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PRÉSENTATION
Publié en décembre 1917, Mysticisme et logique se présente comme un
recueil de dix articles écrits entre 1901 et 1915. Comme l’indique Russell
dans sa Préface, certains de ces articles sont « populaires » et d’autres
« techniques ». De fait, une première lecture ne peut manquer de faire
apparaître une double disparité : de style et de contenu.
Les articles populaires sont écrits en un style fleuri qui recourt quasi
systématiquement à de multiples métaphores souvent longuement et
parfois laborieusement filées. On en trouvera deux exemples patents tout
au long du troisième article « La profession de foi d’un homme libre » qui
décrit avec des accents tragiques la lutte contre les puissances des Ténèbres
et la « religion de Moloch » comme au début du quatrième article « L’étude
des mathématiques » où sont dépeintes avec emphase les conditions
d’accès au Temple de la connaissance. Toujours dans sa Préface, Russell
justifie l’emploi de ce style ampoulé dans le cinquième article « Les
mathématiques et les métaphysiciens », écrit en 1901 un an plus tôt que le
précédent, par le fait que l’éditeur lui demanda de rendre l’article « aussi
romantique que possible » ! Les lecteurs des Principes de la mathématique,
de l’article fameux « De la dénotation », ou même des Problèmes de
philosophie ne manqueront pas d’être étonnés par une écriture qui pourtant,
de façon plus ou moins accentuée, caractérise toute l’œuvre « populaire »
du philosophe. Mais ils pourront retrouver le style précis et lumineux,
simple et subtil qui déploie toute sa puissance analytique dans les articles
« techniques ». C’est par exemple le cas des pages consacrées au principe
de compréhension des propositions, à l’analyse des notions de réalité, de
cause, de matière, au processus de construction de l’espace, des objets, etc.
Par-delà cette disparité stylistique, frappe, surtout, l’apparente hétérogénéité des thèmes. Sont abordées les questions du statut de la philosophie
et de sa méthode, du rôle et de la valeur de l’éducation scientifique, de la
construction de la connaissance physique, de la définition de la matière, de
la causalité, de la fonction gnoséologique des descriptions, enfin et surtout
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DENIS VERNANT
du « mysticisme » ! Si l’ouvrage n’était paru en 1917 à une époque cruciale
dans le développement de la pensée de Russell, on pourrait croire qu’il
s’agit d’un recueil mineur dans lequel l’auteur recycle des « fonds de
tiroir ». Il suffirait alors d’aller chercher quelques perles dans ce fatras. Une
telle appréciation justifierait le fait qu’en 1922 le traducteur français se soit
arrogé le droit d’opérer une sélection ne retenant que quatre articles 1.
En fait, l’organisation de l’ouvrage est parfaitement maîtrisée et
l’association d’articles de styles et de contenus différents délibérée. Lire de
façon pertinente ce recueil requiert donc de poser la question de l’unité de
l’ouvrage et, par-delà, de toute l’œuvre de Russell et, in fine, de sa vie
même. À cet égard, il convient de prendre au sérieux son titre qui pose
frontalement la question des relations entre mysticisme et logique.
LOGIQUE
À l’aube du XX e siècle, la logique moderne fut inventée deux fois.
D’abord par le philosophe et mathématicien d’Iéna Gottlob Frege à partir
d’une genèse mathématique procédant à une extension et à une généralisation du concept de fonction 2. Ensuite par Bertrand Russell, philosophe et
mathématicien de Cambridge, à partir d’une genèse grammaticale exploitant l’analyse de la proposition issue de la grammaire philosophique 3.
Chez Russell, complètement symbolique et formalisée, cette logique
comporte d’abord un calcul dit des « propositions », système formel qui, à
partir de propositions primitives présentant les axiomes et les règles
d’inférence, régit la déduction des théorèmes. Viennent ensuite les calculs
fonctionnels à une ou à deux variables. Le premier, recourant au schéma
fonctionnel F(x), correspond au calcul des prédicats monadiques. Le
second, usant de la fonction F(x, y) (ou même F(x, y, z), etc.), constitue le
calcul des relations dyadiques (triadiques, etc.).
1. Parue chez Payot, cette traduction de Jean de Menasce ne comportait que : « Le
mysticisme et la logique », « L’étude des mathématiques », « La méthode scientifique en
philosophie » et « De l’idée de cause ».
2. Cf. Idéographie (1879), trad. C. Besson, postface de J. Barnes, Paris, Vrin, 1999.
3. Cf. Les Principes de la mathématique (1903), traduit partiellement par J.-M. Roy dans
Écrits de logique philosophique, Paris, P.U.F., 1989. Son Appendice A comportait une étude
sur Frege que Russell avait découvert après la rédaction de l’ouvrage. Nous ne pouvons ici
revenir sur cette genèse capitale pour comprendre les relations entre philosophie, logique et
mathématiques chez Russell, cf. notre Philosophie mathématique de Bertrand Russell, Paris,
Vrin, 1993.
PRÉSENTATION
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Même dans les articles « techniques », Russell ne revient pas explicitement sur cette logique. Mais bien souvent il en rappelle l’importance et
constamment il la présuppose. À l’époque, la logique frégéo-russellienne
a d’abord constitué le modèle des sciences a priori, déductives et
formelles. Elle a participé au mouvement qui, de Peano à Hilbert, contribua
à élaborer le concept de système formel qui, fondé sur une axiomatique
explicite, procède par démonstrations en excluant tout recours à une
quelconque intuition. Elle a fourni ensuite des outils précis et féconds
d’analyse et de déduction. Chez Russell, elle donna naissance au projet
grandiose d’une réduction logiciste de toutes les mathématiques (géométrie comprise à la différence de Frege). Esquissé informellement dès
1903 dans les Principes de la mathématique, ce projet fut réalisé formellement dans les trois volumes des Principia Mathematica avec l’aide de
Whitehead 1. Ainsi que le rappelle Russell en maints endroits de Mysticisme
et logique, même si ce projet grandiose échoua de peu, il n’en contribua
pas moins à clarifier et à épurer la pratique comme l’enseignement des
mathématiques modernes.
Logique & analyse
Mais le rôle de la logique nouvelle fut encore plus déterminant en
philosophie. En fournissant une méthode d’analyse des notions, de définition formelle des concepts et de résolution (ou de dissolution) des problèmes, la logique formelle donna naissance à ce qui fut appelé par la suite la
« philosophie analytique » et que Russell préfère qualifier de « méthode
scientifique en philosophie » 2 ou même « philosophie scientifique » 3. Sans
pouvoir entrer dans les détails, rappelons seulement deux exemples significatifs de cet apport crucial de la logique en philosophie : le principe des
relations externes et la méthode de définition contextuelle 4.
1. Les trois chapitres du premier volume sont traduits partiellement dans les Écrits de
logique philosophique.
2. C’est précisément le titre de l’article composant ici le chapitre 6 où Russell insiste sur
le fait que l’adoption de la méthode scientifique en philosophie autorise un progrès des
connaissance en ce domaine, p. 115 sq. C’est aussi une partie du titre de Our Knowledge of the
External World as a Field for Scientific Method in Philosophy publié en 1914 (qui deviendra
le titre lors de la réédition en 1926).
3. Cf. par exemple, ici « Mysticisme et logique », p. 54.
4. Dans notre Bertrand Russell, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, nous examinons
comment l’usage de l’outil logique a déterminé l’élaboration et l’évolution de toute sa pensée
philosophique.
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La logique moderne doit la plus grande part de sa fécondité analytique à
l’invention du calcul des relations 1. D’Aristote à Leibniz 2, la tradition
syllogistique réduisait l’analyse de toute proposition au schéma devenu
classique : sujet/copule/prédicat. Cela conduisait à n’admettre pour seul
lien que celui d’inhérence du prédicat dans le sujet et à réduire, nolens
volens, les relations à des prédicats et donc à interpréter la proposition
« Georges aime Marie » en termes de : « Georges est amoureux de Marie ».
À ce postulat des relations internes, Russell oppose son principe des relations externes selon lequel les relations constituent d’authentiques concepts
qui relient deux individus indépendants. Dès lors, la proposition « Georges
aime Marie » exprime un fait qui relie Georges à Marie au moyen de la
relation relatante : aime 3. La force analytique du concept nouveau de
fonction propositionnelle réside en ce qu’il peut aussi bien s’appliquer aux
prédicats d’individu selon le schéma F(x) qu’aux relations reliant deux
individus selon l’autre schéma F(x,y). Techniquement, on disposait enfin
du moyen de rendre compte du raisonnement suivant : « Si Olivier est le fils
de Jacques alors Jacques est le père d’Olivier », question qui était restée
pendante depuis Galien ! Mais aussi et surtout Russell disposa du moyen
d’opérer une critique logique du monisme idéaliste d’inspiration hégélienne qui dominait à son époque l’enseignement de Cambridge avec
Francis Bradley, John McTaggart, Harold Joachim, etc. Dans Appearance
and Reality, ouvrage paru en 1893 et qui eut une grande influence, Bradley
prétendit que les relations n’ont pas de réalité propre, que la pluralité est
contradictoire et qu’au terme n’existe que la Réalité qui, en toute rigueur,
ne peut s’appréhender conceptuellement : « Même la vérité absolue semble
ainsi, à la fin, se révéler erronée. Et il faut admettre qu’à la fin aucune vérité
possible n’est entièrement vraie » 4. Pour Russell, ce genre de conception ne
repose que sur le refus traditionnel des relations externes. Admettre les
relations comme d’authentiques concepts conduit au contraire à un « atomisme logique » qui rend compte de la pluralité des choses et autorise une
connaissance partielle et provisoire du monde. Lorsque Russell fait al-
1. Cf. ici « Les mathématiques et les métaphysiciens », chap. 5, p. 89. Pour ne prendre
qu’un exemple du rôle de la logique des relations, dans « Sur la notion de cause » Russell
recourt à la différence entre relations plusieurs-un et un-un pour lever les confusions sur les
rapports entre esprit et matière, chap. 9, p. 181.
2. Cf. B. Russell, La Philosophie de Leibniz (1900), trad. J. et R. Ray, Paris ; réimp.,
Gordon & Breach, 1970.
3. Assumant la fonction d’assertion, la relation effectivement relatante assure l’unité de
la proposition, cf. notre Philosophie mathématique de Russell, § 7, p. 43-53.
4. Appearance and Reality, A Metaphysical Essay, London, Sonnenschein, p. 544.
PRÉSENTATION
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lusion aux arguments logiques contre le mysticisme philosophique, il
pense avant tout à cette argumentation qu’il reprend sur tous les tons 1.
Le second exemple de l’apport de la logique à la philosophie relève de
sa théorie des descriptions définies exposée en 1905 dans son célèbre
article « De la dénotation ». Apparemment, l’enjeu est purement technique : il s’agit de recourir à la nouvelle logique (et en particulier à la quantification) pour rendre compte formellement de l’usage des expressions
dénotantes telles « L’actuel Roi de France », « Le cercle carré », etc. Russell
résout définitivement la question en recourant aux définitions contextuelles. Sans reprendre la formalisation qui est maintenant bien connue,
rappelons simplement que dans le jugement « L’actuel Roi de France est
chauve » l’expression « L’actuel Roi de France » fonctionne comme une
description définie qui décrit conceptuellement un individu supposé
unique et existant. Le jugement en question s’analyse alors en « Il existe un
et un seul individu qui est actuellement Roi de France et chauve ». Dès lors,
la description « L’actuel Roi de France » ne fait que « contribuer à la signification » du jugement complet en fournissant deux conditions d’unicité et
d’existence et une qualification contextuelle 2.
Techniquement, cette analyse s’avéra déterminante dans la mesure où
elle introduisait un nouvel opérateur de singularité – ©x – permettant
de désigner conceptuellement un individu déterminé. Mais ses conséquences philosophiques furent tout aussi importantes. Sémantiquement,
elle introduisait une distinction marquée entre les noms propres logiques
qui fonctionnent comme d’authentiques symboles signifiant directement
(meaning) des individus effectivement donnés et les descriptions définies,
conçues désormais comme des symboles incomplets, ne faisant que
décrire conceptuellement des individus dont ni l’existence ni l’unicité ne
sont garanties (denoting). Gnoséologiquement, la distinction symbolique
précédente se double d’une distinction cruciale entre l’accointance comme
mode d’appréhension directe des objets des sens comme des universaux et
la connaissance par description qui relève de l’usage discursif des descriptions définies. L’article « Connaissance par accointance/ connaissance par
description » (chap. 10) est précisément consacré à un examen fouillé de
cette question. Dès lors, la compréhension d’une proposition repose sur la
réduction des éléments descriptifs à ceux, irréductibles, accessibles par
1. Cf. ici même, chap. 1, p. 44. On pourra trouver un exemple de l’argumentation de
Russell sur ce point dans le chapitre 5, intitulé : « Révolte contre l’idéalisme et pluralisme »,
de son autobiographie intellectuelle Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair,
Paris, Gallimard, 1959, p. 67-80.
2. Cf. notre Philosophie mathématique de Russell, § 44-46, p. 306-318.
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DENIS VERNANT
accointance 1. De même, la connaissance, empirique aussi bien que scientifique du monde, comme celle des autres esprits relève d’une connaissance
descriptive qui doit, in fine, s’enraciner dans une accointance de nature
solipsiste 2. Enfin, les conséquences ontologiques sont tout aussi importantes dans la mesure où la définition contextuelle des descriptions définies
opère non seulement une réduction symbolique, mais aussi ontologique qui
permet de résoudre l’antique problème du statut des ficta, impossibilia et
abstracta. Par exemple, pour rendre compte de la signification de l’expression « Le cercle carré », il n’est plus nécessaire d’admettre (comme le
faisait encore Russell en 1903) la subsistance d’un objet contradictoire,
mais simplement de constater qu’il n’existe pas dans le monde d’objet
unique qui soit à la fois circulaire et carré 3. La même chose valant pour la
classe des paires ou le nombre 2, la définition contextuelle, nouvelle forme
du Rasoir d’Occam, se transforme en méthode pour réduire l’ontologie des
objets logico-mathématiques. La classe des paires, comme tout autre
classe, n’est qu’une construction, une « fiction logique » 4. Et le nombre 2
s’avère non plus un objet intelligible, mais une simple construction symbolique : c’est la classe de toutes les classes semblables à une paire donnée 5.
D’où un agnosticisme ontologique n’imposant même pas de dénier
1. Cf. infra, chap. 10, p. 189 sq.
2. Dans « Connaissance par accointance, connaissance par description », p. 190-191,
Russell envisage de définir le sujet de l’accointance comme « Le terme-sujet d’états de
conscience dont je suis conscient », mais il écarte cette description trop complexe. En 1918,
sur le modèle de la définition des nombres, il définira le « Je » comme la classe de toutes les
expériences d’une même personne, cf. « La philosophie de l’atomisme logique », § 8, p. 437.
En 1919, il adoptera enfin le monisme neutre d’Ernst Mach, William James et des néoréalistes Ralph Perry, Edwin Holt, Percy Nuun et fera de la « sensation » la seule donnée
première, ni psychique ni physique, cf. notre Bertrand Russell, § 6.3, p. 264-271. On
remarquera que dès 1914, dans « La relation des sense-data à la physique » (chap. 8, § 4),
Russell indiquait que sa construction d’alors était « compatible avec leur doctrine », p. 145.
3. De même, l’argument ontologique devient caduc : l’existence n’est pas une propriété
d’objet, mais le fait pour une fonction propositionnelle d’être satisfaite par au moins un
individu. La question de l’existence (ou de la « réalité ») ne se pose donc pas pour les noms
propres qui signifient directement des individus donnés, mais pour les descriptions définies
qui dénotent d’éventuels objets, cf. ici-même, « La relation des sense-data à la physique »,
chap. 8, § 12, p. 163.
4. La no-class theory des Principia Mathematica définit contextuellement toute classe à
partir d’une fonction propositionnelle dont on s’est assuré de l’extensionnalité, cf. notre
Bertrand Russell, § 3.4, p. 130-137.
5. En tant que classe de classes tout nombre est donc une fiction de fiction, cf. notre
Bertrand Russell, § 2.2, p. 69-85. Dans « La relation des sense-data à la physique », chap. 8,
§ 6, p. 149, Russell rappelle l’exemple de la construction des irrationnels.
PRÉSENTATION
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subsistance aux entités qui peuvent être construites logiquement et dès lors
constituent de simples « fictions logiques » 1.
L’attitude scientifique
Russell considère que la connaissance des sciences joue un rôle
important dans la constitution de l’esprit scientifique moderne.
Le philosophe doit être au fait de la science de son temps et doit
développer une réflexion de nature épistémologique sur, outre les sciences
formelles – logique et mathématiques –, les sciences empiriques que sont la
physique, la chimie, la biologie, etc.
Ainsi doit-il avoir conscience que la Géométrie ne se définit plus
comme science de l’espace ; que, depuis Hilbert, elle constitue un système
formel complètement axiomatisé relevant de l’étude de l’ordre ; et que la
conception kantienne de l’intuition pure en mathématiques ne fit que
théoriser la pratique, désormais obsolète, d’Euclide 2. De même doit-il
savoir que l’Arithmétique ne se définit plus comme science de la quantité et
que, depuis Cantor, il est parfaitement possible de définir sans contradiction l’infini comme précisément ce qui autorise l’application réflexive de la
partie sur le tout 3.
De même, il doit prendre conscience du fait que la physique
contemporaine élabore ses lois au moyen de relations fonctionnelles, empiriquement constatées, et non plus en termes de lois de causalité, prétendument nécessaires et a priori 4. Il doit aussi, comme on l’a évoqué précédemment, s’interroger sur le statut de la connaissance scientifique et de ses
relations avec l’expérience prosaïque du monde. En d’autres termes, il doit
déterminer comment s’articulent le savoir immédiat issu de l’accointance
personnelle et la connaissance descriptive qui se déploie conceptuellement
dans les diverses théories scientifiques. Les articles d’ordre épistémologique sur les constituants de la matière (chap. 7), sur les relations entre
sense-data et physique (chap. 8), tout comme celui sur la notion de cause
(chap. 9), exploitent dans le champ de la science physique ces conséquences gnoséologiques directes de la théorie des descriptions définies.
1. Cf. « La relation des sense-data à la physique », chap. 8, § 5, p. 148.
2. Cf. « Les mathématiques et les métaphysiciens », ici-même chapitre 5, p. 103. Voir
aussi dans « Sur la méthode scientifique en philosophie », chap. 6, la critique de l’Esthétique
transcendantale à partir de la distinction analytique entre géométrie logique et géométrie
physique, p. 117.
3. Cf. ici même « Les mathématiques et les métaphysiciens », chap. 5, p. 95 sq.
4. C’est l’objet du chapitre 9 ici même : « Sur la notion de cause », où Russell procède à
une analyse logique qui dévoile notamment les racines anthropologiques d’une notion conçue
à l’image de la volition.
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DENIS VERNANT
Mais les sciences empiriques peuvent aussi contribuer à la constitution
d’une attitude scientifique en philosophie. Russell insiste sur la nécessaire
soumission aux faits à travers l’expérimentation, sur la modestie des
résultats et surtout sur l’objectivité des procédures contrastant avec le
narcissisme qui caractérise les philosophes idéalistes faiseurs de systèmes :
« La révolution copernicienne n’aura pas fait son œuvre tant qu’elle n’aura
pas enseigné aux hommes plus de modestie qu’on n’en trouve chez
ceux qui pensent que l’Homme est une preuve suffisante du Dessein
Cosmique » 1. La fin du géocentrisme devrait signifier celle de l’anthropocentrisme qui l’accompagna 2. Russell ne manque jamais l’occasion de
vilipender le mésusage de la science fait par certains philosophes tels ceux
qui proposent une philosophie évolutionniste prétendant fournir un schéma
général d’explication du devenir du monde à partir d’une généralisation
indue des résultats scientifiques, inéluctablement partiels et hypothétiques 3. La science se trouve alors dévoyée pour soigner une simple
blessure narcissique de l’Humanité. Il importe au contraire d’apprendre des
sciences à se départir de nos médiocres besoins humains pour acquérir une
connaissance objective et impersonnelle du monde 4.
MYSTICISME
Les articles « techniques » de ce recueil illustrent brillamment l’effort
constant de Russell pour appliquer en philosophie à la fois la méthode et
l’attitude scientifiques. Dès lors, pour lui la philosophie stricto sensu se
résume à un exercice discursif rationnel, analytique et déductif. Ainsi
définie, la philosophie traite exclusivement du sens et de la référence, du
savoir et de la connaissance, de l’existence sensible et de la subsistance
intelligible. Pourquoi alors adjoindre aux articles « techniques » des écrits
« populaires » ? Pourquoi associer logique et mysticisme ? La réponse
russellienne constante est que, telle qu’on vient de la définir, la philosophie
n’épuise pas le champ des préoccupations humaines tant individuelles que
collectives. D’où le second versant de l’œuvre russellienne plus pragmatique qu’analytique qui traite des aspects éthiques, politiques et religieux de
sa pensée 5. Ici ce triple souci s’articule autour de trois préoccupations :
pédagogique, morale et « mystique ».
1. Science et religion (1935), trad. P.-R. Mantoux, Paris, Gallimard, chap. 8, p. 165.
2. Cf. infra , chap. 6, p. 109.
3. Cf. ibidem.
4. Cf. infra, p. 63.
5. Chronologiquement, ces préoccupations existent dès le début puisque le premier livre
publié par Russell était une analyse de la German Social Democracy, London, Longmans,
PRÉSENTATION
15
Le souci pédagogique
Étant donné l’importance qu’il assigne à la formation scientifique non
seulement du philosophe, mais aussi du citoyen, Russell consacre ici deux
articles à ce sujet : « La place de la science dans l’éducation libérale »
(chap. 2) et « L’étude des mathématiques » (chap. 4). Russell eut lui-même
à souffrir d’une formation scientifique fort peu satisfaisante. Après avoir
découvert, émerveillé, les joies de l’axiomatique euclidienne avec son frère
Franck dès l’âge de 11 ans, puis celles des géométries non-euclidiennes
avec ses précepteurs, Russell dû déchanter lorsqu’il entreprit ses études de
mathématiques à Cambridge. L’enseignement académique se résumait à
l’apprentissage de techniques utiles notamment pour l’application des
mathématiques à la physique et les exercices ne visaient que la réussite à
l’examen terminal 1. C’est pourquoi il y revient pour proposer un programme éducatif qui tienne compte des récentes découvertes en logique
comme des créations en mathématiques et qui aborde les sciences
formelles comme d’authentiques systèmes formels. Ainsi se montre-t-il
particulièrement sévère à l’encontre d’Euclide coupable de faire appel
subrepticement à des axiomes implicites ou de recourir à des figures 2.
L’objectif n’est pas seulement de fournir une formation méthodologique au philosophe pour lui permettre d’analyser et de déduire correctement, mais plus essentiellement de forger une attitude d’esprit rationnelle
pour tout citoyen qui souhaite parvenir à une appréhension la plus neutre
possible des hommes et du monde. L’enjeu s’avère ainsi à la fois civique et
éthique.
La posture morale
Le souci pédagogique de Russell témoigne de ce que les sciences
considérées en elles-mêmes ne sauraient suffire à satisfaire les besoins
intellectuels de l’Homme. Si elles fournissent une connaissance objective
des faits, elles ne disent rien des valeurs qui gouvernent notre conduite.
Comme nous venons de le voir, la pratique et l’éducation scientifiques
véhiculent des valeurs dont il convient d’interroger le statut. C’est la
question éthique que Russell aborde directement dans « La profession de
foi d’un homme libre » (chap. 2). Écrit en 1902, cet article témoigne de la
1896. On trouvera un examen général de sa réflexion éthique, politique et religieuse dans
notre Bertrand Russell au chapitre 8 : « L’engagement dans le siècle », p. 329-406.
1. Cf. Bertrand Russell, The Spirit of Solitude, 1872-1921, Ray Monk, Free Press,
London, 1996, chap. 1, p. 25 et chap. 2, p. 45.
2. « Ce n’est rien moins qu’un scandale qu’il soit encore enseigné aux garçons
d’Angleterre », cf. infra, chap. 5, p. 102.
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DENIS VERNANT
position initiale de Russell en éthique alors qu’il était fortement influencé
par son jeune camarade George Edward Moore. Dans ses Principia Ethica
publiés en 1903, Moore développait une conception réaliste faisant des
valeurs morales des données objectives directement accessibles. Le
Bien existait en soi et pouvait être connu intuitivement. Russell épousa
cette conception encore en 1910 ainsi que le révèle l’article « Éléments
d’éthique » qui compose le premier chapitre des Essais philosophiques 1.
Mais il importe de se souvenir que Russell abandonna rapidement cette
position réaliste ainsi que la recherche d’un fondement théorique à
l’éthique pour un examen plus modeste de la constitution psychologique et
sociale de la posture morale des hommes. Dès lors, comme il le rappelle
expressément ici dans sa Préface, il s’agit moins de chercher un fondement
éthique que de suggérer une « attitude générale envers la vie » 2. D’où le
style « romantique » de ses écrits populaires qui visent expressément à
convaincre et à modifier les comportements.
Récusant tout Bien en soi, il admit la relativité et la subjectivité des
valeurs : « quand un homme dit : “Ceci est bon en soi”, il paraît affirmer un
fait, tout comme s’il disait : “Ceci est carré” ou “Ceci est sucré”. Je pense
que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : “Je souhaite que
tout le monde désire ceci”, ou plutôt : “Puisse tout le monde désirer
ceci” » 3. En l’absence de tout Bien suprême, il importe alors de lutter
contre les désirs mesquins et égoïstes pour favoriser les élans impersonnels
et généraux : « Ce n’est pas en réalité par la morale théorique, mais par la
formation de grands désirs généreux grâce à l’intelligence, au bonheur et à
l’absence de crainte que l’on peut amener les hommes à agir, plus qu’ils ne
le font actuellement, d’une manière compatible avec le bonheur général de
l’humanité » 4. L’enjeu n’est donc pas théorique, mais bel et bien pratique
qui consiste à fournir par l’éducation et les institutions politiques les
conditions d’émergence d’une Humanité généreuse. À l’objectivité et
l’universalité qu’apporte dans le champ théorique l’esprit scientifique
répond, dans le champ pratique, l’attitude impersonnelle et le souci de
l’Humanité tout entière.
1. Cf. p. 53 à 107. On se rappelle que « La profession de foi d’un homme libre » fut
initialement publié avec cet article dans la première édition de l’ouvrage. Dans Les Problèmes
de philosophie, il croyait encore à une connaissance a priori des valeurs éthiques. Il
abandonna cette conception un an plus tard, notamment sous l’influence de Santayana .
2. Cf. p. 27.
3. Science et religion, chap. 9, p. 175.
4. Ibidem, chap. 10, p. 180.
PRÉSENTATION
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L’attitude mystique
Le recueil Mysticisme et logique s’ouvre sur un long article éponyme
manifestant clairement le souci russellien de poser d’emblée la question du
mysticisme. Cela ne surprendra que ceux qui n’ont de Russell qu’une vague
connaissance par description qui en ferait un philosophe rationaliste borné
ou un positiviste étriqué. Bien qu’il ait perdu la foi très tôt, la question
religieuse fut constamment présente dans son œuvre et a suscité nombre
de ses écrits populaires. Il critiqua notamment l’influence pernicieuse
de l’Église sur les mœurs comme le rôle néfaste du dogme religieux dans
le développement du savoir scientifique. Mais ici ne sont en cause ni
l’institution ni le dogme. Le « mysticisme » dont traite Russell ne relève pas
à proprement parler de la mystique religieuse conçue comme un moyen
spécifique d’union avec un dieu personnel défini dans un univers de
croyance déterminé 1.
Par-delà la différence des rites, des credo, des expériences, Russell
cherche à cerner une communauté d’attitude qui ferait l’accord des
mystiques 2. Il la caractérise par quatre traits 3 : 1) le recours au mode spécifique de connaissance qu’est l’intuition ; 2) l’affirmation de l’unité du
monde par-delà son apparente pluralité ; 3) l’irréalité du temps ; 4) l’aspect
illusoire de la distinction entre Bien et Mal. Russell discute minutieusement
ces quatre points en prenant des exemples chez les mystiques comme chez
les philosophes. On peut alors légitimement se demander en quoi ce genre
d’étude peut intéresser l’auteur des Principia Mathematica. La réponse
nous paraît devoir être double : l’une négative, l’autre positive.
L’inutilité philosophique de l’intuition mystique
En tant que philosophe analytique, Russell opère en fait sur chacun des
points mentionnés une critique en règle des philosophes idéalistes qui
recourent à de prétendus arguments mystiques pour justifier leur métaphysique. Pour Russell, le mysticisme, de quelque façon qu’on le conçoive, ne
1. Sur l’origine du terme « mystique » dans les religions des mystères et sa psychologisation moderne, cf. Edmond Ortigues : « Que veut dire “mystique” ? », Revue de Métaphysique
et de Morale, n°1, Janvier-mars 1984, p. 68-85.
2. « Le principal argument en faveur des mystiques est leur accord mutuel », Science et
religion, chap. 7, p. 132.
3. Dans une perspective plus psychologique, William James, dans L’Expérience
religieuse, essai de psychologie descriptive (1902), trad. F. Abauzit, Paris, Félix Alcan,
2 e éd., 1908, chap. X, p. 324 sq. caractérise l’expérience mystique par quatre traits : l’ineffabilité ; l’intuition ; l’instabilité ; la passivité d’états qui « modifient toute la vie intérieure du
sujet ».
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relève en rien de la philosophie stricto sensu. Sans reprendre l’article en
détail, relevons pour chaque point un exemple.
1) Le mystique admet à côté de la raison un mode spécifique de
connaissance qu’on peut appeler l’intuition. Mais ceci ne saurait valoir
pour la philosophie et, par exemple, n’autorise pas Bergson à réduire
l’intelligence rationnelle à une faculté purement pratique de connaissance
et à faire de l’intuition un mode de connaissance philosophique. En tant que
telle, la philosophie est, et demeure, un exercice discursif purement rationnel. Selon Russell, Bergson est coupable de tout confondre en prétendant
fonder le discours philosophique sur l’intuition 1. L’auteur de L’Évolution
créatrice et les philosophes évolutionnistes qui prétendent, à partir de
données scientifiques partielles, discerner une finalité dans l’univers et le
doter d’un dessein cosmique sont, au mieux, des poètes 2.
2) Le fait que le mystique accède à une compréhension globale de
l’univers comme totalité ne saurait en rien justifier le monisme de philosophes idéalistes tels Spinoza, Hegel, Bradley, etc. Posée philosophiquement, la question de l’unité ou de la pluralité doit être traitée analytiquement. Or, on a vu que les arguments des idéalistes pour justifier leur
monisme relèvent du fallacieux principe des relations internes. La reconnaissance des relations telle qu’elle résulte de la logique moderne conduit
au contraire au pluralisme et à l’atomisme logique 3.
3) La même argumentation vaut contre l’irréalité du temps. Par
exemple, chez Bradley, temps et espace ne sont « apparents » qu’en vertu
de l’impossibilité décrétée d’une connaissance partielle et provisoire des
1. Pour Bergson, une philosophie se déploie organiquement à partir d’une « impulsion »
première qui, par-delà concepts et images médiatrices, en constitue le sens, le mouvement,
mieux la direction, cf. l’analyse de Berkeley in La Pensée et le mouvant, chap. 4 : « L’intuition
philosophique », Paris, P.U.F., 1969, p. 125-134. Par-delà leur représentation spatialisée,
l’intuition nous permet d’atteindre la réalité des choses dans leur durée : « Car le monde où
nos sens et notre conscience nous introduisent habituellement n’est plus que l’ombre de luimême ; et il est froid comme la mort. …/… ressaisissons le monde extérieur tel qu’il est, non
seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui
le presse et qui lui imprime son élan ; habituons-nous, en un mot, à voir toutes choses sub
specie durationis ; aussitôt le raidi se détend, l’assoupi se réveille, le mort ressuscite dans
notre perception galvanisée », ibidem, p. 141-142. De plus, l’expérience mystique, dégagée
de son expression théologique traditionnelle, constitue un « auxiliaire puissant de la recherche philosophique » dans la mesure où elle dissipe les illusions et faux problèmes issus de
l’angoisse métaphysique et où « elle prolonge celle qui nous a conduit à la doctrine de l’élan
vital », cf. Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, P.U.F., 1932, p. 264-268.
2. Cf. Science et religion : « Bergson doit être considéré comme un poète ; d’après ses
propres principes, il évite tout ce qui pourrait s’adresser à la simple intelligence », chap. 8,
p. 158.
3. Cf. infra, chap. 6, II, p. 114.
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choses : « Même la vérité absolue semble ainsi, à la fin, se révéler erronée.
Et il faut admettre qu’à la fin, aucune vérité possible n’est entièrement
vraie. Elle est une traduction partielle et inadéquate de ce qu’elle affirme
donner en entier. Et cette contradiction intérieure appartient inéluctablement au caractère propre de la vérité » 1. Une fois de plus, la question proprement philosophique de la réalité du temps, de l’espace et de la matière ne
saurait relever d’une quelconque intuition mystique, mais d’arguments
logiques. Ceux des métaphysiciens monistes sont discrédités par la logique
moderne. Pour autant, le fait que l’irréalité du temps (de l’espace, etc.) ne
puisse plus être justifiée logiquement ne conduit pas ipso facto à adopter la
thèse de sa réalité. De fait, Russell, lors de sa révolte contre l’idéalisme
hégélien, adopta la position massivement réaliste de Moore dans le champ
gnoséologique comme dans celui de l’éthique. Mais il s’en émancipa pour
proposer dès 1914 une procédure de construction de l’espace, du temps et
des objets qui ne faisait qu’étendre à la physique les modalités de réduction
des objets logico-mathématiques inaugurées par la méthode de définition contextuelle. La maxime suprême en philosophie enjoignait de substituer des constructions logiques aux entités inférées 2. C’est ainsi que la
construction russellienne des choses comme classes de leurs apparences
sensibles et de l’espace de perspectives commun proposée dans « La
relation des sense-data à la physique » constitue un développement de la
« méthode d’abstraction extensive » par laquelle Whitehead dès 1913
construisit les points et les instants 3. Ici la thèse importe moins que sa
méthode d’élaboration. Une thèse philosophique ne peut être justifiée que
par des moyens analytiques et logiques de définition et de construction
rationnellement contrôlables et validables.
4) Reste la question du statut du Bien et du Mal. Comme on l’a vu,
Russell a abandonné la conception mooréenne qui leur reconnaissait une
réalité propre. Pour autant, ce ne sont pas de pures illusions, mais des
valeurs intersubjectives qui gouvernent nos conduites personnelles et nos
comportements sociaux. Dès lors, pour Russell cette question ne relève
plus de l’éthique théorique et donc proprement de la philosophie stricto
sensu : « l’élimination de toute considération éthique de la philosophie est à
la fois scientifiquement nécessaire et – quelque paradoxal que cela puisse
1. Cité par Russell in Histoire de mes idées philosophiques, chap. 5, p. 72.
2. Cf. infra, chap. 8, § 6, p. 149. En 1912, les objets physiques étaient inférés à titre de
causes des sense-data, cf. Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot, 1989,
chap. 1 à 3, p. 29 à 57.
3. Cf. infra, chap. 8, § 6, p. 150 et chap. 6, p. 119. Voir aussi notre Bertrand Russell,
chap. 6, p. 251 à 260.
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sembler – un progrès éthique » 1. L’attitude scientifique en philosophie doit
être « éthiquement neutre » 2. Les enjeux moraux sont pratiques et la
distinction entre Bien et Mal n’a qu’une valeur anthropologique et non
ontologique 3. Il s’agit de convaincre l’individu et le citoyen de se départir
de leur égoïsme naturel et de sortir de la « prison du Moi ». Or, comme on ne
se situe plus dans le champ proprement philosophique, le « mysticisme » va
pouvoir jouer un rôle dans cette nécessaire « conversion » de l’Homme à la
générosité et à la bienveillance universelles.
Utilité pratique du sentiment mystique
La question morale – et non éthique – nous conduit ainsi à la seconde
réponse, celle, positive, consistant à se demander en quoi le « mysticisme »
peut être utile, non plus au philosophe ex cathedra, mais à l’individu et au
citoyen.
Comme on l’a vu, le « mysticisme », tel que le conçoit Russell, ne fournit
aucune connaissance qui soit philosophiquement exploitable. Il produit
non un savoir, mais un sentiment puissant : « Le mysticisme n’est, par
essence, rien de plus qu’une certaine intensité et profondeur de sentiment
accompagnant nos croyances relatives à l’univers » 4. Un tel sentiment
acquiert une importance considérable dans la mesure où il est susceptible
d’engendrer une attitude de vie : « L’émotion mystique, si elle est dégagée
de toute croyance sans fondement, et si elle n’est pas assez forte pour nous
écarter complètement de la vie courante, peut nous fournir un apport de très
grande valeur ; du même genre, mais sous une forme plus haute, que
l’apport de la contemplation. La largeur, le calme et la profondeur d’esprit
peuvent tous prendre leur source dans cette émotion, au sein de laquelle,
pour un temps, tout désir personnel est mort, et où l’âme devient le miroir
de l’immensité de l’univers » 5. Le fait de considérer l’univers sub specie
aeternitatis et par-delà le Bien et le Mal aide à s’émanciper du joug des
instincts égoïstes pour s’ouvrir à la bienveillance universelle 6.
Cette attitude de vie ne relève pas d’un savoir, elle engendre un
pouvoir : celui de gouverner notre comportement tant privé que public. Elle
1. Cf. infra, chap. 1, p. 52. Voir aussi infra, chap. 6, p. 105.
2. Cf. infra, chap. 1, p. 54.
3. Si Russell admire Spinoza, il considère néanmoins que son éthique n’a qu’une valeur
pratique, cf.infra, p.49.
4. Ibidem, p. 42.
5. Science et religion, chap. 7 : « Le mysticisme », p. 137.
6. Dans le dernier chapitre des Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot,
1989, Russell attribue à la « contemplation philosophique » cette capacité de libération,
p. 182-185.
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constitue la source (mais non le fondement) de nos valeurs morales,
sociales et politiques. Tel fut précisément le cas pour Russell. Ce qu’il
appelle ici insight (vision) relève d’une « expérience mystique » qu’il
éprouva effectivement. Dans son Autobiographie, il relate l’épisode qui se
produisit en 1901 alors qu’avec sa première femme, Alys, ils cohabitaient
avec les Whitehead à Downing College : « Un jour Gilbert Murray vint à
Newnham lire une partie de sa traduction d’Hippolyte, encore inédite. Nous
étions allés l’entendre, Alys et moi, et je fus profondément ému par la
beauté de ce poème. En rentrant à la maison, nous avons trouvé Madame
Whitehead en proie à un accès d’une violence exceptionnelle. Elle semblait
coupée de tous et de tout par un véritable mur de souffrances, et l’isolement
de chaque être humain dont je pris soudain conscience me bouleversa.
Depuis mon mariage, ma vie affective n’avait cessé d’être calme et superficielle. J’avais oublié les problèmes fondamentaux et je me contentais de
futiles intellectualités. Or, il me sembla que la terre s’ouvrait subitement
sous mes pas et que je basculais dans un monde entièrement nouveau. En
l’espace de cinq minutes m’ont assailli des réflexions telles que celles-ci : la
solitude des cœurs humains est intolérable ; rien ne peut l’entamer que,
porté à sa plus haute intensité, ce genre d’amour qu’ont prêché les grandes
religions ; tout ce qui ne découle pas de ce mobile est néfaste ou, dans le
meilleur des cas, inutile ; il s’ensuit que la guerre est un mal, que l’éducation
des jeunes gens de bonne famille dans les public schools est abominable,
que le recours à la force doit être absolument proscrit, et que, dans les
relations humaines, c’est au cœur même de la solitude, en chaque être, qu’il
importe d’atteindre et de parler. Le plus jeune fils des Whitehead, âgé de
trois ans, était dans la chambre. Je ne m’étais pas avisé de sa présence, ni lui
de la mienne : on lui avait demandé de ne faire aucun bruit pendant que sa
mère souffrait si atrocement. Je l’ai pris par la main et je l’ai emmené. Il m’a
suivi docilement, il se sentait bien avec moi. De ce jour-là jusqu’à sa mort
pendant la guerre, en 1918, nous avons été amis intimes. Ces cinq minutes
avaient suffi pour me transformer complètement. Pendant quelque temps,
je fus possédé par une sorte d’illumination mystique. J’avais l’impression
de connaître les plus secrètes pensées de chaque passant dans la rue, illusion
bien sûr, mais il est de fait que je me suis trouvé d’un seul coup bien plus
proche qu’autrefois de tous mes amis et d’un grand nombre de mes
connaissances. J’avais été un partisan de l’impérialisme ; cinq minutes
firent de moi un défenseur des Boers et de la paix. Des années durant, je ne
m’étais soucié que d’analyse et d’exactitude, et voilà que je me trouvais
envahi d’aspirations quasi mystiques à la beauté, débordant d’intérêt pour
les enfants, avide, presque autant que Bouddha, d’une philosophie qui pût
rendre supportable l’existence humaine. Une étrange exaltation s’était em-
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parée de moi, non exempte, certes, de déchirement, mais triomphante aussi
dans la mesure où je me sentais capable de dominer la souffrance et d’y
trouver, je l’espérais du moins, la voie de la sagesse. Depuis lors, les
pouvoirs, les facultés d’intuition mystique dont je m’étais cru détenteur se
sont considérablement affaiblis, cependant que les méthodes analytiques
reprenaient leurs droits. Mais il est toujours resté quelque chose de l’illumination que j’avais cru avoir en cette occasion, et c’est de là que procèdent
mon attitude pendant la Première Guerre mondiale, mon attachement aux
enfants, mon indifférence aux petites contrariétés, enfin une certaine ouverture de cœur dans mes rapports avec les personnes » 1. Une telle illumination possède manifestement des racines psychologiques. À l’époque,
Russell brûlait d’un amour impossible pour l’épouse de son ami Whitehead,
amour tout aussi violent et interdit que celui de Phèdre pour son beau-fils
Hippolyte. On conçoit alors que les souffrances d’Evelyn Whitehead aient
pu provoquer une crise produisant un intense et immense désir de
compassion. D’autant plus que cette situation a pu raviver le souvenir de la
mort de sa mère 2. Nous retiendrons seulement ici, comme Russell le fit, que
cette expérience affective fut incontestablement à l’origine de ses choix
d’ordres moral et politique. Là s’enracinent son système de valeurs, sa
bienveillance universelle et son sentiment océanique. Une telle expérience
colora définitivement sa vie et engendra l’état d’esprit qui présida à tous ses
choix de vie. La morale russellienne s’enracine en une attitude de vie qui
relève in fine d’une expérience primordiale de la compassion : « Celui qui,
une fois, a aperçu, même momentanément et brièvement, ce qui fait la
grandeur de l’âme humaine ne peut plus être heureux s’il se permet d’être
mesquin, égoïste, troublé par des accidents banals, plein d’appréhension de
ce que l’avenir peut lui réserver. L’homme capable de grandeur ouvrira
toutes grandes les fenêtres de son esprit, laissant les vents y souffler librement, de toutes les parties de l’univers. Il aura de lui-même, de la vie et de
l’univers, une image aussi véridique que nos limites humaines le permettent ; prenant conscience de la petitesse de la vie humaine, il se rendra
également compte que dans l’esprit de l’homme est concentré tout ce qui
peut avoir une valeur dans l’univers connu de nous. Et il verra que celui
dont l’esprit reflète le monde devient en un sens aussi grand que le monde.
En se libérant des craintes qui obsèdent l’esclave des circonstances, il
1. Autobiographie (1872-1914), trad. M. Berveiller, Paris, Stock, 1968, p. 187-188.
2. Ray Monk remarque qu’Eric, le plus jeune fils des Whitehead, avait alors pratiquement
l’âge de Russell lors du décès de sa mère, cf. Bertrand Russell, trad., p. 137.
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éprouvera une joie profonde et, à travers toutes les vicissitudes de sa vie
sociale, il restera, au plus profond de lui-même, un homme heureux » 1.
Russell compare souvent cette expérience avec l’« amour intellectuel
de Dieu » spinoziste 2. Pour autant, il ne faudrait pas y voir une connaissance purement intellectuelle visant à une compréhension panthéiste du
monde. Il s’agit bien d’une attitude – sans doute née dès sa prime enfance
alors qu’il perdit successivement ses parents et sa sœur 3 – où l’amour que
Russell porte aux autres est le reflet du sentiment de l’abandon divin : « Ce
que Spinoza nomme “l’amour intellectuel de Dieu” m’a paru la meilleure
raison possible de vivre ; malheureusement, je n’ai pas même eu ce Dieu
quelque peu abstrait que Spinoza s’était donné pour concentrer sur lui mon
amour intellectuel. Je n’ai aimé qu’un spectre et, à force d’aimer un spectre,
le plus profond de moi est devenu, lui aussi, spectral. Alors je l’ai enseveli
de plus en plus profondément sous des strates d’affection, de gaieté, de joie
de vivre. Cependant, mes sentiments les plus profonds sont toujours restés
solitaires et n’ont pas trouvé d’écho parmi les humains. La mer, les étoiles,
le vent de nuit dans les lieux déserts ont plus d’importance pour moi que les
êtres que j’aime le mieux, et j’ai conscience que l’affection humaine est au
fond pour moi une tentative pour éluder la vaine recherche de Dieu » 4.
Ainsi que l’avait compris Alan Wood, Russell « était lui-même, dans
certains aspects de sa vie intime, un mystique (mais un mystique d’un type
très inhabituel, qui détestait les mystères et consacrait sa vie à les
dissiper) » 5.
LA QUÊTE D’UNITÉ
Ainsi, la leçon du recueil relève-t-elle d’une double exigence de
distinction analytique et de reprise totalisante. Il convient d’abord de
nettement délimiter ce qui relève de la philosophie et de rejeter ce qui lui est
étranger. Mais il importe ensuite de prendre conscience du fait que le savoir
scientifique et la connaissance philosophique ne sauraient épuiser le
domaine des préoccupations humaines. Il s’agit donc à la fois de séparer et
d’articuler théorie et pratique, articles techniques et écrits populaires.
1. La Conquête du bonheur, trad. N. Robinot, Paris, Petite bibliothèque Payot, rééd.,
2001, chap. 15, p. 207.
2. Cf. K. Blackwell, The Spinozistic Ethics of B. Russell, London, Allen & Unwin, 1985.
3. Cf. R. Monk, Bertrand Russell, t. 1, chap. 1 : « Ghosts », p. 3 à 41.
4. Autobiographie** (1914-1944), trad. M. Berveiller, Paris, Stock, 1969, p. 33, cf. aussi
p. 82, 101.
5. Bertrand Russell, le sceptique passionné, trad. E. Gille, Paris, Payot, 1965, chap. 5,
trad. p. 68.
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En définitive, l’idéal de Russell semble bien être, après avoir combattu
la superstition et l’obscurantisme, de réconcilier le savant et le mystique.
Ceci explique le portrait qu’il brosse initialement d’Héraclite présenté à la
fois comme celui qui est soucieux d’une approche empirique des choses
d’ici-bas et comme celui qui appréhende l’univers dans sa totalité.
Selon Russell, dans sa réalisation plénière 1, le philosophe doit concilier
attitude scientifique et inspiration mystique : « Mais les plus grands des
philosophes ont ressenti le double besoin de science et de mysticisme :
l’effort pour harmoniser les deux fut ce qui constitua leur vie, et ce qui doit
toujours, dans toute sa pénible incertitude, faire de la philosophie, pour
certains esprits, une chose plus grande que la science et la religion » 2.
Au terme, par-delà toute confusion idéaliste, l’unité entre mysticisme et
logique ne saurait se trouver chez Russell que dans sa vie tout au long de
laquelle il distingua et associa réflexion et action, connaissance du monde
et amour de l’Humanité. Là gît la source de l’insatiable soif d’aimer,
s’ancre l’ardente générosité, et se déploie l’exigeant désir de savoir qui
caractérisent Russell. Là résident le secret douloureux de l’homme et
l’unité profonde de l’œuvre 3.
1. Dans L’art de philosopher, trad. M. Parmentier, Québec, Presses de l’Université
Laval, 2005, p. 27, Russell parle du « philosophe complet » dont vie morale et vie
intellectuelle « sont étroitement entrelacées ».
2. Cf. infra, chap. 1, p. 31.
3. Il est significatif que cette question des rapports entre logique et mysticisme
se pose aussi chez Wittgenstein. Sans pouvoir ici comparer les réponses apportées
(cf. B. McGuinness, « The Mysticism of the Tractatus », The Philosophical Review, n° 75,
1966, p. 305-328), notons simplement : 1) que tous deux font état d’une « expérience
mystique », Russell en 1901 et Wittgenstein en 1910 ; 2) que Russell, pour qui le mysticisme
est extérieur à la philosophie, se concentre sur la critique de l’usage du mystique en
philosophie, critique sous laquelle, pour une part, le Wittgenstein du Tractatus tombe dans la
mesure où, fonctionnant comme limite interne du logique, son Mystische condamne
notamment tout constat d’existence des objets, toute possibilité d’expression de la forme
logique, et tout discours moral sur notre réalité prosaïque (distinct d’une expérience éthique
indicible du Monde), cf. la notice nécrologique signée de Russell : « Ludwig Wittgenstein »
publiée dans Mind, vol. LX, n° 239, july 1951. A contrario, Wittgenstein détesta notamment
la « Profession de foi d’un homme libre » comme le dernier chapitre des Problèmes de
philosophie, leur contenu ne devant relever de ce qui peut se dire en philosophie.
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