Résumé des conférences d'Alvin Goldman (Philosophy, Rutgers University) Collège de France, 9 et 19 mars 2012 Première conférence : De quelques difficultés rencontrées par l'épistémologie collective L'épistémologie sociale telle que je la conçois est un domaine d'études regroupant trois branches. La première est l'épistémologie sociale interpersonnelle. Cette branche étudie la situation d'un enquêteur seul qui forme des croyances (ou autres attitudes épistémiques) au sujet de propositions à l'aide de « preuves sociales ». L'expression « preuve sociale » (social evidence) désigne ici toute preuve fournie par une ou plusieurs autres personnes portant sur les propositions en question. Par exemple, quelqu'un (d'autre) peut affirmer la vérité d'une proposition, ou faire savoir qu'il la croit ou la rejette. Ce que les épistémologues appellent le problème de la preuve par témoignage relève aussi de ce domaine de l'épistémologie sociale interpersonnelle, de même que le problème de savoir comment choisir quel expert croire quand plusieurs experts offrent des opinions différentes. Le problème du « désaccord entre pairs » tombe aussi dans la catégorie de l'épistémologie sociale interpersonnelle. Une deuxième branche de l'épistémologie sociale, qui correspond au sujet de la première conférence, est l'épistémologie sociale collective. Ce champ problématique part du présupposé qu'il existe des agents épistémiques collectifs (des groupes épistémiques), tels qu'équipes, comités, ou partis politiques, qui font certains jugements ou expriment certaines opinions. Beaucoup de philosophes soutiennent actuellement que de telles entités de groupe existent, et qu'elles ont des attitudes propositionnelles telles que croyances et intentions. Si elles ont des croyances, nul doute que ces dernières peuvent être étudiées d'un point de vue épistémologique, tout comme le sont les croyances de simples individus. Or, pour évaluer le caractère justifié ou non de la croyance d'un individu, on prête attention à la manière dont cette croyance est reliée aux autres croyances de celui-ci. S'ensuit-elle logiquement de ses autres croyances (justifiées), ou est-elle inductivement soutenue par celles-ci ? A-t-elle été conservée en mémoire à partir d'une croyance précédente ? A-t-elle été causée par des expériences perceptuelles convenables ? En bref, le caractère justifié ou non d'une croyance particulière d'un individu dépend d'autres états mentaux de cet individu. Si les entités de groupe sont réelles et ont une existence comparable à celle d'individus, l'épistémologie de telles entités de groupe devrait sans doute dépendre, de la même façon, de leurs propres états mentaux. Mais des difficultés surgissent lorsque l'on tente de poursuivre l'analyse en détail. Il semble que dans certains cas (dont quelques-uns sont présentés au cours de cette conférence), le caractère de justification d'une croyance de groupe dépende du caractère de justification des croyances de ses membres plutôt que des croyances propres au groupe. Et la question de savoir si la justification d'une croyance peut être préservée dans le temps semble confuse, car rien dans le cas des groupes ne semble comparable à la mémoire pour un individu. Qui plus est, la théorie de la justification la plus séduisante est (à mes yeux) le fiabilisme des procédures, qui implique que le caractère justifié ou non d'une croyance dépend des processus psychologiques qui la produisent. Mais il est difficile de voir comment cette théorie peut s'appliquer au cas de la croyance de groupe. Une réflexion sur ces cas qui « résistent » montre que l'épistémologie collective est très prometteuse, bien que presque aucune étude ne lui soit consacrée. Elle a besoin d'être pensée depuis ses fondements. Deuxième conférence. Démocratie, connaissance et pouvoir La troisième branche de l'épistémologie sociale est l'épistémologie sociale institutionnelle, ou épistémologie orientée vers les systèmes. Elle considère les systèmes sociaux ou les institutions sociales comme des entités ayant une influence causale caractéristique sur la formation de la croyance. Les systèmes ou institutions ne sont alors pas vus comme des porteurs d'états mentaux, mais seulement comme des entités qui « hébergent » les individus pourvus de croyances et autres états épistémiques. Certains de ces systèmes - la science, l'éducation, et peut-être les procès judiciaires – entretiennent le but primaire ou « constitutif » de produire des croyances ou jugements qui soient vrais plutôt que faux. Par exemple, bien que les systèmes légaux varient d'un pays à l'autre et d'une période à l'autre, ils ont au moins comme but primaire la production de jugements corrects plutôt qu'incorrects (pour autant que cela soit faisable). Ils peuvent donc en principe être évalués par l'épistémologie sociale comme meilleurs ou moins bons en fonction de ce critère épistémique de vérité. Même quand la vérité n'est pas le principal but d'une institution ou d'un système social, la production de croyances vraies ou d'information exacte peut être un but secondaire important d'un tel système. Son efficacité dans la réalisation de son but primaire peut là encore être évaluée épistémologiquement. (Cela s'écarte bien sûr substantiellement de l'épistémologie traditionnelle, mais tout en conservant le but traditionnel du domaine, nommément, l'évaluation des méthodes, des pratiques ou des techniques en termes de réalisation de la visée de vérité.) De nombreux théoriciens actuels de la démocratie estiment que ce qui fait que la démocratie est bonne, en tant que type de système politique, est fondamentalement lié à la mise en commun des états informationnels des citoyens pour former des jugements d'un groupe pris dans sa globalité. Le théorème de Condorcet suggère que le vote majoritaire contribue à un surcroît d'information, fournissant par là un très bon argument en faveur de la démocratie. La présente conférence propose une approche assez différente, mais qui réserve également une large part à la connaissance. Elle se distingue de la conception (purement) « épistémique » de la démocratie pour la raison que la plupart des votes dans les systèmes politiques ne concernent pas des questions de fait mais des actions communes à prendre ou des lois et institutions à adopter. Dans ce cadre, le théorème de Condorcet ne s'applique pas directement à eux. Cette conférence présente une autre conception de la démocratie centrée sur la notion de pouvoir. Je suggère que ce qui est bon dans la démocratie est l'accent mis sur l'égalité (approximative) du pouvoir politique. Le pouvoir ne vaut pas vraiment grand chose s'il n'est accompagné d'une essentielle information ou connaissance. Ainsi, il y a un indispensable ingrédient épistémique qui est crucial pour que la démocratie puisse réaliser son type spécifique de succès. C'est ce que montre une analyse (adaptée de Goldman, Knowledge in a Social World, 1999) qui examine ce qui advient quand des citoyens votent pour élire une personne à une charge politique. Chaque citoyen qui vote est confronté à une question électorale centrale, et si de nombreux électeurs croient les vraies réponses à leurs questions électorales centrales, les résultats seront bons du point de vue de la préférence/ satisfaction. Ainsi, le succès de la démocratie repose sur la capacité des citoyens à acquérir des connaissances électorales centrales. Une telle capacité repose à son tour sur l'existence de facteurs institutionnels aptes à fournir activement l'aide requise pour accéder aux types pertinents de croyance vraie ou de connaissance. C'est pourquoi la démocratie dépend de manière critique du succès « épistémique », même si sa visée constitutive n'est pas épistémique (au sens où la visée constitutive de la science est épistémique).