LE PARADOXE JUIF DE L’UNIVERSEL SINGULIER * * Texte remanié, paru dans les Cahiers du CERIJ N°12 (2004) L’universel et le singulier sont d’abord des catégories logiques. Elles définissent une plus ou moins grande extension de la chose ou de l’être qu’elles désignent. La première définira par exemple l’homme en général, la seconde seulement tel homme particulier. Dans ce sens il y a entre elles la distance d’un caractère unique et différencié de tout autre à celui générique et partagé par tous.1 Au–delà de cet aspect formel, les caractères d’universel et de singulier, semblent pouvoir caractériser, tout particulièrement dans le domaine moral, une fonction évaluative constituant une échelle où le critère de l’ouverture généreuse aux autres ou de fermeture égoïste sur soi – en l’occurrence ici de conduite pas seulement éthique mais généralisable 2 – serait à juste titre déterminant. Voir en quoi ces caractères, pas seulement formels donc, concernent l’être–juif et lui permettent de se définir par rapport à son autre mais autant en quoi ils permettent aux autres de mieux l’accepter et d’engager avec lui un dialogue, a l’avantage de produire un axe de coordonnées fixant un degré d’éloignement ou de proximité, sinon d’humanité. Conduire la réflexion à la lumière de cette double « ontologie » qui fait des juifs le groupe humain le plus spécifique autant qu’il l’est le moins – à cause d’une vocation qui le dépasse –, le plus replié sur lui–même autant que le plus ouvert à autrui – pour la raison que la Loi institue un cours plus apaisé et vivable du monde –, le plus idiosyncrasique autant que le moins – en tant que l’originalité de son récit fondateur ou de ses rites recouvrent le destin et la vérité de l’homme –, offre incontestablement un immense paradoxe. Des traits apparemment contraires 1 Dans son Organon, II de l’interprétation, Vrin, trad.Tricot, Aristote donne la définition, non seulement canonique mais inaugurale après celle des Catégories, d’une approche seulement intellectualiste et formelle du vrai et du faux universel, à partir de la seule analyse des lois du langage. p,87 et sq. 2 Dans Les deux sources de la morale et de la religion, H. Bergson, Oeuvres, Puf, 1963, articule le phénomène religieux et ses réalisations symboliques autour de ces deux critères discriminants qui recoupent ceux du statique et du dynamique des sociétés ouvertes ou fermées. Judaïsme et Christianisme tantôt s’opposent à travers eux, tantôt se rejoignent dans la vocation prophétique. Israël y dépasse alors l’étroitesse apparente de ses rituels communautaires. La lecture de Bergson du judaïsme – qui n’en voit pas la cohérence ultime – est paradoxalement superficielle, extérieure ou contextuellement orientée…W.Jankélévitch a très pertinemment montré, dans son Bergson, PUF, 1959, les affinités de pensée et les liens néanmoins profonds du grand philosophe avec la métaphysique sous-jacente et l’esprit de la religion-mère des monothéismes, inventrice par ailleurs de l’éthique, comme respect et amour du prochain. Cf. Appendice, Bergson et le judaïsme p255 à 285. La dialectique qui sous–tend le jeu alternatif ou simultané des deux caractères semble exprimer une sorte d’essence organique. Celle–ci n’est pas seulement inapparente et inaperçue en soi mais souvent refoulée dans l’inconscient collectif où le symbolisme culturel – ici de source religieuse – fait civilisation. On ne veut pas d’abord reconnaître le trait universel qui pourtant surgit d’emblée en ce peuple et son idéologie religieuse. Il le fait dialoguer le premier avec un Dieu unique et se placer dans une cosmologie qui ne se sépare jamais d’une anthropologie, d’une existence historique – ou en soi – qui conjoint la destinée humaine à son humanisation par une loi l’assignant à une source suprême relativisant tous les existants. D’où s’ensuit un ensemble de conséquences fondatrices d’un paradigme nouveau dans l’Histoire du monde et des Empires. Au contraire de cette dimension cosmo-ontologique, on a souvent voulu privilégier la perception des singularités, en effet réelles, qu’il s’agisse de la fameuse élection qui le distinguerait des autres peuples – mais sur quelles bases, sinon un démarquage vers une humanité plus pleine ? – ou des rituels spécifiques qui en seront une des marques extérieures. En accentuant ces dernières par ailleurs exposées à la vue de tous dans l’exil parmi les nations, on les découple d’un universel qui y serait alors soi–disant dépassé ou perdu et l’on s’en empare… Un tel phénomène constitue une exception inaugurale à la fois glorieuse – du fait de son enjeu qui n’est pas moins que la clef du rapport cohérent et historicisé entre le Monde, l’Homme et Dieu, et coûteuse – à cause des phénomènes de mimétisme autant que de rivalité que ce dernier peut induire, en termes de fascination pour une vérité pressentie, d’ambivalence, vis–à–vis d’une révélation première comme enjeu de possession et de salut. La doctrine chrétienne puis celle de l’Islam s’étayèrent l’une et l’autre d’une telle présentation. Tout en empruntant les éléments fondamentaux d’une théologie monothéiste et les éléments de sa révélation – même si le christianisme y rajouta le principe d’une médiation aboutissant à un divin de nature trinitaire – elles ne veulent pas voir ou évacuent aisément par ailleurs une dépendance qu’on pourrait dire structurelle et que confirment tous les Textes. Elles se sont donné de ce fait de plus fortes résistances pour avérer la source et l’emprunt d’un essentiel dont le cœur de vérité n’est pas pour autant modifié pour l’essentiel d’un originaire. Le singulier Une herméneutique non prévenue de l’hébraïsme – et du judaïsme ultérieur en moindre proportion – fait apparaître d’abord en effet la singularité. A l’origine, celle–ci est évidente, immédiate, revendiquée même, reconnue, assumée. Le « Grand récit » biblique du Pentateuque est celui de l’apparition d’une divinité neuve qui fonde une nation consacrée, par distinction – élective, mais arbitraire –, séparation, inscription, assignation de plus haut. Il inaugure aussi une histoire porteuse de violence et de paix, de conquête, mais toujours sous le sceau du plus grand témoin, écrivain et lecteur en retour du récit… Son auteur – ou co-auteur, si l’on peut dire – est ici le juge suprême – au sens où le Livre exprime l’arbitraire de l’infini prometteur et fidèle et la profondeur d’un serment réciproque demandé, éternel et total. Un miroir s’instaure de l’humaine nature en quête de son image, sous les deux conditions de la lumière et de la conscience réfléchie. La lecture du Texte fait ressortir ici la grandeur et la petitesse, l’absolue générosité et son infime existence, l’arrogance et l’humilité, le détail du commandement et sa grandeur cachée, la contingence apparente du rituel et sa cohérence profonde à la lumière radieuse qui l’éclaire et achève un édifice consistant de symboles. Ces derniers ne s’épuisent nullement en eux–mêmes et sans cesse réfèrent à l’au–delà d’une présence qui les irradient et les sauvent d’une obscure auto–signifiance – qui souvent ne fut pas comprise, à cause de la coupure opérée d’avec la source immense et prescriptrice et des fins assignées et imposantes à l’horizon du bien3. Universel et singulier sont là inextricablement mêlés et comme ne pouvant défaire leur lien à un révélé – nécessairement singulier – comme événement et narration, et universel – mais en son contenu rationnel, indispensable à un dessein initial, c’est à dire en cohérence4 globale avec ce que l’on pourrait appeler selon la lecture théologique le « souci de Dieu.» ; mais selon une autre, la nature de Dieu – celui de la totalité incommensurable et vivante. 3 L’histoire occidentale dans son entier pourrait être lue à la lumière de la Révélation hébraïque et de son eschatologie implicite. Outre que celle–ci rompt avec la chronométrie cyclique des conceptions de l’Antiquité, grecque et romaine et de tous les polythéismes en général, elle instaure en contrepoint une rationalité du monde et un temps orienté par la promesse d’un salut conditionné au degré d’humanité à atteindre. Si l’on retient ce critère qu’incarne le prophétisme, on pourrait rapporter à lui la majorité des systèmes de pensée philosophique occidentaux qui ne se donnent pas moins ni plus que cela de faire advenir l’homme conscient de lui–même et en paix avec son semblable. L’action, le politique, le royaume des Princes ou des Etats se rapporteraient tous au fond à un tel but – entre le bonheur, la concorde et le règne de l’homme à l’ombre grandie de lui–même… De Descartes à Kant en passant par Pascal ou Spinoza, de Marx à Sartre en passant par Kierkegaard ou Nietzsche lui–même. La fameuse mort de Dieu, son avènement symbolique dans un achèvement de l’histoire temporelle chez un Hegel, ou encore le nihilisme des Modernes, quelles que soient les voies proposées d’un nouveau salut ne récusent en rien un modèle où il y va toujours des voies du salut mondain de l’homme – entre « existence » infinie de l’horizon possible de son être et un destin, vécu tragiquement ou non, de finitude. Pour prolonger ici un débat ouvert on peut lire le livre excellent de K.Löwith. Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, traduction française, 2002. Gallimard. 4 Des notions ou des réalités conceptuelles comme la totalité, l’infinité, l’éternité sont implicites dans le texte de la Torah et ouvrent à la pensée ultérieure des civilisations un horizon de sens nouveau et inédit sinon une conception toute autre du monde. Un autre langage consiste à parler de Création, Révélation, Rédemption, par exemple chez un F.Rosenzweig. Le choix de l’une ou l’autre formulation pour les mêmes thèmes – avec l’enjeu anthropologique ou éthique implicite – signe l’acuité et la pertinence de la dialectique de l’universel et du singulier concernant ce qu’on aimerait appeler « hébraïsme » pour distinguer une pureté métaphysique de ses miasmes socio-politiques actuels, qui en rien ne l’épuisent, en dépit de tant de prêches sectaires d’Ayatollah fourvoyés. Le particularisme accompagna plus encore la dispersion de ce peuple 5. Sa singularité s’amplifia même de sa fidélité à lui–même. Elle pâtit de l’intolérance des peuples qui accueillirent son exil, de leur incompréhension, de leur haine et du refus la plupart du temps de voir au–delà d’une étrangeté de façade faite de rituels jugés un peu facilement impénétrables, de pratiques subtiles et pourtant si magnifiquement codées, d’un héritage textuel parmi les plus profonds ou jusqu’à l’ère moderne l’anthropologie poignante et l’humanisme – fût–il misérable du ghetto. Il y a là historiquement un immense malentendu, un intolérable quiproquo où après les empires antiques de l’Egypte, de la Perse ou de Rome, l’Europe chrétienne puis celle de la Raison et des Lumières, parfois si ouverte à l’interprétation et à la compréhension des autres 6, se distingua jusque l’acmé nazi de l’extermination programmée 7. Peut–être a–t–elle voulu évacuer d’un horizon nihiliste – celui des idoles revenues – le signe même de l’altérité radicale rappelant à l’homme sa finitude, l’interdit justement de se prendre lui–même comme source ou cause de lui–même… Là est évidemment le pire affront et l’outrage suprême à la mutité des idoles ou l’écho altier aux dérisoires hoquétements des mortels que les Grecs eux–mêmes ne confondaient pas avec le soupir des dieux. Pauvre Occident de douleur s’avançant vers la seule ombre de lui–même et n’étreignant finalement que du vent ou … du feu ! 8 5 On pourrait ajouter : « et ses tribulations »…où sur un autre registre, celui de la géographie, des langues et des cultures qui accueillirent l’exil des juifs ou le favorisèrent. On aurait alors une dialectique cette fois extrinsèque de la singularité historique et évènementielle – les multiples expulsions, les pogroms, les migrations, la Shoah…– avec l’universalité semblable de destin. Mais ici le destin pourrait être dit autant « singulier » comme contingence et exceptionalité de son cours, qu’universel comme paradigme d’une humanité souffrante, méprisée, humiliée, injustement rabaissée et symbolisant une condition… 6 Encore que ce caractère d’un universel propre à l’Occident pourrait être largement discuté à partir de l’intolérance même dans son histoire, de son impérialisme culturel irrespectueux et conquérant, des épisodes colonialistes et destructeurs – entre la destruction d’autres peuples, l’esclavagisme, la violence sourde de sa « civilisation » technicienne ou idéologisée par des fanatismes extrêmes… 7 L’événement de la Shoah serait un analyseur parfait de ce mélange inséparable de singularité et d’universel juifs, cette fois dans la définition par l’autre. Avant. Après. S’est–il agi de supprimer la « provocation » d’une humanité asservie (ou assignée) à un Grand autre faisant la nique à toute puissance temporelle, commodément rendue coupable des désordres du monde parce que justement, en sa singularité, elle n’en accepte pas un ordre – tout ordre autre que celui de Dieu ou de sa Loi – considéré par essence comme contingent… Le nazisme voulait–il supprimer l’intolérable. Celui de cet universel ! S’agit–il maintenant de revenir à un ordre réparateur du désordre précédent. Dans la culpabilité universelle ou le déni – singulier – qui ferait rebondir ailleurs un impensé, un impensable, un forçage pour renvoyer une nouvelle figure d’universel souffrant – souffert – à son singulier retour, ainsi l’annulant. Eh, oui ! Messieurs Faurisson ou Garaudy – auteur pourtant d’un « bon » Hegel – et consorts, c’est de cela qu’il s’agit et pas d’autre chose. Intolérable altérité jusque dans la mort ! 8 Cette question de l’enjeu des idoles est de conséquence cruciale par ses effets spirituels, moraux mais aussi anthropologiques et civilisationnels. Elle est comme porteuse d’une vérité transcendantale et absolue qui caractériserait la structure de l’esprit humain prenant conscience de lui–même – ce que pourrait être la Révélation, en un des sens de F.Rosenzweig. Cf. L’Etoile de la rédemption, 2ème partie. Outre qu’elle fait l’objet des quatre premiers interdits du décalogue (Ex,20 –4–6, et Deut. 5, 7–10), elle trace dès lors une frontière entre deux attitudes humaines très différentes et pouvant s’opposer sur leurs conceptions du monde, la place que l’homme y prend et sa destinée. Au point que le Talmud va jusqu’à déclarer : « Quiconque rejette l’idolâtrie est appelé juif ». Traité Meguila 13 a. Sur ce point Judaïsme et Islam se trouvent d’accord et s’opposent à un certain « esprit » du christianisme qui veut que Dieu daigne à s’incarner et puisse s’adorer en L’universel L’universalité fut donc apparemment moins aperçue et sa question moins évoquée par ceux–mêmes qui la prolongèrent, en s’emparant non seulement de son concept mais de sa réalité. Se découplant en permanence du singulier précédent, pour les raisons déjà évoquées de la prégnance d’une source et de la grandeur d’un projet à vocation exhaustive, d’une vérité cosmique et d’une anthropologie où il y va bien d’un paradigme d’humanité, l’universalisme hébraïsant pose bien pourtant la question de la vérité du monde et de l’homme. Cette évidence fut comprise cependant par les monothéismes qui tentèrent de détrôner par de nouveaux dispositifs (le christianisme) ou des surenchères contradictoires et maladroites (l’islam) une première révélation, qu’en rien ils n’enrichissent en termes de vérité intrinsèque ou d’apports vraiment nouveaux9 à la figure fragmentaire de l’homme rapporté avec la force d’un symbolisme indépassable à un Dieu nouveau, créateur unique et totalisant de l’infini. En une figure inverse de celle du « ghetto » pourtant fidèle à une origine défendue, la sortie aux Lumières et dans le monde de la modernité gagna les juifs à une autre forme d’universalité. Dans la perte et l’oubli parfois ou le plus souvent le vouvoiement ou le tutoiement avec le proche, le judaïsme a été en mesure ensuite de foisonner, muter, inventer ou entrer en dialogue avec les autres cultures – et les savoirs – du monde. Il a pu alors réaliser dans des formes profanes diverses une essence profonde et jusque là inexprimée peut–être de lui–même. Le soi–disant mystère d’un génie juif ou d’une réussite exagérée de ses entreprises ne tiennent qu’à son potentiel d’ouverture et d’accueil inscrite dans une métaphysique à l’authenticité abyssale contenue par une vraie sagesse et un humanisme jamais discriminant… Le paradoxal paradigme d’une union « images ». L’épisode du Veau d’or, sacrilège au plus haut point, que réprouve à juste titre la seconde sourate du Coran n’est pas pour autant bien comprise par l’Islam qui semble vouloir interrompre là un processus de dialogue respectif avec le divin et une narration qui nullement ne s’achève à cet endroit. 9 La médiation christique vis à vis de Dieu et la fameuse trinité sont affaire de foi plus que de raison et relèvent plutôt d’une « mythologie », contradictoire avec l’incomparabilité, l’extranéité et la pureté monothéiste – c’est à dire étymologiquement l’unicité souveraine non partagée de Dieu. L’Islam quant à lui se proclame du seul degré supérieur supposé dans l’adoration et la soumission, ce qui ne témoigne en rien de la prééminence d’un Dieu déjà révélé et antérieurement actif – ce qu’atteste en permanence le Coran. Sa suppléance veut se fonder à partir de nouveaux destinataires dont il reste à prouver la valence supérieure, mais surtout en quoi le nouveau message serait ontologiquement, métaphysiquement et éthiquement plus pertinent, meilleur et donc plus vrai – ce que ne cesse d’affirmer une prophétie d’inspiration parfois tautologique. On peut se demander maintenant en quoi les caractères de singulier et d’universel appliqués à la sphère du symbolico-religieux présupposent un indice potentiel de véracité onto– théologique et métaphysique, d’efficacité morale et d’une certaine façon d’éminence « anthropologique. » En quoi aussi ils recouvrent au plan historique un critère pertinent d’évaluation quant à la question de l’adoption et de l’expansion du corpus symbolique concerné, maintenu ou transfiguré. C’est le problème du comparatisme qui est ainsi posé, mais aussi celui d’autres paradoxes qu’on ne peut que signaler sans en approfondir l’enjeu. Si la singularité peut être la marque d’une certaine profondeur en ce qu’elle spécifie, individualise et attache – ce qui est le cas au–delà de tout autre, du symbolisme et des enjeux de l’hébraïsme –, elle peut en revanche être un obstacle à sa pénétration sinon à sa compréhension même, par l’autre. Le judaïsme antique situé en la terre d’Israël, incarné dans une société, établi politiquement pendant plusieurs siècles, déjà se retrancha dans l’idiosyncrasie d’un peuple qui finit comme par ne plus se supporter lui–même, choisissant en partie l’exil, éclatant en sectes adverses, s’opposant aussi aux plus grandes des puissances temporelles du temps perse, hellénique ou romaine 10… C’est dans ce dernier trait d’un extrême singulier – en tant que confronté structurellement à l’extrême divin du monde et de soi – que va résider ou ré–apparaître comme un enjeu crucial la figure de l’universel – celle du Royaume promis – à ne pas confondre avec une quelconque puissance ou tel registre du temporel. Le christianisme s’emparera d’une telle problématique du salut et proposera la médiation christique entre la cité des hommes et celle de Dieu au nom de la seule foi, qui en effet réussit à s’imposer aux empires. L’Islam l’accommoda dans une querelle théologique d’héritage en perdant au passage la vertu de tolérance – contredisant ainsi d’ailleurs une universalité revendiquée sur la base du seul dogme et de l’exclusivisme religieux. L’universel singulier d’Israël 10 Le destin historique des juifs ne se démarque pas seulement de celui des autres peuples par l’assignation totalisante symbolique et réelle de son origine et de son lien – fût–il fantasmatique ou mythique, comme on voudra – au divin. La forme même de son existence est là encore paradoxale, entre l’attachement terrien à Sion/Israël – et ce lien déjà particulier qui en fait une terre promise, donnée et acquise à la différence d’autres peuples chez eux installés dès l’origine – et sa dispersion en tous pays du monde avec son enracinement parfois si réussi et florissant dans ceux-ci, à tous égards. Ajoutera-t-on l’errance pendant des siècles et aujourd’hui un « retour » à cette terre qu’on lui conteste, en dépit d’une propriété si singulière en effet, alors que tant d’universel en atteste. Mais qu’évidemment certains ne veulent pas voir, sur place et ailleurs, jouant alors la carte du singulier – du cas particulier – alors qu’il s’agit d’une légitimité d’héritage, historique et entérinée dans le symbolisme même et les textes fondateurs de ceux qui la conteste ! Qu’on relise à ce sujet, par exemple, la sourate 17 du Coran. Israël put encore puiser dans cette ressource de son exception – qui réside principalement dans une « assignation » dramatique et sublime au divin – la force d’une permanence et d’un devenir, traversant sur son esquif de Loi immarcessible, les océans et les tempêtes et parfois les naufrages. Apparemment la singularité exceptionnelle de l’hébraïsme – exceptant, séparant les juifs des autres peuples – lui aurait nui ou aurait appeler des messages suppléants plus accessible et moins contraignants. Mais en quoi ? Les 613 commandements de la Torah ne sont–ils pas une formidable barrière – voulue d’ailleurs comme telle – à toute velléité de s’en approprier en masse, même si la conversion à l’identité hébraïque reste et fut possible. La difficulté intrinsèque d’y obéir, les obligations ainsi créées, individuelles et collectives, l’impossibilité à la limite de s’acquitter en totalité de l’exigence divine extrême par essence, font en quelque sorte passer par son alambic, la distillation morale de l’homme. Quel autre groupe humain aurait pris le pari ou eut le désir d’entrer ainsi dans la nasse de l’océan infini d’un tel divin ? Ceux qui suivirent le firent à moindre frais, atténuant l’emprise de la loi, abolissant même sa rigueur et y suppléant par une « nouvelle alliance » – finalement plus aisée et apparemment plus immédiatement gratifiante. Un universalisme plus « facile », moins contraignant eut la partie belle, inclus pour une partie du monde juif de l’époque qui succomba aux attraits d’un autre messie. Une pragmatique – ou une fonctionnalité du religieux – est ici à l’œuvre qui, en effet réussit à diffuser sous des formes atténuées l’idée de l’unité du divin, sa prégnance explicative et son rôle eschatologique. La même grille critériologique – celle d’un cœur symbolique plus ou moins transposable – pourrait être appliquée à d’autres grands symbolismes religieux dont l’audience aujourd’hui encore est sans commune mesure avec la modeste présence juive dans le monde. L’Inde ou la Chine offriraient des exemples de singularité et d’idiosyncrasie extrême de leurs croyances et de mythologies religieuses « closes », même si porteuses de cohérences culturelles et après tout de viabilité. Les symbolismes et les rituels qui les sous–tendent n’ont pas connus le même destin universel et les laissa cantonnés à des aires de civilisation très vastes mais limitées à elles–mêmes. Le bouddhisme lui-même, porteur d’une philosophie profonde du renoncement et d’un modèle de salut praticable qui pourrait revendiquer un mode universel, laisse en deçà la vérité du monde en devenir et l’espérance, en renonçant justement à l’accomplissement du potentiel de l’homme historique et du choix d’un destin assumé au nom d’un salut extra–mondain. Au contraire le choix délibéré de la néantisation comme idéal limite sa prétention et propose une autre vision de l’existence comme illusion et non pas sphère d’accomplissement. Au point que la voie du Grand-Véhicule atténue largement dans la pratique l’austérité et le sacrifice de soi, incluant parfois dans ses croyances populaires, soit la divinisation de la figure de Bouddha, soit une eschatologie proche des arrière–mondes de la chrétienté. Ou de la matrice hébraïque initiale des fins. Les mythologies, quant à elles, – grecque, romaine ou de toutes autres civilisations « pré– mosaïques », hélas disparues – se suffisent à elles–mêmes en leur richesse si inventive parfois. Elles n’ont eu prétention qu’à enchanter un moment du monde sans l’adosser à la vérité – ou seulement à un temps limité d’habiter originalement le monde… Elles furent aux commencements aujourd’hui engloutis de l’histoire dans la fraîcheur rémanente des poèmes d’avant l’Histoire de l’homme livré à la question de l’unité de Dieu, qu’étonnamment l’on y croit ou pas. D’autres formes symboliques d’animisme et de fétichisme n’ont plus cours, que l’hébraïsme avait déjà diagnostiquées et implicitement comme erreur ou errance de l’esprit, effectuant dans son corpus leur mise à distance pour cause d’idolâtrie et d’égarement. On ne peut pas non plus se réjouir des modalités qui ont vu disparaître ces dernières formes avec leur peuples au bénéfice de fois imposées par la violence et l’unilatéralité de la voie occidentale. Ce dernier processus ne fut pourtant jamais l’effet d’une inspiration hébraïque mais surtout christianisante, inclus dans l’antiquité juive jamais prosélytique. Ce dernier caractère offrirait l’autre paradoxe d’un véritable universalisme par principe respectueux au plus haut point des autruis et de la différence des sois, laissés à l’appréciation d’une décision d’un « maître du monde » souverain et libre du moment ou du choix de sa « révélation ». Conclusion La véritable universalité n’est peut–être pas après tout celle que l’on croit. Elle doit, dans le système qu’elle compose, pouvoir séduire l’entièreté de l’esprit et, si l’on vise toutes ses dimensions, celle de l’âme, sensible et patiente, libre et hantée d’infini quoiqu’on en dise. La singularité peut, exagérée à dessein – ce que fut l’émergence de l’hébraïsme révélateur et totalisant de la destinée humaine comme signification – être porteuse d’une figure concrète qui amplifie sa valeur d’exemple et sinon de séduction, d’authenticité – donc d’universalisation possible et de partage. Conjuguées dans l’hébraïco-judaïsme, elles incarnent ainsi dans le même temps, outre une entité collective et culturale accomplissant un symbolisme totalisé, l’exemple d’une fusion de l’homme avec la Loi qui le grandit et le distingue. Plus, leur inscription dans l’Histoire – parfois comme figure ambivalente, pour les raisons exposées – a ouvert la perspective de « l’accomplissement de parole » en la prophétie et l’horizon du temps ouvert, dans lesquels se sont engouffrés depuis une partie des peuples du monde. Le projet de civilisation visant à humaniser l’homme et lui donner une place qui sera toujours relative eu égard à la conscience vraie de lui-même, ne pouvait peut–être que passer par une singularité extrême de soi donnant à voir – mais dans la concrétude d’une certaine effectuation – ses effets de parole tenue et à tenir intégrant la source universelle d’où elle se veut émanée et dont elle signe comme un idéal la persistance fidèle, en dépit des agonies du monde. Ce dernier trait s’inscrit sans faille dans l’esprit singulier et universel de sa loi d’assignation et de son efférence au caractère d’éternité, autre marque de la vérité. Cqfd.