PRÉSENTATION Publié en décembre 1917, Mysticisme et logique se présente comme un recueil de dix articles écrits entre 1901 et 1915. Comme l’indique Russell dans sa Préface, certains de ces articles sont « populaires » et d’autres « techniques ». De fait, une première lecture ne peut manquer de faire apparaître une double disparité : de style et de contenu. Les articles populaires sont écrits en un style fleuri qui recourt quasi systématiquement à de multiples métaphores souvent longuement et parfois laborieusement filées. On en trouvera deux exemples patents tout au long du troisième article « La profession de foi d’un homme libre » qui décrit avec des accents tragiques la lutte contre les puissances des Ténèbres et la « religion de Moloch » comme au début du quatrième article « L’étude des mathématiques » où sont dépeintes avec emphase les conditions d’accès au Temple de la connaissance. Toujours dans sa Préface, Russell justifie l’emploi de ce style ampoulé dans le cinquième article « Les mathématiques et les métaphysiciens », écrit en 1901 un an plus tôt que le précédent, par le fait que l’éditeur lui demanda de rendre l’article « aussi romantique que possible » ! Les lecteurs des Principes de la mathématique, de l’article fameux « De la dénotation », ou même des Problèmes de philosophie ne manqueront pas d’être étonnés par une écriture qui pourtant, de façon plus ou moins accentuée, caractérise toute l’œuvre « populaire » du philosophe. Mais ils pourront retrouver le style précis et lumineux, simple et subtil qui déploie toute sa puissance analytique dans les articles « techniques ». C’est par exemple le cas des pages consacrées au principe de compréhension des propositions, à l’analyse des notions de réalité, de cause, de matière, au processus de construction de l’espace, des objets, etc. Par-delà cette disparité stylistique, frappe, surtout, l’apparente hétérogénéité des thèmes. Sont abordées les questions du statut de la philosophie et de sa méthode, du rôle et de la valeur de l’éducation scientifique, de la construction de la connaissance physique, de la définition de la matière, de la causalité, de la fonction gnoséologique des descriptions, enfin et surtout 8 DENIS VERNANT du « mysticisme » ! Si l’ouvrage n’était paru en 1917 à une époque cruciale dans le développement de la pensée de Russell, on pourrait croire qu’il s’agit d’un recueil mineur dans lequel l’auteur recycle des « fonds de tiroir ». Il suffirait alors d’aller chercher quelques perles dans ce fatras. Une telle appréciation justifierait le fait qu’en 1922 le traducteur français se soit arrogé le droit d’opérer une sélection ne retenant que quatre articles 1. En fait, l’organisation de l’ouvrage est parfaitement maîtrisée et l’association d’articles de styles et de contenus différents délibérée. Lire de façon pertinente ce recueil requiert donc de poser la question de l’unité de l’ouvrage et, par-delà, de toute l’œuvre de Russell et, in fine, de sa vie même. À cet égard, il convient de prendre au sérieux son titre qui pose frontalement la question des relations entre mysticisme et logique. LOGIQUE À l’aube du XX e siècle, la logique moderne fut inventée deux fois. D’abord par le philosophe et mathématicien d’Iéna Gottlob Frege à partir d’une genèse mathématique procédant à une extension et à une généralisation du concept de fonction 2. Ensuite par Bertrand Russell, philosophe et mathématicien de Cambridge, à partir d’une genèse grammaticale exploitant l’analyse de la proposition issue de la grammaire philosophique 3. Chez Russell, complètement symbolique et formalisée, cette logique comporte d’abord un calcul dit des « propositions », système formel qui, à partir de propositions primitives présentant les axiomes et les règles d’inférence, régit la déduction des théorèmes. Viennent ensuite les calculs fonctionnels à une ou à deux variables. Le premier, recourant au schéma fonctionnel F(x), correspond au calcul des prédicats monadiques. Le second, usant de la fonction F(x, y) (ou même F(x, y, z), etc.), constitue le calcul des relations dyadiques (triadiques, etc.). 1. Parue chez Payot, cette traduction de Jean de Menasce ne comportait que : « Le mysticisme et la logique », « L’étude des mathématiques », « La méthode scientifique en philosophie » et « De l’idée de cause ». 2. Cf. Idéographie (1879), trad. C. Besson, postface de J. Barnes, Paris, Vrin, 1999. 3. Cf. Les Principes de la mathématique (1903), traduit partiellement par J.-M. Roy dans Écrits de logique philosophique, Paris, P.U.F., 1989. Son Appendice A comportait une étude sur Frege que Russell avait découvert après la rédaction de l’ouvrage. Nous ne pouvons ici revenir sur cette genèse capitale pour comprendre les relations entre philosophie, logique et mathématiques chez Russell, cf. notre Philosophie mathématique de Bertrand Russell, Paris, Vrin, 1993. PRÉSENTATION 9 Même dans les articles « techniques », Russell ne revient pas explicitement sur cette logique. Mais bien souvent il en rappelle l’importance et constamment il la présuppose. À l’époque, la logique frégéo-russellienne a d’abord constitué le modèle des sciences a priori, déductives et formelles. Elle a participé au mouvement qui, de Peano à Hilbert, contribua à élaborer le concept de système formel qui, fondé sur une axiomatique explicite, procède par démonstrations en excluant tout recours à une quelconque intuition. Elle a fourni ensuite des outils précis et féconds d’analyse et de déduction. Chez Russell, elle donna naissance au projet grandiose d’une réduction logiciste de toutes les mathématiques (géométrie comprise à la différence de Frege). Esquissé informellement dès 1903 dans les Principes de la mathématique, ce projet fut réalisé formellement dans les trois volumes des Principia Mathematica avec l’aide de Whitehead 1. Ainsi que le rappelle Russell en maints endroits de Mysticisme et logique, même si ce projet grandiose échoua de peu, il n’en contribua pas moins à clarifier et à épurer la pratique comme l’enseignement des mathématiques modernes. Logique & analyse Mais le rôle de la logique nouvelle fut encore plus déterminant en philosophie. En fournissant une méthode d’analyse des notions, de définition formelle des concepts et de résolution (ou de dissolution) des problèmes, la logique formelle donna naissance à ce qui fut appelé par la suite la « philosophie analytique » et que Russell préfère qualifier de « méthode scientifique en philosophie » 2 ou même « philosophie scientifique » 3. Sans pouvoir entrer dans les détails, rappelons seulement deux exemples significatifs de cet apport crucial de la logique en philosophie : le principe des relations externes et la méthode de définition contextuelle 4. 1. Les trois chapitres du premier volume sont traduits partiellement dans les Écrits de logique philosophique. 2. C’est précisément le titre de l’article composant ici le chapitre 6 où Russell insiste sur le fait que l’adoption de la méthode scientifique en philosophie autorise un progrès des connaissance en ce domaine, p. 115 sq. C’est aussi une partie du titre de Our Knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy publié en 1914 (qui deviendra le titre lors de la réédition en 1926). 3. Cf. par exemple, ici « Mysticisme et logique », p. 54. 4. Dans notre Bertrand Russell, Paris, Garnier-Flammarion, 2003, nous examinons comment l’usage de l’outil logique a déterminé l’élaboration et l’évolution de toute sa pensée philosophique. 10 DENIS VERNANT La logique moderne doit la plus grande part de sa fécondité analytique à l’invention du calcul des relations 1. D’Aristote à Leibniz 2, la tradition syllogistique réduisait l’analyse de toute proposition au schéma devenu classique : sujet/copule/prédicat. Cela conduisait à n’admettre pour seul lien que celui d’inhérence du prédicat dans le sujet et à réduire, nolens volens, les relations à des prédicats et donc à interpréter la proposition « Georges aime Marie » en termes de : « Georges est amoureux de Marie ». À ce postulat des relations internes, Russell oppose son principe des relations externes selon lequel les relations constituent d’authentiques concepts qui relient deux individus indépendants. Dès lors, la proposition « Georges aime Marie » exprime un fait qui relie Georges à Marie au moyen de la relation relatante : aime 3. La force analytique du concept nouveau de fonction propositionnelle réside en ce qu’il peut aussi bien s’appliquer aux prédicats d’individu selon le schéma F(x) qu’aux relations reliant deux individus selon l’autre schéma F(x,y). Techniquement, on disposait enfin du moyen de rendre compte du raisonnement suivant : « Si Olivier est le fils de Jacques alors Jacques est le père d’Olivier », question qui était restée pendante depuis Galien ! Mais aussi et surtout Russell disposa du moyen d’opérer une critique logique du monisme idéaliste d’inspiration hégélienne qui dominait à son époque l’enseignement de Cambridge avec Francis Bradley, John McTaggart, Harold Joachim, etc. Dans Appearance and Reality, ouvrage paru en 1893 et qui eut une grande influence, Bradley prétendit que les relations n’ont pas de réalité propre, que la pluralité est contradictoire et qu’au terme n’existe que la Réalité qui, en toute rigueur, ne peut s’appréhender conceptuellement : « Même la vérité absolue semble ainsi, à la fin, se révéler erronée. Et il faut admettre qu’à la fin aucune vérité possible n’est entièrement vraie » 4. Pour Russell, ce genre de conception ne repose que sur le refus traditionnel des relations externes. Admettre les relations comme d’authentiques concepts conduit au contraire à un « atomisme logique » qui rend compte de la pluralité des choses et autorise une connaissance partielle et provisoire du monde. Lorsque Russell fait al- 1. Cf. ici « Les mathématiques et les métaphysiciens », chap. 5, p. 89. Pour ne prendre qu’un exemple du rôle de la logique des relations, dans « Sur la notion de cause » Russell recourt à la différence entre relations plusieurs-un et un-un pour lever les confusions sur les rapports entre esprit et matière, chap. 9, p. 181. 2. Cf. B. Russell, La Philosophie de Leibniz (1900), trad. J. et R. Ray, Paris ; réimp., Gordon & Breach, 1970. 3. Assumant la fonction d’assertion, la relation effectivement relatante assure l’unité de la proposition, cf. notre Philosophie mathématique de Russell, § 7, p. 43-53. 4. Appearance and Reality, A Metaphysical Essay, London, Sonnenschein, p. 544. PRÉSENTATION 11 lusion aux arguments logiques contre le mysticisme philosophique, il pense avant tout à cette argumentation qu’il reprend sur tous les tons 1. Le second exemple de l’apport de la logique à la philosophie relève de sa théorie des descriptions définies exposée en 1905 dans son célèbre article « De la dénotation ». Apparemment, l’enjeu est purement technique : il s’agit de recourir à la nouvelle logique (et en particulier à la quantification) pour rendre compte formellement de l’usage des expressions dénotantes telles « L’actuel Roi de France », « Le cercle carré », etc. Russell résout définitivement la question en recourant aux définitions contextuelles. Sans reprendre la formalisation qui est maintenant bien connue, rappelons simplement que dans le jugement « L’actuel Roi de France est chauve » l’expression « L’actuel Roi de France » fonctionne comme une description définie qui décrit conceptuellement un individu supposé unique et existant. Le jugement en question s’analyse alors en « Il existe un et un seul individu qui est actuellement Roi de France et chauve ». Dès lors, la description « L’actuel Roi de France » ne fait que « contribuer à la signification » du jugement complet en fournissant deux conditions d’unicité et d’existence et une qualification contextuelle 2. Techniquement, cette analyse s’avéra déterminante dans la mesure où elle introduisait un nouvel opérateur de singularité – ©x – permettant de désigner conceptuellement un individu déterminé. Mais ses conséquences philosophiques furent tout aussi importantes. Sémantiquement, elle introduisait une distinction marquée entre les noms propres logiques qui fonctionnent comme d’authentiques symboles signifiant directement (meaning) des individus effectivement donnés et les descriptions définies, conçues désormais comme des symboles incomplets, ne faisant que décrire conceptuellement des individus dont ni l’existence ni l’unicité ne sont garanties (denoting). Gnoséologiquement, la distinction symbolique précédente se double d’une distinction cruciale entre l’accointance comme mode d’appréhension directe des objets des sens comme des universaux et la connaissance par description qui relève de l’usage discursif des descriptions définies. L’article « Connaissance par accointance/ connaissance par description » (chap. 10) est précisément consacré à un examen fouillé de cette question. Dès lors, la compréhension d’une proposition repose sur la réduction des éléments descriptifs à ceux, irréductibles, accessibles par 1. Cf. ici même, chap. 1, p. 44. On pourra trouver un exemple de l’argumentation de Russell sur ce point dans le chapitre 5, intitulé : « Révolte contre l’idéalisme et pluralisme », de son autobiographie intellectuelle Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair, Paris, Gallimard, 1959, p. 67-80. 2. Cf. notre Philosophie mathématique de Russell, § 44-46, p. 306-318. 12 DENIS VERNANT accointance 1. De même, la connaissance, empirique aussi bien que scientifique du monde, comme celle des autres esprits relève d’une connaissance descriptive qui doit, in fine, s’enraciner dans une accointance de nature solipsiste 2. Enfin, les conséquences ontologiques sont tout aussi importantes dans la mesure où la définition contextuelle des descriptions définies opère non seulement une réduction symbolique, mais aussi ontologique qui permet de résoudre l’antique problème du statut des ficta, impossibilia et abstracta. Par exemple, pour rendre compte de la signification de l’expression « Le cercle carré », il n’est plus nécessaire d’admettre (comme le faisait encore Russell en 1903) la subsistance d’un objet contradictoire, mais simplement de constater qu’il n’existe pas dans le monde d’objet unique qui soit à la fois circulaire et carré 3. La même chose valant pour la classe des paires ou le nombre 2, la définition contextuelle, nouvelle forme du Rasoir d’Occam, se transforme en méthode pour réduire l’ontologie des objets logico-mathématiques. La classe des paires, comme tout autre classe, n’est qu’une construction, une « fiction logique » 4. Et le nombre 2 s’avère non plus un objet intelligible, mais une simple construction symbolique : c’est la classe de toutes les classes semblables à une paire donnée 5. D’où un agnosticisme ontologique n’imposant même pas de dénier 1. Cf. infra, chap. 10, p. 189 sq. 2. Dans « Connaissance par accointance, connaissance par description », p. 190-191, Russell envisage de définir le sujet de l’accointance comme « Le terme-sujet d’états de conscience dont je suis conscient », mais il écarte cette description trop complexe. En 1918, sur le modèle de la définition des nombres, il définira le « Je » comme la classe de toutes les expériences d’une même personne, cf. « La philosophie de l’atomisme logique », § 8, p. 437. En 1919, il adoptera enfin le monisme neutre d’Ernst Mach, William James et des néoréalistes Ralph Perry, Edwin Holt, Percy Nuun et fera de la « sensation » la seule donnée première, ni psychique ni physique, cf. notre Bertrand Russell, § 6.3, p. 264-271. On remarquera que dès 1914, dans « La relation des sense-data à la physique » (chap. 8, § 4), Russell indiquait que sa construction d’alors était « compatible avec leur doctrine », p. 145. 3. De même, l’argument ontologique devient caduc : l’existence n’est pas une propriété d’objet, mais le fait pour une fonction propositionnelle d’être satisfaite par au moins un individu. La question de l’existence (ou de la « réalité ») ne se pose donc pas pour les noms propres qui signifient directement des individus donnés, mais pour les descriptions définies qui dénotent d’éventuels objets, cf. ici-même, « La relation des sense-data à la physique », chap. 8, § 12, p. 163. 4. La no-class theory des Principia Mathematica définit contextuellement toute classe à partir d’une fonction propositionnelle dont on s’est assuré de l’extensionnalité, cf. notre Bertrand Russell, § 3.4, p. 130-137. 5. En tant que classe de classes tout nombre est donc une fiction de fiction, cf. notre Bertrand Russell, § 2.2, p. 69-85. Dans « La relation des sense-data à la physique », chap. 8, § 6, p. 149, Russell rappelle l’exemple de la construction des irrationnels. PRÉSENTATION 13 subsistance aux entités qui peuvent être construites logiquement et dès lors constituent de simples « fictions logiques » 1. L’attitude scientifique Russell considère que la connaissance des sciences joue un rôle important dans la constitution de l’esprit scientifique moderne. Le philosophe doit être au fait de la science de son temps et doit développer une réflexion de nature épistémologique sur, outre les sciences formelles – logique et mathématiques –, les sciences empiriques que sont la physique, la chimie, la biologie, etc. Ainsi doit-il avoir conscience que la Géométrie ne se définit plus comme science de l’espace ; que, depuis Hilbert, elle constitue un système formel complètement axiomatisé relevant de l’étude de l’ordre ; et que la conception kantienne de l’intuition pure en mathématiques ne fit que théoriser la pratique, désormais obsolète, d’Euclide 2. De même doit-il savoir que l’Arithmétique ne se définit plus comme science de la quantité et que, depuis Cantor, il est parfaitement possible de définir sans contradiction l’infini comme précisément ce qui autorise l’application réflexive de la partie sur le tout 3. De même, il doit prendre conscience du fait que la physique contemporaine élabore ses lois au moyen de relations fonctionnelles, empiriquement constatées, et non plus en termes de lois de causalité, prétendument nécessaires et a priori 4. Il doit aussi, comme on l’a évoqué précédemment, s’interroger sur le statut de la connaissance scientifique et de ses relations avec l’expérience prosaïque du monde. En d’autres termes, il doit déterminer comment s’articulent le savoir immédiat issu de l’accointance personnelle et la connaissance descriptive qui se déploie conceptuellement dans les diverses théories scientifiques. Les articles d’ordre épistémologique sur les constituants de la matière (chap. 7), sur les relations entre sense-data et physique (chap. 8), tout comme celui sur la notion de cause (chap. 9), exploitent dans le champ de la science physique ces conséquences gnoséologiques directes de la théorie des descriptions définies. 1. Cf. « La relation des sense-data à la physique », chap. 8, § 5, p. 148. 2. Cf. « Les mathématiques et les métaphysiciens », ici-même chapitre 5, p. 103. Voir aussi dans « Sur la méthode scientifique en philosophie », chap. 6, la critique de l’Esthétique transcendantale à partir de la distinction analytique entre géométrie logique et géométrie physique, p. 117. 3. Cf. ici même « Les mathématiques et les métaphysiciens », chap. 5, p. 95 sq. 4. C’est l’objet du chapitre 9 ici même : « Sur la notion de cause », où Russell procède à une analyse logique qui dévoile notamment les racines anthropologiques d’une notion conçue à l’image de la volition. 14 DENIS VERNANT Mais les sciences empiriques peuvent aussi contribuer à la constitution d’une attitude scientifique en philosophie. Russell insiste sur la nécessaire soumission aux faits à travers l’expérimentation, sur la modestie des résultats et surtout sur l’objectivité des procédures contrastant avec le narcissisme qui caractérise les philosophes idéalistes faiseurs de systèmes : « La révolution copernicienne n’aura pas fait son œuvre tant qu’elle n’aura pas enseigné aux hommes plus de modestie qu’on n’en trouve chez ceux qui pensent que l’Homme est une preuve suffisante du Dessein Cosmique » 1. La fin du géocentrisme devrait signifier celle de l’anthropocentrisme qui l’accompagna 2. Russell ne manque jamais l’occasion de vilipender le mésusage de la science fait par certains philosophes tels ceux qui proposent une philosophie évolutionniste prétendant fournir un schéma général d’explication du devenir du monde à partir d’une généralisation indue des résultats scientifiques, inéluctablement partiels et hypothétiques 3. La science se trouve alors dévoyée pour soigner une simple blessure narcissique de l’Humanité. Il importe au contraire d’apprendre des sciences à se départir de nos médiocres besoins humains pour acquérir une connaissance objective et impersonnelle du monde 4. MYSTICISME Les articles « techniques » de ce recueil illustrent brillamment l’effort constant de Russell pour appliquer en philosophie à la fois la méthode et l’attitude scientifiques. Dès lors, pour lui la philosophie stricto sensu se résume à un exercice discursif rationnel, analytique et déductif. Ainsi définie, la philosophie traite exclusivement du sens et de la référence, du savoir et de la connaissance, de l’existence sensible et de la subsistance intelligible. Pourquoi alors adjoindre aux articles « techniques » des écrits « populaires » ? Pourquoi associer logique et mysticisme ? La réponse russellienne constante est que, telle qu’on vient de la définir, la philosophie n’épuise pas le champ des préoccupations humaines tant individuelles que collectives. D’où le second versant de l’œuvre russellienne plus pragmatique qu’analytique qui traite des aspects éthiques, politiques et religieux de sa pensée 5. Ici ce triple souci s’articule autour de trois préoccupations : pédagogique, morale et « mystique ». 1. Science et religion (1935), trad. P.-R. Mantoux, Paris, Gallimard, chap. 8, p. 165. 2. Cf. infra , chap. 6, p. 109. 3. Cf. ibidem. 4. Cf. infra, p. 63. 5. Chronologiquement, ces préoccupations existent dès le début puisque le premier livre publié par Russell était une analyse de la German Social Democracy, London, Longmans, PRÉSENTATION 15 Le souci pédagogique Étant donné l’importance qu’il assigne à la formation scientifique non seulement du philosophe, mais aussi du citoyen, Russell consacre ici deux articles à ce sujet : « La place de la science dans l’éducation libérale » (chap. 2) et « L’étude des mathématiques » (chap. 4). Russell eut lui-même à souffrir d’une formation scientifique fort peu satisfaisante. Après avoir découvert, émerveillé, les joies de l’axiomatique euclidienne avec son frère Franck dès l’âge de 11 ans, puis celles des géométries non-euclidiennes avec ses précepteurs, Russell dû déchanter lorsqu’il entreprit ses études de mathématiques à Cambridge. L’enseignement académique se résumait à l’apprentissage de techniques utiles notamment pour l’application des mathématiques à la physique et les exercices ne visaient que la réussite à l’examen terminal 1. C’est pourquoi il y revient pour proposer un programme éducatif qui tienne compte des récentes découvertes en logique comme des créations en mathématiques et qui aborde les sciences formelles comme d’authentiques systèmes formels. Ainsi se montre-t-il particulièrement sévère à l’encontre d’Euclide coupable de faire appel subrepticement à des axiomes implicites ou de recourir à des figures 2. L’objectif n’est pas seulement de fournir une formation méthodologique au philosophe pour lui permettre d’analyser et de déduire correctement, mais plus essentiellement de forger une attitude d’esprit rationnelle pour tout citoyen qui souhaite parvenir à une appréhension la plus neutre possible des hommes et du monde. L’enjeu s’avère ainsi à la fois civique et éthique. La posture morale Le souci pédagogique de Russell témoigne de ce que les sciences considérées en elles-mêmes ne sauraient suffire à satisfaire les besoins intellectuels de l’Homme. Si elles fournissent une connaissance objective des faits, elles ne disent rien des valeurs qui gouvernent notre conduite. Comme nous venons de le voir, la pratique et l’éducation scientifiques véhiculent des valeurs dont il convient d’interroger le statut. C’est la question éthique que Russell aborde directement dans « La profession de foi d’un homme libre » (chap. 2). Écrit en 1902, cet article témoigne de la 1896. On trouvera un examen général de sa réflexion éthique, politique et religieuse dans notre Bertrand Russell au chapitre 8 : « L’engagement dans le siècle », p. 329-406. 1. Cf. Bertrand Russell, The Spirit of Solitude, 1872-1921, Ray Monk, Free Press, London, 1996, chap. 1, p. 25 et chap. 2, p. 45. 2. « Ce n’est rien moins qu’un scandale qu’il soit encore enseigné aux garçons d’Angleterre », cf. infra, chap. 5, p. 102. 16 DENIS VERNANT position initiale de Russell en éthique alors qu’il était fortement influencé par son jeune camarade George Edward Moore. Dans ses Principia Ethica publiés en 1903, Moore développait une conception réaliste faisant des valeurs morales des données objectives directement accessibles. Le Bien existait en soi et pouvait être connu intuitivement. Russell épousa cette conception encore en 1910 ainsi que le révèle l’article « Éléments d’éthique » qui compose le premier chapitre des Essais philosophiques 1. Mais il importe de se souvenir que Russell abandonna rapidement cette position réaliste ainsi que la recherche d’un fondement théorique à l’éthique pour un examen plus modeste de la constitution psychologique et sociale de la posture morale des hommes. Dès lors, comme il le rappelle expressément ici dans sa Préface, il s’agit moins de chercher un fondement éthique que de suggérer une « attitude générale envers la vie » 2. D’où le style « romantique » de ses écrits populaires qui visent expressément à convaincre et à modifier les comportements. Récusant tout Bien en soi, il admit la relativité et la subjectivité des valeurs : « quand un homme dit : “Ceci est bon en soi”, il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : “Ceci est carré” ou “Ceci est sucré”. Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : “Je souhaite que tout le monde désire ceci”, ou plutôt : “Puisse tout le monde désirer ceci” » 3. En l’absence de tout Bien suprême, il importe alors de lutter contre les désirs mesquins et égoïstes pour favoriser les élans impersonnels et généraux : « Ce n’est pas en réalité par la morale théorique, mais par la formation de grands désirs généreux grâce à l’intelligence, au bonheur et à l’absence de crainte que l’on peut amener les hommes à agir, plus qu’ils ne le font actuellement, d’une manière compatible avec le bonheur général de l’humanité » 4. L’enjeu n’est donc pas théorique, mais bel et bien pratique qui consiste à fournir par l’éducation et les institutions politiques les conditions d’émergence d’une Humanité généreuse. À l’objectivité et l’universalité qu’apporte dans le champ théorique l’esprit scientifique répond, dans le champ pratique, l’attitude impersonnelle et le souci de l’Humanité tout entière. 1. Cf. p. 53 à 107. On se rappelle que « La profession de foi d’un homme libre » fut initialement publié avec cet article dans la première édition de l’ouvrage. Dans Les Problèmes de philosophie, il croyait encore à une connaissance a priori des valeurs éthiques. Il abandonna cette conception un an plus tard, notamment sous l’influence de Santayana . 2. Cf. p. 27. 3. Science et religion, chap. 9, p. 175. 4. Ibidem, chap. 10, p. 180. PRÉSENTATION 17 L’attitude mystique Le recueil Mysticisme et logique s’ouvre sur un long article éponyme manifestant clairement le souci russellien de poser d’emblée la question du mysticisme. Cela ne surprendra que ceux qui n’ont de Russell qu’une vague connaissance par description qui en ferait un philosophe rationaliste borné ou un positiviste étriqué. Bien qu’il ait perdu la foi très tôt, la question religieuse fut constamment présente dans son œuvre et a suscité nombre de ses écrits populaires. Il critiqua notamment l’influence pernicieuse de l’Église sur les mœurs comme le rôle néfaste du dogme religieux dans le développement du savoir scientifique. Mais ici ne sont en cause ni l’institution ni le dogme. Le « mysticisme » dont traite Russell ne relève pas à proprement parler de la mystique religieuse conçue comme un moyen spécifique d’union avec un dieu personnel défini dans un univers de croyance déterminé 1. Par-delà la différence des rites, des credo, des expériences, Russell cherche à cerner une communauté d’attitude qui ferait l’accord des mystiques 2. Il la caractérise par quatre traits 3 : 1) le recours au mode spécifique de connaissance qu’est l’intuition ; 2) l’affirmation de l’unité du monde par-delà son apparente pluralité ; 3) l’irréalité du temps ; 4) l’aspect illusoire de la distinction entre Bien et Mal. Russell discute minutieusement ces quatre points en prenant des exemples chez les mystiques comme chez les philosophes. On peut alors légitimement se demander en quoi ce genre d’étude peut intéresser l’auteur des Principia Mathematica. La réponse nous paraît devoir être double : l’une négative, l’autre positive. L’inutilité philosophique de l’intuition mystique En tant que philosophe analytique, Russell opère en fait sur chacun des points mentionnés une critique en règle des philosophes idéalistes qui recourent à de prétendus arguments mystiques pour justifier leur métaphysique. Pour Russell, le mysticisme, de quelque façon qu’on le conçoive, ne 1. Sur l’origine du terme « mystique » dans les religions des mystères et sa psychologisation moderne, cf. Edmond Ortigues : « Que veut dire “mystique” ? », Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, Janvier-mars 1984, p. 68-85. 2. « Le principal argument en faveur des mystiques est leur accord mutuel », Science et religion, chap. 7, p. 132. 3. Dans une perspective plus psychologique, William James, dans L’Expérience religieuse, essai de psychologie descriptive (1902), trad. F. Abauzit, Paris, Félix Alcan, 2 e éd., 1908, chap. X, p. 324 sq. caractérise l’expérience mystique par quatre traits : l’ineffabilité ; l’intuition ; l’instabilité ; la passivité d’états qui « modifient toute la vie intérieure du sujet ». 18 DENIS VERNANT relève en rien de la philosophie stricto sensu. Sans reprendre l’article en détail, relevons pour chaque point un exemple. 1) Le mystique admet à côté de la raison un mode spécifique de connaissance qu’on peut appeler l’intuition. Mais ceci ne saurait valoir pour la philosophie et, par exemple, n’autorise pas Bergson à réduire l’intelligence rationnelle à une faculté purement pratique de connaissance et à faire de l’intuition un mode de connaissance philosophique. En tant que telle, la philosophie est, et demeure, un exercice discursif purement rationnel. Selon Russell, Bergson est coupable de tout confondre en prétendant fonder le discours philosophique sur l’intuition 1. L’auteur de L’Évolution créatrice et les philosophes évolutionnistes qui prétendent, à partir de données scientifiques partielles, discerner une finalité dans l’univers et le doter d’un dessein cosmique sont, au mieux, des poètes 2. 2) Le fait que le mystique accède à une compréhension globale de l’univers comme totalité ne saurait en rien justifier le monisme de philosophes idéalistes tels Spinoza, Hegel, Bradley, etc. Posée philosophiquement, la question de l’unité ou de la pluralité doit être traitée analytiquement. Or, on a vu que les arguments des idéalistes pour justifier leur monisme relèvent du fallacieux principe des relations internes. La reconnaissance des relations telle qu’elle résulte de la logique moderne conduit au contraire au pluralisme et à l’atomisme logique 3. 3) La même argumentation vaut contre l’irréalité du temps. Par exemple, chez Bradley, temps et espace ne sont « apparents » qu’en vertu de l’impossibilité décrétée d’une connaissance partielle et provisoire des 1. Pour Bergson, une philosophie se déploie organiquement à partir d’une « impulsion » première qui, par-delà concepts et images médiatrices, en constitue le sens, le mouvement, mieux la direction, cf. l’analyse de Berkeley in La Pensée et le mouvant, chap. 4 : « L’intuition philosophique », Paris, P.U.F., 1969, p. 125-134. Par-delà leur représentation spatialisée, l’intuition nous permet d’atteindre la réalité des choses dans leur durée : « Car le monde où nos sens et notre conscience nous introduisent habituellement n’est plus que l’ombre de luimême ; et il est froid comme la mort. …/… ressaisissons le monde extérieur tel qu’il est, non seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui le presse et qui lui imprime son élan ; habituons-nous, en un mot, à voir toutes choses sub specie durationis ; aussitôt le raidi se détend, l’assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre perception galvanisée », ibidem, p. 141-142. De plus, l’expérience mystique, dégagée de son expression théologique traditionnelle, constitue un « auxiliaire puissant de la recherche philosophique » dans la mesure où elle dissipe les illusions et faux problèmes issus de l’angoisse métaphysique et où « elle prolonge celle qui nous a conduit à la doctrine de l’élan vital », cf. Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, P.U.F., 1932, p. 264-268. 2. Cf. Science et religion : « Bergson doit être considéré comme un poète ; d’après ses propres principes, il évite tout ce qui pourrait s’adresser à la simple intelligence », chap. 8, p. 158. 3. Cf. infra, chap. 6, II, p. 114. PRÉSENTATION 19 choses : « Même la vérité absolue semble ainsi, à la fin, se révéler erronée. Et il faut admettre qu’à la fin, aucune vérité possible n’est entièrement vraie. Elle est une traduction partielle et inadéquate de ce qu’elle affirme donner en entier. Et cette contradiction intérieure appartient inéluctablement au caractère propre de la vérité » 1. Une fois de plus, la question proprement philosophique de la réalité du temps, de l’espace et de la matière ne saurait relever d’une quelconque intuition mystique, mais d’arguments logiques. Ceux des métaphysiciens monistes sont discrédités par la logique moderne. Pour autant, le fait que l’irréalité du temps (de l’espace, etc.) ne puisse plus être justifiée logiquement ne conduit pas ipso facto à adopter la thèse de sa réalité. De fait, Russell, lors de sa révolte contre l’idéalisme hégélien, adopta la position massivement réaliste de Moore dans le champ gnoséologique comme dans celui de l’éthique. Mais il s’en émancipa pour proposer dès 1914 une procédure de construction de l’espace, du temps et des objets qui ne faisait qu’étendre à la physique les modalités de réduction des objets logico-mathématiques inaugurées par la méthode de définition contextuelle. La maxime suprême en philosophie enjoignait de substituer des constructions logiques aux entités inférées 2. C’est ainsi que la construction russellienne des choses comme classes de leurs apparences sensibles et de l’espace de perspectives commun proposée dans « La relation des sense-data à la physique » constitue un développement de la « méthode d’abstraction extensive » par laquelle Whitehead dès 1913 construisit les points et les instants 3. Ici la thèse importe moins que sa méthode d’élaboration. Une thèse philosophique ne peut être justifiée que par des moyens analytiques et logiques de définition et de construction rationnellement contrôlables et validables. 4) Reste la question du statut du Bien et du Mal. Comme on l’a vu, Russell a abandonné la conception mooréenne qui leur reconnaissait une réalité propre. Pour autant, ce ne sont pas de pures illusions, mais des valeurs intersubjectives qui gouvernent nos conduites personnelles et nos comportements sociaux. Dès lors, pour Russell cette question ne relève plus de l’éthique théorique et donc proprement de la philosophie stricto sensu : « l’élimination de toute considération éthique de la philosophie est à la fois scientifiquement nécessaire et – quelque paradoxal que cela puisse 1. Cité par Russell in Histoire de mes idées philosophiques, chap. 5, p. 72. 2. Cf. infra, chap. 8, § 6, p. 149. En 1912, les objets physiques étaient inférés à titre de causes des sense-data, cf. Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot, 1989, chap. 1 à 3, p. 29 à 57. 3. Cf. infra, chap. 8, § 6, p. 150 et chap. 6, p. 119. Voir aussi notre Bertrand Russell, chap. 6, p. 251 à 260. 20 DENIS VERNANT sembler – un progrès éthique » 1. L’attitude scientifique en philosophie doit être « éthiquement neutre » 2. Les enjeux moraux sont pratiques et la distinction entre Bien et Mal n’a qu’une valeur anthropologique et non ontologique 3. Il s’agit de convaincre l’individu et le citoyen de se départir de leur égoïsme naturel et de sortir de la « prison du Moi ». Or, comme on ne se situe plus dans le champ proprement philosophique, le « mysticisme » va pouvoir jouer un rôle dans cette nécessaire « conversion » de l’Homme à la générosité et à la bienveillance universelles. Utilité pratique du sentiment mystique La question morale – et non éthique – nous conduit ainsi à la seconde réponse, celle, positive, consistant à se demander en quoi le « mysticisme » peut être utile, non plus au philosophe ex cathedra, mais à l’individu et au citoyen. Comme on l’a vu, le « mysticisme », tel que le conçoit Russell, ne fournit aucune connaissance qui soit philosophiquement exploitable. Il produit non un savoir, mais un sentiment puissant : « Le mysticisme n’est, par essence, rien de plus qu’une certaine intensité et profondeur de sentiment accompagnant nos croyances relatives à l’univers » 4. Un tel sentiment acquiert une importance considérable dans la mesure où il est susceptible d’engendrer une attitude de vie : « L’émotion mystique, si elle est dégagée de toute croyance sans fondement, et si elle n’est pas assez forte pour nous écarter complètement de la vie courante, peut nous fournir un apport de très grande valeur ; du même genre, mais sous une forme plus haute, que l’apport de la contemplation. La largeur, le calme et la profondeur d’esprit peuvent tous prendre leur source dans cette émotion, au sein de laquelle, pour un temps, tout désir personnel est mort, et où l’âme devient le miroir de l’immensité de l’univers » 5. Le fait de considérer l’univers sub specie aeternitatis et par-delà le Bien et le Mal aide à s’émanciper du joug des instincts égoïstes pour s’ouvrir à la bienveillance universelle 6. Cette attitude de vie ne relève pas d’un savoir, elle engendre un pouvoir : celui de gouverner notre comportement tant privé que public. Elle 1. Cf. infra, chap. 1, p. 52. Voir aussi infra, chap. 6, p. 105. 2. Cf. infra, chap. 1, p. 54. 3. Si Russell admire Spinoza, il considère néanmoins que son éthique n’a qu’une valeur pratique, cf.infra, p.49. 4. Ibidem, p. 42. 5. Science et religion, chap. 7 : « Le mysticisme », p. 137. 6. Dans le dernier chapitre des Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot, 1989, Russell attribue à la « contemplation philosophique » cette capacité de libération, p. 182-185. PRÉSENTATION 21 constitue la source (mais non le fondement) de nos valeurs morales, sociales et politiques. Tel fut précisément le cas pour Russell. Ce qu’il appelle ici insight (vision) relève d’une « expérience mystique » qu’il éprouva effectivement. Dans son Autobiographie, il relate l’épisode qui se produisit en 1901 alors qu’avec sa première femme, Alys, ils cohabitaient avec les Whitehead à Downing College : « Un jour Gilbert Murray vint à Newnham lire une partie de sa traduction d’Hippolyte, encore inédite. Nous étions allés l’entendre, Alys et moi, et je fus profondément ému par la beauté de ce poème. En rentrant à la maison, nous avons trouvé Madame Whitehead en proie à un accès d’une violence exceptionnelle. Elle semblait coupée de tous et de tout par un véritable mur de souffrances, et l’isolement de chaque être humain dont je pris soudain conscience me bouleversa. Depuis mon mariage, ma vie affective n’avait cessé d’être calme et superficielle. J’avais oublié les problèmes fondamentaux et je me contentais de futiles intellectualités. Or, il me sembla que la terre s’ouvrait subitement sous mes pas et que je basculais dans un monde entièrement nouveau. En l’espace de cinq minutes m’ont assailli des réflexions telles que celles-ci : la solitude des cœurs humains est intolérable ; rien ne peut l’entamer que, porté à sa plus haute intensité, ce genre d’amour qu’ont prêché les grandes religions ; tout ce qui ne découle pas de ce mobile est néfaste ou, dans le meilleur des cas, inutile ; il s’ensuit que la guerre est un mal, que l’éducation des jeunes gens de bonne famille dans les public schools est abominable, que le recours à la force doit être absolument proscrit, et que, dans les relations humaines, c’est au cœur même de la solitude, en chaque être, qu’il importe d’atteindre et de parler. Le plus jeune fils des Whitehead, âgé de trois ans, était dans la chambre. Je ne m’étais pas avisé de sa présence, ni lui de la mienne : on lui avait demandé de ne faire aucun bruit pendant que sa mère souffrait si atrocement. Je l’ai pris par la main et je l’ai emmené. Il m’a suivi docilement, il se sentait bien avec moi. De ce jour-là jusqu’à sa mort pendant la guerre, en 1918, nous avons été amis intimes. Ces cinq minutes avaient suffi pour me transformer complètement. Pendant quelque temps, je fus possédé par une sorte d’illumination mystique. J’avais l’impression de connaître les plus secrètes pensées de chaque passant dans la rue, illusion bien sûr, mais il est de fait que je me suis trouvé d’un seul coup bien plus proche qu’autrefois de tous mes amis et d’un grand nombre de mes connaissances. J’avais été un partisan de l’impérialisme ; cinq minutes firent de moi un défenseur des Boers et de la paix. Des années durant, je ne m’étais soucié que d’analyse et d’exactitude, et voilà que je me trouvais envahi d’aspirations quasi mystiques à la beauté, débordant d’intérêt pour les enfants, avide, presque autant que Bouddha, d’une philosophie qui pût rendre supportable l’existence humaine. Une étrange exaltation s’était em- 22 DENIS VERNANT parée de moi, non exempte, certes, de déchirement, mais triomphante aussi dans la mesure où je me sentais capable de dominer la souffrance et d’y trouver, je l’espérais du moins, la voie de la sagesse. Depuis lors, les pouvoirs, les facultés d’intuition mystique dont je m’étais cru détenteur se sont considérablement affaiblis, cependant que les méthodes analytiques reprenaient leurs droits. Mais il est toujours resté quelque chose de l’illumination que j’avais cru avoir en cette occasion, et c’est de là que procèdent mon attitude pendant la Première Guerre mondiale, mon attachement aux enfants, mon indifférence aux petites contrariétés, enfin une certaine ouverture de cœur dans mes rapports avec les personnes » 1. Une telle illumination possède manifestement des racines psychologiques. À l’époque, Russell brûlait d’un amour impossible pour l’épouse de son ami Whitehead, amour tout aussi violent et interdit que celui de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte. On conçoit alors que les souffrances d’Evelyn Whitehead aient pu provoquer une crise produisant un intense et immense désir de compassion. D’autant plus que cette situation a pu raviver le souvenir de la mort de sa mère 2. Nous retiendrons seulement ici, comme Russell le fit, que cette expérience affective fut incontestablement à l’origine de ses choix d’ordres moral et politique. Là s’enracinent son système de valeurs, sa bienveillance universelle et son sentiment océanique. Une telle expérience colora définitivement sa vie et engendra l’état d’esprit qui présida à tous ses choix de vie. La morale russellienne s’enracine en une attitude de vie qui relève in fine d’une expérience primordiale de la compassion : « Celui qui, une fois, a aperçu, même momentanément et brièvement, ce qui fait la grandeur de l’âme humaine ne peut plus être heureux s’il se permet d’être mesquin, égoïste, troublé par des accidents banals, plein d’appréhension de ce que l’avenir peut lui réserver. L’homme capable de grandeur ouvrira toutes grandes les fenêtres de son esprit, laissant les vents y souffler librement, de toutes les parties de l’univers. Il aura de lui-même, de la vie et de l’univers, une image aussi véridique que nos limites humaines le permettent ; prenant conscience de la petitesse de la vie humaine, il se rendra également compte que dans l’esprit de l’homme est concentré tout ce qui peut avoir une valeur dans l’univers connu de nous. Et il verra que celui dont l’esprit reflète le monde devient en un sens aussi grand que le monde. En se libérant des craintes qui obsèdent l’esclave des circonstances, il 1. Autobiographie (1872-1914), trad. M. Berveiller, Paris, Stock, 1968, p. 187-188. 2. Ray Monk remarque qu’Eric, le plus jeune fils des Whitehead, avait alors pratiquement l’âge de Russell lors du décès de sa mère, cf. Bertrand Russell, trad., p. 137. PRÉSENTATION 23 éprouvera une joie profonde et, à travers toutes les vicissitudes de sa vie sociale, il restera, au plus profond de lui-même, un homme heureux » 1. Russell compare souvent cette expérience avec l’« amour intellectuel de Dieu » spinoziste 2. Pour autant, il ne faudrait pas y voir une connaissance purement intellectuelle visant à une compréhension panthéiste du monde. Il s’agit bien d’une attitude – sans doute née dès sa prime enfance alors qu’il perdit successivement ses parents et sa sœur 3 – où l’amour que Russell porte aux autres est le reflet du sentiment de l’abandon divin : « Ce que Spinoza nomme “l’amour intellectuel de Dieu” m’a paru la meilleure raison possible de vivre ; malheureusement, je n’ai pas même eu ce Dieu quelque peu abstrait que Spinoza s’était donné pour concentrer sur lui mon amour intellectuel. Je n’ai aimé qu’un spectre et, à force d’aimer un spectre, le plus profond de moi est devenu, lui aussi, spectral. Alors je l’ai enseveli de plus en plus profondément sous des strates d’affection, de gaieté, de joie de vivre. Cependant, mes sentiments les plus profonds sont toujours restés solitaires et n’ont pas trouvé d’écho parmi les humains. La mer, les étoiles, le vent de nuit dans les lieux déserts ont plus d’importance pour moi que les êtres que j’aime le mieux, et j’ai conscience que l’affection humaine est au fond pour moi une tentative pour éluder la vaine recherche de Dieu » 4. Ainsi que l’avait compris Alan Wood, Russell « était lui-même, dans certains aspects de sa vie intime, un mystique (mais un mystique d’un type très inhabituel, qui détestait les mystères et consacrait sa vie à les dissiper) » 5. LA QUÊTE D’UNITÉ Ainsi, la leçon du recueil relève-t-elle d’une double exigence de distinction analytique et de reprise totalisante. Il convient d’abord de nettement délimiter ce qui relève de la philosophie et de rejeter ce qui lui est étranger. Mais il importe ensuite de prendre conscience du fait que le savoir scientifique et la connaissance philosophique ne sauraient épuiser le domaine des préoccupations humaines. Il s’agit donc à la fois de séparer et d’articuler théorie et pratique, articles techniques et écrits populaires. 1. La Conquête du bonheur, trad. N. Robinot, Paris, Petite bibliothèque Payot, rééd., 2001, chap. 15, p. 207. 2. Cf. K. Blackwell, The Spinozistic Ethics of B. Russell, London, Allen & Unwin, 1985. 3. Cf. R. Monk, Bertrand Russell, t. 1, chap. 1 : « Ghosts », p. 3 à 41. 4. Autobiographie** (1914-1944), trad. M. Berveiller, Paris, Stock, 1969, p. 33, cf. aussi p. 82, 101. 5. Bertrand Russell, le sceptique passionné, trad. E. Gille, Paris, Payot, 1965, chap. 5, trad. p. 68. 24 DENIS VERNANT En définitive, l’idéal de Russell semble bien être, après avoir combattu la superstition et l’obscurantisme, de réconcilier le savant et le mystique. Ceci explique le portrait qu’il brosse initialement d’Héraclite présenté à la fois comme celui qui est soucieux d’une approche empirique des choses d’ici-bas et comme celui qui appréhende l’univers dans sa totalité. Selon Russell, dans sa réalisation plénière 1, le philosophe doit concilier attitude scientifique et inspiration mystique : « Mais les plus grands des philosophes ont ressenti le double besoin de science et de mysticisme : l’effort pour harmoniser les deux fut ce qui constitua leur vie, et ce qui doit toujours, dans toute sa pénible incertitude, faire de la philosophie, pour certains esprits, une chose plus grande que la science et la religion » 2. Au terme, par-delà toute confusion idéaliste, l’unité entre mysticisme et logique ne saurait se trouver chez Russell que dans sa vie tout au long de laquelle il distingua et associa réflexion et action, connaissance du monde et amour de l’Humanité. Là gît la source de l’insatiable soif d’aimer, s’ancre l’ardente générosité, et se déploie l’exigeant désir de savoir qui caractérisent Russell. Là résident le secret douloureux de l’homme et l’unité profonde de l’œuvre 3. 1. Dans L’art de philosopher, trad. M. Parmentier, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 27, Russell parle du « philosophe complet » dont vie morale et vie intellectuelle « sont étroitement entrelacées ». 2. Cf. infra, chap. 1, p. 31. 3. Il est significatif que cette question des rapports entre logique et mysticisme se pose aussi chez Wittgenstein. Sans pouvoir ici comparer les réponses apportées (cf. B. McGuinness, « The Mysticism of the Tractatus », The Philosophical Review, n° 75, 1966, p. 305-328), notons simplement : 1) que tous deux font état d’une « expérience mystique », Russell en 1901 et Wittgenstein en 1910 ; 2) que Russell, pour qui le mysticisme est extérieur à la philosophie, se concentre sur la critique de l’usage du mystique en philosophie, critique sous laquelle, pour une part, le Wittgenstein du Tractatus tombe dans la mesure où, fonctionnant comme limite interne du logique, son Mystische condamne notamment tout constat d’existence des objets, toute possibilité d’expression de la forme logique, et tout discours moral sur notre réalité prosaïque (distinct d’une expérience éthique indicible du Monde), cf. la notice nécrologique signée de Russell : « Ludwig Wittgenstein » publiée dans Mind, vol. LX, n° 239, july 1951. A contrario, Wittgenstein détesta notamment la « Profession de foi d’un homme libre » comme le dernier chapitre des Problèmes de philosophie, leur contenu ne devant relever de ce qui peut se dire en philosophie.