Ce qui frappe immédiatement à la lecture de l’œuvre de Castoriadis, c’est le style qui s’y
manifeste, fait de « juxtaposition de notations fiévreuses, de raccourcis abrupts qui font parfois
sursauter le lecteur, de pistes à peine ébauchées — et de développement d’une rigueur
analytique et d’une densité inouïe parsemés çà et là de formules fulgurantes », comme le
soulignent Enrique Escobar et Pascal Vernay1. Très vite toutefois, le lecteur prend conscience
que ce style déroutant ne peut qu’être l’expression d’un penseur d’une rare exigence qui
rappelle irrésistiblement une note du jeune Hegel : « Tu ne seras pas mieux que ton temps, mais
ton temps tu le seras au mieux »2. C’est là une maxime que Castoriadis ne mentionne jamais,
pourtant tout se passe comme s’il n’avait cessé de s’y conformer.
Qu’il ait eu pleinement conscience d’être fils de son temps, l’atteste le fait qu’il n’a jamais
cessé d’insister sur la finitude de la pensée, de rappeler qu’elle est toujours située. C’est bien
cette reconnaissance qui spécifie la pensée du XXe siècle : se savoir historique et faire ainsi le
deuil du Savoir Absolu. « Penser n’est pas sortir de la caverne, assure Castoriadis, ni remplacer
l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d’une
flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le labyrinthe, plus exactement faire être
et apparaître un Labyrinthe alors qu’on aurait pu rester “étendu parmi les fleurs, faisant face au
ciel” »3. Se voulant clairement comme une reprise inversée de l’allégorie platonicienne
présentant la philosophie comme la voie permettant d’accéder à une contemplation salvatrice4,
ce passage rend bien compte du sens du titre donné à la série de publications : Les carrefours du
labyrinthe5 ; textes qui représentent, avec L’institution imaginaire de la société, l’essentiel de
ses productions depuis l’arrêt de la parution de la revue militante où il a commencé à faire part
de ses idées.
« Rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié », disait Valéry6. Mais ici, il n’est
1. Postface au premier volume de l’édition des séminaires qu’il a donnés à l’École des hautes études en sciences sociales à partir du début des années
80 (SV, 475). Voir les références en bibliographie. Rappelons que c’est en 1979 que Castoriadis a été élu à l’EHESS.
2. Hegel, Notes et fragments, traduction et commentaire sous la direction de P.J. Labarrière, Paris, Aubier, 1991, p. 194, note 275.
3. CL 1, 7-8. La citation est de Rilke : « immer wieder gehn wir zu zweien hinaus unter die alten Bäume, lagern uns immer wieder zwischen die
Blumen, gegenüber dem Himmel ».
4. Platon, République, livre VII. « La Caverne est le tableau le plus optimiste jamais tracé par Platon du pouvoir libérateur et éclairant de la
philosophie. La pensée abstraite, qui conduit au discernement philosophique, y est hardiment dépeinte comme libératrice. L’homme qui se met à penser
y apparaît comme rompant avec les liens de la conformité à l’expérience ordinaire et aux opinions reçues ; la progression vers l’état éclairé y est décrite
comme un voyage de l’obscurité vers la lumière. À la différence de la majorité passive, ceux qui se mettent à faire usage de leur esprit font quelque
chose pour eux-mêmes. Après avoir été initialement (et mystérieusement) délivré de ses liens, celui qui remonte péniblement de la Caverne vers la
surface doit fournir un effort personnel maximal. Rares sont les penseurs qui aient tracé, que ce soit dans la philosophie ou dans la littérature, un tableau
plus saisissant ou plus émouvant de la pensée philosophique, comme délivrance de soi par rapport au conformisme indifférencié et comme lutte
enrichissante pour l’accès à la vérité » (J. Annas, Introduction à la République de Platon, trad. B. Han, Paris, PUF, 1994, p. 139).
5. Six volumes sont parus regroupant différents textes. Voir la bibliographie.
6. Le cimetière marin, in Charmes, Œuvres, Paris, Gallimard, La pléiade, tome 1, 1980, p. 148.
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