En-deçà du transcendantal - Metodo. International Studies in

En-deçà du transcendantal
Les conditions pré-phénoménales de la vie transcendantale
Jean-François Lavigne
Université Nice Sophia Antipolis
Archives Husserl de Paris
ABSTRACT: To understand the coherence of transcendental thinking, the very first
step must be to recall the original meaning of the word ‘transcendental’ in modern
philosophical language, as it emerged in Kant’s critical thought and terminology,
from its remote mediaeval understanding. It is then shown how much Husserl’s
new phenomenological conception of the due method of the theory of knowledge
led to a thoroughly new approach of subjectivity, away from Kant’s merely
functional concept of transcendentality. This finally leads to the decisive question:
What is the ultimate original condition of each transcendental living experience, as
a primordial noetic act ? On that way appears the fundamental role played by the
deepest stratum of affectivity, in Michel Henry’s sense. But Henry’s exposition of
the effectiveness and power of transcendental affectivity, described as the process
of life and characterized as “self-affection”, soon appears as overdetermining the
phenomenon itself, which results in a contradiction. The author shows that,
actually, the originary springing up of ‘transcendental’ life testifies to its finiteness,
and thus points to its threshold, the inner subjective limit of phenomenality. So the
way is open to metaphenomenology.
L'idée du transcendantal, en tant que concept étroitement lié à la thématisation
philosophique de la subjectivité, et à la métaphysique de la subjectivité issue
de la révolution cartésienne, a exprimé, de Kant jusqu'à nos jours, la portée
fondatrice ou générative de la vie subjective à l'égard du monde, compris
comme totalité des objets, et comme connaissable lui-même en tant qu'objet à
titre donc de « réalité objective ».
Mais aujourd'hui, du fait de l'approfondissement de la réflexion
phénoménologique dans l'analyse des conditions originaires, non
intentionnelles, de l'intentionnalité objectivante, on peut dire que toutes les
philosophies phénoménologiques post-husserliennes – à commencer par
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. I, ch. 1 (2015)
ISSN 2281-9177
82 Jean-François Lavigne
Heidegger, et jusqu'aux textes fondamentaux les plus récents de Levinas,
Henry, Marion ou Richir ont en commun de montrer que cette référence,
prétendument fondamentale, à l'ego et aux structures de l'ipséité doit être
dépassée au profit de la mise en lumière d'un événement phénoménologique
plus originaire, radical. Mise en lumière qui reste commandée, depuis Husserl
comme pour Husserl lui-même, par la même interrogation de fond : la
question de l'essence de l'être.
Cette nouvelle position, qui radicalise la recherche phénoménologique,
implique de dissocier le thème et l'étude du 'transcendantal' de l'analyse de la
subjectivité. Aussi n'a-t-elle pas entraîné chez tous les phénoménologues
l'abandon du concept du transcendantal, tout au contraire. Le transcendantal et
la transcendantalité ont plutôt changé de sens, en acquérant – comme on le voit
en particulier chez Michel Henry – une signification nouvelle qui outrepasse la
portée seulement fonctionnelle qu'il avait dans le criticisme, ainsi que celle,
strictement phénoménologique, que lui prêtait l'idéalisme husserlien.
Comment définir ce sens renouvelé du transcendantal ? Est-il même encore
possible de conserver, aujourd'hui, de ce terme un usage autre qu'historique et,
pour ainsi dire, doxographique ?
L'idée du 'transcendantal' a-t-elle encore une quelconque valeur, scientifique
ou au moins heuristique, pour la pensée contemporaine ?
L'invention du concept moderne de “ transcendantal ”
L'usage contemporain du concept de transcendantal, tel qu'on le rencontre
d'abord dans l'idéalisme allemand chez Fichte1 et Schelling2, et conséquemment
sous la plume de Hegel3 ; puis tout au long du XIXème siècle dans le contexte
du débat continu autour de la philosophie critique de Kant (Herbart, Lotze4) et
de l'école néo-kantienne de Marbourg ; et enfin, repris et transformé, dans la
phénoménologie de Husserl est issu de la décision terminologique prise par
Kant, dans le cadre de l'élaboration de la philosophie critique. Comme on sait,
le criticisme kantien vise à sauver la légitimité de la prétention de la
1Dans les diverses versions successives de la Wissenschaftslehre, ou « doctrine de la
science » : Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, juin 1794 ; première et seconde
Introduction à la Doctrine de la science (1797) ; Doctrine de la science Nova Methodo (1798) ;
ainsi que les autres expositions, jusqu'à celle de 1812 inclusivement.
2Dans le Système de l'idéalisme transcendantal de 1800, (dont l'auteur, il est vrai, reste encore
sous la dépendance évidente de l'idéalisme transcendantal fichtéen).
3Cf. HEGEL 1986.
4Hermann Lotze en particulier, dans sa Logik de 1843, prend explicitement position en
faveur du point de vue transcendantal de la Critique de la raison pure.
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. I, ch. 1 (2015)
En-deçà du transcendantal 83
connaissance rationnelle à la validité objective celle de toute pensée logique
en général, et plus spécialement de la connaissance physico-mathématique de
la nature – contre les conséquences sceptiques qu'entraîne l'empirisme subjectif
de Hume pour l'évaluation critique de la connaissance. Ce projet impliquait de
démontrer la possibilité d'une connaissance a priori, c'est-à-dire non dérivée,
par simple mémoire ou association, de l'expérience sensible des objets et de
leurs rapports. Cette démonstration s'opère d'abord, dès l'Introduction de la
Critique de la raison pure, par la mise en évidence de deux propriétés distinctives
de la connaissance rationnelle, que l'empirisme est incapable de prendre en
considération autrement qu'en les niant : l'universalité stricte et la nécessité.
La portée strictement universelle de la connaissance a priori est un effet
logique de sa nécessité, et c'est donc de celle-ci qu'il faut principiellement
rendre compte. C'est ce que Kant parvient à opérer par le renversement, dit
« copernicien », du rapport entre l'objet existant et les cadres pensés de sa
représentation subjective, telle qu'elle est vécue dans l'expérience consciente : si
les liaisons logiques que la pensée établit entre les diverses données sensibles
synthétisées par la conscience ne sont pas le simple décalque subjectif de la
succession des impressions inscrites dans le sujet par des objets extérieurs, on
comprend non seulement que ces liaisons puissent différer, dans leur contenu,
de cette succession empirique mais surtout, on voit comment elles peuvent
avoir le sens et la valeur d'une loi rationnelle, prescriptive, qui constitue un
véritable critère d'objectivité. Kant était ainsi conduit à conclure que la
conformité des objets de l'expérience à un ordre légal, intelligible et rationnel,
tient à ce que l'enchaînement de la pensée ne se règle pas, contrairement à la
supposition de Locke, sur les structures des objets de l'expérience ; mais que,
tout à l'inverse, c'est la subjectivité pensante qui détient en elle-même les
principes normatifs de l'organisation structurante des données sensibles que
fournit l'expérience.
Jusqu'ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler
sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour
établir sur eux quelque jugement a priori par concepts, ce qui aurait
accru notre connaissance, n'aboutissaient à rien. Que l'on essaie donc
enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de
la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre
connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité désirée
d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à
leur égard avant qu'ils nous soient donnés. Il en est précisément ici
comme de la première idée de Copernic ; [...]5
Il s'ensuivait donc un bouleversement complet de la conception de la
5KANT 1965.
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. 1, ch. 1 (2015)
84 Jean-François Lavigne
subjectivité : celle-ci apparaît alors non plus comme une activité
essentiellement réceptive et associative, ainsi que le pensait Hume, mais
comme un pouvoir de synthèse productive et ordonnatrice. Kant était ainsi
nécessairement conduit à forger un concept entièrement nouveau du sujet
pensant, redéfini comme la simple face apparaissante phénoménale d'un
système de pouvoirs de synthèse sous-jacents à l'activité consciente. Ce sont les
lois formelles de ces pouvoirs de synthèse subjective qui constituent l'a priori de
la raison6, et qui déterminent de manière rigoureusement prescriptive ce que
doivent être la structure de tout objet possible en général, et ses rapports
possibles au sein de l'expérience de sorte que cette expérience puisse avoir
valeur objective, c'est-à-dire présenter un ordre intelligible, anticipable de façon
légale et rationnelle.
La philosophie transcendantale a ceci de particulier que, outre la
règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le
concept pur de l'entendement, elle peut indiquer aussi et en même
temps a priori le cas la règle doit être appliquée. La raison de la
supériorité qu'elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences
instructives, la mathématique exceptée, c'est qu'elle traite de concepts
qui doivent se rapporter a priori à leurs objets, et, par suite, dont la
valeur objective ne peut pas être démontrée a posteriori, car on
méconnaîtrait entièrement ainsi leur dignité.7
C'est à ce système des fonctions de la synthèse subjective et des lois a priori de
son exercice que Kant donne le nom nouveau de « sujet transcendantal ». Le
transcendantal tel que le conçoit Kant, se définit donc comme l'ensemble
systématique des structures subjectives qui rendent possible la connaissance a
priori des objets :
J'appelle “ transcendantale ” toute connaissance qui, en général,
s'occupe moins des objets que de notre manière de connaître les objets,
en tant que ce mode de connaissances doit être possible a priori8. Un
système de concepts de ce genre s'appellerait philosophie
transcendantale.9
Ainsi, le mot transcendantal ” ne signifie pas « une relation de notre
connaissance à des choses (Dinge), mais seulement au pouvoir de connaître »10.
6Les « catégories » et « principes » de l'« entendement pur »
7KANT 1965, 149-150: Analytique transcendantale, Analytique des principes, Introduction :
« Du jugement transcendantal en général ».
8Texte de la seconde édition (B, 1787). La première édition disait simplement : « ...que de
nos concepts a priori des objets »
9KANT 1965, 46: Introduction, VII.
10 KANT, Prolégomènes à toute métaphysique future.... § 13 Remarque III. in Œuvres, édition F.
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. I, ch. 1 (2015)
En-deçà du transcendantal 85
Il ne désigne donc plus, comme dans une métaphysique dogmatique,
« quelque chose qui dépasse toute expérience, mais ce qui, tout en précédant a
priori l'expérience, n'est destiné à rien de plus qu'à rendre possible simplement
la connaissance empirique. »11
Dans la période précritique de la formation de sa pensée, quelques textes12
attestent un emploi par Kant de l'adjectif transcendantal ” qui conserve un
lien implicite avec la signification originellement métaphysique du terme, issue
de la scolastique médiévale et passée dans l'usage wolffien. Dans la Critique de
la raison pure elle-même, l'expression d' « usage transcendantal de la raison »
conserve ce lien avec le sens métaphysique primitif, puisqu'elle désigne
l'application des formes logiques de la raison dans laquelle celle-ci prétend
transcender les limites qu'impose la référence à la possibilité de l'expérience
l'intuition sensible). Dans le contexte de l'ontologie médiévale,
“ transcendantal ” qualifiait en effet les déterminations de l'étant qui ne se
laissent pas enfermer exclusivement dans l'un de ses genres, ni dans l'une des
catégories que définissait la logique aristotélicienne de la substance13 telle que
reçue de la traduction et de l'interprétation de Boèce : Un, vrai, bon (unum,
verum, bonum) sont des déterminations qui “ transcendent ” c'est-à-dire,
littéralement, traversent les limites logiques et ontologiques qui distinguent
les catégories de l'attribution, ainsi que les différents genres de l'être. Unité,
vérité et bonté de tout étant, de même que le rapport de ces propriétés à l'être
lui-même et à son principe, définissaient dès lors les objets par excellence de la
connaissance métaphysique14, qui pouvait à bon droit se distinguer de toute
autre comme connaissance transcendantale.
Or c'est bien à ce même domaine de problèmes que s'attache la réflexion
gnoséologique de Kant lorsqu'il en vient à prendre pour problème directeur de
la philosophie la question de la possibilité ou de l'impossibilité d'une
connaissance métaphysique objective. Ce qui est en cause dans la question
Alquié, Paris, Gallimard 1985, II, trad. J. Rivelaygue, 64. (= éd. de l'Académie de Berlin,
IV, 293, 28-30)
11 KANT, Prolégomènes à toute métaphysique future...., Appendice., Note. Œuvres, édition F.
Alquié, op. cit., II, 161 ; (= éd. de l'Académie de Berlin, IV, 373).
12 Voir par exemple KANT, Dissertation de 1770, Section I, § 2 : « […] I. MATERIA (in sensu
transcendentali) h.e. partes, quae hic sumuntur esse substantiae. » [« La MATIERE (au
sens transcendantal), c'est-à-dire les parties qui sont prises ici comme étant des
substances. » (Œuvres, édition F. Alquié, op. cit., I, 632 (= éd. de l'Académie de Berlin, II,
389)
13 Définies par Aristote dans le premier traité de l'Organon, comme modalités formelles de
l'expression du rapport de l'attribut à la substance.
14 Comme on le constate en particulier chez Albert le Grand (Commentaire du De divinis
nominibus du Pseudo-Denys l'Aréopagite), et chez Thomas d'Aquin (Quaestiones
disputatae de veritate).
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Special Issue, n. 1, ch. 1 (2015)
1 / 22 100%

En-deçà du transcendantal - Metodo. International Studies in

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !