La publication de ce recueil de textes d’A.R. suscitera vraisemblablement un engouement pour les philosophes du Cercle de Munich-Göttingen.
Aurélien Zincq
Christophe Bouriau, Le « comme si ». Kant, Vaihinger et le fictionalisme, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2013, 245 pages,
23 €. ISBN 978-2-204-09860-1.
Depuis une trentaine d’années, un étrange paradoxe, sur le rapport entre la fiction et la réalité, alimente le débat en philosophie analytique, que ce
soit en esthétique, en philosophie de la religion ou en théorie de la connaissance. Il se résume en quelques questions. Pourquoi sommes-nous
émus par des situations et des personnages fictifs, alors que l’on aurait pu attendre de l’émotion qu’elle trouve sa source dans des événements
qui se sont réellement produits ? Pourquoi certains chrétiens, qui ne posent pas de jugements sur l’existence de Dieu, voire nient qu’il existe
vraiment, agissent comme de parfaits croyants et, ce faisant, accèdent aux sentiments et émotions véhiculés par la religion ? Comment expliquer
encore que nous puissions atteindre la vérité, par exemple en mathématique, en utilisant des fictions, telles que les quantités infinitésimales ? La
vérité pourrait-elle être atteinte au moyen du faux ? Dans ces trois situations (émotion esthétique, ferveur religieuse, connaissance), il semble que
l’emploi d’un élément fictionnel permette d’approcher un résultat que l’on eût été en droit d’espérer d’un élément non fictionnel. Quelle est la raison
d’un tel paradoxe ? En est-ce là vraiment un ?
Hans Vaihinger (1852-1933), peu connu jusqu’à présent dans le monde francophone (contrairement, dans une certaine mesure, au monde anglo-
saxon), a tenté de résoudre ce paradoxe, au départ d’une approche originale de la notion de « comme si ». En effet, dans chacune des situations
ci-dessus, la tâche de celui qui souhaite être ému, être empreint de ferveur religieuse ou atteindre à la vérité consiste à faire comme si les
événements relatés étaient réels, Dieu existait ou le concept de quantité infinitésimale n’était pas contradictoire.
L’ouvrage de Christophe Bouriau se propose, dans une démarche généalogique, de mettre au jour les sources vaihingeriennes, implicites ou
explicites, du débat présent sur le rôle et la nature des fictions, notamment chez les tenants de la position « fictionaliste », qui se réclament de la
thèse selon laquelle les fictions jouent un rôle déterminant dans l’activité théorique et pratique. Plus exactement, C.B. ambitionne une nouvelle
lecture de l’opus magnum de H. Vaihinger, La Philosophie du comme si6, dans lequel est thématisée, pour la première fois et expressément,
l’importance des fictions, conçues comme une variante de l’attitude du « faire comme si ». Cette lecture a pour objectif de mettre en évidence la
pertinence et la richesse du fictionalisme de H. Vaihinger, sous les divers aspects de cette pensée protéiforme. Pour ce faire, C.B. établit un
dialogue critique avec (1) le pragmatisme classique (W. James, C.S. Peirce, J. Dewey), courant auquel la philosophie de H. Vaihinger fut
longtemps associée, (2) certaines figures majeures, pas nécessairement en philosophie, de la première moitié du XXe siècle (R. Carnap, A. Huxley,
H. Kelsen, A. Adler) et (3) les auteurs contemporains qui s’inspirent, souvent directement, des théories du « philosophe du comme si » (K. Walton,
R. Le Poidevin, B. van Fraassen). L’ouvrage se divise en quatre chapitres, chacun constituant l’occasion d’un débat entre les auteurs précités et
H. Vaihinger.
La philosophie du comme si de H. Vaihinger, bien qu’elle s’oriente dans différents domaines de l’activité philosophique, voire les plus hétérogènes,
et explore ainsi toutes sortes de problèmes (esthétiques, épistémologiques, juridiques, etc.), auxquels elle a la prétention de fournir une solution,
est en fait la déclinaison d’une thèse unique : l’activité de la fonction logique réside dans la production de fictions. En d’autres termes, l’activité
logique est, pour H. Vaihinger, une activité fictionnante7. Il va sans dire que cette activité se construit grâce à l’attitude du « faire comme si », un
type de posture constitutive, selon H. Vaihinger, de nombreuses expériences. En ce sens, l’expérience esthétique consisterait à faire comme si
ce qui est représenté existait effectivement, jusqu’à y croire — et c’est de là que proviendrait le plaisir et l’émotion esthétiques. Dans l’action
morale et la pratique religieuse, il s’agirait de faire comme si un principe transcendant existait réellement, Dieu, ainsi que les lois qu’il aurait
promulguées. En théorie de la connaissance, le principe vaihingerien signifie que les concepts de la science, de même que les catégories grâce
auxquelles nous organisons le divers des sensations, vaudraient exclusivement comme de pures créations de l’imagination. Dans cette
perspective, ce que manipulent les scientifiques ne seraient que des fictions, produites sans autre contrainte que celle de leur libre Phantasie.
Ces thèses vaihingeriennes ont connu une relative postérité, dans divers courants de la philosophie, et n’ont pas manqué d’être débattues. Je
présenterai ici essentiellement les rapports entre H. Vaihinger et le pragmatisme classique, une thématique qui occupe deux chapitres sur les
quatre que comporte l’ouvrage.
Quoique H. Vaihinger se présente lui-même, dans sa Philosophie du comme si, comme un « pragmatiste critique » (p. 21), affirmant par là une
accointance possible entre I. Kant et le pragmatisme classique, qu’il voit dans l’utilisation abondante que fait le « philosophe de Königsberg » de la
notion de « comme si », les théories développées par H. Vaihinger s’écartent sensiblement, sur de nombreux points, du courant américain
représenté par W. James, C.S. Peirce et J. Dewey. Dans une intéressante reconstruction des fondements de la pensée de H. Vaihinger, pour une
part communs avec celle de W. James, C.B. expose tout d’abord les lieux de convergence entre les philosophies de ces deux auteurs, avant d’en
pointer les divergences. C.B. montre ainsi l’influence déterminante d’A. Schopenhauer, de F.A. Lange et, bien sûr, d’I. Kant, sur le développement
du fictionalisme de H. Vaihinger et, dans une certaine mesure, du pragmatisme de W. James. Il s’établit de la sorte un dialogue fructueux entre les
deux philosophes, fréquemment associés. Toutefois, ce rapprochement, voire cette identification entre le pragmatisme classique et le
fictionalisme de H. Vaihinger, comme le souligne avec insistance C.B., reste éminemment superficiel. Les deux courants partagent certes des
points communs — (1) l’approche kantienne par le « comme si », (2) la justification pratique, et non épistémique, de certaines idées, comme celle
de Dieu, (3) la réconciliation des exigences de l’empirisme matérialiste avec une vision religieuse du monde, (4) une conception évolutive, adapta‐
tive et plastique des formes de la connaissance (cf. p. 59 sq.) —, mais ils s’écartent également sur de nombreuses thèses — au point que les
idées que H. Vaihinger partage avec W. James se manifestent en fait, ainsi que le démontre C.B., comme l’héritage d’I. Kant, d’A. Schopenhauer
et de F.A. Lange.
La référence à la pensée de W. James apparaît de cette façon comme un détour stratégique. Il s’agit d’opérer un rapprochement, dont on
comprend ensuite qu’il ne l’est pas vraiment, pour saisir au mieux la distance qui sépare le fictionalisme du pragmatisme classique. Le deuxième
chapitre du livre de C.B. engage alors la discussion avec le courant américain pour découvrir la singularité du courant auquel appartient H.
Vaihinger. C.B. mentionne quatre traits qui définissent selon lui le pragmatisme dans son originalité (p. 63) : (1) il est une méthode de clarification
des idées à partir de leurs implications pratiques, (2) il ne dissocie pas le contexte de découverte de la vérité du contexte de justification de la
méthode employée, (3) il refuse la dichotomie entre faits et valeurs et (4) il considère l’enquête vers la vérité comme une forme d’interaction entre
les chercheurs. Or, comme le montre C.B., aucun de ces quatre points n’est explicitement revendiqué par H. Vaihinger. Il en conclut qu’il n’est
pas un pragmatiste au sens classique du terme, même si certains traits communs s’esquissent à la comparaison du fictionalisme et du
pragmatisme classique. Par conséquent, il n’est pas permis de considérer le fictionalisme, dont au premier chef la philosophie de H. Vaihinger,
comme une variété mineure du pragmatisme (p. 103-104, p. 229). Qu’est-ce alors que le fictionalisme dont se revendique H. Vaihinger ?
C.B. cerne quatre articles fondamentaux qui définissent le fictionalisme. (1) Le fictionalisme s’oppose au « réalisme épistémologique ». En
soutenant la thèse selon laquelle nous ne pouvons pas connaître comment sont les choses en elles-mêmes, parce que nos catégories et nos
concepts « ne sont pas des structures pré-données de notre activité intellectuelle, mais des fictions de notre esprit formées à des fins adaptatives
dans un contexte environnemental donné » (p. 105) — c’est ce qui fait la différence avec I. Kant —, le fictionalisme se présente comme un
antiréalisme. (2) Du point de vue de la doctrine de la vérité, le fictionalisme « se demande à quelles conditions une idée — ou proposition — peut
être tenue pour acceptable, et non pas à quelles conditions une proposition peut être crue ou tenue pour fiable » (p. 105). (3) Le fictionalisme ne se
déclare pas sceptique : il ne doute pas de l’existence du monde externe et de notre capacité à le connaître. Bien que nous employions des
instruments fictionnels dans le processus de connaissance, nous avons la possibilité d’atteindre la vérité, c’est-à-dire de réaliser des prédictions
sur la base de l’expérience. (4) L’attitude du « faire comme si » est au centre de la philosophie fictionaliste, elle intervient dans de nombreux
domaines, à titre d’élément constitutif, de l’activité humaine, comme dans l’expérience esthétique, la vie morale, la pratique religieuse, etc. C.B.
présente dans le détail ces différents traits caractéristiques du fictionalisme (p. 107 sq.).
Au-delà des discussions théoriques sur l’appartenance du fictionalisme au pragmatisme, C.B. ne néglige pas d’étudier l’influence de la philosophie
du comme si sur divers auteurs du XXe siècle, dans les disciplines auxquelles H. Vaihinger a particulièrement cru devoir appliquer ses théories,