fatalement, selon Kant, la guerre civile. On comprend aisément, en outre, que
l'insurrection, par la violence qui la caractérise, menace par elle-même, et en
amont même des contradictions que sa légitimation juridique créerait, l'ordre
civil et la paix qui, on le verra notamment à partir de l'opuscule sur les Lumières,
sont appréhendées, à travers le paradigme du despotisme éclairé incarné par la
figure historique de Frédéric II de Prusse, dans leur indissociabilité. Soulignons
ici que la thèse selon laquelle le droit de résistance, ou à la révolution10, est une
idée "contradictoire" qui définit une véritable "antinomie du politique" sera
retravaillée par Kant dans la Doctrine du Droit pour montrer que l'origine
révolutionnaire, et donc illégale, d'une constitution nouvellement érigée ne
saurait fonder ni le droit de résistance du peuple au souverain ni celui de
désobéir aux lois11. Étant entendu que le fait de l'avènement révolutionnaire du
droit n'est nullement juridique, l'ordre juridique défini par la nouvelle
Constitution et qui se consolide alors ne saurait être remis en cause de par
l'illégalité de son commencement. Que le droit ne vienne pas à l'existence avec
les moyens du droit ne dispense donc aucunement le sujet de se soumettre à
l'obligation qui en découle. Si une constitution dont le souverain serait le garant,
prévoyait qu'on pût résister au souverain, on serait dans la situation où, écrit
Kant, "dès lors ce n'est plus celui auquel on peut résister qui est le souverain,
mais bien celui qui commande la résistance, ce qui est contradictoire"12. Par-delà
cette contradiction qu'on peut dire "logique" et dont l'évidence saute aux yeux, il
nous semble légitime d'interroger les fondements possibles de cette radicale et si
ferme condamnation juridico-rationnelle, condamnation sous-tendue par le
primat de la paix civile, auquel se ramène sans doute l'exigence de l'ordre civil.
Est-il, en effet, à l'aune des idées développées par Kant en 1784, tellement
étonnant que la Révolution ne puisse ici fonder aucun droit à la révolution?Pour
le dire autrement, il nous semble que la juridicisation de la formulation du
problème du Droit de la révolution dans le Projet et dans la Doctrine du Droit,
doit être envisagée à l'aune des déterminations religieuses et eschatologiques qui
caractérisent à bien des égards les opuscules publiés par Kant en 1784 dans la
Berlinische Monatschrift que dirige son ami Biester.
Pour comprendre en quoi la paix civile, dès 1784, est conçue par Kant
comme la condition même du progrès des Lumières dont le développement
constitue la condition sine qua non de la réalisation de la paix universelle, il
convient de commencer par souligner que, dans l'opuscule intitulé Réponse à la
question: "Qu'est-ce que les Lumières?" , celles-ci sont conçues comme la
destination originelle de l'humanité13. Aussi l'histoire doit-elle être réfléchie
comme un processus doté d'un sens, celui du progrès indéfini des Lumières.
C'est d'ailleurs le caractère originel de cette vocation qui fonde, chez Kant, la
promulgation d'un véritable droit au savoir qui peut se dire droit du savoir face
au pouvoir, lequel droit, étant sacré, permettant, quant à lui, de comprendre
pourquoi empêcher le progrès des Lumières constitue un crime contre la nature
humaine. La théorie kantienne des Lumières, en laquelle se confondent le sens
10 La révolution est, chez Kant, l'objet d'une réflexion aux développements complexes. Kant ne salue-t-il pas 1789 dans le § 65 de la Critique
de la faculté de juger? La Révolution française, à ses yeux, rompt en effet avec le mécanisme de contrainte qui caractérise le despotisme de
l'Ancien Régime. À la fin de sa vie, en 1798 et alors que la Révolution a déjà connu ses heures les plus sombres, Kant ne portera dans le
Conflit des facultés aucune condamnation du jacobinisme. La Révolution est pour lui la manifestation de la disposition morale de l'humanité
et elle constitue la preuve que, sous sa forme empirico-politique, donc juridique, la raison pratique peut se réaliser dans l'histoire. Parce que
chaque peuple doit pouvoir se donner librement la Constitution qui lui plaît, la Révolution serait, en son essence, morale, même si elle ne
saurait être, c'est toute la difficulté en laquelle réside la "tension" qui caractérise la pensée de Kant, juridiquement fondée.
11 Cf. Remarque générale sur les effets juridiques qui découlent de la nature de l'union civile, Remarque A, pp. 201 à 205 de l'édition Vrin de
1986, traduction Philonenko.
12 Doctrine du Droit, Remarque A, p.202 de l'édition pré-citée.
13 "Ce serait là un crime contre la nature humaine <faire obstacle au progrès des Lumières>, dont c'est précisément la destination originelle
d'accomplir ce progrès".