Votre musique véhicule-t-elle un message par-
ticulier ? Cherchez-vous à inspirer les personnes
qui écoutent votre musique ?
Quand on écoute de la musique bâule, on écoute
une musique liée à une tradition spirituelle qui dé-
passe toutes les limites. C’est faire l’expérience de la
liberté et d’un amour profond. Les maîtres bâuls di-
sent souvent qu’ils ont été « blessés » par une chan-
son, et cela arrive à beaucoup de gens d’entendre par
hasard une chanson bâule et d’en être profondément
touché et transformé. Exactement de la même ma-
nière que j’ai été moi-même transformée par la chan-
son bâule que j’avais entendue dans le train pour
Shantiniketan.
Y a-t-il un moment en particulier parmi tous
vos voyages qui vous ait marquée plus qu’un
autre ? Un instant ou un lieu ?
Nous voyageons sans arrêt et rencontrons
constamment de nouvelles personnes, et, bien sûr,
il y a des instants, des personnes ou des événe-
ments qui m’ont émue profondément. Si je repense
aux voyages que j’ai entrepris pour rencontrer des
maîtres et apprendre auprès d’eux, je me rappelle
avoir été profondément touchée par mon autre
gourou, Shri Shashanko Goshai. Je l’ai rencontré
quand il avait quatre-vingt-dix-sept ans. Il était très
hésitant à prendre une disciple féminine. Pour
m’esquiver, il n’arrêtait pas de changer de lieu,
mais finalement je l’ai traqué et l’ai trouvé. Il
– 21 –
LES BÂULS, IVRES D’AMOUR DIVIN ET DE FOLIE
n’était pas heureux de me voir, mais je suis restée
inflexible. Contre son gré, je lui ai chanté un chant
que j’avais appris avec Sanatan Bâul. Après cela,
il ne pouvait plus franchement me dire de partir,
parce qu’il connaissait Sanatan Baba et avait
chanté avec lui. Cependant, pour casser mon es-
prit, il a rendu les choses difficiles. Il refusa que je
loge chez lui, je dormis donc dans la cour. C’était
l’hiver et je n’avais pas de couverture. Le lende-
main, je m’achetai donc une couverture, mais au
milieu de la nuit suivante, je l’entendis se plaindre
: « Oh ! Mon Dieu, il fait si froid. » Aussi j’entrai
chez lui et le recouvris de ma couverture. Il ne s’en
plaignit pas. Ce genre de situations un peu dures
continuèrent plus ou moins pendant un mois. Un
jour, découragée, je décidai d’abandonner. Ce
même jour, il décida de me prendre sous sa tutelle.
Alors il n’y eut plus aucun désir d’un quelconque
retour en arrière.
Personne ne m’a jamais enseigné avec un tel
amour. Certains jours, il m’enseignait jusqu’à qua-
rante chants. Il m’aida à comprendre la profondeur
et la grandeur de cette tradition et m’inspira à
prendre le chemin de solitude que nous ont montré
les grands maîtres, que ce soit dans le domaine de
la musique ou de la vie intérieure. Sa patience et sa
confiance m’ont aidée à devenir ce que je suis au-
jourd’hui. Il a quitté son corps à l’âge de cent ans.
Il a lui-même choisi de quitter son corps. La der-
nière fois que je l’ai vu, il m’a dit que ce serait notre
dernière rencontre. J’étais allée le voir car il
Avec Shashanko Goshai
du but de ce corps. Chanter une chanson bâule pen-
dant une heure est une manière de se recharger
d’énergie positive, parce que le corps, l’esprit et
l’âme se concentrent uniquement sur les pensées po-
sitives et le son. Ensemble, le son et la respiration ai-
dent à éveiller l’énergie des chakras. Un chanteur
bâul peut clairement constater la transformation de
son corps après quelques années de sadhana. Comme
Ramakrishna Paramahamsa l’a dit, la vérité et la dif-
ficulté du yoga ne sont pas faciles à maîtriser par
l’homme moderne, puisque son corps et son esprit
sont rapides et faibles, mais s’il prononce le nom de
l’Être Aimé avec une pure dévotion, il pourra maîtri-
ser le yoga sans effort. Chanter et danser dans
l’amour divin nous aide à nous libérer des inhibitions
quotidiennes et dirige nos émotions vers l’Être Aimé.
Les poèmes des gourous bâuls, comme Haure
Goshai, Podo, Jadubindu, Lalan Fakir, Panju Shah,
sont chantés depuis des siècles. Quand on écoute
une chanson bâule, on peut ressentir la présence de
la vérité, sans que le poème dise « ceci est la vé-
rité ». On doit méditer sur le poème pendant des an-
nées, et les couches de sens caché vont apparaître.
Cette façon particulière d’utiliser le langage est
connue sous le nom de Sandhya Basha, aussi
connue sous le nom de « langage caché ». Il est es-
sentiel pour le chanteur bâul de mémoriser le
poème, et, après quelques années, le poème devient
l’esprit et le corps du chanteur.
Tous les mystiques à travers le monde, particuliè-
rement ceux qui restent proches du monde et qui in-
teragissent de manière égale avec la nature et les
gens, choisissent la musique comme moteur.
En quoi pensez-vous qu’être un chanteur bâul
actuellement est différent de l’avoir été il y a cent
ou deux cents ans ?
J’aimerais tellement vivre cent ou même deux
cents ans en arrière, au moins je n’aurais pas l’im-
pression d’être surchargée d’informations à propos
de tout, même de la spiritualité ! Dans le passé, tout
pouvait être partagé, et rien n’était considéré par rap-
port à l’économie. Le concept de travail lié au temps
n’existait pas, ni d’ailleurs le concept de succès. Les
Bâuls voyageaient, ils ne se posaient jamais, mais les
changements socio-politiques et économiques ont en-
traîné la création de nombreux ashrams. La philoso-
phie bâule s’est éloignée de sa sphère rurale, s’est
étendue à travers le monde et s’est adaptée aux condi-
tions de vie des milieux urbains.
compagnes-tu pas ? » J’ai donc commencé à chanter
avec lui, et ce fut le début des longues leçons qu’il
me prodigue depuis presque vingt ans. C’est un no-
nagénaire à présent.
Considérez-vous votre musique comme un vé-
ritable spectacle, à l’instar des concerts de mu-
sique classique ou de rock, à Londres ou à New
York ?
À la base, les chansons bâules étaient interprétées
au sein de l’ashram lors du satsang, un rassemble-
ment où tout le monde écoute un enseignement parlé
ou chanté, ou qui consiste à se remémorer les ensei-
gnement des maîtres bâuls en chantant ou en dansant.
J’ai entendu de très belles histoires de la part de mes
gourous, Shri Sanatan Das Bâul et Shri Shashanko
Goshai, à propos de concerts donnés pas de grands
maîtres tels que Vrindavan Goshai et Nitai Khepa. Le
public était divisé selon la manière traditionnelle,
c’est-à-dire que les sadhus et les yogis se trouvaient
aux premiers rangs, au plus près du chanteur, les
rangs suivants étant occupés par des connaisseurs de
la musique bâule. Au dernier rang se trouvaient de
simples amateurs, venus là par simple curiosité ou
par amour de la musique.
C’est grâce à Tagore que la philosophie bâule est
sortie du satsang à l’ashram. Il a présenté la philoso-
phie bâule à l’intelligentsia urbaine par le biais de fes-
tivals, comme le Poush Mela, qu’il créa à
Shantiniketan. Peu après, la philosophie bâule a dé-
passé les frontières du Bengale et s’est répandue à
travers le monde. Les chansons bâules sont le reflet
des expériences spirituelles suprêmes de gourous
bâuls, qui créent un lien entre les cœurs grâce à leurs
chansons d’amour. On va à un concert de musique
bâule pour se connecter à cette expérience. Un chan-
teur bâul ne pourra chanter correctement une chanson
bâule que s’il est complètement impliqué dans ce qu’il
chante, et s’il se consacre entièrement à la sadhana
(cheminement spirituel pratiqué seul) bâule pour la
vie.
Que pensez-vous de la relation entre la musique
et la spiritualité ?
Je pense que les deux sont inséparables. Les yogis
indiens ont toujours insisté sur le fait que le chant est
une manière de s’abandonner à l’amour divin. En réa-
lité, en invoquant la beauté et la pensée de l’être aimé,
on invoque l’être aimé à l’intérieur de soi, c’est une
manière de se rappeler de son corps et de se rappeler
– 20 –
LES BÂULS, IVRES D’AMOUR DIVIN ET DE FOLIE