pages
Ce recueil de douze articles est le produit d'un symposium tenu dans l'État
du Maine en 1982. Il est divisé en trois parties : arrière-plan théorique,
concepts et contextes, formes et genres.
Le premier essai, de Tu Wei-ming, est une promenade brumeuse dans
la métaphysique des grands penseurs des Wei et des Jin, Wang Bi, Guo
Xiang, etc., qui ont eu selon l'auteur une influence prédominante sur les
poètes de l'époque. L'article est rempli de néologismes et de mots dans
le vent : « epistemic », « ontic », « generativity », « experiential », « centeredness », « pragmatics », et de phrases dont la profondeur dépend du
polysyllabisme de leurs mots : The synchronic structure of the discourse
shared by thinkers of the same epistemic era » ; « At this fundamental
discoursive level, the so-called "personality appraisal" [pinti renwu]... can
also be construed as part of the same isomorphic system ».La conclusion
(p. 31):«The paradigmaticWei-Chin poet prefers an ontological unearuiing
to a cosmological constructing...The perennial human dilernma of affective
surplus and cognitive deficit is particularly pronounced in the Wei-Chin
poet. >>
Le deuxième article est un résumé par l'auteur lui-même, François
Cheng, des cent premières pages de son livre L'écriture poétique chinoise
(Paris, Seuil, 1977).
James J.Y. Liu (1926-1986). dans un article enjoué. décrit le « paradoxe
du langage » :la réalité ultime, l'émotion la plus profonde, la beauté sublime
dépassent les mots. Il décrit ce paradoxe tel qu'il est présenté par les penseurs
de l'Antiquité, Laozi et Zhuangzi surtout, puis chez Yang Xiong, Ouyang
Jian, Lu Ji, Tao Qian, Liu Xie, Wang Wei, Li Bai, Jiao Ran et Sikong Tu.
Contrairement à Tu Wei-rning, qui ne cite que des traductions anglaises
déjà existantes, celles de Liu sont toutes originales.
Stephen Owen nous ferait croire que « Poetic autobiography arises from
the fear of k i n g misprized » (p. 73). Il ne nous dit pas où il a appris cette
vérité, et il me semble, au contraire,qu'il existe toutes sortes d'autres raisons
pour écrire son autobiographie,en vers ou en prose. Cette assertion gratuite
Comptes rendus
est suivie par de nombreuses déclarations du même genre concernant Tao
Qian et Du Fu. Les personnalités de ces deux grands poètes ne recèlent
aucun secret pour Owen. On ne peut qu'admirer, ou se demander sur quoi
il se fonde pour dire tout ce qu'il dit. Sur quelle base croit-il, par exemple,
que les contradictions qui remplissent la poésie de Tao Qian « come from
a sophisticated, seif-conscious man who yearns to be unsophisticated, and
unself-conscious » (p. 83) ? Il semble que cette théorie provienne de
l'interprétation des deux premiers caractères, ye wai, du poème 2 de la série
« Retour aux champs » ;ce sont deux mots bien attestés (Zhouli, Liji, Shiji,
etc.), qui signifient K à h campagne», « en dehorsdes villes et des banlieues >>
(et aujourd'hui « dehors », « en plein air »). Pour Owen il faut comprendre
« "deep in the wildemess", often suggesting an immortal world ».Et dans
une note il ajoute que ces caractères sont souvent utilisés pour dire « beyond
this world ».Où a-t-il trouvé tout ceh ? Que Tao Qian soit « sophisticated »,
c'est-à-dire « raffiné, un homme du monde », on en peut discuter ; mais
pour nous faire croire qu'il meurt d'envie d'être naïf (« yearns to be unsophisticated ») il faudrait des preuves appuyées sur une philologie plus
solide que ce qui nous est fourni ici.
Kang-i Sun Chang ouvre la deuxiEme partie du livre avec un article
intitulé « Description of landscape in early Six Dynasties poetry ».Comme
à l'accoutumée chez cet auteur, il y a beaucoup à apprendre, mais aussi
un certain nombre d'erreurs. Elle insiste, avec raison je crois, et aussi avec
une grande onginalit6, sur l'importance de Zhang Xie (mort vers 307) dans
le développement de la poésie paysagiste. Mais elle explique mal une
allusion, p. 113, note 19, et elle a tort de dire que « Al1 Chang Hsieh's
tsa-shih poems, with the single exception of Poem no 1, are characterized
by detailed descriptions of mountain scenes, and concluded with statements
of spiritual realization » (p. 118). Des dix poèmes zashi dans son œuvre,
les na 5, 7, 8 et 10, c'est-à-dire, avec le no 1. la moitiC. sont totalement
dépourvus de descriptions de montagnes. La deuxième partie de l'article
est consacrée à Xie Lingyun.
Lin Wen-yüeh, dont les travaux sur la poésie de cette période sont bien
connuset justement admirés,a choisi de décrire I'évolution du style poétique
de la fin du n' siècle jusqu'aux Tang, Elle articule sa description autour
du terme fenggu, utilisé pour décrire une poésie pleine d'émotion et de
Comptes rendus
vigueur, mais qu'elle refuse, sans doute avec raison, de définir précidment
(p. 134). Sa description de la décadence du fenggu, de la naissance de la
poésie métaphysique (xuanyan) et paysagiste (shanshui), suivie par une
poésie de cour qui se cantonne dans la description d'objets (yongwu) ou
dans celle de la beauté féminine (gongti), avant la renaissance, chez Chen
Zi'ang et Li Bai, du fenggu, est assez traditionnelle, mais démontre une
fine appréciation de la littérature en question.
Paul W. Kroll traduit des poèmes sur leMont Tai dus àLu Ji, XieLingyun,
Xie Daoyun, Du Fu, Cao Zhi et Li Bai (un groupe de six poèmes pour ce
dernier). Il ouvre son article par une citation d'Édouard Chavannes :« Les
montagnes sont, en Chine, des divinités » (p. 167). et enrichit ses traductions
de précieux renseignements sur la place des montagnes dans la religion
chinoise. Il est surtout intéressant quand il cite des textes du taoïsme
religieux, pour la plupart ignorés jusqu'ici dans les études de l'œuvre de
Li Bai. Cet article a déjà été publié dans T oung Pao, 69 (1983). pp. 223260.
Ching-hsien Wang donne, dans le dernier article de cette partie du livre,
une discussion de la « nature du narratif dans la poésie des Tang B. Il semble
avoir de la peine à définir le narratif - ce qu'il appelle. en inventant un
mot, « narrativity » (p. 229) -, à le distinguer de la poésie lyrique, ou
à suivre son évolution (« Tang narrative poeuy possesses almost al1 the
distinct stylistic and thematic features found in the poetq of the Shih ching
and the Ch'u tz'u », p. 251).
La troisième et dernière partie du livre commence par un article dû au
dédicataire du volume, Hans H. Frankel, sur les premières baiiades yuefu
écrites par des auteurs dont on connaît les noms. L'auteur traduit et
commente quatorze ballades, commençant par la chanson que Li Yannian
écrivit pour l'empereur Wu des Han et terminant par deux ballades de Cao
Zhi. Ce qui l'intéresse n'est pas, comme on aurait pu le croire, de montrer
l'évolution de cette forme des origines aux premiers poètes qui l'ont
exploitée systématiquement(Cao Cao, Cao Pi et Cao Zhi), mais de décrire
les vingt-cinq thèmes qui inspirent ce type de poème :u climbing up high
and looking down B. « nature and its relation to human affairs », « exotic
places and thei. inhabitants », etc. Les traductions sont exactes et les
commentaires éclairants.
Comptes rendus
Zhou Zhenfu poursuit l'étude de la ballade dans un court article (huit
pages) qui oppose lcs ballades des trois périodes des Tang à celles des Han
aux Sui. L'article est beaucoup trop bref pour que l'auteur puisse développer
ses idées de façon convaincante.
Shuen-fu Lin nous décrit l'évolution du quatrain Gueju) de ses origines
sous les Han postérieurs jusqu'à Du Fu. L'article abonde en traductions
de quatrains assorties de commentaires très détaillés essayant de faire
ressortir les émotions des auteurs (souvent anonymes). La plupart de ces
traductions sont des premières dans une langue occidentale, et les commentaires comportent souvent de précieux renseignements (cf. les explications de calembours dans les quatrainsdes Six Dynasties). Je me demande
pourtant si I'évolution de cette forme prosodique peut être décrite à partir
du concept baptisé par l'auteur « dynamic continuity », autrement dit le
sentiment éprouvé par le lecteur que les vers se suivent sans heurts.
Le dernier article, de Yu-kung Kao, s'intitule « L'esthétique des vers
codifiés » [lürhi].Le titre décrit mal ce qui est en fait une longue discussion
à bâtons rompus sur la poésie chinoise de la fin du 11" siècle jusqu'à Du
Fu. Lebut est dedécrire1'« underlyingæsthetics»des vers chinois. Certaines
idées sont discutables. Pourquoi Yu-kung Kao dit-il que l'arrivée des
pentamètres sur la scène poétique à la fin des Han fait rétrograder le genre
narratif (p. 341). alors que les plus beaux poèmes narratifs, « Kongque
dongnan fei »,« Richu dongnan yu »,etc., sont en pentamètres et datent
de cette époque ? L'article contient aussi de nombreuses phrases assez
insondables : « The bipartite structure of couplets encouraged the use of
parallelism not only within couplets but as a macrostructure of poetic amplification...» @. 34 1). Sij'ai bien compris, les « "beginning" and "ending"
of a lyric poem » (les guillemets sont de l'auteur) sont décrits comme « two
forma1 structural devices » (pp. 343-344) ! Les considérations sur l'évolution de la « tonalité » dans la poésie pendant cette longue période sont
souvent intéressantes, comme le sont les explications de poèmes des auteurs
du début des Tang.
J'aurais de la peine à traduire, sans rougir, le titre du livre :« La vitalité
de la voix lyrique » sonne creux en français, alors qu'en anglais ce n'est
qu'un tantinet prétentieux. L'ouvrage contient, malgré tout, des aperçus
Comptes rendus
intéressants sur la littérature chinoise du Haut Moyen Âge, et témoigne de
l'extraordinaire vitalité des études sur la poésie chinoise aux États-unis.
Donald Holzman
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jfi)
Anne D. Birdwhistell, Transirion to neo-Confucianism : Shao Yung on
knowledge andsymbolsof realify. Stanford.StanfordUniversityPress, 1989.
viii + 317 pages
A. Birdwhistell nous fournit avec ce livre la première monographie importante en langueoccidentaleconsacréeà ShaoYong, l'un des grands noms
du néo-confucianisme des Song. Shao a fait l'objet de nombreux travaux
à Taiwan et au Japon, mais a peu été étudié en Chine continentale. sans
doute parce qu'il y est classé parmi les penseurs K idéalistes >> et << divuigateurs de superstitions ».C'est, de fait, un auteur réputé difficile, dont
la pensée foisonnante et complexe est représentée dans son œuvre philosophique majeure, le Huangii jingshi (Des principes suprêmes qui gouvernent le monde).
Les deux premiers chapitres du livre sont consacrés au contexte historique et philosophique et à la personnalité de Shao Yong, dont l'originalité
est à l'image de celle de sa pensée. Car c'est d'abord par son comportement
et son style de vie que Shao Yong se fait remarquer. Son milieu familial
ne l'orientait pas vers des études confucianistes visant à la réussite aux
examens. Tout au long de sa vie, il déclina les charges administratives et
vécut en << reclus de la ville >> à Luoyang, ce qui ne l'empêcha pas de mener
une vie sociale fort active (il fut l'ami de nombreux grands esprits de
- Comptes rendus
l'époque, des frères Cheng entre autres) et de manifester un intérêt marqué
pour les affaires politiques (de tendance conservatrice, il fut de ceux qui
s'opposèrent aux réformes de Wang Anshi).
Intellectuellement,Shao Yong, comme beaucoup de ses contemporains,
cherchait à se référer à un héritage antérieur au bouddhisme, c'esl-à-dire
essentiellement à celui des Han. Il s'intéressait plus particulièrement à la
tradition numérologique (voire ésotérique) basée sur le Yijing, ce qui, si
l'on considère la prédominance de la tendance moralisante dans les études
sur le Yi représentée par Cheng Yi et Cheng Hao, ne pouvait manquer de
le faire apparaître comme relativement isolé et original.
A. Birdwhistell aborde ensuite la pensée de Shao Yong proprement dite
en prenant le parti de la traiter comme une « theorie explicative ». Elle
montre comment cette pensée est de nature essentiellement théorique, et
non empirique ou descriptive, les diagrammes associes au Yi constituant
déjà un niveau de théorisation au double plan ontologique et épistémologique. Plus précisément, la théorie de la connaissance a chez lui pour finalité
une connaissanced'ordre immédiat, ontologique, voire mystique (connaissance du Sage), telle qu'on la trouve dans le bouddhisme.
Dans le chapitre 3, l'auteur procède à une mise en place préalable de
ce qu'elle appelle les « outils conceptuels », en l'occurrence les notions
fondamentales de la cosmologie chinoise : qi (souffle vital), dao (Voie),
xin (cœur/esprit), etc., auxquelles s'ajoutent des « concepts » (comme elle
persiste à les dénommer) relevant plus spécifiquement de la tradition sur
le Yi : le taiji (Faîte suprême), les deux forces, les quatre images, les huit
trigrammes et les soixante-quatre hexagrammes.
Dans le chapitre 4, A. Birdwhistell montre comment la tradition des
« images et nombres » (xiangshu xue) issue du Yi constitue un niveau de
théorisation et d'abstraction (xian tian xue) dérivé de l'expérience (hou tian
xue) mais distinct de celle-ci. Au domaine du xian tian ressortent des
catégories qui, selon Shao, tombent « naturellement » en deux séries
corrélatives de quatre entités chacune : les quatre images du Ciel (soleil,
lune, étoiles, espace zodiacal) et les quatre images de la Terre (eau, feu,
terre, pierre). Chacune de ces images représente un type de comportement
ou d'activité du monde phénoménal, et ces différents types permettent de
classifier les expériences et les événements particuliers. Les images sont
Comptes rendus
donc des catégories qui représentent des relations et non des instances
concrètes ; elles fonctionnent par conséquent comme le fi ( a pattern D, ou
structure profonde des choses). Ce sont les types de qi qui déterminent les
catégories : les choses et leur comportement sont classées dans le système
des images selon leur catégorie de qi.
Outre les images, les nombres contribuent aussi à doter la réalité d'une
structure théorique, car ils sont les signes d'une régularité et d'une structure
déterminée de l'univers : l'applicabilité des schèmes numériques aux processus universels de mutation montre que ces derniers sont réguliers et stmcturés. De toute évidence, Shao s'intéresse en tout premier lieu à la réalité
comme structure. et c'est en cela qu'il donne une place privilégiée aux
nombres et aux images par rapport même au langage discursif, jusqu'à leur
attribuer un rôle identique au li en tant que principes structurants.
Les deux chapitres suivants développent les six a concepts » qui, selon
A. Birdwhistell, articulent la pensée de Shao Yong sur la mutation. Le
chapitre 5 porte sur les trois << concepts » cosmologiques (formes et activités
du Ciel-Terre, mutations et transformations du Ciel-Terre, mouvements et
réponses des Dix mille êtres). et le chapitre 6 sur les trois autres, qui mettent
en rapport l'Homme et le cosmos (conscience des hommes et autres êtres
vivants, tenants et aboutissants du Ciel et de la Terre, devoirs et accomplissements des Sages et des hommes de valeur).
Ce qui ressort de cet ensemble dc << concepts », c'est que Shao, de façon
traditionnelle. replace toujours un événement dans un ensemble conçu
comme un réseau et offrant une certaine régularité. laquelle permet la mise
en correspondance à l'intérieur des catégories et la description en termes
de nombres. Mais ce qui est peut-être plus original, et sans doute inspiré
du bouddhisme, c'est l'idée qu'il existe différents niveaux de réalité et que,
par conséquent, le point de vue, l'angle d'observation, doit être mobile.
La notion de ling (conscience ou reconnaissance des Dix mille êtres),
qui correspond au premier concept concernant les rapports de l'Homme
et du cosmos, intsoduit, outre la dimension cosmologico-ontologique
développée par la série des trois premiers concepts, la dimension épistémologique. C'est le point où Shao Yong s'arrête pour se demander : voilà
donc ce que nous connaissons. Mais comment le connaissons-nous ?
Comptes rendus
Il existe un niveau de réalité connaissable à la conscience par les sens.
Mais ce qui existe en soi, sans dépendre de la perception humaine, c'est
le qi. Les caractéristiques et les activités du qi sont connaissables du fait
que la conscience humaine peut en abstraire des modèlcs (« patterns »),
lesquels sont symbolisés par les trigrammes et les images, ainsi que par
leurs interactions. Il existe donc un niveau de réalité relative >> où les
phénomènes appellent la perception pour exister (par exemple, il ne peut
y avoir de son sans quelqu'un pour l'entendre), alors que le qi relève d'une
réalité << absolue >> qui ne dépend pas de la perception. Incontestablement,
la notion de Ling introduit un Clément épistémologique fortement influencé
par le bouddhisme.
En résumé, les six << concepts >> dkveloppés dans ces deux chapitres
sont ceux par lesquels Shao rend compte de la nature de la réalité et de
la mutation. Shao conçoit l'univers comme étant foncièrement structuré
selon certains modèles fondamentaux : en particulier, les modeles binaire
et quaternaire. Les structures se situent à deux niveaux : la structure au
niveau des phénomènesmanifestes reKete uneautre structure, plus profonde,
au niveau sub-sensoriel, celui du qi,niveau caractérisé par l'unité primordiale de laquelle toutes choses procèdent, dans un sens ontologique, et à
laquelle toutes choses retournent, au sens épistémologique, dans l'esprit
du Sage.
Le chapitre7 montre comment l'épistémologie débouche sur l'ontologie
-comment, chez Shao Yong, la recherche de l'unité originelle se traduit
par une réflexion sur le Sage et sur son type de connaissance, la seule qui
permette le retour à l'Un. Le Sage est celui qui, par sa connaissance, est
capable d'induire Sexistencedestructureset de modèles sous-jacents à partir
des phénomènes particuliers, par le processus du guan (observer, contempler, à la fois percevoir et comprendre). Ce qui lui permet d'accéder à cette
connaissance exceptionnelle, c'est qu'il n'est pas limité à un point de vue
spécifique, il perçoit toutes choses du point de vue << panoramique >> du
tout, c'est-à-dire du dao ou du taiji. Sa compréhension >> de l'univers
revient finalement à une communion d'ordre mystique avec celui-ci.
L'objet de la connaissancedu Sage est l'Absolu, quel que soit son nom.
L'Absolu est indicible, et la connaissancequi porte sur lui l'est tout autant :
Comptes rendus
c'est un certain type d'activité épistémologique (différente de celle qui
fonctionne par la conscience ling et les sens) qui permet au Sagederetoumer
à la totalité ontologique dc la réalité. Ce retour s'opère en inversant le
mouvement de développement cosmologique qui procédait de l'Un au
multiple. Il s'agit ici de revenir du multiple à l'Un en « remontant >> les
processus de la mutation.
Après avoir défini l'objet de la connaissance du Sage, A. Birdwhistell
s'attache à analyser, dans le chapitre 8, le comment d'une telle connaissance.
Il s'agit en effet d'un certain type de conscience ou état d'esprit, différent
du ling puisqu'il n'est pas atteint par le moyen de la perception sensorielle
ordinaire et qu'il tend à abolir la distinction sujet/objet. C'est un état d'esprit
par lequel on perçoit et comprend une chose du point de vue de la chose
et non de son propre point de vue Vanguan, a perception réflexive >>, terme
emprunté à la terminologie bouddhiste). Dans l'esprit du Sage, limpide
comme un miroir (la métaphore est reprise des taoïstes et des bouddhistes),
viennent ainsi se refléter sans obstacles les choses dans leur réalité absolue,
autrement dit leur li. Dans lefanguan, le soi du Sage est transparentjusqu'à
s'abolir totalement et ne plus faire obstacle à la fusion sujetlobjet, laquelle
permet de réaliser l'intuition parfaite, de voir les choses en elles-mêmes,
et non d'un point de vue particulier et donc relatif, partiel et partial. Shao
a montré que, sur le plan épistémologique, il existe une unité du tout dans
le qi. L'épistémologique rejoint désormais l'ontologique dans la capacité
du Sage de fusionner avec ce tout, forme suprême de connaissance. Cette
structurede pensée rappelle le bouddhisme, mais elle évoqueaussi et surtout
des références propres à tradition chinoise (Zhuangziet Xunzi, entre autres).
A. Birdwhistell termine en nous livrant quelques jugements contemporains et postérieurs sur Shao Yong, qui le font apparaître comme un
penseur qui dérange ».Ses contemporains étaient embarrassés par l'abscnce de considérationspratiques dans sa pensée -condition sine qua non
de l'obtention du label confucéen - et par une difficulté d'accès qui la
faisait parfois confiner à l'ésotérisme. Un siècle plus tard, le grand ordonnateur de l'orthodoxie néo-confucéenne, Zhu Xi, exprime des sentiments
mêlés sur Shao Yong : tout en reconnaissant son importance, jusqu'à s'en
inspirer lui-même dans ses études sur le Yi, il n'échappe pas à la tendance
Comptes rendus
générale, qui est de limiter la perspective de Shao Yong à la numérologie
et à la cosmologie, laissant quelque peu dans l'ombre sa réflexion sur la
connaissance du Sage. À toutes les époques, Shao apparaît comme un
penseur controversé sur lequel il n'existe pas de consensus, ce qui est
exceptionnel dans la tradition chinoise. Ces dissensions, qui se prolongent
au xx' siècle, témoignent de la complexité de sa pensée.
Pour y mettre un peu d'ordre, A. Birdwhistell a pris le parti de réassembler des éléments épars de la pensée de Shao Yong et d'expliciter ce
qui, dans ses écrits, reste implicite. En d'autres termes, elle s'emploie à
fournir ce qu'elle appeile le << contexte théorique » ou le a métalangage »
indispensables, à son avis, au lecteur occidentai qui ne connaît pas tout le
référent implicite dans lequel Shao Yong s'exprimait et qu'il tenait pour
acquis. Au bout du compte, la pensée de Shao Yong, présentée à l'origine
à travers des notions, diagrammes, etc., sans logique interne apparente, se
retrouve refondue en un système de pensée tel que les aiment les esprits
occidentaux. L'auteur affectionne tout particulièrement des termes comme
K concept », << outils conceptuels », etc., au moyen desquels elle essaie de
reconstituer une démarche philosophique typiquement occidentale qu'elle
a dès lors tendance à surimposer à la pensée de Shao Yong.
Cette étude sérieuse, très fouillée, bien documentée (voir en particulier
l'abondante bibliographie), n'échappe pourtant pas à une présentation assez
plate et à un style répétitif et insistant qui n'est pas pour autant toujours
très éclairant. On eût peut-être préféré un plus grand effort de synthèse.
De plus, répétitivid n'est pas synonyme d'exhaustivité :certainsproblèmes,
importants ou à tout le moins intéressants, ne sont pas abordés ou sont simplementeffleurés,laissantlelecteur sur sa faim. Ainsi en va-t-il, par exemple,
des références de Shao Yong à la tradition du Chunqiu (chap. 2), du rapport
de la conscience et de la notion de résonance (ganying) (chap. 6), ou des
origines bouddhiques de certaines idées de Shao Yong. Cela dit, l'auteur
a eu le mérite de s'être attaquée à une pensée réputée obscure et difficile
à comprendre, et de l'avoir exposée dans des termes qui se veulent les plus
clairs possible.
Anne Clieng
Comptes rendus
Claudine Salmon (éd.), Literary migrations. Traditional Chinese fiction
in Asia (1 7-20th centuries). Beijing, International Culture Publishing Corporation, 1987. 661 pages, ill.
Le comparatisme est d'ordinaire, hors du champ linguistique, un art bien
décevant, tant son maniement est délicat : ses écueils usuels viennent, on
le sait, soit de l'incompétence d'auteurs qui seplaisentà parler de problèmes
qu'ils ne connaissentpas directement, soit de l'inconscience de spécialistes
aux horizons variés qui, mis face à face, conduisent des dialogues de sourds.
Il faut s'en souvenir pour pouvoir apprécier dans tout son mérite l'entreprise
conduite par Claudine Salmon. Les facteurs de la comparaison sont ici homogènes et, thématiquement, bien délimités. 11 s'agit de la liui5ratiue mmanesque chinoisedans sa diffusionà travers 1'Asieorientaleetméridionale,
depuis sa pleine floraison au xvrr" siècle. Traductions dans les langues
littéraires et vernaculaires, libre recréation, inspiration de sujets et d'ambiance, démarquages et copies : chaque auteur fait, selon ses goûts et ses
connaissances propres, le point de la question telle qu'il la voit dans l'aire
linguistico-culturelle qu'il maîtrise personnellement. Et, comme I'éditeur
du recueil est, par chance, une spécialiste éprouvée de ce type de littérature
dans l'Insulinde, elle peut en traiter de première main, 2i la fois dans les
chapitres régionaux et dans une copieuse synthèse initiale.
La Corée a été le premier pays atteint par l'engouement que la littérature
romanesque chinoise suscite sur son parcours. Avant la création d'une
écriturenationale en 1446, des imitationsdu Taiping guangiiou du Jiandeng
xinhua, notamment, ont été composéesen chinois classique, pour le bénéfice
d'une société confucianisée. À partir du milieu du xv" siècle, malgré les
anathèmesde la classelettréedirigeante,les romans chinois en langueparlée
se répandent dans le sillage des fréquentes ambassades auprès des Ming
et des Qing. Sous leur influence se crée une littérature coréenne de fiction,
offrant, dans un cadre Tang, Song ou Ming (mais jamais Qing) et sur des
thèmes chinois retravaillés, la peinture d'une société coréenne idéalisée,
tout empreinte d'harmonie et de moralité, à l'intention d'un public féminin
reclus (Kim Dong-uk, de Séoul, pp. 53-84, et Adelaida F. Trotcevich, de
Uningrad, pp. 85-105).
Comptes rendus
Au Japon, la seule littérature étrangèreayant pénétré avant le xw€ siècle
était en langue chinoise ;aussi les romans chinois en langue parlée importés
à l'époque d'Edo (1603-1867) ont-ils rencontré un accueil favorable, préparé par l'introduction préaiable de romans en langue écrite, le Jiandeng
xinhua entre autres. Cependant, la technique dite kundoku de lecture du
chinois (par interversion de l'ordre des caractères) était insuffisante pour
maîtriser la syntaxe et le vocabulaire propres aux romans rédigés en chinois
parlé. Ceux-ci ne pénètrent vraiment la culture japonaise qu'après leur
traduction par des auteurs de talent. tels Okajima Kanzan (1674-1728),
Okada Hakku (1692-1767), ou Sawada Issai (1701-1782). Le plein essor
de ce type littéraire se situe entre le milieu du xwrr"siècle et l'enlrée en
lice de la littérature européenne à l'époque de Meiji, après 1867. (Oki
Yasushi et Otsuka Hidetaka, de Tôkyô, pp. 106-139).
Chez les Mandchous, les traductions d'ouvrages chinois ont commencé
avant la prise de Pékin en 1644. Elles étaient à l'origine destinées à difruser
un savoir technique, spécialement en matière de stratégie militaire. Puis
l'exactitude et l'érudition ont été recherchées dans des éditions bilingues
utilisées comme manuels d'enseignement du chinois. Le Sanguo yanyi a
été le premier roman traduit, grâce à un lettré renommé, Dahai (1599-1632),
qui pensait y trouver la justification des conquêtes menées par son ethnie.
Plus tard, les critères de choix ont été à la fois la pédagogie morale ct la
distraction des classes populaires. Mais le régime absolutiste mandchou,
nourri de pruderie confucéenne. a fini par interdire ce genre littéraire, de
sorte que celui-ci n'est guère connu que par des manuscrits épars. On relève
au Xinjiang, chez les Sibe (chin. Xibo) de l'Ili, une activité de traduction
fort mal connue, indépendante de celle des Mandchous. (Martin Gimm, de
Cologne, pp. 143-208).
Chez les Mongols, où l'imprimerie était le monopole des monastères
lamaïques, même le premier roman traduit (en 1721), le Xiyouji, pourtant
considéré comme le récit d'une révélation bouddhique, n'a pu bénéficier
des possibilités d'édition à l'époque prémodeme. Les lignées de traductions
et de réécritures d'œuvres romanesques (il en est ici identifié 57) se sont
maintenues sous la forme de manuscrits divergents, répandus surtout en
Mongolie intérieure, à Urga (act. Ulan-Bator), au Xinjiang. Comme les traductions étaient souvent faites A partir du mandchou plutôt que du chinois,
Comptes rendus
il faudrait pouvoir les étudier simultanément dans les trois langues. La
difficulté de leur identification est compliquée par l'existence de genres
autochtones inspirés par elles : les bengsen (ou bensen, du chin. benzi,
« livre ») - üliger, des chantefables perpétuks oralement par des qurci
ou chantres ;et des romans mongols dont l'intrigue est placée dans un cadre
sinisé. L'édition de ces diverses œuvres a commencé en 1925,avec leXihan
yanyi, suivi en 1928 par le Sanguo yanyi et le Liaozhai zhiyi, grâce à un
érudit de Mongolie intérieure, Temgetü (ca. 1887-1939). qui, préoccupé
par l'ampleur de la sinisation de ses compatriotes, ouvrit à Pékin une maison
d'édition mongole dans le but de leur rendre le goût de leur littérature. (Boris
Riftin, de Moscou, pp. 213-262).
Au Vietnam, l'indigénisation du genre romanesque chinois a pris trois
formes. La diffusion de romans historiques, situés dans un contexte vietnamien mais rédigés en prose chinoise, s'explique par la position exclusive
du chinois comme langue écrite officielle et du confucianisme comme
idéologie d'État. Populaire aux XWIP-XIX
siècles, le genre truyên (chin.
zhuan), formé d'histoires ayant un lien plus ou moins lâche avec la civilisation chinoise, est conté en vers et noté en écriture nôm (dérivée des
caractères chinois). Enfin, à partir de la romanisation en écriture qu'ôc ngu
introduitepar le colonisateur français au XIXsiècle, la vogue des traductions
de romans chinois (316 sont recensés) s'explique par l'essor de l'alphabétisation en latinisation, l'expansion d'une population urbaine friande de
romans de cape et d'épée, le développement de l'imprimerie moderne et
de la presse h feuilletons. (Yan Bao, de Pékin, pp. 265-316).
En Thaiîande, l'introduction de la littérature romanesque chinoise s'est
aussi faite en trois étapes. Du roi Rama 1" à Rama V (1782-1910). trente
romans, surtout historiques-et en premier le Sanguo yanyi -font l'objet
de traductions soignées, plus interprétatives que littérales, résultant d'une
collaboration entre un patron officiel, un traducteur chinois et un poèteéditeur thaï.De Rama VI à Rama VI11 (1910-1946), l'activité de traduction
est une entreprise commerciale aux mains des propriétaires de maisons
d'édition et des directeurs de journaux. Depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, les traductions appréciées viennent de l'anglais (succès de Pearl
Buck et de romans chinois retraduits de l'anglais) ou sont des romans
Comptes rendus
d'aventure du genre w u i a . (Prapin Manomaivibool, de Bangkok, pp. 3 17320).
Au Cambodge, l'interrogation que suscite le thème du présent recueil
invite à remettre en question la vision simplificatrice de l'histoire du pays
telle qu'elle a cours en Occident. L'on voit, en effet, les communautés
chinoises mettre en marche un processus de modernisation des la première
moitié du xrX siècle, soit avant l'arrivée de la colonisation française,
contrairement à l'idée répandue. Parallklement à l'implantation d'une
agriculture commerciale (le poivre, entre autres) et d'un réseau marchand
centré à Phnom Penh, loin de la capitale d'oudong, l'influence culturelle
chinoise en milieu cambodgien est réactivée durant le xW siècle. Y
contribuent des individus d'origine mixte hokkieno-cambodgienne, et des
troupes de théâtre chinoises qui propagent, par exemple,à la cour d'oudong,
où elles sont invitées à l'occasion de cérémonies rituelles. l'idéologie
impériale chinoise. Dans l'état actuel des connaissances, il n'a pas été
possible de localiser vers la mi-XIPsiècle plus de quatre traductions et
adaptationsdu chinois, dont l'histoire de la princesse Zhaojun. La recherche
des influences litteraireschinoises au xpsiècle, venues par une double voie,
vietnamienne et thailandaise, débouche sur une appréciation de la littérature
cambodgienneplus nuancée qu'il n'est decoutume ;car elle oblige à prendre
en compte, à côté de la tradition royale, cultivée et écrite, une tradition
populaire et orale. Le goût du public cambodgien pour les romans chinois
s'accentue paradoxalement dans la seconde moitié de notre siècle, lorsque
la minorité chinoise, intégrée administrativement à la suite d'accords avec
la RPC, ne craint plus d'afficher sa spécificité culturelle. Les supports de
l'influence chinoise à la fin des années soixante, et même après les mesures
discriminatoires suivant le coup d'État de 1970, sont les films de cape et
d'épée de Hong Kong, les romans feuilletons et bandes dessinées traduits
les uns et les autres du chinois, une littérature prochinoise en français dont
Pékin inonde à cette époque les bouquinistes chinois. (Très riche article,
où les notes sont aussi instructivesque le texte, par Jacques Nepote et Khing
Hoc-dy, tous deux de Paris, pp. 321-372).
Dans la mosaïque de l'Insulinde, la multiplicité des langues et une
disparition probable d'anciens manuscrits à l'avènement de l'imprimerie
moderne rendent aléatoire la détection de la première traduction d'un roman
Comptes rendus
chinois. Il semble que ce soit, en javanais, le Xue Rengui zheng xi en 1859.
À ce propos, la question se pose de savoir pourquoi les Chinois javanisés,
qui ont joué un rôle marqué dans l'art javanais, par exemple, n'ont éprouvé
qu'au milieu du xW siècle le besoin de traductions de romans chinois (peutêtre est-ce l'effet de la vague d'émigration chinoise postérieure aux
Taiping ?). Le mouvement de transposition de romans chinois a d'ailleurs
été des plus limités (seulement dix œuvres javanaises, en quelques versions
différentes, sont décelées, dont la dernière date de 1913). Car le malais,
langue des citadins, des rapports inter-îles et de la majorité des Chinois
inculturés en Indonésie -les PeranaGan (caractérisés par leur absence de
connaissance de la langue de leurs ancêtres, alors que les Totok, émigrés
plus récents, parlent encore le chinois) - devient spontanément la Iangue
de la nouvelle vague d'immigration chinoise à partir de la seconde moitié
du XI* siècle. Finalement, la littérature javanaise destinée aux Chinois est
étouffée. Un examen du récit des célèbres amours de Liang Shanbo et Zhu
Yingtai montre le cheminement des œuvres chinoises en Insulinde et leur
popularité. Parvenue en Asie du Sud-Est par l'entremise d'émigrés Hokkien
du Fujian, l'histoire paraît pour la première fois dans le monde insulindien
selon une version javanaisede 1873,produite directement,cela ne fait guère
de doute, à partir d'un original chinois (la version malaise, issue, semblet-il, du mêmeoriginalchinois,est postérieurede plus d'une dizained'années,
précédée cependant, peut-on penser, de versions orales). Les versions
javanaises postérieures dérivent par contre des versions préexistantes en
javanais ou en malais, et ont pour auteurs des Javanais qui javanisent (ou
balinisent selon les lieux) certains éléments du récit. Quant aux versions
orales, bien antérieures à la premike version écrite, elles ont prospéré
jusqu'au milieu des années 1930 sous la forme théâtrale locale dite stambul
(en partie des improvisations, avec des intermèdes chantés et dansés) ;puis
sous des formes théâtrales plus modernes, appréciées dans les milieux
populaires urbains. Les rapports que les versions orales et les versions écrites
de l'histoire ici considéréeentretenaiententre elles au XP? siècle disparaissiècle. Mais le développement de la culture de masse, depuis
sent au
l'indépendance de l'Indonésie, a encouragé la vulgarisation des versions
écrites correspondantà des pièces à succès : les productions de la télévision
reflètent ainsi, dans le cas présent, une certaine recherche d'exactitude
*
- Comptes
rendus
historique. Et si les représentations populaires de l'histoire de Liang et Zhu
tournent souvent à la farce daubant vicieusement les Chinois, il ne faut pas
y voir seulement l'expression d'un ressentiment contre une minorilé qui
tient entre ses mains le commerce urbain, mais plutôt le détournement,aux
dépens d'éléments lointains et considérés comme étrangers, d'un humour
qui ne peut s'exprimer contre l'élite autochtone et sa sous-culture identifiée
à l'expression culturellenationale. (Claudine Salmon,pp. 375-394 ;George
Quinn, de Sydney, pp. 530-568).
En Indonésie toujours, les œuvres d'origine chinoise en leur forme
malaise - des romans et dcits en grande majorité - ont pris pied d'une
manière exceptionnellement solide : Claudine Salmon en a recensé, dans
un travail antérieur,759 entre 1870 et 1960 :ainsi, 40 traductions de romans
sont publiées entre 1883et 1886. Une analyse thématique de six traductions
du Xiyouji montre qu'il ne s'agit pas ià de reproductions pures et simples
du modèle original, mais de transpositions de types divers, de réécritures
comportant notamment des explications qui fournissent matière à des
éléments narratifs nouveaux. Cette littérature de traduction, abondante et
diversifiée, qui uansmet à son public une idéologie confucianisée conservatrice, a aidé les Peranakan à ne pas se sentir coupés de leur culture
d'origine. En outre, certaines œuvres chinoisessont entréesdans la littérature
malaise sous la forme autochtone du syair (un poème de longueur indéterminée, où les strophes sont de quatre vers rimés et les vers de quatre
mots). Depuis le milieu des années vingt, les romans de cape et d'épée
répondent si bien aux goûts du public qu'ils ne laissent guère de place pour
la nouvelle littérature chinoise et qu'ils ont réussi à survivre tant à I'occupation japonaise qu'à la campagne antichinoise de la fin des années
cinquanteet du débutdes annéessoixante :ainsi, lorsque lesjournaux chinois
de tendance taïwanaise, grands pourvoyeurs de kung-fu en feuilletons, sont
interdits en 1958, la publication des romans de cape et d'épée se poursuit
en livres de poche. (Claudine Salmon, pp. 395-440 ; Eric M. Oey, de
Berkeley, pp. 497-529 ; Leo Suryadinata, de Singapour, pp. 623-654).
En Malaisie, les Baba, ou citoyens malais d'origine chinoise, ont cultivé
leur littbrature propre en langue malaise à partir de 1889. À cette date en
effet, neuf traductions en malais romanisé, dont celle du Sanguo yanyi, sont
publiées à Singapour. peut-être en liaison avec le vif mouvement de
Comptes rendus
traductions des Peranakan d'Indonésie. Au total, en un demi-siècle, la liste
dcs traductions de romans chinois dont disposent les Chinois de Malaisie
s'élève à 94 titres. (Claudine Salmon, pp. 441-496). Dans les Célèbes, les
traductions d'aeuvres chinoises ne commencent en makasarais qu'à la fin
des années vingt de notre siècle, pour satisfaire un public essentiellement
féminin, et elles restent en manuscrits, les jeunes générations ayant oublié
leur écriture traditionnelle. (Gilbert Hamonic, de Paris, et Claudine Salmon,
pp. 569-592). À Madura, une version autochtone de l'histoire de Liang
Shanbo et Zhu Yingtai, traduite d'une version javanaise,rajoute de lacouleur
locale. @cdi Oetomo, de Surabaya, pp. 593-622).
Enfin, le bilan actuel paraît négatif aux Philippines, malgré la place tenue
par les Chinois dans l'édition à la fin du XWsiècle ; la raison en est peutêtre que le succès de l'espagnol comme langue de l'intelligentsia locale
à détourné les Chinois d'écrire dans les langues locales ;et il n'est pas exclu
que l'on ne découvre un jour des traductions espagnoles de romans chinois
dues à des Chinois de souche. De même que dans la presqu'île de Malacca,
comme en Birmanie, les quelques traductions de romans chinois dues à
des Chinois au xD<c siècle sont en angIais. (Note de Claudine Salmon, pp.
8-9). Et pour finir, le travail de prospection devrait se poursuivre. souligne
Claudine Salmon (p. 9), chez les minorités nationales de la RPC - les
Bai, les Zhuang, les Yao notamment -, dont on sait, grâce à de récents
travaux chinois, qu'ils ont, eux aussi, emprunté au fonds romanesque
chinois.
En émergeant de cet ouvragedense. touffu parfois même, et passionnant,
le lecteur réalise que le thème n'en est pas aussi simpleet facilementdélimité
qu'il l'imaginait a priori. Stupéfmnte est l'ampleur du mouvement de
diffusion et d'absorption de la littérature romanesque chinoise à travers
l'Asie orientale et méridionale, où elle est devenue, en tous lieux, partie
intégrantedes héritages culturels locaux :telle est la première leçon àretirer
du présent recueil. La seconde étant que son étude n'a pas dépassé le stade
du recensement, chaque collaborateur prenant soin de souligner le caractère
pionnier et temporaire du bilan qu'il dresse. De fait, le phénomène à cerner
paraît en chaque aire linguistico-culturelle une hydre aux avatars multiples,
selon le milieu récepteur : milieux chinois inculturés à la société d'accueil,
milieux étrangers sensibles de longue &te aux influenceschinoises, milieux
Comptes rendus
autochtones de pays à peuplement chinois ;selon le mode d'expression de
l'ceuvre originale :langueécrite, langue parlée des siècles passés, simplisme
des kung-fu à la fois guimauve et sanguinolents, bandes dessinées ;et selon
le mode d'expression de la traduction :des formes écrites adoptant diférents
niveaux linguistiques et littéraires en prose ou en vers, restées en manuscrits
ou éditées, des formes orales et populaires propagées par des conteurs et
le théâtre. Il faudrait ajouter, pour être complet, les formes picturales visibles
dans les temples de structure chinoise (on se souvient de l'étude pionnière
de Wolfram Eberhard. « Topics and moral values in Chinese temple decorations », Journal of the American Oriental Society, 87 (l), 1967, pp.
22-32 ; et de l'allusion que Claudine Salmon fait, de son côté, à la mise
en imagesdes romanshistoriques les plus populaires dans les templeschinois
d'Asie du Sud-Est, « Une morale en images : les peintures murales du Xietian-gong de Bandung », Archipel. 11,1976. pp. 167-176,et dans le présent
recueil, p. 34). A Ulan Bator, par exemple, on peut apprécier de délicieuses
petites bandes dessinées qui courent le long des solivettes soutenant à
l'extérieur les avant-toits des palais-monastères que le dernier théocrate de
la Mongolie extérieure, le 8" Bogdo-gegen (1870-1924), avait fait édifier
et décorer pour lui et son frère, Coijin-lama, dans la première décennie de
notre siècle.
La variation la plus lancinante provient du niveau de réinvention que
comporte la traduction en une langue étrangère : tout un éventail de
possibilités est ouvert, allant de la traduction littérale, assez rare semblet-il, jusqu'à la création d'œuvres pseudo-chinoises, en passant par un jeu
varié d'indigénisation des motifs. Pour Claudine Salmon et ses colhborateurs, la difficulté principale a résidé dans l'identification des pièces. Et
un résultat paradoxal de leur défrichageest de suggérer l'existence d'ccuvres
originales chinoises insoupçonnéesjusqu'alors. Un autre thème à variations
est celui du but recherché par l'agent transmeuant l'œuvre -mécène, traducteur, adaptateur indigène, éditeur ;des effets ludiques et éducatifs qu'en
espèrent et qu'en recueillent les publics visés, selon qu'ils sont chinois ou
non-chinois -milieux féminins reclus et milieux populaires analphabètes
en particulier ; de la réutilisation, consciente ou inconsciente, de l'œuvre
dans un but Ctranger à la société chinoise, voire opposé à elle, tel ce retour
aux traditions de ses ancêtres qu'un nationaliste de Mongolie intérieure
Comptes rendus
escomptait, dans les années vingt, tirer de la popularisation de la littérature
chinoise en traduction mongole, ainsi qu'il a été dit plus haut.
Le travail d'analyse interne qu'on attend maintenant des comparatistes, par lignée d'ceuvres et par genre, et celui des sociologues par aire
linguistico-culturelle, apparaît considérable :le présent ouvrage en pose les
fondements tout à fait nouveaux ; et, heureusement exempt de théories
prématurées, il va rester, sans nul doute, l'outil de référence par excellence.
Les quelques inconvénients inhérents à sa confection disparaîtront, souhaitons-le, dans les travaux futurs. Quatorze des seize collaborateurs ne sont
pas anglophones :on peut se représenterle casse-tête qu'a été pour l'éditeur,
qui n'estpas anglophone non plus, la mise en formeanglaisede contributions
venues d'horizons aussi variés que l'Institut des littératures mondiales de
Moscou, l'Institut Oriental de Uningrad. l'université de Beijing et celle
de Séoul. Rien d'ttonnant donc si un certain flottement se remarque dans
le maniement des termes fondamentaux, tels que « novel », « romance »,
« fiction », « tale ».Le spécialiste n'en sera d'ailleurs guère affecté, n'en
doutons pas. C'est pourquoi. au dam de l'utilisateur, il n'a pu être ajouté
d'index des œuvres chinoises. Plutôt que de le déplorer disgracieusement,
admirons que la qualité matérielle de l'ensemble soit aussi convenable ;
et qu'en prime, il nous soit offert deux xu à la manière traditionnelle des
congshu chinois, une aubaine vraiment inattendue pour le sociologue : une
préface personnalisée de Ji Xianlin, éminent sanscritiste de l'université de
Beijing, et un émouvant « Dr Salmon as 1 know her » par Ge Baoquan
de l'Académie des littératures étrangères près l'Académie chinoise des
Sciences sociales, qui situe l'éditeur dans son cadre parisien et rappelle son
expérience scientifique antérieure. Les bonnes vieilles traditions littéraires
chinoises ne sont, heureusement, pas mortes en Chine !
Françoise Aubin
Patrick Carre, Le Palais des nuages. Paris, Phébus. 1989. 644 pages.
Jean Levi, Le rêve de Confucius. Paris, Albin Michel, 1989. 320 pages
Ces deux ouvrages ont paru non seulement la même année, mais le même
mois et relèvent du même genre, l'histoire romancée. Tous deux ont préféré
Comptes rendus
au pinyin notre vieille transcription de I'EFEO. Il ne semble donc pas déplacé
de les réunir ici, si différents soient-ils par le mode de la narration, le s~ylc,
la sensibilité,la matière traitée, sans parler de Yau-delà du récit que chacun
de nos auteurs entend viser.
Jean Levi, le traducteur des Trois Royaumes, est fort peu redevable à
la tradition romanesque chinoise. Patrick Carré ne l'est pas du tout dans
ce roman qui use du procédé exploité par Marguerite Yourcenar avec tant
de bonheur : ses Mémoires d'Hadrien (1951) sont traduites, me dit-on, en
vingt-huit langues, un succès qui a quelque peu éclipsé la réussite de Robert
Graves, I , Claudius et sa suite, Claudius, the god (1934), couronnée par
deux prix littéraires et rendue en dix-sept langues. Ces mémoires à la
première personne sont d'évidentes conventions qui permettent à la fiction
d'épouser le point de vue du personnage central.
Nul ne saurait s'y tromper et, pas plus que ses prédécesseurs, Patrick
Carré n'a cherché à les rendre crédibles. Peut-être est-il plus proche de
Yourcenar que de Graves, en ce sens que l'être et le devenir de Huizong
(Zhao Ji, 1082-1135, qui régna de 1100 à 1126) l'intéressent plus que les
événements de son règne. Le prologue qui le campe dans son exil, prisonnier
des << barbares >> djurchets (sic), fait de la pseudo-autobiographie une
méditation sur la vie manquée d'un tyran esthète. Aussi la phrase d'Alain
mise en exergue, a Le pouvoir rend fou, le pouvoir absolu rend absolument
fou »,pourrait-elle conduire à se méprendre sur le theme central de ce gros
livre mené avec brio. Pour Patrick Carré, cet empereur calligraphe, poète,
peintre et fervent collectionneur, tyran malgr6 lui, rêvant de l'ailleurs de
la barbarie, tant qu'il ne l'a rencontrée, semble un frère.
Il serait vain de discuter des sources de l'auteur et de la vision qu'il
nous en donne. La jaquette exprimeon ne peut mieux le propos du traducteur
de Hanshan et de Huangbo : << Fasciné par les mystères de l'esprit plutôt
que par les douteuses clartés de l'Histoire, il a passé plusieurs années à
dépouiller les annales du règne de Houei Tsong... à seule fin de nous en
proposer une lecture qui fût conforme à la logique du rêve. >>
Patrick Carré, à la différence de Yourcenar ou Graves, ne se soucie guère
d'assurer le lecteur de sa fidélité à l'Histoire. Il n'en suit pas moins la trame
de bout en bout, mais, il est vrai, sur un ton qui frise l'onirisme, tant il
Comptes rendus
se veut à la fois précieux et impérial, subtil et glissant. Le titre souligne
la volonté poétique de l'ouvrage :
-Nuages... chantonnais-je rêvcusemcnt. Les poètes ne parlent que de nuages.
-Quelestjustement, m'intenompitlemaître [Su Shi. 1036-1101, a Sou Versant
Est » ou K Tong-p'o »], le poète qui vous a dom6 sa maladie ?
-Quelie maladie ?... Ah, mon oncle Kiun me parlait toujours de l'Ailleurs ...
Ailleurs, tel est le titre du second des douze chapitres sans chiffre qui
se partagent la matière du récit. Est-ce une nouvelle version de Hanshan
dont nous régale le traducteur du Mangeur de brumes ? << Allongé seul sous
un douteux surplomb / De toute la journée les nues ne m'ont quitté... >> ;
ce que Burton Watson rend plus littéralement par : << 1 lie alone by folded
cliffs, / Where churning mists even at midday do not part » (Cf. Cold
Mountain, 42 ; Iriya, 43).
<< Soyffrir et jouir », lui souffle son mentor taoïsant Guo Tianxin. Et
de rappeler une version inversée du Langqiao shui où c'est l'amante et non
plus l'amoureux qui se laisse submerger par les flots. De Nuages et pluie
-autres nuages -à Femme pure. l'érotisme se dégrade en << parties fines »
où l'empereur, a au cœur de son trente-neuvième printemps », se laisse
prendre : « Li Petite Maîtresse incarnait-elle ma fameuse introuvable
féminité, cette qualité majeure de l'étonnant Tao, qu'un Barbare d'occident
me révélait ? >> Guo Tianxin l'avait alors quitté et Huizong Ctait revenu
de son escapade mystique auprès de Mi Fu (1052-1107), narrée au chapitre
intitulé Eaux profondes.
Avant de sombrer dans les horreurs de la défaite. la fin du roman s'engage
dans la longue description de Supplices hexagrammiques, auxquels Octave
Mirbeau n'avait pas songé dans son Jardin, qui paraît bien pâle en comparaison.
Laissons, sans lui avoir rendu pleinement justice, ce roman foisonnant
qui appartient, malgré son nouveau réalisme poétique, à la tradition du rêve
occidental de la Chine, pour aborder l'ouvrage de Jean Levi, lui aussi
<< hexagrammique », mais de tout autre façon.
C'est, en quelque sorte, le conlrepoint de son roman précédent, Le grand
Empereur et sesautomates, déjà traduiten une douzainede langues. L'auteur
expIique sans détours sa démarche insolite dans une utile postface qui éclaire
- Comptes rendus
sa vision pessimiste d'une sociétéenracinée dans le « mensonge P.La inarge
irrationnelle de l'histoire lui a semblé mieux se plier au destin annoncé par
près de la moitié des soixante-quatre hexagrainmes ; ils figurent en tête
des chapitres, ici aussi non chiffrés, suivis d'un élégant commentaire sous
des titres lourdement évocateurs que ne reprend aucune table en fin de
volume.
Le style, sobre sans être dépouillé, ne se laisse le plus souvent aller au
lyrisme que pour donner dans l'ironie d'un pastiche : « C'était le plus
ravissant minois qu'il lui eût jamais été donné de contempler : un visage
rond et blanc comme une pleine lune, des yeux brillants surmontés de deux
sourcils minces incurvés en antennes de papillon, et une petite bouche aux
lèvres de cerise », est-il dit de Qi la future concubine de Liu Bang, appelé
Taillefer en vertu d'une décomposition graphique du patronyme Liu.
Il y a plus de subtilités qu'il n'y paraît aussi bien dans la construction
que dans le style du roman. au point que d'aucuns hésiteraient à qualifier
de romanesque une matière aussi imbibée de philosophie politique. Prenons
pour exemple le chapitre, p. 210, coiffé du vingt-et-unième hexagramme
appelé Shihe et traduit RUMINATIONS. Jean Levi rend ainsi le « jugement » :
« Il est bon de ruminer. / Cela résoud favorablement les conflits » (chez
Wilhelrn-Baynes cela devient : « BmNG THROUGH - Biting Through has
success / It is favorable to let justice be administered »).L'hexagramme
commande une description quasi surréaliste :
Un intense bruit de mâchoires, produit par la rumination des Grands Hommes
aux abois, s'élevait de laconfigurationdumoment et dominait deses grincements
jusqu'au fracas des armes.
C'était sur un morceau coriace de volaille boucanée que s'exerçait l'action
masticatoire de Taillefer,ses dents mordaient précautionneusementdans la chair
filandreuse. s'arrêtaient bien avant l'os, autour duquel la viande était avariée,
et broyaient avec une lente application cette pauvre nourriture dont chaque bouchée. par la résistance qu'elle lui opposait, lui faisait sentir sa détresse...
Tout en cherchant I? chasser la vision des crânes de son père et de sa mère
le regardant de leurs yeux cuits au fond d'une grande soupière de métal, à demi
enfouis sous une garniture de navets, il renifla un autre morceau de viande et
l'introduisit avec méfiance dans sa bouche...
L'entrée en matière réunit les incarnationsdes huit trigrammes présidant
à une puissante société secrète qui ne servira qu'à dérouler cette vision
Comptes rendus
désespérée et décapante d'événements qui amèneront une tyrannie
brouillonne à remplacer une tyrannie transparente : « Le véritable Grand
Homme sait faire taire son orgueil et se conduire en lâche pour réaliser
ses vastes desseins, w la fin et elle seule subIime les moyens... » (p. 280).
Le rêve de Confucius, qui constitue, somme toute, le prologue du récit,
est un cauchemar :
Cependant, audeià du déchiffrement métaphorique, [Confucius] découvrit
d'autres implications, comme ces coffres à secrets emboîtés. Il était aussi le
Dragon Noir. L'eau dont il était issu l'y appariait. Et certains de ses admirateurs
lui donnaient le nom de Roi-sans-Royaume. Tout comme l'autre. son double
et son corilraire. bien qu'incapable d'incarner un moment de l'Histoire. il
concourait néanmoins à sa marche parce que la Loi n'était que la force obscure
du Rite...Ami, opérateur d'une transmutation, il sublimerait la dure réalité des
supplices par l'apaisante justification de la morale et la forme harmonieuse du
rite. Mais le feu est aussi par son éclat parure ; toute parure est un voile jeté
sur la réalité. elle s'identifie au mensonge... Il s'émerveilla de l'agencement
subtil de son rêve... (p. 18).
Bref, voici un livre fascinant et repoussant qui ne se démonte pas à la
première lecture, ni à la seconde :en rendre compte est une tâche redoutable.
La traduction des prénoms, voire des patronymes, ajoute à l'embarras du
lecteur déconcerté, un embarras qui mérite d'être suxmonté. À ce prix, il
découvrira une œuvre désespérément subtile, fort loin, par son originalité,
de tout ce qui a été produit jusqu'à présent sur une matière chinoise.
On ne peut que se féliciter que la sinologie se soit égarée dans le
romanesque, lorsqu'il s'agit d'ouvrages aussi exceptionnels que ceux de
Patrick Carré et de Jean Levi.
André Levy
A. Giacomi et al., Lexique français-chinois de la physique. Aix-en-Provence, Université de Provence. 1988. 422 pages
Saluons la réalisation d'un lexique français-chinois de physique. Les ouvrages récents de lexicographie spécialisée impliquant ces deux langues
restent en effet trop peu nombreux, surtout si l'on considère l'abondance
Comptes rendus
de dictionnaires anglais-chinois publiés depuis moins de dix ans en Chine
même. Réalisé en France et composé, semble-t-il, à l'aide d'un équipement
informatique, c'est certainement une première.
Chaque terme formant une entrée française du lexique (il y en a environ
six mille) est accompagné dc sa transcription phonétique, de sa classe
grammaticale, puis d'une ou plusieurs traductions en chinois. Une entrée
peut être complétée d'exemples, chacun formant un « ensemble de suites
lexicales où le terme est susceptible d'être attesté ».
La lecture attentive de l'ouvrage conduit à formuler un certain nombres
de remarques, tant sur la forme que sur la démarche lexicographique.
Si le texte comprend peu de coquilles, on est en revanche gêné par une
absence d'homogénéité à divers niveaux. Les noms de personnes apparaissent tantôt avec leur seule transcription phonétique, tantôt accompagnés
d'indications sur la nationalité et la spécialité scientifique, occasionnellement des dates de naissance et de décès. Pour les entrées françaises, c'est
souvent un terme du vocabulaire général (sans doute provenant du
Vocabulaire Général d'orientation Scientifique)qui est retenu, qui ne prend
de valeur spécifique que dans les « suites lexicales P. La plupart de ces
dernières forment des lexies complexes, des syntagmes lexicalisés ou des
mots composés : telles devraient être, me semble-t-il, les véritables entrées
principales d'un lexique spécialil. Le souci de didactique du français à
l'usage des étudiants étrangers qui anime les auteurs les conduit en outre
à introduire dans ces « suites », à côté de la terminologie spécifique, des
phrases exemples souvent assez loin du domaine de rérérence (pour
« éjecter », par exemple :« La mitrailleuse éjecte les douilles vides au cours
du tir »).
Les rares cas où l'article est utilisé me paraissent contestables : par
exemple, on trouvera, sous « saturation », « la courbe de saturation » à
côté de « point de saturation ».Sous l'entrée « potentiel, le », nom et adjectif
sont traités simultanément, ce qui peut être contesté au vu des intentions
didactiques de i'ouvrage ;et dans cette même entrée, pourquoi « le potentiel
électrique » à côté de nombreux autres exemples tels que « potentiel
électrostatique », « potentiel chimique » ? Même manque de cohérence en
cequi concerne le féminin des adjectifs :aucune indicationpour « abélien »,
Comptes rendus
mais quelques pages plus loin, aérien, enne », et plus loin encore,
<< képlérien, ne ».
Si les abréviations sont fréquentes pour les unités de mesure, elles
n'apparaissent pas en entrées mais sont seulement signalées en complément
du terme sous sa forme longue. Quant aux synonymes, il font l'objet de
très peu de renvois, et jamais dans les deux sens. Ainsi, dynamique des
fIuides = hydrodynamique », mais le second ne peut renvoyer au premier
puisque celui-ci n'apparaît pas en entrée principale. Les antonymes sont
très fréquents dans les << suites lexicales >> ; ils font parfois l'objet de
rubriques séparées, mais ne sont souvent marqués que par l'emploi de
parenthèses.
Un certain nombre de symboles désignant des domaines de référence
sont indiqués au début de l'ouvrage, mais peu d'entrées en définitive en
bénéficient, sans doute parce qu'en tant que telles ces informations appartiennent au vocabulaire général et, à ce titre, ne devraient pas figurer.
En ce qui concerne les termes de physique chinois, la plupart apparaissent comme traductions de suites lexicales », ce qui pose des problèmes
complexes. En effet, tantôt nous trouvons de << vrais » termes en traduction
de l'entrée française, tantôt il s'agit de définitions en chinois ; et je me
demande parfois si l'exemple français n'est pas simplement une traduction
du chinois (comme << un satellite qui gravite autour de la lune »). Enfin,
certaines traductions sont inexactes, par exemple pour « des cristaux en
cours de formation ». Notons encore que la fonction des parenthèses dans
les énoncés est multipIe : elles peuvent noter une explication, mais aussi
signifier que l'élément qu'elles isolentest facultatif,ou encadrer l'antonyme
d'un terme.
Le public auquel ce travail est destiné en priorité est celui a des élèves
sinophones de l'enseignement secondaire et des étudiants de premier cycle
universitaire scientifique désirant employer le français comme koîné
scientifique S. Ce choix justifie sans doute l'absence de toute romanisation
des termes chinois, alors que les entrées françaises sont pourvues de
transcriptions phonétiques. On regrettera à tout le moins qu'il n'y ait pas
d'index des termes chinois renvoyant aux pages du dictionnaire.
Tel quel, ce livre aurait mérité un sérieux travail d'harmonisation et
de finition.
Georges Métailié
NOTES BRÈVES
LaoShe, Unfîlstombéduciel.Traduitduchinoispar Lu Fujun etChristine
Mel. Paris. Arléa, 1989. 363 pages
On peut évidemment se demander s'il s'agit là du meilleur Lao She. Les
remarques que le romancier a faites a posteriori sur son œuvre sont parfois
négligeables. Mais, dans le cas de Niu Tianci zhuan, les circonstances
décrites dans La vieille carriole (<< Chaleur, embarras, précipitation D) ne
sont pas entièrement de fausses excuses. Il faut bien avouer que, dans cette
histoire d'enfant trouvé et élevé par un couple âgé au milieu des valeurs
contradictoires du commerce et du mandarinat, l'écrivain donne quelquefois
l'impression de tirer un peu à la ligne. Paru en feuilletondans la revuelunyu,
le roman ne permettait guère << le développement normal des épisodes et
des personnages B. On s'en aperçoit notamment dans la dernière partie où
le jeune homme, qui a interrompu ses études, perd successivement sa mère
et son père adoptifs.
C'est donc à la pointe du pinceau, par la force de son humour, que Lao
She est le plus convaincant dans cette œuvre. À cet égard. les deux traductrices ont su trouver, pour chaque phrase, le bon rythme et découper
comme il convenait les paragraphes trop longs du texte original. En revanche, faute de notes suffisantes, les sous-entendus des expressions ou
les jeux de mots ne sont pas toujours exploités. Une erreur (p. 8) situe à
Pékin l'intrigue, alors qu'il s'agit. en réalité. d'une petite ville du nom de
Yuncheng. Enfin, une suite de ce roman, publiée en 1937 et redécouverte
cinquante ans après, doit être signalée au lecteur1.
Paul Bady
1. On notera par ailleurs la traduction << remani6e » du Pousse-pousse(par François
et Anne Cheng, Paris, Picquier. 1990, 221 pp.), en regrettant, une nouvelle fois.
Notes brèves
Pa Kin, Automne. Traduit du chinois par Édith Simar-Dauverd. Paris,
Flammarion, 1989. 677 pages
Déjà traductricedudeuxième volet (Printemps,cf. ktudes chinoises, 2,1983,
pp. 64-65) de la grande saga de la famille Gao, Édith Simar-Dauverd fait
preuve d'une remarquable constance en venant à bout du troisième. Certes,
Ba Jin est un témoin passionné de son temps, mais ses chroniques romanesques, même si elles se concentrent sur le cercle familial, sont d'une
ampleur qui peut sembler démesurée. Le romancier restant fidèle à ses
personnages, le lecteur retrouve ici ceux qu'il avait aimés antérieurement,
comme s'il suffisait de prendre les mêmes et de recommencer.
Mais le clan des Gao est sur le point de se désagréger : la maison du
vieux patriarche sera vendue, ses biens partagés, et dans ce monde qui se
défait on ne compte plus les intrigues. les disputes et les tragédies. De nature
autobiographique, comme on le sait, le roman se termine en fait un peu
moins mal que dans la réalité : le frère aîné Juexin reste hanté par le passé
mais il ne met pas fin à sesjours. Quant au cadet Juemin, il épouse finalement
Qin, sa jolie cousine.
D'une grande justesse de ton et suffisamment précise, à l'exception de
quelques erreurs (le datuanyuan de l'épilogue. p. 669, aurait pu être mieux
rendu), la traduction traite particulièrement bien les dialogues, lesquels
forment, plus encore que dans les volumes précédents, la part prépondérante
du roman.
Paul Bady
Zhang Jie, Galére. Traduit du chinois par Michel Cartier avec la collaboration de Zhitang Drocourt. Paris, E. Maren Sell, 1989. 169 pages
Zhang Jie est un auteur celèbre en Chine (eue l'est aussi à l'étranger : elle
a récemment reçu en Italie le prix Moravia), et il est devenu coutumier de
voir ses romans susciter des débats enflammés au sein du public chinois.
Se situant au cœur de la société, elle affronte délibérément le monde
que le texte original (reproduit dans Lao She wenji, Pékin, Renmin wenxue
chubanshe, torneiii, 1982)n'aitpas servi de base àla version françaiseduroman.
Notes brèves
contemporain en abordant des sujets sensibles ou d7actualit6comme la
réforme économique,dansAilesdeplomb,ou la vic des femmes dans Galère.
Galère campe les retrouvailles dans un même appartement de trois
femmes dans leur quarantaine, amies depuis l'école primaire, divorcées ou
séparées,et s'attache à décrire leurs difficultés professionnelles et affectives.
Trois femmes, trois directions proîessionnelles (menuisière-essayiste, scénariste de cinéma, interprète), avec pour chacune un parcours bouleversé,
d'innombrables difficultés, des peines et des joies. Trois femmes, mais une
même lutte pour l'indépendance, passant pour chacune par la séparation
ou par un divorce qu'il n'est pas facile d'obtenir. La vie sexuelle est perçue
dans l'amertume, tant dans les relations avec les maris qu'à travers les assauts
dont on est parfois l'objet, en particulier au travail. Bref, trois femmes seules,
en butte la curiosité oppressante du voisinage.
Empruntant le truchement de ces trois perceptions féminines, le roman
procède par cercles concentriques pour analyser les divers obstacles qui
s'opposent à la réalisation des idéaux de ses héroïnes : les maris, le uavail,
les voisins, et aussi les pères, dont la position dominante détermine maints
traits de leur vie. Elles ont beau combattre infatigablement pour leur
autonomie, il semble n'y avoir aucune chance d'échapper à des destins
scellés. Les enfants. enjeu de luttes entre époux, ne modifient guère le
tableau, à la conclusion près du roman, teintée d'ironie sinon de naïveté,
qui fait porter à l'un d'eux l'espoir que les garçons de sa généralion
comprendront plus tard << comme c'est dur d'être femme ».Le livre procure
une indéniable impression d'étouffement, mais il fait aussi passer un sens
aigu de la volonté :comme le dit bien le critique Li Tuo, Zhang Jie réalise
des portraits « d'idéalistes en souffrance ».
Le style met en Cvidence une grande technique du détail dans la relation
de la vie sociale des personnages, sans pour autant chercher à occulter les
sympathies de l'auteur. Avec le thème de la vie de femme divorcée, Zhang
Jie aborde une réalité dont on sait qu'elle a longtemps été la sienne. Roman
féministe ? Zhang, qui se méfie de ce genre d'étiquette, a récemment confié
que, pour elle, l'important en matière de liberation de la femme ce sont
les connaissances sociales, plus encore que l'égalité des salaires ou la
position politique (cf. Wenxue bao, 10 août 1989).
Notes brèves
D'un ton amer et assez délicat à la fois, ce roman es1 un témoignage
marquant, que rend avec vivacité une version française qui a souvent su
trouver des formules pleines d'humour.
Annie Curien
Zhang Xinxin, Le courrier des bandifs. Traduction d'Emmanuelle Péclienart et Robin Setton. Arles, Actes Sud, 1989. 378 pages
La ville de Pékin est comme prise dans un vent de mutations. De vieux
habitants doivent quitter leur quartier en cours de démolition. De plusjeunes
ont dû, eux, déserter leur ville et ne sont arrivés à y retrouver un travail
qu'au terme d'un parcours de dix ans savamment dessiné à travers la Chine.
Les valeurs sont instables. C'est la valse des prix : une folie s'empare du
cours des denrées les plus élémentaires. L'ordre familial lui-même est
ébranlé. Non seulement des conflits de générations surviennent, dans
lesquels les filles (et les belles-filles) ne tiennent pas le plus petit rôle, mais
encore on fait l'expérience de nouveaux genres de vie - célibat, divorce,
et même remariage avec l'ancienne épouse.
Dans ce tourbillon qui saisit la ville, la philatélie apparaît comme « une
façon de conserver les valeurs, après tout ».Elle alimente, en tout cas, les
passions. Aucune tranche d'âge n'y échappe, de la lycéenne qui se dispute
avec son père (également collectionneur) au vieux retraité dont la collection
a compté jusqu'à dix mille timbres, tous brûlés dans la cour pendant la
Révolution culturelle. Il y a les faux érudits, qui ont appris à s'exprimer
sur la philatélie en termes doctes. Il y a aussi les authentiques ignorants
obligés de s'informerpour tenter de remplir leur tâche de membre du service
d'ordre spécialement mis en place par les entreprises du quartier pour
contenir ces activites. Les rues d'un quartier entier sont ainsi saisies par
la fièvredes échanges. Des immeubles sont atteints du virus, étage par étage.
De l'évocation des scènes de rue, le lecteur est progressivement conduit
vers l'immeuble enfiévré où vit le vieux collectionneur esthète. Apaisé,
détaché de tout, ce dernier doit bientôt fêter ses quatre-vingt-un ans et il
promet que pour la circonstance il fera voir le clou de sa collection, un
timbre d'une valeur inestimable. Lorsqu'amive enfin le jour tant attendu,
Notes brèves
c'est la consternation générale : le timbre a disparu, et avec lui toute la
collection. Qui est le voleur? Se trouve-t-ilparmi l'assemblée ? Un véritable
jeu de piste, d'analyse et de contre-analyse commence alors.
Paru en 1985, le roman de Zhang Xinxin a pour fil conducteur, plutôt
que la passion particulière des timbres, le thème de l'engouement. En cela
il rappelle indubitablement Une folie d'orchidées (1983). texte plus court
dans lequel l'auteur faisait la peinture d'une ville prise de passion pour ces
fleurs. On retrouve dans Le courrier des bandits l'amorce d'une intrigue
policière, bien qu'à mon sens le rythme même de l'enquête y soit moins
convaincant que toute la mise en scène, laquelle occupe entièrement la
première moitié du roman.
Au nœud thématique et géographique (avec en son centre l'immeuble)
viennent s'ajouter quantité de petits tableaux, souvent drôles, aussi vivants
que brillamment brossés : des vieux qui prennent le soleil sur un banc ;
un jeune homme amateur de moto ; le fngidaire Sharp voisinant avec une
armoire Ming dans le salon du vieil esthète ;l'arrivée d'une jeune paysanne
qui va devenir femme de ménage...Zhang Xinxin excelle à rendre l'aunosphère de changement qui touche, en premier lieu. la ville même. Le décor
est campé dès la première page : << Au milieu de la vaste place, le mausolée
du Président Mao... En toile de fond, deux affiches géantes célèbrent
l'électronique Sharp et les Pétroles de Nanhai B. Puis vient l'évocation, par
un de leurs habitants, de la démolition des vieux quartiers, et la nostalgie
rejoint ici la satire sociale : << Debout sur le seuil de ce qui lui reste de
maison, il contemple le quartier en ruine, exempt de surveillance,de comité
de riverains et d'ailleurs de toute vie humaine, et il a le sentiment de régner
sur ce bout de territoire. »
De telles touches, qui procurent au lecteur une impression de fraîcheur
et de liberté, ne produisent pas d'effet d'éparpillement tant est précis l'objet
de la satire de Zhang Xinxin. C'est sans doute dans ces tableaux égrenés
au fil du récit que l'imagination et la couleur de l'auteur trouvent leur
meilleur terrain d'expression.
Soulignons pour finir la qualité du travail des traducteurs, en particulier la façon dont ils ont su rendre certains passages assez techniques et
le ton volontiers populaire du texte.
Annie Curien
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