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ART DE L’INSTANT, DE L’ÉPHÉMÈRE ET DE L’ALLUSION, LA MUSIQUE, DANS SA
FORME PURE DÈS LORS QU’ELLE N’EST PAS ASSOCIÉE À UN TEXTE, A SOUVENT
ÉCHAPPÉ À LA LIMITATION ET, PAR LÀ MÊME, À LA CENSURE.
Par son caractère indicible et abstrait, il est en
eet dicile de déterminer à quel moment une
limite est franchie ou doit être imposée, et ce
d’autant plus que bien des compositeurs sont
parvenus, par des moyens divers, à contourner
l’interdit. Il arrive même parfois qu’un texte
prohibé parvienne à se frayer un chemin sur la
scène publique par le biais de la musique: parmi
tant d’exemples, Mozart et da Ponte, par le
remaniement du texte d’origine pour les be-
soins dictés par le genre de l’opéra, ont ainsi pu
mettre en musique Le mariage de Figaro, pièce
de Beaumarchais pourtant soumise à une sévère
censure à l’époque, dans Le Nozze di Figaro. Et
lorsque les compositeurs s’affranchissent du
patronage et du devoir d’écrire de la musique
pour des circonstances bien précises et dans
un style devant satisfaire aux exigences de leur
protecteur – virage décisif pris par Beethoven
–, la menace de voir une œuvre être proscrite
par une instance supérieure semble disparaître.
Quand La musiQue doit répondre à
une doCtrine
Cependant, deux régimes totalitaires du
XXe siècle ont tenté de mettre en place une
inspection systématique de la production
musicale des compositeurs sous leur pouvoir,
par leur volonté de contrôler la vie du peuple
sous tous ses aspects; c’est d’abord le cas de
l’URSS sous Staline. Instaurée en 1932 à l’ini-
tiative du Comité central du Parti communiste,
l’Union des compositeurs soviétiques est en
charge de veiller à ce que la musique produite
en URSS réponde à la doctrine de réalisme
socialiste énoncée par Jdanov en bannissant
toute attache aux courants avant-gardistes
de l’époque, dont la musique est considérée
comme décadente, dégénérée et bourgeoise.
Simplicité, représentation de la réalité, usage
de la musique traditionnelle et folklorique, ainsi
qu’adulation du leader politique sont les lignes
directrices voulues par le régime.
L’exempLe de ChostakovitCh
Dmitri Chostakovitch fut l’une des victimes
principales de ce système: suite à une critique
au vitriol parue en 1936 dans le journal du parti
Pravda, son opéra Lady Macbeth de Mtsensk est
interdit de toute représentation. La Grande
Terreur qui règne alors est faite de menaces
de déportation ou de mort, d’intimidations
en tous genres et de persécutions des com-
positeurs ne suivant pas les directives du parti
ou, pire, s’y opposant; et au-delà de voir leur
musique censurée, les auteurs se trouvent dans
l’obligation de modifier leur style pour corres-
pondre aux exigences de l’Union. Ainsi dès sa
5e symphonie, l’écriture de Chostakovitch se
fait plus simple et plus traditionnelle; elle lui
permet de retrouver partiellement l’adhésion
de son gouvernement. C’est toutefois toujours
avec aversion qu’il se plie à ce qui lui est imposé,
et le recours à l’ironie et à la citation devient
un moyen de marquer son désaveu face à
une idéologie contrainte, mais sans risquer la
censure.
La Symphonie de chambre op. 110A, transcription
du 8e quatuor, composé en 1960 juste après
son adhésion forcée au Parti communiste et
après la découverte des ruines de Dresde, est
en apparence dédié aux victimes du fascisme
en Allemagne; avec l’armation de sa signature
musicale (DSCH – ré, mi bémol, do, si) dès
les premières notes, Chostakovitch nous invite
à une lecture différente, en se positionnant
d’emblée comme étant lui-même une victime
d’un régime despotique. Diverses citations,
dont un thème issu précisément de Lady
Macbeth, sont autant de pieds-de-nez subtils
à la rigueur du régime.
D’autres compositeurs soviétiques subiront
les ares du totalitarisme de l’URSS: c’est le
cas par exemple de Prokofiev et de Schnittke
ou, dans d’autres pays membres ou occupés,
de Ligeti, Kurtág et Pärt. A noter que ces trois
derniers n’ont pas directement été victimes
de censure à proprement parler, mais se sont
plutôt trouvés face à la diculté d’avoir accès à
la musique européenne contemporaine prohi-
bée par les Soviétiques.
sous Le troisième reiCh
Par ailleurs, en Allemagne nazie, si une
volonté de contrôler la musique est aussi
annoncée en 1933 par la mise en place de la
«Reichsmusikkammer», organe de contrôle
sous l’autorité de Goebbels, elle ne sera fina-
lement pas appliquée de manière réellement
concrète et systématique, et les musiciens
seront bien davantage victimes de l’antisé-
mitisme, de la perte de leur poste (s’ils en
ont un) et de l’exil que de la critique ou d’une
quelconque restriction imposée à leur œuvre.
Enfin, dans une perspective plus large que la
seule censure politique, d’autres limites se sont
dressées devant les compositeurs; pensons
notamment au Quatuor pour la fin du temps
d’Olivier Messiaen, composé en 1940 et créé
en 1941 dans des conditions précaires, dans le
camp de prisonniers de Görlitz où était détenu
son auteur. On peut aussi citer la maladie,
qu’elle soit physique (chez Duparc) ou mentale
(chez Schumann), ayant entravé la force créa-
trice de certains artistes.
Toutes les contraintes, quelles qu’elles soient,
peuvent finalement être un vecteur de créa-
tivité dès lors qu’un compositeur parvient à
trouver une manière de les transcender, et bien
des chefs-d’œuvre musicaux ont vu le jour en
s’inscrivant hors des limites. Certains composi-
teurs ont même cherché à jouer avec les limites
imposées par le langage musical; Debussy et les
compositeurs de la seconde école de Vienne,
entre autres, ont ainsi exploré les limites de la
tonalité et ont proposé des systèmes de com-
position novateurs, s’orant ainsi de nouvelles
perspectives.
Inès de Saussure
Étudiante en Master de musicologie
à l’Université de Genève
Dmitri Chostakovitch Olivier Messiaen György Ligeti
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