Psychiatrie. Bistouri et matière grise

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Psychiatrie. Bistouri et matière grise
LE MONDE DES LIVRES | 05.05.2016 à 09h17 • Mis à jour le 05.05.2016 à
09h29 | Par Elisabeth Roudinesco
Toucher le cerveau, changer l’esprit, de Carlos
Parada, PUF, « Science histoire & société », 204 p.,
19 €.
Ami et élève de Claude Olievenstein (1933-2008), avec lequel il a travaillé pendant des années
à l’hôpital Marmottan, à Paris, Carlos Parada, psychiatre engagé, spécialiste des toxicomanies,
raconte, dans le fort intéressant Toucher le cerveau, changer l’esprit, les déboires et les errances de
la psychochirurgie, qui visait à éradiquer les psychoses, les dépressions et l’homosexualité par
des opérations barbares sur le cerveau : leucotomie, lobotomie, topectomie, thalamotomie.
Quelle que soit la variété des techniques, il s’agissait toujours de prélever une substance
cérébrale dans le but d’altérer un trouble psychique ou mental.
Mise au point en 1935 par le médecin portugais Egas Moniz (1874-1955), qui reçut le prix
Nobel en 1949 pour ses recherches, cette pratique reposait sur la conviction qu’il existerait une
-continuité absolue entre le cerveau et l’esprit. Comme si enlever un lobe à l’aide d’un bistouri
suffisait à changer la condition humaine. Ces interventions n’eurent aucune efficacité et ne
firent qu’ajouter une anomalie, liée à l’amputation, à un déséquilibre psychique. Certains cas
sont restés célèbres aux Etats-Unis, celui, notamment, de Carl Liebman (1900-1969), ancien
patient -psychotique de Freud qui finira ses jours dans un hôpital psychiatrique, et celui de
Rosemary Kennedy (1918-2005), opérée en 1941 dans le plus grand secret à la demande de son
père, Joseph Kennedy, -patriarche du clan. Elle ne s’en remettra -jamais. Quant à Moniz, il sera
agressé par un patient schizophrène. Contraint de cir-culer dans un fauteuil roulant, il
poursuivra ses expériences jusqu’à sa mort.
Le choix entre deux voies
Si Carlos Parada n’évoque pas ces cas, il montre néanmoins comment s’est développé ce rêve de
« changer l’esprit en touchant le cerveau » et il indique que la psychiatrie biologique de la seconde
moitié du XXe siècle avait le choix entre deux voies : l’intervention chirurgicale d’un côté, la
généralisation des psychotropes de l’autre. En France, de nombreux psychiatres, parmi les plus
humanistes et les plus ouverts à la psychanalyse et donc au traitement psychique – Georges
Daumezon, Henri Ey, Serge Lebovici –, acceptèrent en partie cette pratique, en invoquant la
suppression de la souffrance chez les patients agités, angoissés, délirants. Seul Henri Baruk
(1897-1999), anti-freudien avéré, refusa de s’engager dans un débat sur la notion même
d’efficacité. Aussi s’opposa-t-il, par principe et au nom d’une morale religieuse, à ces
interventions aujourd’hui interdites dans de nombreux pays. Il considérait qu’il y avait peu de
différence entre les malades mentaux et les hommes ordinaires, et que le médecin devait
supporter les violences et la folie du malade.
Dans cette optique, Carlos Parada soutient que la psychiatrie biologique -contemporaine a
hérité, d’un côté, de l’aspect « disciplinaire » de la psychochirurgie, quand les substances
chimiques sont -administrées par le psychiatre du haut de son autorité et, de l’autre, de son
caractère transgressif, quand le patient se drogue au point de s’autodétruire. Dans cette
nouvelle configuration, le psychiatre n’a plus le pouvoir d’imposer un traitement barbare au
patient sans son consentement tandis que celui-ci peut décider lui-même de consommer de la
drogue. Pouvoir disciplinaire et transgression de la norme sont donc les deux facettes d’un
savoir psychiatrique en quête d’identité.
Elisabeth Roudinesco En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/05/05/psychiatriebistouri-et-matiere-grise_4914122_3260.html#DHos2T6g8DTJj50Z.99
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