Le particularisme accompagna plus encore la dispersion de ce peuple5. Sa singularité
s’amplifia même de sa fidélité à lui–même. Elle pâtit de l’intolérance des peuples qui
accueillirent son exil, de leur incompréhension, de leur haine et du refus la plupart du temps de
voir au–delà d’une étrangeté de façade faite de rituels jugés un peu facilement impénétrables,
de pratiques subtiles et pourtant si magnifiquement codées, d’un héritage textuel parmi les plus
profonds ou jusqu’à l’ère moderne l’anthropologie poignante et l’humanisme – fût–il misérable
du ghetto.
Il y a là historiquement un immense malentendu, un intolérable quiproquo où après les
empires antiques de l’Egypte, de la Perse ou de Rome, l’Europe chrétienne puis celle de la
Raison et des Lumières, parfois si ouverte à l’interprétation et à la compréhension des autres6,
se distingua jusque l’acmé nazi de l’extermination programmée7. Peut–être a–t–elle voulu
évacuer d’un horizon nihiliste – celui des idoles revenues – le signe même de l’altérité radicale
rappelant à l’homme sa finitude, l’interdit justement de se prendre lui–même comme source ou
cause de lui–même… Là est évidemment le pire affront et l’outrage suprême à la mutité des
idoles ou l’écho altier aux dérisoires hoquétements des mortels que les Grecs eux–mêmes ne
confondaient pas avec le soupir des dieux. Pauvre Occident de douleur s’avançant vers la seule
ombre de lui–même et n’étreignant finalement que du vent ou … du feu ! 8
5 On pourrait ajouter : « et ses tribulations »…où sur un autre registre, celui de la géographie, des langues et des
cultures qui accueillirent l’exil des juifs ou le favorisèrent. On aurait alors une dialectique cette fois extrinsèque
de la singularité historique et évènementielle – les multiples expulsions, les pogroms, les migrations, la
Shoah…– avec l’universalité semblable de destin. Mais ici le destin pourrait être dit autant « singulier » comme
contingence et exceptionalité de son cours, qu’universel comme paradigme d’une humanité souffrante,
méprisée, humiliée, injustement rabaissée et symbolisant une condition…
6 Encore que ce caractère d’un universel propre à l’Occident pourrait être largement discuté à partir de
l’intolérance même dans son histoire, de son impérialisme culturel irrespectueux et conquérant, des épisodes
colonialistes et destructeurs – entre la destruction d’autres peuples, l’esclavagisme, la violence sourde de sa
« civilisation » technicienne ou idéologisée par des fanatismes extrêmes…
7 L’événement de la Shoah serait un analyseur parfait de ce mélange inséparable de singularité et d’universel
juifs, cette fois dans la définition par l’autre. Avant. Après. S’est–il agi de supprimer la « provocation » d’une
humanité asservie (ou assignée) à un Grand autre faisant la nique à toute puissance temporelle, commodément
rendue coupable des désordres du monde parce que justement, en sa singularité, elle n’en accepte pas un ordre
– tout ordre autre que celui de Dieu ou de sa Loi – considéré par essence comme contingent… Le nazisme
voulait–il supprimer l’intolérable. Celui de cet universel ! S’agit–il maintenant de revenir à un ordre réparateur
du désordre précédent. Dans la culpabilité universelle ou le déni – singulier – qui ferait rebondir ailleurs un
impensé, un impensable, un forçage pour renvoyer une nouvelle figure d’universel souffrant – souffert – à son
singulier retour, ainsi l’annulant. Eh, oui ! Messieurs Faurisson ou Garaudy – auteur pourtant d’un « bon »
Hegel – et consorts, c’est de cela qu’il s’agit et pas d’autre chose. Intolérable altérité jusque dans la mort !
8 Cette question de l’enjeu des idoles est de conséquence cruciale par ses effets spirituels, moraux mais aussi
anthropologiques et civilisationnels. Elle est comme porteuse d’une vérité transcendantale et absolue qui
caractériserait la structure de l’esprit humain prenant conscience de lui–même – ce que pourrait être la
Révélation, en un des sens de F.Rosenzweig. Cf. L’Etoile de la rédemption, 2ème partie. Outre qu’elle fait
l’objet des quatre premiers interdits du décalogue (Ex,20 –4–6, et Deut. 5, 7–10), elle trace dès lors une
frontière entre deux attitudes humaines très différentes et pouvant s’opposer sur leurs conceptions du monde, la
place que l’homme y prend et sa destinée. Au point que le Talmud va jusqu’à déclarer : « Quiconque rejette
l’idolâtrie est appelé juif ». Traité Meguila 13 a. Sur ce point Judaïsme et Islam se trouvent d’accord et
s’opposent à un certain « esprit » du christianisme qui veut que Dieu daigne à s’incarner et puisse s’adorer en