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"Avant demain, épigenèse et rationalité', par Catherine
Malabou
Contre la monotonie de l’informe, Catherine Malabou promeut de livre en livre une pensée
plastique et métamorphique. A la déconstruction des systèmes, elle préfère, autre façon de les
revisiter, leur défiguration. Entamée sous les auspices de Hegel, poursuivie en un corps-à-corps
paradoxal avec l’œuvre heideggérienne, ce travail a ensuite trouvé dans les résultats des
neurosciences contemporaines une autre proximité féconde.
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Ici, c’est tout contre Kant que Catherine Malabou déploie sa pensée, dans un ouvrage resserré
et inspirant. Plus précisément, ce sont trois formes différentes de l’anti-Kant qui appellent un tel
itinéraire : 1) la pensée heideggérienne du temps, puis la disparition de la problématique du
temps comme question directrice de la philosophie, 2) la révolution post-génomique et
cognitive, 3) le succès du courant réaliste spéculatif, dont Quentin Meillassoux est le principal
représentant. Pour autant, un tel abandon de Kant et de la pensée transcendantale ne va pas
sans difficulté, si tant est que le transcendantal apparaît comme le point central de la
philosophie dite continentale actuelle. Dès lors, interroger le sens d’une sortie du
transcendantal et du kantisme revient tout aussi bien à interroger les devenirs de la philosophie
qui se définit comme continentale et ce qu’elle conserve encore de spécificité.
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Contre la triple attaque évoquée, il n’est certes pas question de défendre et encore moins de
restaurer le transcendantal, mais plutôt, à partir de ce qui, chez Kant déjà, se déployait contre
lui-même, de faire le constat d’une instabilité foncière du transcendantal qui serait en même
temps le site de son questionnement. Avec le transcendantal, « Kant a mis à jour un mode
spécifique d’identification de la rationalité, à la fois définitif et défaillant, dont la fécondité réside
peut être dans le caractère indéfinissable ». Rappelons que pour Kant, la problématique
transcendantale désigne la « possibilité ou l’usage a priori de la connaissance ».
Toute l’ambiguïté vient de ce que le transcendantal, bien que défini comme condition originaire,
ne peut rendre compte de sa provenance. Quel est dès lors le sens de l’antériorité du
transcendantal – comment éviter de le considérer de façon dogmatique comme le fruit d’une
préformation, ou comme le produit d’une genèse ? Une des façons les plus fécondes, pour
Kant, de déployer cette aporie est alors selon Catherine Malabou la thématisation d’une
épigénèse du transcendantal. Issu du grec epi au-dessus et genesis (genèse), le terme
épigénèse désigne le mode de développement embryonnaire caractérisant un organisme dont
les parties se forment les unes par rapport aux autres. La perspective épigénétique fait de la
transformabilité, et non de la rigidité catégorielle, le caractère essentiel du transcendantal, qui
ouvrirait alors à la pensée du sans origine, comme ce qui interrompt ou déjoue les questions de
fondement. Poursuivant cette perspective, Catherine Malabou construit la figure très derridienne
d’un transcendantal marqué par l’accidentalité des premières fois, à la fois préparé par
l’expérience et dégagé de celle-ci.
Dans un second mouvement de son ouvrage, Catherine Malabou s’attache à exposer de façon
plus détaillée les trois chemins d’abandon du transcendantal évoqués. D’un point de vue
heuristique, la perspective neurobiologique semble à tous points de vue la plus féconde. La
biologie actuelle semble en effet conduire à une relativisation du concept de programme
génétique, à tel point qu’Henri Atlan peut parler d’une biologie post-génomique, pour laquelle
la question du développement de l’individu au sein d’une espèce donnée est un sujet de
recherches fécond. De même, selon le neurologue Jean-Pierre Changeux, les neurosciences
contemporaines à l’affût des phénomènes plastiques tendraient à remettre en cause du
préformisme de l’appareil cognitif.
Pour autant, la neurobiologie ne doit pas nécessairement être suivie dans ses conclusions.
Catherine Malabou y décèle la possibilité d’une conception résiduelle du transcendantal,
comme forme même de la pensée revenant sur elle-même dans son acte de se mettre chaque
fois d’autres façons en question. Ainsi, « ce que neurobiologie rend possible aujourd’hui, par
sa description de plus en plus fine des mécanismes cérébraux et son usage de techniques
d’imagerie de plus en plus performantes, est la prise en compte effective par la pensée de sa
propre vie » (p. 311).
La reprise heideggérienne de la problématique kantienne est plus ancienne et plus connue.
Heidegger fait de l’imagination transcendantale comme possibilité de la rencontre de
l’extériorité, comme passibilité au dehors, l’instance formatrice du transcendantal. Dans cette
voie cependant, la philosophie, conduite à la racine de la temporalisation dans la structure de
l’Ereignis, l’est tout aussi bien à l’abandon de toute interrogation conséquente sur le temps,
sinon dans le cadre d’une messianité abstraite qui exclut de la temporalité tout accident donc
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toute transformation. Refusant l’assignation à cette forme de piétinement sans fin auquel la
dislocation du temps semblait nous vouer, refusant tout autant l’alternative que propose une
philosophie de l’événement, Catherine Malabou, depuis longtemps, appelle une pensée
capable de donner « de l’avenir à l’avenir ».
La discussion avec Quentin Meillassoux plus âpre, car il s’agit d’assumer un challenge lancé à
la philosophie sans nécessairement s’accommoder des instruments proposés pour le relever.
Dans Après la finitude, Meillassoux appelle la pensée philosophique à sortir de son propre
examen pour se tendre vers un dehors auquel elle est de toute façon exposée : les sciences
physiques nous transmettent une connaissance qui porte sur des états du monde antérieurs à
toute conscience, à toute structure d’apparition, mais qu’il n’en faut pas moins poser comme
réels, et nous invitent ainsi à reconstruire sur d’autres bases les catégories d’une ontologie
dont les objets n’ont pas nécessairement (et même pas du tout) à être objets pour la
conscience. Qui plus est, la pensée spéculative touche bien cette réalité en pensant la
contingence absolue, seule forme nécessaire de toute réalité. En réponse à cette adresse, il
faut certes accepter la radicalité de ce qui est exigé de la pensée exhortée de sortir de son
obsession d’elle-même et de ses conditions de possibilité, mais sans toutefois se contenter
d’une extériorité formelle et abstraite. Pour Catherine Malabou, il faut bien plutôt envisager une
transformation progressive du transcendantal, ou, mieux encore, un transcendantal comme
principe de mutabilité et de métamorphose.
Catherine Malabou signe en fin de compte un ouvrage aussi important que stimulant, dont on
appréciera l’écriture efficace et la puissance d’évocation de certaines formules.
Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, Paris, P.U.F., 2014; 352 p., 21
euros.
visuel : facebook des PUF
Florian Forestier.
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