L`épistémologie pratique de Pierre Bourdieu

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L’épistémologie pratique
de Pierre Bourdieu
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-99190-3
EAN : 9782296991903
Olivier SERVAIS
L’épistémologie pratique
de Pierre Bourdieu
Logiques sociales
Collection dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la
dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend
favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou
d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des
phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique
ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes
conceptuels classiques.
Dernières parutions
Rahma BOURQIA (dir.), Territoires, localité et globalité. Faits et effets de
la mondialisation, volume 2. 2012.
Rahma BOURQIA (dir.), La sociologie et ses frontières. Faits et effets de la
mondialisation, volume 1. 2012.
Hugues CUNEGATTI, Charles SUAUD (dir.), La sécurité routière :
enjeux publics et société civile, 2012.
Catherine ESPINASSE, Eloi LE MOUEL (dir.), Des liens qui créent des
lieux, Tome 2, 2012.
Catherine ESPINASSE, Eloi LE MOUEL (dir.), Des lieux qui créent des
liens, Tome 1, 2012.
Sabrina DAHACHE, Féminisation de l’enseignement agricole, 2012.
Odile MERCKLING, Parcours professionnels de femmes immigrées et de
filles d’immigrés, 2012.
Emmanuel GARRIGUES, Les Héros de l’adolescence. Contribution à une
sociologie de l’adolescence et de ses représentations, 2012.
Antigone MOUCHTOURIS, L’observation : un outil de connaissance du
monde, 2012.
Sophie DEVINEAU, Le genre à l’école des enseignantes. Embûches de la
mixité et leviers de la parité, 2012.
Julien LAURENT, Le skateboard. Analyse sociologique d’une pratique
physique urbaine, 2012.
Sylvain KERBOUC’H, Le Mouvement Sourd (1970-2006). De la Langue
des Signes française à la reconnaissance sociale des sourds, 2012.
« Le nouvel idéal de connaissance (physicochimique) doit permettre de prévoir nos expériences
futures ; son procédé consiste à forger des symboles,
ou des simulacres internes des objets extérieurs, tel
que les conséquences logiques de ces symboles
soient elles-mêmes les images des conséquences
nécessaires des objets naturels qu’ils reproduisent.
Une fois ces images stabilisées par l’expérience,
elles peuvent servir de modèles et ainsi déduire
rapidement des conséquences à prévoir par
expérience ou par expérimentation. Ces images sont
nos représentations des choses et s’accordent avec
elles par leur propriété essentielle qui est de
satisfaire à la condition prédictive ; mais elles n’ont
besoin pour remplir leur tâche d’aucune espèce de
conformité avec les choses. De fait, on ignore si nos
représentations ont quoi que ce soit de commun avec
les choses en dehors de cette relation fondamentale,
et nous n’avons aucun moyen de le savoir » (E.
Cassirer, Le problème de la connaissance, t.III,
1910).
« Je regrette beaucoup que ceux qui ont écrit en
anglais ces dernières années en philosophie ou en
psychologie semblent pour la plupart avoir du
mépris pour la pensée et la langue anglaise de nature
à produire une insensibilité totale aux distinctions de
la langue. […] Un grand nombre de mots français,
dont il se trouve qu’ils s’écrivent comme des mots
anglais, mais qui n’ont pas la même signification,
ont été utilisés par des auteurs récents dans leur
signification française, ce qui menace de ruine
complète l’esprit de la langue et de la pensée
anglaise » (C. S. Peirce, Le raisonnement logique
des choses, 1895).
Introduction
Bourdieu épistémologue
Au-delà du platonisme structuraliste
« Comme n’importe quel autre savant, [le
sociologue] s’efforce de contribuer à la
construction du point de vue sans point de
vue qu’est le point de vue de la science, il
est, en tant qu’agent social, pris dans
l’objet qu’il prend pour objet. […] il sait
par conséquent que la particularité des
sciences sociales lui impose de travailler à
construire une vérité scientifique capable
d’intégrer la vision de l’observateur et la
vérité de la vision pratique de l’agent
comme point de vue qui s’ignore comme
tel et s’éprouve dans l’illusion de
l’absolu » (P. Bourdieu, Science de la
science et réflexivité, 2001, p. 222).
Ce qui surprend au premier abord quand on observe sur la
longue période la réception par la communauté scientifique de
la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est l’extrême polarisation
des opinions et des critiques. Depuis les années soixante dix, on
entend simultanément les commentaires les plus élogieux et les
critiques les plus définitives. Le même constat peut être fait
concernant les espaces de consécration. Si certaines institutions
académiques, nationales et étrangères ont hautement reconnu
puis décorer le sociologue - Collège de France, Ecole des
Hautes Etudes, CNRS, Universités et institutions scientifiques
étrangères -, d’autres, tout au contraire, l’ont largement ignoré,
voire dénié - Académie des sciences morales et politiques,
Université française, revues sociologiques françaises -. Une
lecture interne ou littéraire de l’œuvre de Bourdieu mettrait
7
l’accent sur la pluralité des interprétations que provoquent
inexorablement les écrits des grands auteurs en raison de la
complexité et de l’envergure de leurs propos. Bourdieu préfère,
en sociologue, tenter d’expliquer que toutes ces opinions ne
sont pas le fruit d’une distribution hasardeuse. Ces opinions
forment un champ de positions et de concurrence dont il est
possible de rendre compte objectivement et à partir duquel on
peut situer les stratégies scientifiques et les prises de positions
diversement situées dans l’espace restreint de la sociologie ou
élargi des sciences humaines et de la philosophie.
Occupant des positions fortement différenciées dans l’espace
des sciences sociales, ses adversaires scientifiques partagent un
présupposé commun propre à l’occupation d’une position
donnée qui peut s’énoncer ainsi : une orientation scientifique
conciliatrice qui cherche à dépasser plutôt qu’à opposer des
positions paradigmatiques perçues comme incompatibles, est
1
vouée au syncrétisme ou à l’incohérence . Telle est pourtant
bien la tentative réconciliatrice qu’énonce explicitement
Bourdieu pour définir le mode de connaissance qu’il entend
mettre en place. Dans le passé, cette stratégie intégrative a
concentré toutes les critiques et tous les éloges non seulement
parce qu’elle conduit à occuper objectivement une position
centrale dans l’espace scientifique mais aussi parce qu’elle a
réussi là où ses concurrents sociologues ont échoué, à savoir
construire un système théorique et méthodologique
scientifiquement reconnu, praticable, instrumenté et performant
techniquement, sur la base d’une intégration cohérente
d’approches épistémologiques considérées jusqu’ici comme
inconciliables. Le résultat est que cette approche a déclenché en
retour une sorte de processus incontrôlé de discrédit et de
dévalorisation du capital scientifique des sociologies
concurrentes. Un effet de champ en quelque sorte. Ce résultat,
elle le doit au déplacement, voire au dépassement que constitue
l’approche pratique de l’épistémologie. Telle est du moins
l’hypothèse centrale qui aiguillonne ce livre.
1
L’ouvrage récent de M. de Fornel et de A. Ogien (2011) porte témoignage
de l’actualité toujours très vivace de ce présupposé.
8
1 - Bourdieu et l’épistémologie pratique
Cet avantage concurrentiel constitué par le mode de
connaissance mise en œuvre en pratique par Bourdieu dans sa
théorie de la pratique n’a pas fait de lui pour autant une
référence épistémologique. En effet, Bourdieu est plus connu
2
pour son œuvre sociologique que pour ses prises de position en
matière d’épistémologie des sciences sociales. Sur ce terrain
qu’il veut sociologique et non philosophique de la théorie de la
connaissance, son image ressort même assez trouble. On lui
reconnait généralement une certaine habileté théorique mais au
prix d’un bricolage subtil de concepts, de méthodes et de
dispositifs d’observation. Cette image est d’ailleurs confortée
bien involontairement par ses épigones qui se contentent
généralement de réaffirmer l’appartenance de la pratique
scientifique du sociologue au pragmatisme du rationalisme
appliqué de G. Bachelard, position pragmatiste médiane entre
réalisme et idéalisme suffisante selon eux pour valoir légitimité
scientifique. Il se peut également que le refus de Bourdieu luimême de s’enfermer dans ce qu’il appelle les « fausses
alternatives », ces oppositions bien réelles sociologiquement elles servent de points de repère et de ralliement - faute de l’être
épistémologiquement, ait contribué malgré lui à construire le
portrait d’un scientifique partagé et pragmatiste, plus attaché à
l’examen des faits qu’à respecter les grandes théories
épistémologiques en la matière. De plus, son absence des
grands débats métathéoriques, et ce malgré sa notoriété qui lui
ouvrait un droit éminent à la parole, n’a fait que renforcer ce
flou épistémologique dont on l’affuble. Plus encore, la réponse
de Bourdieu aux critiques sur son travail a toujours été
prioritairement une réponse de praticien de la sociologie et non
une réponse théorique, philosophique ou rhétorique. La preuve
du bien-fondé d’une théorie consiste exclusivement, selon lui,
dans sa mise à l’épreuve empirique. Enfin, le recours à des
2
Dans ce livre, les ouvrages et articles de P. Bourdieu sont référencés dans le
corps du texte à partir des initiales tirées du titre de l’ouvrage concerné. Par
exemple (LL) renvoie à Leçon sur la Leçon (1983). La liste des ouvrages est
disponible en bibliographie, en fin d’ouvrage.
9
formules oxymoriques pour étiqueter sa propre pratique
scientifique telles que « structuralisme génétique » ou plus
fréquemment « structuralisme constructiviste », a fini de
convaincre définitivement les critiques de l’artificialité du
montage proposé et de l’impossibilité de réunifier dans un cadre
unique les divers paradigmes épistémologiques mobilisés. A
découlé de tout ceci la conclusion largement partagée faute
d’être discutée selon laquelle la sociologie de Bourdieu n’a rien
à verser au débat épistémologique en science sociale, son
syncrétisme aboutissant plutôt à multiplier et à cumuler les
apories des différents paradigmes traversés qu’à les compenser
et les annihiler.
Le point de vue défendu dans cet ouvrage prend le contrepied de ces attitudes sceptiques ou agnostiques face à une
pensée trop souvent considérée comme aporétique. Il entend
soutenir l’idée que la pratique de théoricien de Bourdieu tout
autant que ses réflexions de méthode et de métier n’expriment
pas de simples arrangements dictés par les difficultés
spécifiques de compréhension du monde social. La pratique
scientifique de Bourdieu est d’abord une réponse médiate aux
problèmes posés par l’analyse du monde social. Cette réponse
manifeste une grande ambition épistémologique, celle de
construire une épistémologie réaliste de la pratique scientifique
et de prouver ainsi définitivement, selon la belle formule de
Vanderberghe (2011, p. 50) que « Bourdieu n’est pas un
penseur syncrétique, mais un penseur synthétique et
hérétique ».
La constante épistémologique du sociologue reste sans nul
doute de ne pas confondre celui qui parle sur les conduites des
autres - le sociologue - avec celui qui parle de sa propre
conduite - l’agent -. Ce réflexe anti-intellectualiste et antischolastique, ne correspond en rien à une prise de position
relativiste en matière d’interprétation. Ce que met en lumière le
sociologue par son travail d’analyse, à savoir l’effectivité des
contraintes structurelles du social, n’est pas une illumination
idéaliste. Il s’agit plutôt d’une invention réaliste : tout se passe
comme si les structures sociales contraignaient réellement les
agents. Simplement l’objectivité de ces structures doit être
10
construite par la modélisation scientifique, leur réalité restant
ainsi irrémédiablement liée à l’outil scientifique. La volonté
souvent exprimée de Bourdieu de vouloir laisser une grande
place à l’inventivité des pratiques et donc aux phénomènes de
contingence, de genèse historique, d’évènements imprévisibles,
ne le conduit pas à renoncer à introduire une forme de nécessité,
logique ou pratique, de faire usage de modèles et de
revendiquer l’élaboration d’une « théorie générale des champs »
avec ses lois et ses invariants. Bien au contraire, Bourdieu
manifeste une véritable ambition de dépassement des
épistémologies fortement clivées que l’on retrouve appliquée
dans ses travaux de recherche. Il cherche à instaurer un rapport
de la théorie à son objet qui puisse sortir la science sociale de
ses excès à la fois d’objectivisme et de subjectivisme, forme
incarnée de la dualité kantienne idéalisme/réalisme. Le recours
à une grille de concepts théoriques idéaux a priori rapproche sa
manière de travailler d’un certain idéalisme ou
transcendantalisme kantien des invariants ou des universaux ;
l’importance de l’observation et des travaux empiriques dans la
déclinaison des concepts montre en contrepoint l’attachement
de Bourdieu au « travail de la preuve ». Si tenir ces deux bouts
ne peut consister en la séparation de la théorie et du réel comme
le propose l’épistémologie dominante hempélienne, elle ne peut
pas non plus s’en tenir à l’argument déjà ancien du
« rationalisme appliqué » de G. Bachelard du resserrement
toujours à améliorer entre idéalisme de l’a priori conceptuel et
réalisme des expériences et des observations. Ne convient-il pas
d’aller plus loin et d’élaborer une épistémologie pratique qui
pense le lien théorie/réalité 1/ au-delà du mode platonicien de la
pertinence des concepts théoriques par l’adéquation de leurs
effets empiriques, qui conduit à soutenir que seul le vrai est
réel, et dont on sait que le principe de l’inférence déductive qui
lui sert de règle de vérité conduit inéluctablement à la
problématique de la sous-détermination empirique des théories
ou de la surinterprétation théorique ; 2/ au-delà également du
mode aristotélicien qui, en prétendant que seul le réel est vrai,
assimile les outils de la science à de simples constructions de
l’esprit n’ayant aucune réalité extérieure.
11
Décalée par rapport à ces deux pôles, la posture de
l’épistémologie pratique ne cherche plus à évaluer le lien
théorie/réalité, coincée qu’elle demeure dans l’ambiguïté
kantienne, mais le lien pratique théorique/pratique empirique,
cherchant à dépasser la fausse opposition entre théorie et
pratique. Cette posture épistémologique de Bourdieu n’est pas
isolée. Elle s’inscrit dans une évolution des conceptions
épistémologiques qui tente de sortir du piège kantien, lequel n’a
trouvé pour l’heure qu’une solution pragmatique chez
Bachelard. Ce renouveau épistémologique touchant de
nombreuses disciplines scientifiques, Bourdieu l’a en quelque
sorte accompagné et porté en ce qui concerne la sociologie.
Depuis longtemps, l’objet de la science n’est plus la réalité
brute, mais la réalité construite de l’instrumentation de la
réalité, c’est-à-dire l’expérience humaine au monde et non le
monde lui-même, ce que Bachelard appelait le « matérialisme
technique ». Pour Bourdieu, l’épistémologie s’intéresse à la
pratique théorique en tant que pratique, pour paraphraser en la
modifiant légèrement une de ses formules. Il ne s’agit
évidemment pas de désigner par cette formule l’objet de
recherche comme l’objet-en-soi, ce serait rompre avec tout
l’acquis kantien et retrouver une position empiriste naïve qui
n’a plus cours. Le réalisme revendiqué n’est pas ontologique
mais seulement épistémologique : construire une théorie
sociologique de la pratique en tant que pratique, c’est construire
les lois générales et empiriques rendant compte des pratiques
sociales comme expériences vécues doublement par les agents
et par la science et reliées méthodologiquement, permettant de
prendre en compte la part de vérité du sens donné par les
individus eux-mêmes à leurs conduites. Aspect structural qui
objective et aspect phénoménologique qui définit la pratique en
tant que pratique se trouvent conjointement mobilisés. Bourdieu
tente ainsi de prendre à bras-le-corps une des questions
épistémologiques les plus cruciales que pose la science sociale,
à savoir la question de l’objectivation scientifique des
phénomènes vécus. Plutôt que d’imposer à l’objet visible une
vérité cachée - vision réaliste platonicienne - ou de se contenter
de donner une vérité du sens au monde - vision conceptualiste
aristotélicienne - le sociologue défend une théorie de la vérité
12
sur le monde social comme jeu combiné de deux points de vue
vrais, de deux vérités, une vérité subjective, celle de la vie
perçue par et dans les corps, faite de croyances incorporées et
de représentations informelles, et une vérité objective, celle de
la vie matérielle des rapports sociaux et des institutions qui sont
tout autant faites de croyances mais de croyances représentées
et instituées. Ces deux vérités ne se donnent pas à voir
spontanément. Leur objectivation exige un travail difficile de
science, indispensable pourtant si l’on veut établir l’effet
socialement efficace de leur rencontre. Si le monde est fait de
« pouvoirs et de vouloirs », de jeux et d’enjeux, si le monde
n’est qu’une croyance collective « déterminée à être par les
possibles qu’elle fait exister », selon l’heureuse formule de
Pinto (1999, p. 138), la théorie de ce monde ne peut être qu’une
théorie de la déconstruction des arbitraires historiques et de la
dénaturalisation des représentations du monde.
2 - La double vérité du monde
Le mode de connaissance que défend Bourdieu, ce qu’il
nomme lui-même un « structuralisme constructiviste », se veut
dialogique au sens où il associe et fait communiquer des pôles
épistémologiques vus comme opposés : objectivisme versus
subjectivisme bien sûr, mais aussi idéalisme vs empirisme ;
holisme vs réductionnisme ; structuralisme vs atomisme ;
réalisme
vs
instrumentalisme
ou
conceptualisme ;
constructivisme vs positivisme ; déterminisme vs liberté
d’action ; idiosyncrasie vs nomologie, modèle vs récit, interne
vs externe, cause vs raison, général vs particulier, etc. Ce mode
de connaissance structuraliste et phénoménologique ne repose
ni sur une juxtaposition syncrétique, ni même sur une
reconstruction dialectique fondant à un niveau supérieur les
éléments opposés initiaux. En combinant ces deux principes de
détermination, un principe objectif par le contexte social - le
principe structural - et un principe subjectif par l’action
constituante - le principe dispositionnel -, ce mode
épistémologique prétend réunir dans un dialogue sans fin le
13
pôle objectiviste et logiciste du savant et le pôle compréhensif
de l’expérience au monde des agents.
Omettant d’examiner cette stratégie de recherche du point de
vue de son intention, c’est-à-dire en tant que stratégie pratique
de dépassement possible des modes de connaissance
objectiviste et subjectiviste, certains commentateurs ont cru
raisonnable de rabattre le mode de connaissance pratique sur le
pôle objectiviste, réduisant la sociologie de la pratique à une
épistémologie explicative consistant à rapporter la stabilité des
phénomènes sociaux à des déterminismes sous-jacents que sont
les structures sociales rendues accessibles par la modélisation
statistique. Une fois cette réduction faite, qui a sa part de vérité
faut-il le souligner, la théorie de la pratique a été
immédiatement pointée pour son durkheimisme. En effet,
travailler à la mise à jour de structures sous-jacentes, c’est :
1/admettre la réalité profonde du monde social et 2/ supposer
possible le regard d’extériorité du sociologue par le travail
3
d’objectivation. Pour un auteur comme L. Boltanski , pourtant
ancien discipline du Maître, cette approche de la sociologie
héritée du XIXème siècle revient à assimiler « l’activité
scientifique à une opération de dévoilement des illusions [que
l’on retrouve] dans les œuvres de Marx, Durkheim, Weber ou
Pareto, chez qui les illusions sociales sont désignées par des
termes différents, idéologies, prénotions, représentations,
croyances, résidus, etc. » (Boltanski, 1990, p. 126). Si l’héritage
de ces grands noms est sans nul doute présent chez Bourdieu, et
notamment sous la forme d’une reprise de l’idée de contrainte
sociale objective qui s’exerce sur les individus à leur insu,
Bourdieu introduit dans le schéma durkheimien une innovation
théorique majeure qui change tout ou presque : la conduite des
agents et leurs perceptions est le produit de l’intériorisation des
structures formant la contrainte sociale sous la forme de
3
Dans son texte de 1990, cet auteur procède à une comparaison
épistémologique systématique entre son nouveau programme de recherche
qu’il intitule « sociologie de la critique » et la sociologie de Bourdieu qu’il
désigne, sans jamais la nommer explicitement, de « sociologie critique ».
Enonçant les principaux arguments critiques que l’on retrouvera au fil du
temps sous des formes différentes, ce texte sert pour cette raison de témoin
principal dans cette introduction.
14
dispositions incorporées. Si action des structures il y a, elle
s’exerce de manière corporelle, ce qui signifie que l’effet des
contraintes est reconnu et accepté par les corps, prenant la
forme de structures cognitives, ou plus précisément de
« schèmes de perception, de distinction et d’action » en
provenance des structures objectives et non des interactions
directes entre agents. L’introduction de cette médiation entre les
structures et les conduites a pour résultat tout à fait crucial de
rendre caduques les critiques précédentes d’archaïsme qui
identifiaient la sociologie de Bourdieu à une vision holiste,
structuraliste et platonicienne de la société.
Pour Bourdieu, cette impossible assimilation du mode de
connaissance pratique à l’objectivisme durkheimien est
fondamentalement d’ordre épistémologique : l’épistémologie
pratique, en associant un principe que l’on peut qualifier
d’explicatif par la construction d’une objectivité du monde
social objectif - l’objectivité objective du réel sous-jacent - et un
principe compréhensif par la prise en compte du sens pratique
des individus - l’objectivité subjective du réel vécu -, a pour
effet de permettre de comprendre la façon toute particulière
dont les individus se heurtent à l’objectivité du social. Cette
confrontation à l’objectivité sociale ne peut plus être décrite en
termes d’action mécanique de forces, fussent-elles sociales,
mais seulement en faisant référence à des processus de
légitimation de la domination et de la violence symbolique. En
conséquence, la médiation par l’habitus rend la sociologie de
Bourdieu totalement étrangère à tout physique sociale : pas de
forces matérielles - au sens de la physique - chez Bourdieu,
seulement des pouvoirs et des violences symboliques qui
dépendent de croyances doxiques et sur lesquelles les individus
sont capables dans certaines conditions d’exercer un certain
contrôle, voire d’imposer un changement. On peut continuer si
l’on veut, par facilité rhétorique, à parler de forces sociales à
condition d’en circonscrire le sens métaphorique : il y a
exercice d’une contrainte mais celle-ci est tacitement acceptée,
au sens où son objectivité, et donc son existence sociale, restent
méconnues. Le dépassement du durkheimisme est ainsi obtenu
en faisant prévaloir « une conception élargie de l’objectivité qui
accorde aux catégories et aux compétences pratiques un rôle
15
médiateur décisif entre « le système des régularités objectives »
et l’espace des comportements observables.
Le projet épistémologique de la sociologie de Bourdieu peut
maintenant être mieux précisé : rendre compte des pratiques,
c’est comprendre le rapport complexe des agents à la vérité du
monde qu’impliquent ces deux formes d’existence du monde
social que sont les régularités objectives - les contraintes – et les
régularités subjectives - les habitus -. Bien entendu, cette
stratégie médiane qui organise un dialogue entre l’objectif et le
subjectif a été contestée, considérant que la « troisième voie »
que propose Bourdieu se résume en fait à un objectivisme
camouflé, certes plus subtil que la version durkheimienne dans
la mesure où la contrainte sociale s’avère peser par le biais des
dispositions acquises et des capacités cognitives des individus,
mais tout autant causaliste et déterministe puisque les
dispositions restent le produit des contraintes objectives. Dés
lors, certains commentateurs n’ont pas manqué d’interpréter la
question de la vérité du monde en termes d’opposition
orthogonale notant la dévalorisation ou le caractère illusoire de
la connaissance ordinaire par rapport à la valeur de vérité de la
connaissance scientifique, et de conclure à une « mise en
surplomb du sociologue, dépositaire d’une vérité supérieure »
(Boltanski, 1990, p. 124). Tout particulièrement, « la sociologie
de la critique » perçoit dans la « sociologie critique » trois
implications épistémologiques lourdes de conséquences :
- 1/ la prétention de pouvoir atteindre par l’objectivation
une certaine vérité du monde social en apportant sur la
réalité un éclairage supérieur à celui des individus ;
- 2/ la possibilité d’assurer que la validité de la dimension
cachée de la réalité sociale mise à jour ne dépend pas de
l’acquiescement des individus ;
- 3/ le pouvoir d’affirmer que cette dissimulation d’une
certaine réalité sociale est un enjeu même du monde, les
individus pouvant entretenir avec la réalité sociale un
rapport de mauvaise foi, c’est-à-dire un rapport de
dissimulation à eux-mêmes de la vérité de leurs actes et
de leurs prises de position.
16
Accepter ces conclusions, c’est considérer que la notion
centrale pour interpréter la sociologie de Bourdieu est celle
d’illusion. Celle-ci met l’accent sur le rapport d’asymétrie dans
lequel sont engagés ces deux niveaux de vérité : il y a une vérité
supérieure, une « vérité en surplomb », détenue par la science et
hors d’attente des critiques des acteurs, une vérité plus vraie que
l’illusion que constituent les croyances ordinaires. Cette vérité
est détenue par le savant et prend le statut, comme toute vérité
scientifique, de référentiel absolu, de point fixe de la vérité.
Boltanski avertit : « L’idée d’une critique, à tout jamais coupée
de ceux qu’elle critique, à tout jamais cachée, est contradictoire.
[…] Un monde inauthentique prend appui sur un idéal
d’authenticité, c’est-à-dire d’une adéquation entre le monde
extérieur, celui des représentations et le monde intérieur, celui
de l’expérience vécue ». […] Prétendre ainsi au monopole de
l’objectivité est un abus de pouvoir » (p. 125). Pour cet auteur,
le savoir scientifique relève du champ des interprétations et doit
être débattu face aux autres interprétations. Opposer à
l’interprétation des acteurs une interprétation du chercheur plus
forte parce que construite sur une forme stable - la structure
sociale - et mobilisant des ressources cognitives spécifiques,
revient à supposer que « Le laboratoire [est] assez puissant pour
écarter tout risque d’introduire des illusions et de présupposés
tacites » (p. 125). Le cœur de l’opposition à la sociologie
bourdieusienne repose ainsi sur la distinction censée être
postulée par Bourdieu entre la connaissance ordinaire et la
connaissance savante, entre la connaissance intuitive qui est
ancrée et la connaissance construite qui est interprétante,
distinction qui conduit à sous-estimer une certaine objectivité
de la connaissance ordinaire, moins thématisée et donc plus
librement interprétable. Tout au contraire, pour les opposants à
cette fausse alternative qu’il prête à la sociologie de Bourdieu,
représentations et perceptions des acteurs enferment une grande
part de vérité, largement confortée par les expériences de la
pratique et finalement peu éloignée de la vérité sociologique.
Plusieurs arguments sont avancés pour approuver cette
proximité entre connaissance profane et connaissance savante :
- 1/ la connaissance ordinaire entretient toujours des
rapports avec la connaissance scientifique dans la
17
mesure ou elle incorpore quelque chose d’une
connaissance formulée ou d’une méta-connaissance,
notamment en faisant appel à des structures de
classement instituées socialement et inspirées de la
science sociale : classifications encyclopédiques ;
classifications symboliques ; connaissances physiques
factuelles ; connaissances basiques du monde social ;
représentations publiques et politiques ; statistiques, etc.
Bref, connaissance savante et connaissance ordinaire ne
sont jamais totalement séparées ;
- 2/ la connaissance ordinaire n’est pas fausse, par
opposition à la connaissance scientifique qui serait vraie.
La connaissance ordinaire est vraie d’une certaine
manière, au sens où elle est pertinente, adaptée à son
contexte et ne se trompe pas, du moins pas toujours. Dès
lors, les oppositions sémantiques vrai/faux et
ordinaire/savant ne peuvent plus être regardées comme
homologues ;
- 3/ les explications ordinaires que donnent les acteurs ne
différent pas radicalement dans leur principe des
explications apportées par le sociologue, la différence
étant moins marquée que dans les sciences de la nature.
En effet, dans les sciences physiques, les explications
ne sont que rarement accessibles à l’introspection ou à
l’expérience ordinaire : « Dans l’ordre du social, la
réalité que connaissent les acteurs et la réalité que
dévoile le chercheur ne sont pas des mondes opaques
l’un à l’autre » (Boltanski, p. 127) ;
- 4/ l’existence d’effets de théorie ou d’effets de prophétie
vient modifier en retour les compétences et les
croyances des agents.
A bien y réfléchir, c’est le projet même de la sociologie
bourdieusienne qui est contestée, à savoir l’étude de la
« connaissance de la connaissance » (R. p. 103), ou mieux
l’étude de la connaissance des conditions sociales de la
méconnaissance.
Il est vrai que l’on retrouve chez Bourdieu de manière
constante tout au long de son œuvre cette méfiance
18
durkheimienne envers les présupposés tacites, les prénotions et
les évidences contenus dans le sens commun, cette obnubilation
de ne pas se laisser enfermer dans les représentations
intéressées de la réalité sociale en se donnant les moyens de
combattre leurs effets par la rupture objectiviste. Pourtant,
certains commentateurs pensent que Bourdieu lui-même a
évolué notablement sur cette question de la nature de la
connaissance du sens commun depuis le métier du sociologue
(1968). Dans ce texte professoral, Bourdieu affirmait « le
principe souverain d’une distinction sans équivoque entre le
vrai et le faux ». Dans La distinction (1979), l’opposition est
exprimée différemment. Le sociologue parle plus volontiers de
« connaissance sans concept », assimilée à une sorte de
connaissance méconnaissante, de connaissance par dénégation
ou par dissimulation. Plutôt que l’alternative vrai/faux,
Bourdieu recourt à l’alternative ordinaire/savant, ou encore
pratique/théorique. L’accent est mis sur la compétence pratique
que procure la connaissance ordinaire. La connaissance pratique
est certes imprécise, elle n’en est pas moins efficace et pratique.
Bien qu’illusion, la connaissance pratique n’est pas illusoire. De
quelle connaissance la grand-mère qui beurre ses biscottes l’une
sur l’autre pour qu’elles ne se cassent pas est-elle détentrice ?
Cette connaissance pratique est bien fausse au sens où il n’est
pas possible à partir d’elle de comprendre pourquoi
l’événement survient. Elle est vraie en un sens précis: elle
permet à l’acteur en situation de pouvoir prédire, certes de
manière bien incertaine, l’événement futur et de le faire
confirmer par l’expérience. N’est-il pas vrai que les biscottes
beurrées de cette façon ne se cassent pas, le plus souvent ? La
connaissance pratique s’oppose ainsi à la connaissance savante
en ce que la première ne donne pas accès à la détermination
causale et donc à la possibilité contrôlée de reproduire ou de
changer le monde. Seul un travail d’objectivation des structures
sociales peut permettre d’agir sur le monde avec une bonne
prédictibilité. Tel est en substance le point de vue récent de
Bourdieu :
« Les agents sociaux n’ont pas la science infuse de ce
qu’ils sont et de ce qu’ils font : plus précisément, ils
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n’ont pas nécessairement accès au principe de leur
mécontentement ou de leur malaise, [... qui] peuvent
exprimer tout autre chose que ce qu’ils disent en
apparence » (MM, p. 919).
La connaissance savante a pour elle l’accès aux principes
explicatifs et aux fondements objectifs des pratiques. Toutefois,
cette différence n’est pas fondée sur un a priori logique mais
plutôt sur des conditions sociologiques ou historico-logiques.
La réinsertion historique des conditions de la connaissance
savante qui en assure l’autonomie fonde chez Bourdieu le
principe de la différenciation de cette connaissance d’avec la
connaissance pratique et commune.
Cette réponse est-elle suffisante pour justifier « l’hypothèse
d’un inconscient social, d’une discontinuité radicale entre
l’appréhension consciente des personnes et les réalités du
monde social dans lequel elles vivent ? Les perceptions du
social génèrent-elles une « déformation basique qui vient des
déterminations du social » (Pharo, 1992) ? Si l’illusion est
constitutive du social parce qu’elle permet de ne pas voir la
nécessité, doit-on privilégier pour rendre compte de cette
impossibilité des agents de connaître les structures sociales, les
explications en termes de refoulé lié à des interdits et à la
censure collective - par exemple les intérêts inconscients -, ou
les explications mettant l’accent sur l’impossibilité objective
des individus de pouvoir suspendre les contraintes de la
nécessité immédiate et de l’action et donc de ne pouvoir
prendre le temps de ressaisir par la pensée le monde extérieur
incorporé qui les construit, ou encore les explications en termes
d’incapacité pour les individus d’accéder au sens véritable de
leurs actions, empêtrés qu’ils sont dans l’illusion de leur liberté
décisionnelle, sans voir les forces qui agissent sur eux et les
dépassent.
L’expression de la ruse historique de la raison en quelque
sorte !
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