En-deçà du transcendantal 85
Il ne désigne donc plus, comme dans une métaphysique dogmatique,
« quelque chose qui dépasse toute expérience, mais ce qui, tout en précédant a
priori l'expérience, n'est destiné à rien de plus qu'à rendre possible simplement
la connaissance empirique. »11
Dans la période précritique de la formation de sa pensée, quelques textes12
attestent un emploi par Kant de l'adjectif “ transcendantal ” qui conserve un
lien implicite avec la signification originellement métaphysique du terme, issue
de la scolastique médiévale et passée dans l'usage wolffien. Dans la Critique de
la raison pure elle-même, l'expression d' « usage transcendantal de la raison »
conserve ce lien avec le sens métaphysique primitif, puisqu'elle désigne
l'application des formes logiques de la raison dans laquelle celle-ci prétend
transcender les limites qu'impose la référence à la possibilité de l'expérience (à
l'intuition sensible). Dans le contexte de l'ontologie médiévale,
“ transcendantal ” qualifiait en effet les déterminations de l'étant qui ne se
laissent pas enfermer exclusivement dans l'un de ses genres, ni dans l'une des
catégories que définissait la logique aristotélicienne de la substance13 telle que
reçue de la traduction et de l'interprétation de Boèce : Un, vrai, bon (unum,
verum, bonum) sont des déterminations qui “ transcendent ” — c'est-à-dire,
littéralement, traversent — les limites logiques et ontologiques qui distinguent
les catégories de l'attribution, ainsi que les différents genres de l'être. Unité,
vérité et bonté de tout étant, de même que le rapport de ces propriétés à l'être
lui-même et à son principe, définissaient dès lors les objets par excellence de la
connaissance métaphysique14, qui pouvait à bon droit se distinguer de toute
autre comme connaissance transcendantale.
Or c'est bien à ce même domaine de problèmes que s'attache la réflexion
gnoséologique de Kant lorsqu'il en vient à prendre pour problème directeur de
la philosophie la question de la possibilité ou de l'impossibilité d'une
connaissance métaphysique objective. Ce qui est en cause dans la question
Alquié, Paris, Gallimard 1985, II, trad. J. Rivelaygue, 64. (= éd. de l'Académie de Berlin,
IV, 293, 28-30)
11 KANT, Prolégomènes à toute métaphysique future...., Appendice., Note. Œuvres, édition F.
Alquié, op. cit., II, 161 ; (= éd. de l'Académie de Berlin, IV, 373).
12 Voir par exemple KANT, Dissertation de 1770, Section I, § 2 : « […] I. MATERIA (in sensu
transcendentali) h.e. partes, quae hic sumuntur esse substantiae. » [« La MATIERE (au
sens transcendantal), c'est-à-dire les parties qui sont prises ici comme étant des
substances. » (Œuvres, édition F. Alquié, op. cit., I, 632 (= éd. de l'Académie de Berlin, II,
389)
13 Définies par Aristote dans le premier traité de l'Organon, comme modalités formelles de
l'expression du rapport de l'attribut à la substance.
14 Comme on le constate en particulier chez Albert le Grand (Commentaire du De divinis
nominibus du Pseudo-Denys l'Aréopagite), et chez Thomas d'Aquin (Quaestiones
disputatae de veritate).
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. 1, ch. 1 (2015)