10 DENIS VERNANT
La logique moderne doit la plus grande part de sa fécondité analytique à
l’invention du calcul des relations 1. D’Aristote à Leibniz 2, la tradition
syllogistique réduisait l’analyse de toute proposition au schéma devenu
classique : sujet/copule/prédicat. Cela conduisait à n’admettre pour seul
lien que celui d’inhérence du prédicat dans le sujet et à réduire, nolens
volens, les relations à des prédicats et donc à interpréter la proposition
« Georges aime Marie » en termes de : « Georges est amoureux de Marie ».
À ce postulat des relations internes, Russell oppose son principe des rela-
tions externes selon lequel les relations constituent d’authentiques concepts
qui relient deux individus indépendants. Dès lors, la proposition « Georges
aime Marie » exprime un fait qui relie Georges à Marie au moyen de la
relation relatante : aime 3. La force analytique du concept nouveau de
fonction propositionnelle réside en ce qu’il peut aussi bien s’appliquer aux
prédicats d’individu selon le schéma F(x) qu’aux relations reliant deux
individus selon l’autre schéma F(x,y). Techniquement, on disposait enfin
du moyen de rendre compte du raisonnement suivant : « Si Olivier est le fils
de Jacques alors Jacques est le père d’Olivier », question qui était restée
pendante depuis Galien ! Mais aussi et surtout Russell disposa du moyen
d’opérer une critique logique du monisme idéaliste d’inspiration hégé-
lienne qui dominait à son époque l’enseignement de Cambridge avec
Francis Bradley, John McTaggart, Harold Joachim, etc. Dans Appearance
and Reality, ouvrage paru en 1893 et qui eut une grande influence, Bradley
prétendit que les relations n’ont pas de réalité propre, que la pluralité est
contradictoire et qu’au terme n’existe que la Réalité qui, en toute rigueur,
ne peut s’appréhender conceptuellement : « Même la vérité absolue semble
ainsi, à la fin, se révéler erronée. Et il faut admettre qu’à la fin aucune vérité
possible n’est entièrement vraie » 4. Pour Russell, ce genre de conception ne
repose que sur le refus traditionnel des relations externes. Admettre les
relations comme d’authentiques concepts conduit au contraire à un « ato-
misme logique » qui rend compte de la pluralité des choses et autorise une
connaissance partielle et provisoire du monde. Lorsque Russell fait al-
1. Cf. ici « Les mathématiques et les métaphysiciens », chap. 5, p. 89. Pour ne prendre
qu’un exemple du rôle de la logique des relations, dans « Sur la notion de cause » Russell
recourt à la différence entre relations plusieurs-un et un-un pour lever les confusions sur les
rapports entre esprit et matière, chap. 9, p. 181.
2. Cf. B. Russell, La Philosophie de Leibniz (1900), trad. J. et R. Ray, Paris ; réimp.,
Gordon & Breach, 1970.
3. Assumant la fonction d’assertion, la relation effectivement relatante assure l’unité de
la proposition, cf. notre Philosophie mathématique de Russell, § 7, p. 43-53.
4. Appearance and Reality, A Metaphysical Essay, London, Sonnenschein, p. 544.