Bertrand Russell, 5/5
connaissance d’une réalité possible et différente; elle fait disparaître le dogmatisme
quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais parcouru la région du doute libérateur,
et elle garde intact notre sentiment d’émerveillement en nous faisant voir les choses
familières sous un aspect nouveau." (Problèmes de philosophie)
2. "Peut-être l'argument le plus simple et le plus facile à comprendre est-il celui de
la cause première. II soutient que tout ce que nous voyons en ce monde a une cause et
qu'en remontant la chaîne des causes, on arrive fatalement à la cause première. Et c'est
à cette cause première qu'on donne le nom de Dieu. Cet argument, à mon avis, ne pèse
pas très lourd à notre époque, car, d'abord, la notion de cause n'est pas tout à fait ce
qu'elle était autrefois. Les philosophes et les savants ont étudié la notion de cause et elle
n'a plus maintenant la force qu'elle avait; mais, cela mis à part, vous pouvez constater
que l'argument selon lequel il doit y avoir une cause première est de ceux qui n'ont
aucune valeur. Je dois dire que lorsque j'étais jeune et que je méditais ces questions très
sérieusement en moi-même, j'ai longtemps accepté l'argument de la cause première,
jusqu'au jour, à l'âge de dix-huit ans, où je lus l'autobiographie de John Stuart Mill, et y
découvris cette phrase : Mon père m'apprit que cette question : Qui m'a créé? ne
comporte pas de réponse, car immédiatement elle soulève l'autre question : Qui créa
Dieu ? Cette très simple phrase me révéla, et j'y crois encore, le mensonge de l'argument
de la cause première. Si tout doit avoir une cause, alors Dieu doit avoir une cause. S'il
existe quelque chose qui n'ait pas de cause, ce peut être aussi bien le monde que Dieu,
si bien que cet argument ne présente aucune valeur. Il fait exactement penser à l'Indien
qui affirme que le monde repose sur un éléphant et l'éléphant sur une tortue; et quand
on lui demande: < Et la tortue? » l'Indien répond : « Et si nous changions de sujet? »
L'argument ne vaut vraiment pas mieux que cela. Il n'y a pas de raison pour que le monde
n'ait pu naître sans cause; ni, non plus, d'un autre côté, pour qu'il n'ait pas toujours
existé. II n'y a pas de raison de supposer que le monde ait jamais commencé. L'idée selon
laquelle les choses doivent avoir un commencement est réellement due à la pauvreté de
notre imagination. Aussi n'est-il peut-être pas nécessaire de passer plus de temps sur
l'argument de la cause première. " (Pourquoi je ne suis pas chrétien)
3. "La mathématique pure se compose entièrement d'assertions selon lesquelles si
telle et telle proposition est vraie d'une chose quelconque, alors telle et telle autre
proposition est vraie de cette chose. Il est essentiel de ne pas demander si la première
proposition est effectivement vraie, et de ne pas mentionner ce qu'est cette chose
quelconque à propos de laquelle on suppose une vérité. Ces deux points relèveraient de
la mathématique appliquée. Nous partons, en mathématiques pure, de certaines règles
d'inférence, par lesquelles nous pouvons inférer que si une proposition est vraie, alors
quelque autre proposition l'est aussi. Ces règles d'inférence constituent la majeure partie
des principes de la logique formelle. Ensuite, nous posons une hypothèse quelconque qui
semble amusante et nous déduisons ses conséquences. Si notre hypothèse porte sur une
chose quelconque et non sur une ou plusieurs choses particulières, alors nos déductions
constituent la mathématique. Ainsi la mathématique peut être définie comme le domaine
dans lequel nous ne savons pas de quoi nous parlons, ni si ce que nous disons est vrai."
(Mysticisme et logique)