II n`y a pas d`acte sexuel unissant deux jouis¬sances en - E

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UNIVERSITE PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS
U.F.R. de philosophie
N° attribué par la bibliothèque
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de Paris VIII
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITE PARIS 8
Discipline : philosophie
présentée et soutenue publiquement
par
Philippe Caumières
le 16 Février 2007
Titre :
Le projet d’autonomie selon
Cornelius Castoriadis
Directeur de thèse :
M. Alain Brossat
Jury :
M. Alain Brossat
M. Vincent Descombes
M. Eugène Enriquez
M. Laurent Van Eynde
M. Jean-Marie Vaysse
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Ce qui frappe immédiatement à la lecture de l’œuvre de Castoriadis, c’est le style qui s’y
manifeste, fait de « juxtaposition de notations fiévreuses, de raccourcis abrupts qui font parfois
sursauter le lecteur, de pistes à peine ébauchées — et de développement d’une rigueur
analytique et d’une densité inouïe parsemés çà et là de formules fulgurantes », comme le
soulignent Enrique Escobar et Pascal Vernay1. Très vite toutefois, le lecteur prend conscience
que ce style déroutant ne peut qu’être l’expression d’un penseur d’une rare exigence qui
rappelle irrésistiblement une note du jeune Hegel : « Tu ne seras pas mieux que ton temps, mais
ton temps tu le seras au mieux »2. C’est là une maxime que Castoriadis ne mentionne jamais,
pourtant tout se passe comme s’il n’avait cessé de s’y conformer.
Qu’il ait eu pleinement conscience d’être fils de son temps, l’atteste le fait qu’il n’a jamais
cessé d’insister sur la finitude de la pensée, de rappeler qu’elle est toujours située. C’est bien
cette reconnaissance qui spécifie la pensée du XXe siècle : se savoir historique et faire ainsi le
deuil du Savoir Absolu. « Penser n’est pas sortir de la caverne, assure Castoriadis, ni remplacer
l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d’une
flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le labyrinthe, plus exactement faire être
et apparaître un Labyrinthe alors qu’on aurait pu rester “étendu parmi les fleurs, faisant face au
ciel” »3. Se voulant clairement comme une reprise inversée de l’allégorie platonicienne
présentant la philosophie comme la voie permettant d’accéder à une contemplation salvatrice 4,
ce passage rend bien compte du sens du titre donné à la série de publications : Les carrefours du
labyrinthe5 ; textes qui représentent, avec L’institution imaginaire de la société, l’essentiel de
ses productions depuis l’arrêt de la parution de la revue militante où il a commencé à faire part
de ses idées.
« Rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié », disait Valéry6. Mais ici, il n’est
1. Postface au premier volume de l’édition des séminaires qu’il a donnés à l’École des hautes études en sciences sociales à partir du début des années
80 (SV, 475). Voir les références en bibliographie. Rappelons que c’est en 1979 que Castoriadis a été élu à l’EHESS.
2. Hegel, Notes et fragments, traduction et commentaire sous la direction de P.J. Labarrière, Paris, Aubier, 1991, p. 194, note 275.
3. CL 1, 7-8. La citation est de Rilke : « immer wieder gehn wir zu zweien hinaus unter die alten Bäume, lagern uns immer wieder zwischen die
Blumen, gegenüber dem Himmel ».
4. Platon, République, livre VII. « La Caverne est le tableau le plus optimiste jamais tracé par Platon du pouvoir libérateur et éclairant de la
philosophie. La pensée abstraite, qui conduit au discernement philosophique, y est hardiment dépeinte comme libératrice. L’homme qui se met à penser
y apparaît comme rompant avec les liens de la conformité à l’expérience ordinaire et aux opinions reçues ; la progression vers l’état éclairé y est décrite
comme un voyage de l’obscurité vers la lumière. À la différence de la majorité passive, ceux qui se mettent à faire usage de leur esprit font quelque
chose pour eux-mêmes. Après avoir été initialement (et mystérieusement) délivré de ses liens, celui qui remonte péniblement de la Caverne vers la
surface doit fournir un effort personnel maximal. Rares sont les penseurs qui aient tracé, que ce soit dans la philosophie ou dans la littérature, un tableau
plus saisissant ou plus émouvant de la pensée philosophique, comme délivrance de soi par rapport au conformisme indifférencié et comme lutte
enrichissante pour l’accès à la vérité » (J. Annas, Introduction à la République de Platon, trad. B. Han, Paris, PUF, 1994, p. 139).
5. Six volumes sont parus regroupant différents textes. Voir la bibliographie.
6. Le cimetière marin, in Charmes, Œuvres, Paris, Gallimard, La pléiade, tome 1, 1980, p. 148.
-3-
même plus question d’aller vers la lumière ; Castoriadis assure en effet que dès que nous posons
la question du sens, « la contrée change » : « la lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui
la délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer grecque est désormais inaudible »7.
Dès que nous commençons à penser, « rien n’est simplement juxtaposé, le plus proche est le
plus lointain, les bifurcations ne sont pas successives, elles sont simultanées et
s’interpénètrent » ; et une fois dans le labyrinthe, « de tous côtés, les galeries obscures filent,
elles s’enchevêtrent avec d’autres venant d’on ne sait d’où, n’allant peut-être nulle part ».
Castoriadis sait bien qu’il vit une période post-métaphysique et n’attend nul Salut.
Mais, fils de son temps et conscient de l’être, Castoriadis a aussi toujours cherché à l’être au
mieux. Son parcours parle pour lui. Son engagement d’abord qui, loin de se limiter à la
résistance à l’occupation allemande de la Grèce et à la dictature de Metaxas, s’inscrit dans une
approche du monde fort sensible aux exigences de justice sociale exprimées par le marxisme.
Comment comprendre sinon cette longue période rythmée par les activités du groupe
Socialisme ou Barbarie et la publication de la revue éponyme 8 ? Celle-ci terminée, il ne s’est
nullement tenu à l’écart de la vie sociale, prenant position à chaque fois qu’il le jugeait
nécessaire, le plus souvent par le biais d’articles 9. Sa pensée ensuite. Jamais totalement coupé
d’une pratique concrète10, Castoriadis s’est toujours tenu informé des avancées de la
connaissance dans un grand nombre de domaines. Il a ainsi acquis un savoir quasi
encyclopédique, maîtrisant notamment l’économie, la psychanalyse, les mathématiques,
l’histoire (et pas seulement l’histoire ancienne), l’anthropologie, l’épistémologie, la linguistique,
devenant parfois l’interlocuteur des meilleurs chercheurs de leur discipline 11.
Il ne faut voir là aucune volonté d’érudition en tant que telle, mais plutôt l’expression d’une
exigence de cohérence. Si penser c’est entrer dans le labyrinthe et « se perdre dans des galeries
qui n’existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner au fond d’un cul-de-sac
dont l’accès s’est refermé sous nos pas », il ne faut pas désespérer « que cette rotation ouvre
inexplicablement des fissures praticables dans la paroi »12. Le travail de la pensée n’est donc pas
vain, même si, n’étant sous-tendu par nulle nécessité, sa réussite reste inexplicable. Mais c’est
un fait : l’homme a partiellement prise sur l’être. Se savoir d’un temps post-métaphysique
conduit certes à mettre en cause « l’être comme continuité » pour reprendre une expression de
7. CL 1, 7. Castoriadis reprend ici un vers d’Eschyle : « Ô divin Éther, vents à l’aile rapide, sources des fleuves, sourire innombrable des flots
marins… » (Prométhée enchaîné, v. 80-90, trad. É. Chambry, Paris, Flammarion, GF, 1984, p. 104).
8
. Voir : P. Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausane, Payot
Lausane, 1997.
9
. Il suffit de se reporter à la table des matières de ses divers ouvrages. Voir la bibliographie.
10
. Outre son militantisme politique, Castoriadis fut employé à l’OCDE. Il fût par ailleurs psychanalyste jusqu’à la fin de sa vie.
11
. Qu’on pense, par exemple, à Pierre Vidal-Naquet pour l’histoire de la Grèce, Alain Connes pour les mathématiques, ou Francisco Varela pour la
connaissance du vivant.
12. CL 1, 8.
-4-
Maurice Blanchot, mais ne signifie pas qu’il faille renoncer à toute ontologie comme celui-ci
semblait le croire13. Il est vrai que la question de l’être invite à une reprise à chaque fois
nouvelle : « les formes, les types, les figures/ schèmes/ significations sont autres ; de même que
sont autres les “problèmes”, ce qui fait et ne fait pas problème »14, note Castoriadis, explicitant
par là son usage de l’image d’un labyrinthe aux voies multiples et désordonnées que fait surgir
la pensée en acte15.
Il ne peut toutefois s’agir de n’importe quelle pensée, mais seulement d’une « grande
pensée » à même « d’ébranler l’institution perceptive dans laquelle tout lieu a son lieu et tout
moment a son heure », ainsi que « l’institution donnée du monde et de la société, les
significations imaginaires sociales que cette institution porte »16. C’est un des objectifs de ce
travail que de tâcher d’éclairer le sens d’un tel propos. Il importe seulement ici de souligner
l’ambition qui le sous-tend. Pour Castoriadis, être son temps au mieux, comme dit Hegel, c’est
ouvrir un nouvel horizon, plus exactement créer ce dernier : « ce n’est jamais qu’en pensant/
posant/ créant un type d’étant que les philosophes ont, chaque fois pensé quelque chose de
l’être »17. Cette création, déplore-t-il, n’a pourtant jamais été reconnue comme telle18. « Par quoi
et en quoi un philosophe est-il grand ? » : Kant a donné la réponse, « mais, par les nécessités de
sa philosophie, il la restreignait à l’œuvre d’art, et en excluait explicitement la pensée », assure
Castoriadis, qui cite le paragraphe 46 de la Critique de la faculté de juger : « le génie (…)
consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée (…), l’originalité doit
être sa première propriété (…), ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-àdire exemplaires (…) ils doivent servir aux autres de mesure ou de règle de jugement (…) il ne
peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit (…) c’est en
tant que nature qu’il donne la règle ». Castoriadis note alors que « Kant parle de production,
pour ne pas parler de création ; de nature pour désigner une émergence radicale »19. Ces termes,
13. « Par l’homme, c’est-à-dire non par lui, mais le savoir qu’il porte et d’abord par l’exigence de la parole toujours déjà préalablement écrite, il se
pourrait que s’annonce un rapport tout autre qui mette en cause l’être comme continuité, unité ou rassemblement de l’être, soit un rapport qui
s’excepterait de la problématique de l’être et poserait une question qui ne soit pas question de l’être. Ainsi, nous interrogeant là-dessus, sortirions-nous
de la dialectique, mais aussi de l’ontologie » (M. Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 11).
14. CL 1, 19.
15. L’analogie avec l’image des Holzwege, les chemins forestiers « n’allant nulle part », dont use Heidegger semble s’imposer. Castoriadis la refuse
pourtant ; rappelant les avancées scientifiques du début du XX° siècle, il assure : « Mais le philosophe — ce philosophe — a déjà rationalisé sa surdité.
Tout cela c’est de l’ontique. Cela concerne les étants — et lui, il ne pense que l’Être. Et quand donc a-t-on vu la philosophie pouvoir parler de l’Être
absolument à part des étants ? » (CL 1, 14).
16. CL 1, 21.
17. CL 1, 22.
18. Un grand philosophe crée « des figures autres du pensable », mais « humilité ou arrogance extrême, les deux à la fois : il ne se pense jamais ainsi,
il croit que ces figures, il les a découvertes » (CL 1, 17).
19. Critique de la faculté de juger, citée par Castoriadis (CL 1, 16) d’après la traduction d’A. Philonenko (Paris, Vrin, 1986, p. 138). « Man sieht
hieraus, daß Genie 1) ein Talent sei, dasjenige, wozu sich keine bestimmte Regel geben läßt, hervorzubringen : nicht Geschicklichkeitsanlage zu dem,
-5-
traditionnellement réservés au contexte théologique et à l’acte divin, Castoriadis n’hésite pas à
les employer pour la pensée humaine : « l’originalité apparaît dans son texte [celui de Kant
— P.C.] comme opposée à l’imitation, mais bien évidemment il ne s’agit pas d’originalité au
sens journalistique : création exemplaire, d’un exemple, d’un eidos, et qui n’est pas un
“exemplaire” parmi d’autres — puisqu’il pose et fait être des règles, des normes nouvelles et
autres, qu’il est origo »20.
Cette référence à la Critique de la faculté de juger est fort révélatrice, et pointe bien la
difficulté : l’œuvre géniale n’est telle, dit Kant, que pour avoir été conçue sans règle préétablie,
sans quoi elle serait simple création artisanale. Comme elle ne doit toutefois pas être confondue
avec l’œuvre de la folie, Kant insiste sur le caractère originaire, exemplaire, de cette œuvre
originale. Ne court-on pas le même risque en étendant la création à l’ordre de la pensée ?
Autrement dit, si la pensée est création, ne perd-elle pas toute objectivité ? Castoriadis assure
clairement que « la constatation, évidente, que toute philosophie est une création historique n’a
rien à voir avec le relativisme »21.
Le recours au pléonasme n’est pas simple effet de style, ou bien il indique le style d’une
pensée : « constatation, évidente » écrit Castoriadis à propos de la création que représente la
pensée, après avoir souligné son perpétuel recouvrement ! Cette fausse ingénuité rappelle peutêtre la figure de Socrate22 ; elle exprime surtout un double trait caractéristique de la pensée de
Castoriadis : l’attention portée à l’effectivité et le souci d’en rendre raison. C’est du reste une
telle attention qui oblige à reconnaître qu’il n’y a histoire que parce qu’il y a émergence de
figures nouvelles au cours du temps, comme il n’y a pensée que parce que celle-ci exprime une
dimension nouvelle du pensable : « si l’histoire, et l’histoire de la pensée, est vraiment
déterminée, elle n’est qu’un vaste système tautologique »23.
was nach irgendeiner Regel gelernt werden kann ; folglich daß Originalität seine erste Eigenschaft sein müsse. 2) Daß, da es auch originalen Unsinn
geben kann, seine Produkte zugleich Muster, d. i. exemplarisch sein müssen ; mithin, selbst nicht durch Nachahmung entsprungen, anderen doch dazu,
d. i. zum Richtmaße oder Regel der Beurteilung, dienen müssen. 3) Daß es, wie es sein Produkt zustande bringe, selbst nicht beschreiben, oder
wissenschaftlich anzeigen könne, sondern daß es als Natur die Regel gebe… » (Kritik der Urteilskraft, § 46).
(Le texte allemand est reproduit sur de nombreux sites, notamment sur le site philosophique de l’académie de Toulouse : http://pedagogie.actoulouse.fr/philosophie/textesdephilosophes.htm).
20
. CL 1, 17.
21
. CL 1, 19.
22
. Ce qui renverrait à la figure de l’Idiota, telle que H. Gouhier la rapporte : « L’Idiota est celui dont le non-savoir est un savoir, dont la nonculture a préservé l’ingénuité, dont l’ignorance est docte ignorance (…). Or si paradoxal que soit pareil alliage de mots, il y a une “idiotie”
philosophique, l’Idiota n’étant pas l’anti-philosophe, mais le vrai philosophe, celui dont la raison est consciente de ce qu’elle peut comme de ce qu’elle
ne peut pas : tel est Socrate à l’aube du rationalisme grec, tel est Descartes à l’aube du rationalisme moderne » (Les méditations métaphysiques de JeanJacques Rousseau, Paris, Vrin, pp. 62-63).
23
. CL 1, 18. « Je pense ici, maintenant : en fonction de ce qui a déjà été pensé, dit, élaboré, agi, de ce que j’en sais explicitement (fort peu) et
implicitement (un peu plus). Mais si “en fonction” veut dire vraiment en fonction, si ce que je pense est déterminé de manière univoque par ce qui a déjà
été pensé, je ne pense plus rien, je suis dans la simple répétition, et ce n’est pas la peine d’aller plus loin », peut-on lire immédiatement avant cette
citation.
-6-
Notre thèse est que cette attention portée à l’effectivité de la réalité sociale et historique se
mêle indissolublement chez Castoriadis à la question de l’autonomie. Ainsi tout chez lui peut et
doit se comprendre à partir d’une interrogation principielle : comment l’autonomie est-elle
possible ? Dans la mesure où il convient de saisir le terme “possible” en un double sens, cette
question s’entend également comme double : comment l’autonomie a-t-elle pu émerger dans
l’histoire ? ; comment l’organiser ?
Paraissant confuse et hétérogène, l’œuvre, au sens fort du mot, de Castoriadis s’éclaire et
s’ordonne dès qu’on perçoit cet axe : théorie et pratique ne peuvent plus être dissociées et le lien
entre la période militante et celle de l’enseignement à l’École des hautes études en sciences
sociales devient évident ; les recherches multiples et foisonnantes dont nous avons parlé
trouvent une unité ; les colères se comprennent ; la cohérence se manifeste ; et s’impose la
puissance d’une pensée.
Tâchons de préciser les choses. Nous avons parlé de l’unité de l’œuvre. Ne faut-il donc pas
reconnaître avec Nicolas Poirier que celle-ci se présente « sous deux aspects qui doivent être
distingués : d’un côté, de 1946 à 1967, des textes à caractère politique rédigés par un militant et
théoricien révolutionnaire ; de l’autre, de 1968 à 1997, des écrits à la facture plus classique, ne
renvoyant plus à une pratique militante dans un cadre strictement politique, mais se situant aux
carrefours de plusieurs domaines et disciplines »24 ? Il n’est certes pas dans notre intention de
contester l’évolution de Castoriadis, tant sur plan social et professionnel que sur celui de son
engagement. Une fois le groupe Socialisme ou Barbarie, qu’il a animé pendant une vingtaine
d’années, dissout, il n’a plus adhéré à un parti politique : c’est un fait. Mais cela ne signifie pas
pour autant qu’il ait changé son approche du monde social. Il l’exprime lui-même sans
ambiguïté aucune : « Dans mon travail, l’idée d’autonomie apparaît très tôt, en fait dès le départ,
et non pas comme idée “philosophique” ou “épistémologique”, mais comme idée
essentiellement politique. Son origine est ma préoccupation constante, avec la question
révolutionnaire, la question de l’autotransformation de la société. Grèce, décembre 1944 : mes
idées politiques sont, au fond, les mêmes qu’aujourd’hui », notait-il au début des années 8025.
Une lecture même rapide de ses textes le laisse clairement voir : qu’il parle de gestion ouvrière
dans les années 50, d’autogestion dans les années 70 ou de démocratie à partir des années 80,
c’est toujours d’autonomie, de « direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie »26,
qu’il est question. Les thèses développées dans les années militantes ne sont donc nullement
24
. Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris, PUF, 2004, pp. 8-9.
25
. CL 2, 413.
26
. CS, 107.
-7-
rejetées ; elles l’ont conduit à prendre conscience de difficultés d’abord inaperçues. En
témoigne la publication de son maître ouvrage, L’institution imaginaire de la société. Celui-ci
est constitué de deux parties écrites à dix ans d’intervalle : la première, intitulée Marxisme et
théorie révolutionnaire, fut en effet proposée aux lecteurs de Socialisme ou Barbarie en cinq
livraisons entre 1964 et 1965 ; la deuxième ne paraît qu’avec le livre, en 1975. Castoriadis se
rend bien compte que « ce livre pourra paraître hétérogène », et reconnaît qu’en un sens, il l’est.
S’il choisit pourtant de le publier tel quel, c’est qu’il tient à manifester de l’état de chantier
permanent que représente le travail de la pensée : « contrairement à l’œuvre d’art, il n’y a pas ici
d’édifice terminé et à terminer ; autant et plus que les résultats, importe le travail de la réflexion,
et c’est peut-être cela surtout qu’un auteur peut donner à voir, s’il peut donner à voir quelque
chose »27. Sous l’apparence du divers, c’est donc bien l’unité de la pensée en acte qu’il faut
saisir. D’autant que Castoriadis le souligne lui-même : « Lorsque la possibilité d’une
publication de l’ensemble s’est présentée, il m’est clairement apparu que la suite inédite de
“Marxisme et théorie révolutionnaire” devait être reprise et réélaborée. Les idées qui avaient été
dégagées et formulées dans la partie de “Marxisme et théorie révolutionnaire” publiée en 19641965 (…) s’étaient entre-temps transformées pour moi de points d’arrivée en points de départ,
exigeant de tout repenser à partir d’elles »28. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Ajoutons
toutefois que Castoriadis mentionne dans cette même préface que « la reconsidération de la
théorie psychanalytique (…), la réflexion sur le langage (…), une nouvelle étude (…) de la
philosophie traditionnelle, [l’]ont renforcé dans cette conviction en même temps qu’elles [lui]
montraient que tout, dans la pensée héritée, se tenait, tenait ensemble et tenait avec le monde qui
l’avait produite et qu’elle avait à son tour contribué à façonner »29. On comprend du même coup
que l’éventail de ses recherches n’est pas disparate : elles concourent toutes à éclairer la même
question, celle de l’autonomie30.
Il est possible, partant de là, de comprendre les colères de Castoriadis qui sont comme
l’envers de son exigence : comment quelqu’un qui n’a cessé de penser et de porter le projet
d’autonomie pouvait-il réagir face au recul constaté de ce dernier ? Il pensait vivre dans « une
basse époque », qu’il jugeait fort sévèrement comme en témoignent certains titres d’articles : La
crise des sociétés occidentales (1982) ; L’époque du conformisme généralisé (1989) ; Voie sans
issue ? (1987) ; Le délabrement de l’Occident (1991) ; Une société à la dérive (1993) ; La
27. IIS, 6. Il nous paraît difficile de ne pas penser au célèbre vers d’A. Machado : « Caminante, son tus huellas el camino y nada más; caminante, no
hay camino, se hace camino al andar… » (Chant XXIX, Campos de Castilla, 1917).
28
. IIS, 6.
29
. IIS, 6.
30
. Faut-il le préciser ? Castoriadis n’est pas devenu un spécialiste de l’Égypte pharaonique ou du comportement des fourmis, s’étant plutôt intéressé
à la Grèce ancienne ou au fonctionnement des Conseils ouvriers.
-8-
montée de l’insignifiance (1994).
Faut-il vraiment compléter cette liste d’extraits ? On y
trouvera le constat désolé d’un monde allant à sa ruine. Il faisait ainsi remarquer en 1970, au
cours d’un colloque, que « par un de ces paradoxes auxquels l’histoire a accoutumé jusqu’à la
nausée ceux qui ne se contentent pas de la subir, l’époque contemporaine, incertaine de tout
aime se croire certaine d’une chose : de son savoir (…). Certes s’interroge-t-elle périodiquement
et spasmodiquement sur le rapport fait d’un surprenant manque de rapport entre ce prétendu
savoir (scientifique) et le désarroi total où elle vit, l’absence de fins ou d’illusions qui en
tiennent lieu, l’impossibilité de définir une économie de moyens voués à une prolifération sans
précédent, la préoccupante confirmation de la relation E = mc 2 par les cadavres d’Hiroshima et
de Nagasaki et, plus récemment, les destructions peut-être irréparables qu’à l’aide de ce savoir
elle a pu infliger en moins d’un siècle à l’équilibre d’une biosphère vieille de milliards d’années
planétaire. Mais la nature, la valeur, l’orientation, le mode de production et les produits de ce
savoir lui paraissent au-dessus de toute discussion, dogmes qui ne diffèrent en rien quant à la
solidité des dogmes religieux qui régnaient naguère »31. Vingt-cinq ans plus tard, le constat
n’est pas différent, et la colère n’est pas apaisée : « Il peut sembler bizarre de discuter encore de
la “rationalité économique” du capitalisme contemporain à une époque où le chômage officiel
atteint en France trois millions et demi de personnes et plus de 10 % de la population active
dans les pays de la CEE, et où les gouvernements répondent à cette situation en renforçant les
mesures déflationnistes, comme la réduction du déficit budgétaire. La chose devient moins
bizarre, où plutôt la bizarrerie se déplace, lorsque l’on considère l’incroyable régression
idéologique qui frappe les sociétés occidentales depuis, bientôt vingt ans. Des choses que l’on
considérait à bon droit comme acquises, telle la critique dévastatrice de l’économie politique
académique par l’école de Cambridge entre 1930 et 1965 (…) sont, non pas discutées ou
réfutées, mais tout simplement passées sous silence ou oubliées pendant que des inventions
naïves et invraisemblables, comme “l’économique de l’offre” ou le “monétarisme”, tiennent le
haut du pavé, en même temps que les chantres du néo-libéralisme présentent leurs aberrations
comme des évidences du bon sens, que la liberté absolue des mouvements du capital est entrain
de ruiner des pans entier de la production de presque tous les pays et que l’économie mondiale
se transforme en casino planétaire »32.
Si au moment de co-fonder un groupe, Lefort et lui choissent de reprendre comme nom
l’alternative célèbre Socialisme ou Barbarie, au terme de son parcours, Castoriadis reste
convaincu de la pertinence de ce que l’expression entend exprimer : “je tiens pour certain que
le dilemme que, en reprenant des termes de Léon Trotski, de Rosa Luxemburg et de Karl Marx,
nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue d'être valide, à condition
31
. CL 1, 150. Ce texte est paru dans le volume 17 (Organum) de l’Encyclopedia Universalis en 1973
32
. CL 6, 65.
-9-
évidemment de ne pas confondre le socialisme avec les monstruosités totalitaires qui ont
transformé la Russie en un champ de ruines, ni avec l’“organisation” absurde de l’économie, ni
avec l’exploitation effrénée de la population, ni avec l’asservissement total de la vie
intellectuelle et culturelle qui y avaient été réalisés »33. Sans doute vaudrait-il mieux dire
aujourd’hui : L’autonomie ou le Chaos. La colère s’exprime contre une époque donc, mais elle
n’épargnait pas les “intellectuels”, ceux surtout qui avaient eu foi dans le Parti et dans les pères
des peuples avant de se renier sans sourciller. Car « ce n’est pas le fait que quelques-uns
découvrent ou font mine de découvrir aujourd’hui (…) les horreurs du totalitarisme stalinien et
maoïste qui pourrait avaliser et justifier l’inégalité et la servitude, l’exploitation et l’oppression
qui caractérisent les sociétés capitalistes occidentales »34. Or « que font ces intellectuels ?
demandait-il en 1996, au cours d’une émission radiophonique. Qu’est-ce qu’ils ont fait avec
Reagan, Thatcher et avec le socialisme français ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et dur du
début du XIXe siècle qu’on avait combattu pendant cent cinquante ans et qui aurait conduit la
société à la catastrophe parce que, finalement, le vieux Marx n’avait pas entièrement tort…. ».
Mais pourquoi, une telle situation ? À cette question, qui lui fut posée, Castoriadis répondit de
manière laconique, et quelque peu désabusée : « Je ne sais pas, c’est extraordinaire. On a parlé
d’une sorte de terrorisme de la pensée unique, c’est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce
sens que c’est la première pensée qui est une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à
laquelle personne n’ose s’opposer »35.
Les colères de Castoriadis, on l’aura compris, sont liées à une exigence de cohérence. Une des
raisons les plus centrales de son opposition à son époque tient à une baisse de vigilance à cet
égard ; et c’est d’abord leur manque de cohérence qu’il reproche aux “intellectuels”. Cela
apparaît en creux, dans un passage de la préface à La société bureaucratique où Castoriadis se
décrit comme « produit, hors mode, d’une époque autre » et demande, non sans ironie, de
l’excuser « de ne pas se contenter, comme il sied à présent de dire n’importe quoi aujourd’hui
après avoir publié un autre — et le même — n’importe quoi hier, mais de prétendre prendre en
charge autant que faire se peut sa propre pensée, réfléchir à nouveau sur son cheminement,
s’interroger sur la relation entre les écrits et l’évolution effective, essayer de comprendre ce qui,
au-delà des facteurs personnels ou accidentels, a permis à certaines idées d’affronter
victorieusement l’épreuve de l’événement, en a rendu caduques d’autres, fait enfin que certaines
de celles auxquelles il tenait le plus (…), reprises et propagées depuis qu’il les a formulées, lui
semblent parfois devenues des instruments entre les mains des escrocs pour tromper les
33. L’individu privatisé, le Monde Diplomatique, février 1998.
34
. CS, 16-17.
35
. Propos reproduits dans : Castoriadis, Mermet, La montée de l’insignifiance : entretiens, Paris, Aube, 1998.
- 10 -
innocents »36.
Il ne nous paraît pas douteux que cette exigence manifestée par Castoriadis révèle la
puissance de sa pensée, qu’elle est la marque d’une « grande pensée », qui pose son auteur à
l’égal de ceux qu’il s’était choisi comme interlocuteurs : Platon, Aristote, Kant, Hegel et
Merleau-Ponty, notamment. C’est du moins ce que nous aimerions montrer au travers de cette
étude qui vise, en prenant la question de l’autonomie comme fil conducteur, à rendre compte
d’une œuvre imposant de voir le monde social et historique autrement.
La première partie de ce travail tâchera de suivre patiemment les étapes ayant conduit un
jeune militant trotskyste à se dégager du marxisme afin de maintenir ses exigences
révolutionnaires. Si, comme nous le pensons, unité de l’œuvre il y a, il importe d’insister sur sa
genèse. La difficulté étant que nous avons affaire à des textes écrits par un militant politique
s’adressant à d’autres militants. Nous avons toutefois abordé ces textes à partir de la conviction
qu’ils dépassaient leur contexte d’origine et leur intention première, pour manifester des
intuitions qu’un regard rétrospectif peut saisir comme les premiers jalons d’une pensée
cherchant à se dire. Il n’y a du reste rien de bien original à cela puisqu’en les republiant au cours
des années 70, Castoriadis les reconnaissait lui-même comme tels.
Évitant de nous attarder sur des considérations anecdotiques quant à la vie du groupe où se
côtoient de futurs intellectuels de renom, nous avons cherché à repérer en eux le souci de
l’effectivité que manifeste Castoriadis. C’est bien ce qui lui permet de justifier ses mises en
cause de représentations trop souvent acceptées sans esprit critique. L’appréciation de la nature
de la Russie stalinienne est pour lui l’occasion de proposer une approche renouvelée d’une
situation qui semblait pourtant bien connue. S’appuyant sur des données statistiques qui
marquent sa défiance à l’égard de tout idéalisme, Castoriadis, qui ne thématise toutefois pas sa
démarche, va user, à l’encontre de Trotsky, d’une grille de lecture trouvée chez Marx. Mais les
résultats formulés vont très tôt le conduire à soutenir des thèses hétérodoxes dans le champ
marxiste. Une bataille s’engage mettant en jeu aussi bien la représentation de la bureaucratie
que la nature réelle des événements d’Octobre. Ce qui s’y exprime n’est autre qu’une approche
de l’histoire et des rapports de pouvoir. Qu’il y ait bureaucratie en Russie dans les années
d’avant-guerre, nul n’en disconvient chez les trotskystes ; mais quelle en est la réalité au juste ?
Si les bases économiques du pays sont socialistes depuis la révolution, elle ne peut reposer que
sur une usurpation temporaire du pouvoir, et ne doit pas empêcher de mesurer les avancées
d’Octobre vis-à-vis d’un état bourgeois. Telle est la thèse de Trotsky. Mais la pérennité de la
36. SB, 21.
- 11 -
bureaucratie pousse Castoriadis à reconsidérer les choses et, du même coup, à redéfinir les
critères du socialisme non plus seulement à partir de la question de la propriété des moyens de
production, mais à partir des rapports effectifs que la société institue à son niveau. Autrement
dit, que les moyens de production soient privés ou non, s’il y a toujours d’un côté des dirigeants
et des exécutants de l’autre, on ne peut parler de socialisme. Il faut alors reconnaître le moment
socialiste de la Russie : celui où les hommes se sont organisés en Conseils. C’est là un fait que
le devenir ultérieur de la révolution ne peut effacer. Restant dans un cadre de pensée marxiste,
Castoriadis ne prend pas immédiatement la pleine mesure de la portée de ses vues qui, au-delà
de la nature de la bureaucratie, concernent l’histoire.
Il va y être conduit par le biais des débats internes au groupe Socialisme ou Barbarie
concernant son mode d’organisation. Si, comme les militants le soutiennent, la révolution doit
viser le dépassement de l’opposition entre dirigeants et dirigés, il paraît contradictoire de
vouloir fonder un parti et de prétendre le diriger. Il faut pourtant constater que les ouvriers sont
aliénés, au sens où ils n’envisagent pas spontanément le dépassement politique de l’organisation
sociale qui les exploite. Lutter pour leur émancipation sans occuper une position de maîtrise
suppose de postuler qu’existent des liens entre la vie quotidienne des individus exploités et la
société dans son ensemble et entreprendre de les manifester ; faute de quoi il faudrait renoncer à
militer.
Les débats sur l’organisation et les tâches militantes sont donc à l’origine d’une réflexion sur
la nature du social qui amène Castoriadis à caractériser ce dernier non plus à partir de son
infrastructure économique, mais des représentations collectives qu’il porte et qui lui donnent
sens. Le capitalisme se comprend alors comme visant la maîtrise totale des choses et des
hommes ; ce qui est contradictoire et mortifère, et ne peut donc se réaliser intégralement. Mais
le marxisme n’échappe pas — pas totalement du moins — à cette représentation et à ce désir
d’une société et d’une histoire maîtrisables et maîtrisées ; ce pourquoi il admet sans difficulté
que le système capitaliste réifie réellement et pleinement les hommes. Qu’il tire de cette
situation l’assurance de la déchéance à venir du capitalisme redouble son déterminisme
économique d’un déterminisme historique que la considération de la réalité invalide pourtant.
L’ayant compris, Castoriadis considèrera alors que la fidélité au désir d’autonomie suppose
l’abandon de cet horizon de pensée.
On perçoit la richesse de ces années qui sont celles de la période de Socialisme ou Barbarie.
Elles sont essentiellement marquées, pour ce qui nous occupe, par trois débats. Un débat avec
les militants trotskystes concernant la nature du régime russe, imposant la redéfinition du
socialisme et que l’on peut comprendre comme la première expression de ce que Castoriadis
entend par autonomie. Un débat interne au groupe, ensuite, sur la question de l’organisation et
- 12 -
de la tâche militante, qui suppose une reconsidération de la nature du social. Un débat avec le
marxisme, enfin, où s’exprime une approche renouvelée de l’économie et du social qui se
caractérise essentiellement par la reconnaissance d’un imaginaire collectif spécifiant chaque
société particulière.
L’orientation de la pensée de Castoriadis est alors assurée. Il restera, la première partie
terminée, à répondre à la question centrale : qu’est-ce qui rend l’autonomie possible ?, dont
nous avons dit qu’il faut l’entendre en un double sens.
La deuxième partie cherchera ainsi à rendre compte des conditions de possibilité de
l’autonomie comme expression historique. Ces conditions sont au fond celles de l’apparition de
toute forme du social, de sorte que la question peut se formuler d’une autre manière : qu’est-ce
qui fait qu’émergent de nouvelles sociétés au cours du temps ? Autrement dit, et plus
simplement : qu’est-ce qui fait qu’il y a histoire ? Ces simples remarques obligent à reconnaître
qu’une approche attentive de la réalité ne peut séparer la société et l’histoire, mais doit postuler
l’existence d’un niveau d’être particulier que Castoriadis nomme social-historique.
Il est clair en effet que l’histoire n’est qu’altérité du social, c’est-à-dire manifestation de
formes sociales autres. C’est dire que l’on ne peut pas plus rapporter le social-historique à une
fin qui en quelque sorte le commanderait, que le déduire de quoi que ce soit. Parler de
nouveauté, c’est parler de création ; et parler de création, c’est parler d’une instance capable de
créer, c’est-à-dire d’imagination et d’imaginaire. Et comme la création en question est
essentiellement collective, il faudra sans négliger l’aspect individuel, supposer un imaginaire
social.
Il est inutile d’aller plus loin pour saisir l’étendue du champ de recherche qui s’ouvre alors ;
tout comme il est inutile de préciser que s’y rencontrent de terribles difficultés. Comme nous
n’avons pas l’ambition d’éprouver toutes les thèses avancées par Castoriadis, il s’agira
essentiellement de présenter les perspectives pour une ontologie renouvelée que Castoriadis a
été amené à formuler en vertu de la reconnaissance de l’effectivité social-historique.
Il restera alors au cours d’une troisième partie à répondre à l’autre aspect de la question de la
possibilité de l’autonomie, concernant les conditions de sa mise en place dans le cadre d’un
projet politique. Pour qui reconnaît l’homme comme être social — comme zoon politikon, pour
parler comme Aristote — ce qui compte, c’est l’organisation de la vie en commun de sorte que
la question de la liberté n’est pas prioritairement métaphysique, ni morale, mais bien politique.
La société actuelle permet-elle une réelle liberté ? Le penser, serait refuser de reconnaître
l’aliénation. Or il ne fait pas de doute que celle-ci est bien réelle, même s’il convient de la
- 13 -
définir sur de nouvelles bases. Elle est même doublement réelle puisque, au-delà de la
dimension individuelle, il faut prendre en compte sa dimension collective, concernant le rapport
de la société aux représentations ou significations imaginaires qui la structurent.
Les sociétés occidentales modernes se pensent généralement à partir des sociétés d’Ancien
Régime ; elles en tirent l’assurance qu’elles permettent au mieux la réalisation de la liberté de
tous. Un regard porté sur la Grèce antique, berceau historique de la démocratie, est à cet égard
fort salutaire. Non seulement il conduit à dégager bien des caractéristiques nécessaires à la mise
en place de celle-ci, mais conduit en outre à se déprendre d’un certain nombre d’illusions
concernant l’individu dans son rapport avec la collectivité, manifestant par là même la nature
des significations imaginaires qui s’imposent aujourd’hui et tendent à interdire l’expression
d’une véritable autonomie, c’est-à-dire d’une démocratie authentique.
Comment dans ces conditions parvenir à sa mise en place ? C’est bien le devenir du projet
d’autonomie qui se joue là, et qui suppose prioritairement, aujourd’hui, d’être promu comme
projet désirable. Nous espérons que ce travail y contribuera. Il manifesterait alors, en parfait
accord avec Castoriadis, que la théorie n’est jamais complètement coupée de la pratique.
- 14 -
PREMIÈRE PARTIE
VERS LE PROJET D’AUTONOMIE
LA RÉVOLUTION AU-DELÀ DU MARXISME
« Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre
rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre la fidélité à une doctrine qui n’anime plus depuis
longtemps ni une réflexion ni une action, et la fidélité au projet d’une transformation radicale de la
société, qui exige d’abord que l’on comprenne ce que l’on veut transformer, et que l’on identifie ce
qui, dans la société, conteste vraiment cette société et est en lutte contre sa forme présente ». À lire
ces quelques lignes d’un texte publié tout au long des cinq derniers numéros de la revue Socialisme
ou Barbarie37 on perçoit que les raisons pour lesquelles Castoriadis donne congé au marxisme
relèvent de considérations essentiellement politiques.
On a peine alors à imaginer que le même auteur ait pu écrire, quelques pages auparavant, que «
pour celui que préoccupe la question de la société, la rencontre avec le marxisme est immédiate et
inévitable »38. On peut du reste se demander s’il n’y a pas quelque provocation de la part de
Castoriadis à assurer ainsi que le changement social ne peut s’appréhender qu’en dehors du cadre
de la pensée marxiste ; ou si l’assurance du ton ne masque pas des difficultés plus sourdes à
prendre ses distances avec Marx. Comment sinon éviter de voir dans le rapprochement de ces deux
affirmations l’expression d’une insurmontable contradiction ?
Avant de parler de contradiction, il convient toutefois de bien saisir ce qui est en jeu : la pensée
même de Marx dans sa volonté de dépasser la simple théorie pour se poser comme praxis. Or,
comme Jean Granier l’a opportunément souligné, c’est dans la mesure où « chez Marx, la
définition de la praxis est indissociable du projet révolutionnaire » que « le marxisme peut être un
agent historique véritable, et non point une doctrine parmi d’autres au musée de la culture » 39. C’est
du reste pourquoi Castoriadis assure qu’« on ne peut aborder Marx comme un penseur quelconque
dans la mesure où il s’est lui-même pensé autrement que comme un philosophe et qu’il a été le
premier à montrer que la signification d’une théorie ne peut pas être comprise indépendamment de
la pratique historique et sociale à laquelle elle correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu’elle
sert à recouvrir »40. C’est également pourquoi il juge très sévèrement toute tentative d’un retour à
Marx qui « prétendrait ne voir dans l’évolution historique des idées et des pratiques depuis quatrevingts ans qu’une couche de scories dissimulant le corps resplendissant d’une doctrine intacte » 41. Il
entend en effet dénoncer une prétendue fidélité à Marx comme étant l’expression même de sa
perversion pour revendiquer une vraie fidélité à sa pensée qui conduirait à son dépassement…
Refusant donc de faire de Marx un penseur au même titre que d’autres, Castoriadis en vient en effet
37. Ce texte constitue maintenant la première partie de L’institution imaginaire de la société.
38. IIS, 13.
39. Jean Granier, Penser la praxis, Paris, PUF, 1980, pp. 127 et 128.
40. IIS, 14.
41. IIS, 14.
- 16 -
à cette étonnante conclusion : « pour retrouver Marx, c’est Marx lui-même qu’il faut casser » 42.
Castoriadis s’oppose ainsi à toute velléité d’aborder Marx sans tenir compte des théories qui se
sont réclamées de lui, c’est-à-dire de toute tentative de lire Marx indépendamment du ou des
marxismes ; tout comme il refuse d’admettre que ce que l’on a coutume d’appeler le
« communisme réel » ainsi que l’évolution du capitalisme soient sans effet sur la pensée de
l’auteur du Capital.
En ce qui concerne le premier point, Castoriadis estime — ou plutôt finit par estimer, car c’est là
le fruit de son évolution durant les années 50 — que l’on ne peut aucunement se référer à un
« marxisme orthodoxe ». Aussi ne peut-il partager « la conviction scientifique » de Lukács selon
laquelle le marxisme dialectique est la méthode de recherche enfin trouvée et qui « ne peut être
développée, perfectionnée et approfondie que dans le sens de ses fondateurs » 43, puisque c’est faire
entorse à l’exigence d’unité de la forme et du contenu de la pensée, laquelle pourtant est le seul
moyen de dépasser l’antinomie que pose le rapport au réel 44. En effet, « si le matériel porte en luimême le “signe distinctif” permettant de le subsumer sous telle catégorie, il n’est donc pas simple
matériel informe ; et s’il est vraiment informe, alors l’application de telle ou telle catégorie devient
indifférente, et la distinction du vrai et du faux s’écroule » 45. Nous le pressentons, la question de la
saisie du réel est au cœur des préoccupations de Castoriadis. Et c’est parce qu’il en viendra à
considérer que la pensée de Marx ne rend pas convenablement compte de ce qui est, qu’il finira par
la récuser. Comme il reconnaît cependant le fait — « mis précisément en lumière par Marx et
Lukács lui-même » — que « les catégories en fonction desquelles nous pensons l’histoire sont,
pour une part essentielle, des produits réels du développement historique » 46, on peut dire que se
trouve également récusée par avance l’entreprise d’un Michel Henry qui en appelle pourtant à la
praxis pour justifier une lecture de Marx faisant abstraction du marxisme 47. Au-delà de certains
points d’accord48, il est clair que Castoriadis ne saurait souscrire à la quête phénoménologique d’un
42
. SB, 47. C’est que « personne ne peut discuter de Marx comme s’il s’agissait d’Aristote ou de Kant ; il ne s’agit pas de savoir ce qu’un penseur
solitaire dans son grenier ou dans son poêle, en 2972, pourra repenser à partir de Marx, mais de ce qui fait, depuis un siècle, que Marx est présent dans
l’histoire contemporaine tout autrement que Lao-tseu, Dun Scot ou même Kierkegaard » (Ibid.).
43. « L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère (…) exclusivement à la méthode. Elle implique la conviction scientifique qu’avec le marxisme
dialectique a été trouvé la méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être développée, perfectionnée et approfondie que dans le sens de ses
fondateurs » (G. Lukács, Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos & J. Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 18. Cité : HCC).
44. « La méthode, au sens philosophique, n’est que l’ensemble opérant des catégories. Une distinction rigide entre méthode et contenu n’appartient qu’aux
formes les plus naïves de l’idéalisme transcendantal ou criticisme qui, à ses premiers pas, sépare et oppose une matière ou un contenu infinis et indéfinis et
des catégories que l’éternel flux du matériel ne peut affecter, qui sont la forme sans laquelle ce matériel ne pourrait être saisi » (IIS, 18).
45. IIS, 18.
46. IIS, 19.
47. Voir l’introduction de son Marx, intitulée : Théorie des textes. (Paris, Gallimard, coll. Tel, 1991, Tome 1, pp. 9-33). M. Henry y assure que « le
marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx » (p. 9).
48. Le refus de considérer l’économie comme relevant d’un ordre propre n’est pas le moindre de ces rapprochements possibles.
- 17 -
fondement — ce dernier fut-il à comprendre comme la vie elle-même. Il nous semble donc que
c’est le même souci de l’effectivité qui se trouve à l’origine de l’adhésion de Castoriadis au
marxisme et de la critique qu’il en fait. Nous verrons du reste comment il oppose le théoricien de la
lutte des classes et le penseur du Capital et joue Marx contre lui-même, assurant que, malgré ses
fulgurances, ce dernier n’a pas su se dégager de l’emprise de toute la tradition philosophique.
Reste le second refus de Castoriadis concernant l’idée selon laquelle la politique effective se
réclamant de Marx n’aurait aucun effet en retour sur sa pensée. Parfois exprimé de manière
outrancière49, un tel refus repose sur « l’exigence de la confrontation avec la réalité [qui] est
explicitement inscrite dans l’œuvre de Marx et à son sens le plus profond »50. On comprend que
Castoriadis ne puisse s’accorder avec Merleau-Ponty qui assurait encore en 1947 que « le déclin de
l’humanisme prolétarien n’est pas une expérience cruciale qui annule le marxisme entier » 51.
Refusant de considérer le marxisme comme « une hypothèse quelconque, remplaçable demain par
une autre », le percevant plutôt comme « le simple énoncé des conditions sans lesquelles il n’y
aura pas d’humanité au sens d’une relation réciproque entre les hommes, ni de rationalité dans
l’histoire », l’auteur d’Humanisme et terreur faisait du marxisme « la philosophie de l’histoire
» que l’on pouvait abandonner sans « faire une croix sur la Raison historique »52. Il est clair que,
pour Castoriadis, une telle approche, reposant sur la conviction selon laquelle « hors du marxisme,
il n’y a que puissance des uns, et résignation des autres » 53, ne tient guère compte du devenir
effectif de la révolution d’Octobre 191754.
On comprend dans ces conditions l’importance que revêt, pour l’intelligence de sa pensée, la
prise en compte des analyses que Castoriadis a développées dans l’immédiat après-guerre sur la
situation politique russe. Si c’est à partir d’une lecture très attentive de Marx qu’il récuse la thèse
trotskyste faisant de la bureaucratie une simple couche parasitaire appelée à disparaître, les
questions nouvelles qui émergent alors vont peu à peu l’amener à percevoir bien des difficultés
inhérentes au marxisme. Comment penser ou repenser la révolution quand on a pris conscience de
49. Ainsi Castoriadis n’hésite pas à affirmer par exemple que « si le marxisme est vrai, alors d’après ses propres critères, sa vérité historique effective se
trouve dans la pratique historique effective qu’il a animée — c’est-à-dire, finalement, dans la bureaucratie russe et chinoise » (SB, 47). Précisons que ce
propos date de 1973, c’est-à-dire d’une période où le P.C.F. représentait une véritable force, et où bien des intellectuels critiques de sa direction regardaient
vers la Chine.
50. IIS, 15.
51. Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1980, pp. 265-66. « Comme critique du monde existant et des autres humanismes il [le marxisme]
reste valable. À ce titre, il ne saurait être dépassé. Même incapable de donner forme à l’histoire mondiale, il reste assez fort pour discréditer les autres
solutions » (Id., p. 266).
52. Ibid. Après quoi, ajoutait-il, « il n’y a plus que rêveries ou aventures » (Ibid.).
53. Id., 269.
54. Dès 1955, Merleau-Ponty manifestera son évolution par rapport au marxisme en publiant Les aventures de la dialectique.
- 18 -
la dégénérescence de la situation russe depuis 1917 ? Qu’est-ce que le socialisme si la
nationalisation des moyens de production n’interdit en rien la domination et l’exploitation des uns
par les autres ? Qu’est-ce au juste que l’émancipation qu’il prétend assurer ? Ne s’exprime-t-elle
pas confusément dans la société comme demande d’autonomie, comme volonté de se diriger soimême ? Ce qui conduit à refuser une société structurée par une opposition rigide entre dirigeants et
dirigés ; et qui, à son tour, suppose la capacité pour tous de décider en connaissance de cause. Mais
comment y parvenir concrètement ? Comment penser ou repenser la pratique militante une fois
convaincu que l’on ne peut prétendre émanciper les masses tout en dirigeant leur lutte ? En faisant
en sorte que l’autonomie puisse se vivre, et se vivre d’abord au quotidien, sur son lieu de travail ?
N’est-ce pas alors reconnaître que ce dernier n’est pas simplement réservé à la production
nécessaire pour la vie sociale ? Au reste, le pouvoir de décision dans l’entreprise ne renvoie-t-il pas
à un pouvoir de décision plus global se situant au niveau de la société dans son ensemble ? S’il en
est ainsi, ne doit-on pas convenir que l’ordre économique relève in fine de l’ordre politique ? Que
penser alors de la tentative de Marx de dégager l’orientation historique des sociétés de cet ordre
économique ? Autant de questions qui en une quinzaine d’années vont tout à la fois conduire
Castoriadis à se démarquer du marxisme, à saisir les limites de l’ensemble de la pensée héritée
quant à l’étude de la société et de l’histoire, et à proposer une nouvelle approche de ce qui ne
représente qu’un seul et même objet d’étude : le social-historique.
- 19 -
CHAPITRE 1
LES GERMES D’UNE PENSÉE NEUVE
Il faut préciser d’emblée que les premiers écrits de Castoriadis sont des écrits politiques. Cela ne
doit pas surprendre dans la mesure où il fut, pour ainsi dire, toujours engagé : il était en effet tout
jeune au moment de l’invasion allemande de la Grèce en 1941, et de sa participation à la résistance
communiste55. Mais rapidement « le caractère réactionnaire du parti communiste, de sa politique,
de ses méthodes, de son régime interne, autant que le crétinisme imprégnant (…) n’importe quel
discours ou écrit de la direction du P.C. » lui apparurent avec « une clarté aveuglante » 56. Aussi estce d’un mouvement bien compréhensible qu’il se tourna vers le trotskysme et qu’il rejoignit le parti
communiste internationaliste — le P.C.I. — dès son arrivée en France à la fin de la guerre 57. C’est
là qu’il fit la connaissance de Claude Lefort avec lequel il crée, dès le mois d’Août 1946, une
tendance — dite « Chaulieu-Montal » 58 — qui, suite à la rupture avec le P.C.I., deviendra un
groupe autonome59. Se donnant comme nom l’alternative célèbre : Socialisme ou Barbarie, le
groupe fera paraître de 1949 à 1965 une revue au titre éponyme qui se voudra un « organe de
critique et d’orientation révolutionnaires » et qui permettra à Castoriadis d’élaborer et d’exprimer
sa pensée durant toute la période de sa parution.
Castoriadis a donc commencé par publier des textes politiques et assumés comme tels. Ce n’est
certainement pas un hasard si les quelques pages de présentation du groupe et de la revue précisent
à trois reprises qu’il ne s’agit nullement d’un groupe constitué de simples intellectuels embrassant
des problèmes seulement théoriques60. S’il n’est guère original, pour un groupe se réclamant du
55
. Rappelons que C. Castoriadis est né en 1922 à Constantinople.
56
. SB, 21.
57. « Il n’était pas surprenant que, dans les conditions du temps et du lieu, ces constatations conduisent au trotskysme et à sa fraction la plus gauchiste qui
menait une critique intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskystes droitiers » (Castoriadis, SB, 21). Rappelons que le P.C.I. est issu d’une fusion
opérée, dans la clandestinité, en février 1944, de trois groupes de militants trotskystes : le Parti Ouvrier Internationaliste (P.O.I.), le Comité Communiste
Internationaliste (C.C.I.) et le Groupe Octobre. Sur le mouvement trotskyste en France, on pourra consulter : Y. Craipeau, Le mouvement Trotskyste en
France. Des origines aux enseignements de mai 68, Paris, Syros, 1971 ; ainsi que : J. Roussel, Les enfants du prophète, Histoire du mouvement Trotskyste en
France, Paris, Spartakus, 1972.
58
. Il s’agit des pseudonymes respectifs de Castoriadis et de Lefort.
59
. La scission avec le P.C.I. fut proclamée en janvier 1949 au cours d’une session du Comité Central.
60
. On peut y lire que « ce furent donc les nécessités les plus pratiques et les plus immédiates de la lutte des classes qui nous ont amenés à poser
sérieusement le problème de la bureaucratie (…). En nous présentant aujourd’hui, par les moyens de cette revue, devant l’avant-garde des ouvriers manuels
et intellectuels, nous savons être les seuls à répondre d’une manière systématique aux problèmes fondamentaux du mouvement révolutionnaire (…). Dans ce
sens, nous n’avons nullement peur d’être confondus avec tous les éditeurs de revues “marxistes”, “clarificateurs”, “hommes de bonne volonté”, discutailleurs
et bavards de tout acabit. Si nous posons des problèmes, c’est que nous pensons pouvoir les résoudre (…). Cette revue n’est nullement un organe de
confrontation d’opinions entre gens qui “se posent des problèmes” ; mais l’instrument d’expression d’une conception d’ensemble que nous croyons
systématique et cohérente » (SB, 106 à 110).
- 20 -
marxisme, d’afficher sa volonté de ne pas s’en tenir à la seule théorie, ce qui est plus singulier ici,
c’est bien la conception affirmée d’un prolétariat englobant les intellectuels — le texte s’adressant
en effet à « l’avant-garde des ouvriers manuels et intellectuels ».
Nous tâcherons de montrer qu’une telle position est tout sauf secondaire : à l’origine de la sortie
du P.C.I. et de la constitution à proprement parler de Socialisme ou Barbarie, elle est en outre au
centre de polémiques récurrentes au sein même du groupe, occasionnant plusieurs scissions. Ce
pourquoi, elle nous paraît un point d’appui privilégié pour suivre l’évolution intellectuelle de
Castoriadis et cerner les affinités et divergences théoriques qu’il entretient avec d’autres penseurs.
Nous pensons ici tout particulièrement à Claude Lefort, membre fondateur du groupe qu’il quittera
suite à une polémique touchant à la question de l’organisation révolutionnaire.
I. Considérations générales concernant la période militante
Une question immédiate se pose en raison de la nature même des textes en cause, qui sont ceux
d’un militant investi dans une organisation politique révolutionnaire tenant son identité de sa
conception de la révolution. Ils procèdent ainsi d’un double enjeu puisqu’il s’agissait pour leur
auteur de légitimer, au regard de l’organisation (le P.C.I.), une ligne politique en rupture avec celle
de la IVe internationale, et, de clarifier cette ligne vis-à-vis des autres militants révolutionnaires afin
d’en montrer la cohérence. Il est ainsi légitime de se demander s’il y a pour nous un réel intérêt à
les lire.
1) À propos des textes parus dans Socialisme ou Barbarie
Ayant été, pour l’essentiel, publiés dans la revue du groupe ou dans des bulletins internes à des
organisations révolutionnaires, les textes de cette période ne sont réellement intelligibles que
replacés dans leur contexte idéologique d’origine et doivent aujourd’hui intéresser prioritairement
les historiens des courants politiques auxquels ils renvoient. Mais ce sont aussi des écrits d’un
auteur devenu célèbre depuis, et peuvent être abordés comme tels, c’est-à-dire comme des textes où
s’expriment les questionnements, les impasses et les découvertes à la base d’une œuvre théorique
conséquente. Ce n’est du reste pas un hasard s’ils ont été regroupés et publiés sous le nom de
- 21 -
Castoriadis à partir de 197361 — comme ce sera le cas pour Claude Lefort et Jean-François Lyotard
62
—, de sorte que nous pouvons admettre que Socialisme ou Barbarie n’a jamais empêché les
expressions personnelles63, et supposer que ces textes auxquels leurs auteurs renvoient comme à
des jalons de leur évolution propre, sont indissolublement politiques et philosophiques.
Cela apparaît clairement du reste dès les premières analyses de Castoriadis portant sur la nature
de l’U.R.S.S., et qui donnèrent aux membres de la tendance Chaulieu-Montal, déjà fort critiques à
l’égard de la direction P.C.I., les raisons de rompre avec cette organisation. Le témoignage de
Lefort vaut ici d’être rapporté : « Mon premier conflit avec la direction du P.C.I. fut motivé par sa
stratégie à l’égard du P.C.F. Castoriadis l’a très bien rapporté 64. Les trotskystes, à mes yeux,
s’enfermaient dans une contradiction qui ruinait tous nos efforts pour nous faire entendre de la
classe ouvrière. À la fois ils dénonçaient jour après jour la trahison du parti communiste, son étroite
subordination aux intérêts de la bureaucratie dirigeante en U.R.S.S. et ils appelaient à la création
d’un gouvernement PC-PS-CGT (…). J’ai donc tenté de créer une tendance avec un camarade qui
m’avait initié au trotskysme et qui d’ailleurs me lâcha rapidement (…). Pour ma part, je tenais à
mon projet. Je ne sais pourtant ce que serait devenue cette tendance, si Castoriadis n’était alors
arrivé en France. Je l’entendis pour la première fois dans une conférence interne au Parti, destinée à
la préparation du Ve congrès (si ma mémoire est bonne) 65 ; le sujet était l’U.R.S.S. Son analyse me
subjugua. J’étais peut-être gagné d’avance à ses conclusions, mais je ne me les étais jamais
formulées et j’aurais été incapable de leur donner le fondement économique qu’il apportait.
L’argumentation de Castoriadis était du meilleur Marx. Bien sûr les trotskystes ne trouvèrent là
qu’hérésie. De la rencontre qui s’ensuivit date notre longue et étroite collaboration dont le premier
résultat devait être la création de Socialisme ou barbarie avec un petit nombre de camarades »66.
Le témoignage de Lefort confirme donc, si besoin était, que l’exposé de Castoriadis relève d’une
approche singulière ; il en souligne également l’importance. Il faut dire que l’analyse de la
bureaucratie proposée par Castoriadis va tout à la fois provoquer la rupture avec le P.C.I., jeter les
61
. Voir la bibliographie. La longue introduction que Castoriadis rédige pour La société bureaucratique et qui retrace son itinéraire intellectuel atteste que
ces premières analyses, pour politiques et militantes qu’elles soient, sont l’expression d’une pensée qui s’affirme.
Nos références quant à ce recueil, publié une première fois en deux volumes de poche en 1973 et repris en un seul volume en 1990, renvoient toutes à la
seconde édition (Paris, Bourgois éditeur, 1990, citée SB).
62. Voir, respectivement, Éléments d’une critique de la bureaucratie (Genève, Droz, 1971) et La guerre des Algériens (Paris, Galilée, 1989).
63
. Ce que confirme le fait que des textes de Castoriadis, non approuvés par le groupe, ont été publiés — même s’ils furent précédés d’une note faisant
mention de cette désapprobation. Voir, par exemple, l’annonce du long texte, publié dans les numéros 31, 32 et 33 de Socialisme ou barbarie, intitulé Le
mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne. (CMR 2, 47).
64
. Voir ci-dessous le point suivant.
65
. Il semble qu’il s’agisse de l’exposé par Castoriadis d’un texte intitulé L’U.R.S.S. au lendemain de la guerre, en préparation du IIe congrès (et non du
Ve) de la IVe Internationale ; texte reproduit dans La société bureaucratique sous le titre Le problème de l’U.R.S.S. et la possibilité d’une troisième solution
historique. (SB, 65-77).
66
. L’Anti-mythes, n° 14, 1975, pp. 2-3.
- 22 -
germes d’une mise en cause de la capacité du marxisme à rendre compte de la société et de ses
évolutions, et promouvoir une nouvelle approche de la révolution. C’est la raison pour laquelle
nous n’avons pas hésité à nous attarder sur ce texte, justement qualifié d’« article séminal » par
Miguel Abensour67.
2) Un point de méthode (à propos de notre approche de ces textes)
Il convient toutefois, avant d’entrer dans le détail de l’argumentation de s’interroger sur la nature
réelle d’un conflit qui, replacé dans son contexte idéologique, peut paraître tout à fait secondaire.
La polémique centrale de l’époque portait en effet sur la pertinence du projet politique de l’Union
Soviétique défendu par le Parti Communiste Français. Le prestige dont jouissaient, dans cet
immédiat après guerre, à la fois le vainqueur de la bataille de Stalingrad et le « parti des 75 000
fusillés », interdisait de voir dans la politique qu’ils promouvaient autre chose que l’incarnation du
socialisme68. Ce n’est donc pas sans raison que Castoriadis note, qu’en opposition sur tout,
capitalistes et staliniens s’accordent sur le fait que la Russie a réalisé le socialisme. « Évidemment,
précise-t-il, dans le mécanisme de mystification des uns et des autres, cet axiome joue un rôle
différent : pour les staliniens, l’identification de la Russie au socialisme sert à prouver l’excellence
du régime russe, tandis que pour les capitalistes elle démontre le caractère exécrable du socialisme
»69. La guerre froide aidant, chacun était alors tenu de choisir son camp.
Comment, dans de telles conditions, ne pas voir les conflits entre groupes d’extrême gauche se
réclamant à la fois anticapitalistes et antistaliniens comme superficiels ? Comment éviter de les
ramener à ce qui semble être leur vérité : des querelles ne relevant que de la psychologie des
acteurs en cause, ou d’une dynamique conflictuelle liée à la sociologie des champs et aux stratégies
mises en œuvre par souci de distinction ? C’est cette dernière perspective, inspirée de la pensée de
Pierre Bourdieu, qui meut les analyses de P. Gottraux dans son étude du groupe Socialisme ou
67. Les deux interprétations du totalitarisme chez Lefort, in : C.Habib et C. Mouchard, La démocratie à l’œuvre, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 86.
68. Exemplaires à ce propos sont les remarques d’un historien interrogé dans le cadre d’une enquête sur le rapport des militants au Parti Communiste,
assurant que ce n’était pas la classe ouvrière qui comptait pour lui, mais L’Union Soviétique : « Il faut se représenter ça, que vous ne mesurez pas assez, ce
qu’était l’Union Soviétique en 1945, la victoire sur le nazisme (…) ça a été un grand mythe de ma génération » (J. Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le
Parti Communiste, les intellectuels et la culture, Paris, Fayard, 1983, p. 72-73). Rapportons, pour qui douterait du rôle de Stalingrad dans l’appréciation de
la politique à l’œuvre en U.R.S.S, quelques lignes de Merleau-Ponty publiées en 1947 : « Une entreprise comme celle de l’U.R.S.S. commencée et poursuivie
au milieu de l’hostilité générale, dans un pays (…) qui n’a jamais connu le niveau de culture et le niveau de vie de l’Occident, et qui enfin a, plus qu’aucun
autre des alliés porté le poids de la guerre, ne peut être jugée sur des faits séparés de leur contexte » (Humanisme et terreur, op. cit., 299-300. Nous
soulignons). Quant au P.C.F., l’écho favorable dont il jouissait se mesure à son poids électoral d’alors.
69
. SB, 159.
- 23 -
Barbarie70. Si nous reconnaissons l’intérêt de telles approches sociologiques, c’est à la condition
qu’elles n’omettent pas de prendre en compte la manière dont les engagements des uns et des autres
sont vécus ; ce qui suppose d’étudier les déclarations des acteurs suivant leur intention manifeste.
Bourdieu lui-même ne nous contredirait sans doute pas, lui qui a montré la nécessité de ce moment
« phénoménologique » (ou subjectiviste)71. Or, tout en prétendant reconnaître cette nécessité, P.
Gottraux ne cesse d’insister sur la dynamique de distinction poussant des militants d’extrême
gauche à s’affirmer toujours plus radicaux dans leurs engagements 72 ; et s’il assure que la
considération des vues subjectives « n’est pas sans intérêt » en ce qui concerne les raisons de la
dissolution de Socialisme ou Barbarie, c’est « simplement qu’elle renseigne sur les contraintes qui
pèsent sur un collectif de militants lorsqu’il cherche à motiver son “renoncement” »73.
Nous pensons au contraire nécessaire de tenir compte de ces vues qui, par leur appréciation de la
politique mise en place en Union Soviétique et des théories qui la soutiennent, nous semblent
porteuses d’éléments de renouvellement d’une pensée véritablement critique ; entendant par là, une
pensée capable de se reprendre elle-même à partir des constats imposés par la situation historique,
une pensée capable de réflexion au sens fort du mot : retour à soi à partir de l’expérience concrète.
Il est vrai qu’en raison de son tempérament polémique Castoriadis prête le flanc à des attaques ne
tenant guère compte de ses arguments de fond ; il est vrai aussi qu’il cède parfois à une approche
peu soucieuse des affirmations explicites qu’il condamne74. Reste que, refusant de leur appliquer
d’emblée une pensée du soupçon75, nous entendons aborder les propos de Castoriadis à partir de
70
. Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot Lausanne, 1997.
71
. Attitude nécessaire pour qui prétend dépasser l’opposition objectivisme/subjectivisme. Sur ce point, voir notamment : Le sens Pratique (Paris, Minuit,
1980). Selon Bourdieu, c’est l’ethnologie qui représente le mieux l’attitude objectiviste. Et c’est bien parce qu’elle s’attache davantage à l’opus operatum
qu’au modus operandi, au produit qu’à l’acte de production, qu’il entend rompre avec une telle approche : « c’est seulement par une rupture avec la vision
savante, qui se vit elle-même comme une rupture avec la vision ordinaire, que l’observateur pourrait prendre en compte dans sa description de la pratique
rituelle le fait de la participation (et du même coup le fait de sa propre rupture) : seule en effet une conscience critique des limites inscrites dans les
conditions de production de la théorie permettrait d’introduire dans la théorie complète de la pratique rituelle des propriétés qui lui sont aussi essentielles que
le caractère partiel et intéressé de la connaissance pratique ou le décalage entre les raisons vécues et les raisons « objectives » de la pratique. Mais le
triomphalisme de la raison théorique a pour rançon l’incapacité à dépasser, et cela depuis l’origine, le simple enregistrement de la dualité des voies de
connaissance » (Le sens Pratique, 61).
72
. Ainsi, par exemple, à propos de la rupture de S ou B avec le P.C.I., et analysant les textes de Castoriadis qui la justifient, il écrit : « ces éléments autojustificatoires traduisent (…) une claire volonté de se positionner de manière offensive, dans le champ politique, sur le mode de l’hérésie » (P. Gottraux, op.
cit., p. 24).
73
. P. Gottraux, op. cit., pp.177-78. Nous soulignons.
74
. À titre d’exemple : « La lutte que la tendance ,“Trotskyste orthodoxe” (majorité du P.C.I. et de la IV° Internationale) a menée contre la conception que
la « droite » défendait sur le Front Unique n’a été que la couverture idéologique d’une rivalité de clan et un moyen de faire passer en définitive des
conceptions non moins opportunistes » (SB, 149).
75. Ce terme, « pensée du soupçon », renvoie à une attitude intellectuelle tâchant d’appréhender le latent au travers du manifeste ; Attitude qui se
caractérise comme critique généalogique pour laquelle la pensée intentionnelle est vue comme un symptôme. Comprendre qu’elle soupçonne la pensée d’être
l’expression de ce qui la conditionne à son insu. La critique nietzschéenne, critique généalogique qui se présente comme « symptomatologie » ou «
sémiologie », est exemplaire d’une telle attitude, dans la mesure où, ainsi que le note M. Haar, elle « interprète les valeurs comme autant de signes (...) des
- 24 -
leur contenu explicite, commençant par envisager la polémique avec les trotskystes français.
3) La rupture avec le P.C.I. et l’avènement de Socialisme ou Barbarie
Comment donc des militants du P.C.I., déjà regroupés en tendance, en sont-ils venus à rompre
avec cette organisation pour fonder un groupe autonome ? Le saisir suppose de s’arrêter quelque
peu sur un texte datant de 1949 : il s’agit d’une Lettre ouverte aux militants du P.C.I. et de la IV e
Internationale, écrite en collaboration avec Lefort 76. À en croire cette lettre, les raisons de la
rupture viennent de « désaccords (…) qui concernent pratiquement toutes les questions sur
lesquelles il peut y avoir désaccord », et qui précipitent, au lendemain du V e Congrès, une décision
que rien — i.e. aucune considération d’ordre tactique — ne peut plus reporter 77. Cette urgence
manifestée relève de considérations pratiques, si l’on peut dire. Les auteurs parlent en effet de leur
« présence dans le Parti » comme « d’une perte sèche de temps et un pénible devoir ». Ce qui
devait leur être d’autant plus insupportable qu’ils en étaient venus à se sentir étrangers au sein
même des cellules78. On peut admettre que le temps manque à qui milite au sein d’une tendance
soucieuse d’élaborer une ligne politique cohérente, mais comment comprendre que des militants
révolutionnaires deviennent si indifférents à la vie de leur organisation ? Si l’on peut évoquer les
ambitions de jeunes avides de se faire entendre, il est difficile d’occulter l’existence de raisons de
fond.
Très sévères à l’égard du P.C.I., ces militants assurent que le V e Congrès les a « définitivement
éclairés » quant à « l’extrême décrépitude dans laquelle est tombée l’organisation » —
pulsions souterraines, mais plus précisément comme des signes de la direction, ascendante ou décadente, de ces pulsions». (M. Haar, Nietzsche et la
métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 35). Ce n’est donc pas sans raison que l’on a rapproché des auteurs aussi différents que Marx, Nietzsche et Freud.
Tous trois ont en effet tenté de mettre en évidence les soubassements souterrains de la pensée. Sur ce point, voir le premier chapitre du texte de C. Rosset :
Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Paris, PUF, 1989, où l’auteur entend montrer en quoi « la thèse de Schopenhauer selon laquelle « l’intelligence obéit
à la volonté » représente le point de départ d’une philosophie généalogique (Marx, et Nietzsche), ainsi que d’une psychologie de l’inconscient (Freud) » (p.
66). Sur le parallèle à faire entre Marx et Nietzsche, voir notamment : J. Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil,
1966, pp. 149-156. Il va de soi que la sociologie de P. Bourdieu, qui porte une attention particulière à la question de l’intérêt, doit beaucoup à cette tradition
de pensée, ne serait-ce qu’indirectement.
76
. SB, 145-158. Ce texte reprend et synthétise des arguments développés par Castoriadis dès 1946-47 dans un texte intitulé L’U.R.S.S. au lendemain de
la guerre. qui fût rédigé pour une discussion préparatoire au II° Congrès de la IV° Internationale (repris sous le titre Le problème de l’U.R.S.S. et la
possibilité d’une troisième solution historique, SB, 65-77). Toutes les citations à venir de Castoriadis ne faisant l’objet d’aucune mention d’origine sont
extraites de ce texte.
77
. « Nous nous étions cependant fixés un délai, rappellent Castoriadis et Lefort parlant ici au nom de la tendance qu’ils animaient au sein même du
P.C.I., afin de consolider nos propres liens organisationnels et de préparer un exposé approfondi de l’ensemble de nos positions, avant de consommer cette
rupture » (SB, 146).
78
. Le texte évoque « le sentiment bien compréhensible qu’il y a une absurdité à participer aux préoccupations et à la vie des cellules lorsque celles-ci
[leur] sont de plus en plus étrangères » (SB, 146).
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« définitivement » dans la mesure où « il a fallu une expérience longue pour constater
l’effondrement définitif de l’organisation française ». Il est remarquable que cette mise en cause du
P.C.I. ne fasse l’objet d’aucune argumentation. La raison en est que, pour les membres de
Socialisme ou Barbarie, il s’agit d’un simple constat ne requerrant aucune justification 79. On peut
certes s’amuser d’un tel aplomb, et pour tout dire d’un tel manque d’esprit critique envers soi ; on
peut également comprendre l’amertume de ces militants révolutionnaires, conscients de vivre un
moment historique imposant un renouvellement dans l’approche des problèmes, face à l’attitude de
leur parti, agissant toujours de même manière, au nom des mêmes analyses. Il n’est en effet pas
douteux qu’à leurs yeux, cette dégénérescence « constatée » soit le fait d’un cruel manque de
réflexion théorique. Dès 1947 du reste, Castoriadis déplorait la régression de la pensée
révolutionnaire après Trotsky, et assurait que « la manifestation la plus éclatante de la crise de la
IVe internationale se trouve dans sa stagnation théorique »80. Rappelant « le fameux adage » : sans
théorie révolutionnaire, pas d’action révolutionnaire 81, il entend qu’il soit « compris dans toute son
ampleur et dans sa véritable signification », c’est-à-dire comme signifiant : « sans développement
de la théorie révolutionnaire, pas de développement de l’action révolutionnaire » 82. Nous aurons
l’occasion de revenir sur cette idée de base du marxisme qui refuse l’opposition de la théorie et de
la pratique et à laquelle notre auteur restera fidèle. Contentons-nous de souligner ici ce qu’il avance
expressément : « Le mouvement prolétarien se distingue de tous les mouvements politiques
précédents, aussi importants que ceux-ci aient pu être, parce qu’il est le premier à être conscient de
ses objectifs et de ses moyens. Dans ce sens, non seulement l’élaboration théorique est pour lui un
des aspects de l’activité révolutionnaire, mais elle est inséparable de cette activité » 83. Soulignons
que la conscience dont il est ici question est une conscience de classe, et comme telle n’est
évidemment pas à rapporter à une connaissance pure, mais à une connaissance dérivée de la
praxis84.
Mais revenons sur « la crise chronique » du trotskysme français afin de bien saisir la position des
79
. Ce qu’atteste l’assurance avec laquelle ils affirment leur « diagnostic » : « Pour nous, qui considérons objectivement l’ensemble de l’activité
Trotskyste française depuis bientôt vingt ans, nous sommes forcés de voir que la “crise” n’est pas accidentelle, mais qu’elle en constitue un trait déterminant
de sa nature » (SB, 147, nous soulignons).
80
. « Depuis la mort de Trotsky, non seulement l’on chercherait en vain trace d’idée nouvelle dans toutes les publications de la IVe, mais encore le niveau
des discussions théoriques et politiques a subi une baisse effroyable. Une atmosphère de suspicion entoure toute tentative de renouveau » (SB, 65. Il s’agit
d’un texte de préparation au IIe congrès de la IVe Internationale).
81. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les
formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme » (Lénine, Que faire ?, I, d).
82
. SB, 107-108.
83
. SB, 107. Deux points forts sont ici affirmés sur lesquels nous reviendrons : la nécessité d’envisager le mouvement ouvrier comme conscient de ses
objectifs et des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre, et la nécessité déjà signalée du dépassement de l’opposition théorie - pratique. Nous verrons que
l’intérêt de Castoriadis pour la psychanalyse n’est pas étranger à ces deux points.
84. Marx parlait ainsi de l’« expression pratique de la nécessité » (La Sainte Famille, Œuvres, tome 3, p. 460).
- 26 -
auteurs de Lettre ouverte au P.C.I. qui voient dans la stagnation théorique un problème pratique.
Leur attaque porte donc sur le fait que le déficit de pensée engendre l’impossibilité pour
l’organisation de devenir une véritable force politique. Autrement dit, la crise en question — qui se
manifeste comme « incapacité radicale de parvenir à l’existence » —, « ne se comprend qu’à partir
d’une autre incapacité plus profonde, celle de trouver une base d’existence idéologique autonome
». Il faut prendre toute la mesure d’une telle remarque, qui revient tout simplement à accuser le
trotskysme de n’avoir pas su se dégager effectivement du stalinisme85. Et c’est bien cela qui
explique qu’il n’ait pas vraiment pu se construire : il « a été incapable de se séparer radicalement et
organiquement du stalinisme », et ne représente « au mieux » qu’une opposition interne. On mesure
la provocation d’une telle affirmation, dont on se demande si elle était seulement audible par ses
destinataires, c’est-à-dire par des militants ayant subi dans leur chair la répression stalinienne !
Mais si l’on peut admettre, qu’en raison même de sa forme outrancière, elle n’ait été prise au
sérieux au moment où elle a été avancée, il nous appartient de l’aborder avec suffisamment de
distance afin de voir s’il n’y a toutefois pas là, au-delà du ton peu amène, matière à réflexion 86. La
seule question qui vaille ici est donc de savoir en quoi Castoriadis et Lefort se sentent légitimés
dans leur analyse. Qu’est-ce qui leur permet de dire que la IVe Internationale ne s’est pas vraiment
dégagée du stalinisme ? La réponse est claire au demeurant : ses options politiques, exprimant un
déficit théorique lié à un trop grand attachement au « communisme réel ».
Quelles sont donc ces prises de position politiques problématiques aux yeux des militants de
Socialisme ou Barbarie ? Concrètement, il s’agit a) du soutien « réservé » au gouvernement
d’alors87 ; b) de la volonté de « ressouder le front prolétarien »88 ; c) du désir de continuer à se
tourner vers les structures syndicales traditionnelles et partant, de l’incapacité d’impulser des
mouvements ouvriers autonomes ; d) du souci de toujours se définir en fonction du Parti
85. « La “IVe Internationale” n’a pas conquis son autonomie parce que celle-ci exigeait une critique radicale et une analyse définitive de l’évolution et de
la dégénérescence de l’organisme dont elle procédait, de la IIIe Internationale. Ce n’est qu’à partir de cette analyse et de la destruction radicale de l’idéologie
stalinienne qu’elle aurait pu poser les fondements de sa propre existence ».
86
. C’est-à-dire qu’il nous faut éviter de réagir de trop affectivement aux attaques portées contre la direction du P.C.I. et ses dirigeants.
87
. Privas, « le représentant le plus qualifié » de la direction du P.C.I., déclarait dans le BI n° 37 de décembre 1946 : « La question de notre soutien
politique au gouvernement P.C.-P.S.-C.G.T. se pose. Il est (ce soutien) conditionné par la loyauté de ce gouvernement envers le programme anticapitaliste et
envers les masses. S’il applique réellement un tel programme, s’il fait réellement appel à l’action et à l’organisation des masses, nous lui accorderons notre
confiance ; quant notre participation, elle ne pourrait se poser qu’après qu’il aurait prouvé qu’il mérite notre confiance et qu’il poursuivrait son action de
destructions de l’appareil d’État bourgeois». Propos cité par Castoriadis et Lefort, pour qui une telle déclaration souligne le manque de confiance en ellemême de la direction Trotskyste qui « considère que les tâches révolutionnaires pourraient très bien être accomplies par le stalinisme » (SB, 148-49).
88
. Castoriadis et Lefort voient là une expression de la tactique dite du « Front Unique » (qu’il faut resituer dans le contexte de la guerre froide) : «
“Ressouder le front prolétarien”, comme le répète constamment la direction, refuser de le laisser se diviser en deux blocs, le bloc stalinien qui suit Moscou et
le bloc réformiste qui suit Washington, voilà ce qui nous est présenté comme l’héritage essentiel de la tactique léniniste » (SB, 150). L’ironie de ce propos
venant de ce que selon nos auteurs, il n’a y là rien de nouveau, en dépit des déclarations, par rapport à la position qui était celle du P.C.I. dans l’immédiat
après-guerre : éviter une forme d’antistalinisme risquant de faire « perdre l’oreille des masses » selon l’expression de Bleibtreu, Secrétaire général du parti en
1946.
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Communiste ; e) de « l’obstination de la direction du P.C.I. à voir l’avant-garde réelle de la classe
ouvrière dans l’avant-garde stalinienne ». Plus que problématiques, ces options sont en fait jugées
comme proprement inacceptables, puisque contribuant à la mystification des masses ; les soutenir
signifierait « justifier par des sophismes l’exploitation et l’oppression ; enseigner aux masses sous
prétexte d’arguments “objectifs” (le caractère “progressif” de l’étatisation et de la planification)
d’accepter d’être exploitées, pourvu que ce soit sous des formes “socialistes” ».
II. La bureaucratie en question
Faut-il le préciser ? jamais les membres de Socialisme ou Barbarie ne se sont fait d’illusions sur
ce qui se passait au pays du « socialisme réel 89. Il n’est certainement pas inutile de rappeler, qu’à la
même époque et alors même qu’il avait affronté la réalité des procès de Moscou, Merleau-Ponty
s’interdisait de juger trop sévèrement la politique de l’U.R.S.S. 90. La question n’est du reste pas là
— d’autant que les méfaits du stalinisme étaient connus, des trotskystes notamment 91. Le problème
tient au fait que des militants révolutionnaires puissent encore et malgré tout trouver un quelconque
intérêt dans le régime soviétique en place92 — attitude qualifiée de « collage éperdu au stalinisme ».
Et comment le comprendre sans postuler une cécité profonde quant au fait que « la bureaucratie
représente une formation sociale indépendante,qu’elle exploite pour son propre compte le
prolétariat dans les pays où elle prend le pouvoir, qu’elle tend à prendre le pouvoir dans tous les
pays » ?
89
. Dès le premier numéro de la revue, dans un article traitant de le dégénérescence de la Révolution d’Octobre, Castoriadis assure que « c’est ainsi qu’on
en est arrivé à un régime se qualifiant cyniquement de “socialiste”, où, à côté d’une misère atroce des masses laborieuses, s’étale avec impudeur la vie
luxueuse des 10 ou 15 % de la population qui forment la bureaucratie exploiteuse, où des millions d’individus sont enfermés dans des camps de concentration
et de travail forcé, où la police d’État — dont la Gestapo ne fut qu’une pâle imitation — exerce une terreur intégrale, où les “élections” et les autres
manifestations “démocratiques” ne seraient que des sinistres farces si elles n’étaient des expressions tragiques de l’abrutissement et de la dégradation de
l’homme sous la dictature la plus écrasante du monde actuel » (SB, 127-28).
90. Voir notamment la conclusion d’Humanisme et terreur. On peut y lire, par exemple, que « toute critique communiste ou de l’U.R.S.S. qui se sert faits
isolés, sans les situer dans leur contexte et par rapport aux problèmes de l’U.R.S.S. — toute apologie des régimes démocratiques qui passe sous silence leur
intervention violente dans le reste du monde (…), toute politique en un mot qui ne cherche pas à « comprendre » les sociétés rivales dans leur totalité ne peut
que servir qu’à masquer le problème du capitalisme, vise en réalité l’existence même de l’U.R.S.S. et doit être considérée comme un acte de guerre».
(Merleau-Ponty M., Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1980, p. 299). Au moment de la republication de cet ouvrage, en 1980, C. Lefort
s’est du reste senti obligé de préciser qu’« à défaut de replacer les analyses de Merleau-Ponty dans les horizons d’une époque — celle qui suit de près la
Libération —, on pourrait s’étonner qu’un penseur si exigeant manifeste tant de crédulité à l’égard de ce qu’il nommait le “communisme effectif”, c’est-àdire le communisme régnant en U.R.S.S., et passe si vite sur certains traits de l’oppression totalitaire ». On pourra toujours gloser sur l’indulgence du
philosophe pour son maître et la sévérité du militant à l’égard de ses pairs ; cela ne change rien aux faits.
91
. C’est bien par le témoignage de Trotsky que Merleau-Ponty a eu connaissance de la répression stalinienne, comme le rappelle C. Lefort (op. cit., 25).
92
. Si plus de 30 années après sa publication, Humanisme et Terreur « mérite d’être lu ou relu, c’est d’abord parce qu’il fournit un témoignage
exceptionnel du climat idéologique des années d’après-guerre, qu’on voit là au mieux comment l’attrait du modèle soviétique pouvait s’exercer sur un esprit
aussi rebelle à la foi des partisans et fermement décidé à poser des questions que d’autres étouffaient », note C. Lefort (op. cit., 11-12).
- 28 -
Mesurer la pertinence d’un tel jugement, suppose de revenir, fut-ce succinctement, sur l’analyse
de la bureaucratie avancée par Trotsky, dans la mesure où, à en croire Castoriadis, elle est tout à la
fois la « seule tentative de réponse cohérente » au problème abordé 93, un « dogme intangible » pour
les militants du P.C.I.94, et le fruit d’un « aveuglement » sur le stalinisme 95. Mais comment une
analyse cohérente peut-elle dériver d’un aveuglement ? La seule réponse possible est que celui-ci
porte sur les prémisses ou les a priori du raisonnement.
C’est bien ce que Castoriadis va mettre en évidence quant à la thèse de Trotsky : elle relève d’une
erreur principielle consistant à croire que la nationalisation des moyens de production garantit le
caractère socialiste du régime96.
1) La position de Trotsky
Quelle était donc la position de Trotsky en ce qui concerne la bureaucratie ? Soulignant qu’elle «
restera toujours fondamentalement la même », Jean-Jacques Marie l’expose de manière aussi claire
que synthétique : « la bureaucratie est une caste parasitaire née d’un accident de l’histoire (la
défaite de la révolution allemande qui s’ensuivit et sa réfraction en U.R.S.S.) ; elle n’a pas de rôle
ni d’avenir historique. Née du reflux de la révolution prolétarienne, elle périra avec sa victoire » 97.
Selon Trotsky, la société bureaucratique est donc intrinsèquement instable. Elle se comprend
comme relevant de l’usurpation du pouvoir politique par « une couche parasitaire » dans un pays
économiquement et culturellement arriéré — usurpation devant cesser avec le développement
économique et culturel du pays qu’elle ne peut que promouvoir. « En consommant une part énorme
du revenu national, la bureaucratie soviétique, par sa fonction même, est en même temps intéressée
au développement économique : plus élevé sera le revenu national, plus grand sera le montant de
ses privilèges »», note en effet Trotsky, qui poursuit en soulignant toutefois que « sur les bases
sociales de l’État soviétique, l’essor économique et culturel doit saper les bases mêmes de la
domination »98.
93
. SB, 436.
94
. SB, 175.
95
. Castoriadis en fût le premier surpris : « Cet aveuglement de Trotsky sur le stalinisme pouvait surprendre ceux qui, comme moi, avaient admiré son
audace et son acuité » (SB, 26).
96
. « Tout était à reprendre, et tout d’abord la nature de la classe du régime bureaucratique. Une nouvelle analyse de la « nationalisation des moyens de
production » permettait de montrer que cette nationalisation n’abolissait nullement la structure de classe des moyens de production » (SB, 438).
97
. Trotsky. Textes et débats SB, 438, Paris, Le livre de poche, 1984, p. 329. La thèse de Trotsky est exposée de manière systématique dans La
Révolution Trahie. On trouve également d’intéressantes mises au point dans Défense du marxisme.
98
. La nature de l’U.R.S.S., Paris, Maspéro, 1974, 192. Cité in : J.J. Marie, Trotsky. Textes et débats, 334.
- 29 -
L’essentiel pour Trotsky est ainsi le fait que la bureaucratie ne détient pas les moyens de
production, qu’elle ne fait que les contrôler. Aussi pense-t-il que la nationalisation opérée par la
révolution de 1917 interdit d’appréhender la bureaucratie russe comme une classe : elle n’est pas
autre chose qu’une couche exploiteuse. Sa pérennité est des plus compromises du reste, dans la
mesure où elle n’a pu créer « de base sociale à sa domination, sous la forme de conditions
particulières de propriété ». Or, sans titre ni action, le « fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses
héritiers son droit à l’exploitation de l’État » 99. Certes la bureaucratie a la « mainmise sur une part
énorme du revenu national », mais cela ne remet pas en cause les bases de la société soviétique,
acquis de la révolution garantissant le caractère prolétarien de l’État russe 100. On peut bien dire de
ce dernier qu’il est dégénéré, il n’en est pas moins un État ouvrier dans la mesure où il possède les
moyens de production. Et s’il admet, du fait que « l’État “appartient” en quelque sorte à la
bureaucratie », que la situation pourrait à terme ruiner les apports de la révolution 101, Trotsky
estime cette hypothèse encore « prématurée » : « Obligée de défendre la propriété de l’État, source
de son pouvoir et de ses revenus », la bureaucratie demeure selon lui « l’instrument de la dictature
du prolétariat »102. Aussi dénoncer et combattre la bureaucratie, véritable couche parasitaire et
exploiteuse, ne revient nullement à l’assimiler à une classe « capitaliste d’État ».
Bref, Trotsky considérait l’U.R.S.S. comme société progressive par rapport au capitalisme, dans
la mesure où elle conservait certains acquis de la Révolution de 1917 — acquis qu’il entendait
défendre dans le cadre d’une guerre impérialiste. Il a, semble-t-il, pensé jusqu’au bout que ce
régime, même miné par le stalinisme, représentait une avancée réelle vers le socialisme 103.
2) Les premières critiques et la réaction de Trotsky
99
. La Révolution trahie, chap. IX. La bureaucratie « se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits
particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État » (Ibid.).
100. Ibid. Trotsky estime en effet que « la nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du
commerce extérieur forment les bases les bases de la société soviétique».
101. Parlant des rapports entre la bureaucratie et l’État, Trotsky assure en effet que « si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se
légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la
révolution prolétarienne » (Ibid.)
102
. Ibid.
103
. Ce qu’atteste clairement une précision de Janvier 1940 quant à la notion d’État ouvrier dégénéré, où il souligne les trois points suivants : « 1- les
traits qui constituaient en 1920 une “déformation bureaucratique” du système soviétique se sont transformés en un régime bureaucratique indépendant qui a
dévoré les Soviets ; 2- la dictature de la bureaucratie, incompatible avec les tâches intérieures et internationales du socialisme a introduit et continue à
introduire des déformations profondes jusque dans la vie économique du pays ; 3- fondamentalement, cependant, le système de l’économie planifiée sur la
base de la propriété étatique des moyens de production a été préservé et constitue toujours une conquête grandiose de l’humanité » (D’une égratignure au
danger de gangrène, in : Défense du marxisme, nous soulignons).
- 30 -
Quelque fut l’autorité intellectuelle de l’auteur de La révolution trahie, la vague de terreur que
connut l’U.R.S.S. au cours des années trente-six et trente-sept — laquelle culmina avec les
tristement célèbres procès de Moscou —, suscita de vives réactions au sein même de la IV e
Internationale et une polémique éclata sur l’appréciation de la nature de la bureaucratie. Militant
proche de Trotsky dont il fut le secrétaire, Y. Craipeau, rédigeait un Contre rapport lors du IIe
congrès du P.O.I de Novembre 1937 où il concluait à l’existence d’une classe bureaucratique stable
et refusait de voir l’État Russe comme un État ouvrier : « Devant nos yeux s’est formé une grande
classe de gouvernants qui a ses subdivisions intérieures croissantes, qui se multiplie par la voie de
la cooptation intéressée par la nomination directe et indirecte (…). Comme base d’appui à cette
classe originale, se trouve une sorte originale aussi de propriété privée, à savoir : la possession de
pouvoir d’État »104.
Les réactions de Trotsky ne se firent pas attendre 105. C’est que, le contexte aidant, la question de
la nature de classe de la bureaucratie cessait d’être à ses yeux « d’ordre purement “sociologique” »,
pour devenir politique. Il s’agissait en effet de savoir, dans cette période de tension croissante sur le
plan international, si l’on devait, ou non, soutenir l’Union soviétique en cas de guerre. La position
de Trotsky était très claire : « si la bureaucratie n’est pas une classe, si l’on peut encore caractériser
l’Union soviétique comme un État ouvrier, il sera nécessaire de la soutenir en cas de guerre »106.
Ce que contestait Craipeau dans son Contre rapport dénonçant l’exploitation du peuple par la
classe des bureaucrates107. Analyse peu crédible aux yeux de Trotsky, puisque faisant fi des «
principaux enseignements du marxisme », à savoir « que les forces productives sont le facteur
fondamental du progrès historique ». Or le « développement des forces productives sans égal dans
l’histoire du monde » qu’elle a permis, invite à reconnaître que « quel que soit le mode
d’exploitation qui la caractérise, cette nouvelle société est, par ses caractéristiques mêmes,
supérieure à la société capitaliste ». Ainsi, même en admettant l’existence de classes au sein de la
société Russe, il faut dire qu’elle est « progressive par rapport au capitalisme » 108.
Le déferlement nazi en Europe poussait cependant à reprendre la question en raison du pacte
germano-soviétique : ce dernier n’obligeait-il pas à voir la société russe comme une nouvelle
société d’exploitation des masses ? Prenant acte de la résurgence des critiques de sa thèse par
certains militants de la IVe Internationale, Trotsky, qui maintenait ses vues, répondit dans un texte
104
. De larges extraits de ce rapport sont repris dans Défense du marxisme.
105
. Voir : Défense du marxisme qui compile une dizaine de textes en réponse aux critiques de ses thèses.
106
. Une fois de plus : L’union soviétique et sa défense, in Défense du marxisme. Nous soulignons.
107
. Ainsi, affirmait-il, « le devoir des prolétaires russes ne sera donc pas de servir de chair à canon pour protéger une économie dont ils sont les
exploités, et qui se défend fort bien sans les canons. Leur devoir sera de profiter de l’affaiblissement de leurs exploiteurs par la guerre pour leur régler leur
compte ainsi que devront faire l’ensemble des travailleurs du monde » (Contre rapport au II° congrès du P.O.I, op. cit.).
108
. Une fois de plus : L’union soviétique et sa défense. L’argumentation de Trotsky se comprenait d’autant mieux que, dans les années trente, le
développement de l’économie soviétique contrastait avec la stagnation de l’économie capitaliste ayant subi une crise économique majeure.
- 31 -
intitulé L’U.R.S.S. dans la guerre109 : « Peut-on, après la signature du pacte germano-soviétique,
reconnaître en l’U.R.S.S. un État ouvrier ? (…) En fait la signature d’un accord avec Hitler ne fait
que mesurer une fois de plus le degré de décomposition de la bureaucratie soviétique et la
profondeur de son mépris pour la classe ouvrière internationale, ainsi que pour l’Internationale
communiste, mais elle ne donne aucune raison de réviser l’appréciation sociologique de l’U.R.S.S.
». Son propos laisse parfois penser que les critiques de sa thèse, n’apportant rien de neuf, n’ont
qu’un « caractère purement terminologique » 110. Pourtant la prise en compte la situation historique
semble le faire évoluer quelque peu dans la mesure où il admet qu’une défaite du prolétariat
entraînerait la mise en place d’un régime inédit d’exploitation par une bureaucratie qui, de fait,
devrait être comprise comme une classe111 — risque qui ne concerne pas seulement l’U.R.S.S. 112.
Le devenir historique pourrait ainsi conduire à une révision de sa thèse : la défaite du prolétariat
obligerait en effet à « établir rétrospectivement que dans ses traits fondamentaux l’U.R.S.S.
actuelle est le précurseur d’un nouveau régime d’exploitation à l’échelle internationale » 113.
On voit que, loin de prétendre énoncer une quelconque prédiction, Trotsky fait appel à une
vérification empirique114. Aussi peut-on comprendre que les critiques de Castoriadis ne s’adressent
109
. Publié dans Défense du marxisme. Les citations de Trotsky qui suivent ne faisant l’objet d’aucune précision d’origine sont toutes extraites de ce
texte.
110
. « Nos critiques, en règle générale, acceptent les faits tels que nous les avons depuis longtemps établis. Ils n’ont rien ajouté au fond de décisif à notre
appréciation sur la situation de la bureaucratie dans la société soviétique et sur les relations entre elle et les travailleurs ou sur le rôle du Kremlin sur l’arène
internationale. Sur toutes ces questions, non seulement ils ne discutent pas notre analyse ; au contraire, ils s’appuient entièrement sur elle et se limitent même
complètement à elle. Ils nous reprochent seulement de ne pas partager leurs “conclusions” inévitables. À l’examen, cependant, il apparaît que ces conclusions
ont un caractère purement terminologique. Nos critiques se refusent à appeler État ouvrier l’État ouvrier dégénéré. Ils exigent que l’on qualifie la
bureaucratie totalitaire de classe dirigeante. Ils proposent de considérer la révolution contre cette bureaucratie comme une révolution sociale et non point
politique. Si nous leur faisions ces concessions terminologiques, nous mettrions nos critiques dans une situation extrêmement délicate, car ils ne sauraient pas
eux-mêmes que faire de leur victoire purement verbale ». Trotsky souligne toutefois que les divergences se marquent dès qu’on envisage la question dans sa
dimension politique : « ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques, car dans le développement
ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes ».
111. « Si cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la
bureaucratie en U.R.S.S. et la résurrection de la démocratie soviétique, sur des bases économiques et culturelles infiniment plus hautes qu’en 1918. Dans ce
cas, la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une « classe » ou une excroissance sur l’État ouvrier se résoudra d’elle-même. Il sera clair alors
que dans le processus du développement de la révolution internationale la bureaucratie soviétique ne représentait qu’une rechute épisodique. Si l’on
considère, au contraire, que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n’existe alors qu’une autre issue à
l’alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’État et la disparition de la démocratie, là où elle s’est encore
maintenue, au profit d’un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions
mener à l’émergence d’une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de
décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation ».
112. « On aboutirait, continue Trotsky, à un résultat analogue dans le cas, aussi, où le prolétariat des pays capitalistes avancés, ayant conquis le pouvoir,
apparaîtrait incapable de le conserver et l’abandonnerait, comme en U.R.S.S., à une bureaucratie privilégiée ».
113. « Nous serions alors contraints d’admettre que la rechute bureaucratique n’a pas été due à l’arriération du pays et à l’encerclement capitaliste mais à
l’incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante », assure Trotsky. Il faudrait donc bien reconnaître le caractère de classe de la
bureaucratie.
114. Ce pourquoi Trotsky précise : « L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute
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pas tant à Trotsky qu’à ses thuriféraires : il estime en effet, à la fin des années 40, que la thèse de ce
dernier a eu une légitimité passée115, mais que la question est aujourd’hui tranchée. Non seulement
en effet, la bureaucratie avait « soutenu l’épreuve cruciale de la guerre en montrant autant de
solidité que n’importe quelle classe dominante »116, sans que l’on puisse attribuer cette stabilité à un
retour à l’ordre bourgeois117, mais la « chose la plus importante et la plus extraordinaire » était bien
que « la bureaucratie stalinienne étendait son pouvoir dans d’autres pays » 118. Ainsi Castoriadis
prend-il Trotsky au mot si l’on peut dire, dans la mesure où il s’appuie sur les faits historiques pour
mettre en question ses analyses. C’est là une question de méthode sur laquelle il faudra revenir.
Tâchons pour l’heure de préciser la position de ce jeune militant de Socialisme ou Barbarie qui,
conscient de l’avantage du contexte historique, se sentit le devoir de « chercher ce qui donnait à la
bureaucratie stalinienne, en Russie aussi bien qu’ailleurs, cette stabilité et ces possibilités
d’extension » — ce qui supposait de « reprendre l’analyse du régime économique et social de la
Russie »119.
3) L’analyse de Castoriadis
À la vérité, le jugement de Castoriadis quant à la nature de la bureaucratie n’est pas
fondamentalement nouveau. Même s’il n’en dit mot, il paraît bien inspiré de Bruno Rizzi et d’Y
Craipeau120. Nous avons vu en effet ces derniers soutenir, à l’encontre de Trotsky, l’idée de la
exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle
société d’exploitation ».
115. Dans le Bulletin Interne du P.C.I. n° 41 (Août 1947), Castoriadis assure que « la conception de l’U.R.S.S. comme “État ouvrier dégénéré” a eu une
justification dans le passé ; en effet aussi longtemps que les bases économiques de la domination de la bureaucratie étaient limitées au secteur étatisé de
l’industrie, aussi longtemps que des tendances économiques internes vers le capitalisme subsistaient (…), aussi longtemps que le régime n’avait pas montré
toute la puissance de son intervention contre-révolutionnaire dans le monde (…) et surtout aussi longtemps que le régime restait isolé et n’avait pas débordé
sur d’autres pays, la notion de l’“État ouvrier dégénéré”, s’inscrivant dans une perspective de victoire rapide de la révolution qui se chargerait de vider le
problème, pouvait être discutée » (SB, 79).
116. Sur le contenu du socialisme 1, CS, 72.
117. « Les partis staliniens ne sont pas passés du côté de l’ordre bourgeois, mais ont continué à suivre fidèlement (…) la politique russe : partisans de la
défense nationale dans les pays alliés de l’U.R.S.S., adversaires de cette défense dans les pays ennemis de l’U.R.S.S », note Castoriadis (CS, 73).
118. CS, 73. Dans son article de 1947 pour le bulletin interne au P.C.I., Castoriadis notait déjà que l’évolution historique qui contredisait les espoirs de
Trotsky : « nous avons vu, au contraire, le régime social de l’U.R.S.S. se confirmer à travers une série d’épreuves dont la guerre est le dernier exemple. Nous
avons vu la bureaucratie, à partir de 1928, étendre sa domination économique sur l’ensemble de la production industrielle aussi bien qu’agricole. Nous avons
vu Staline dont la politique ne pouvait, selon Trotsky, qu’aboutir à bref délai à la restauration du capitalisme passer à l’attaque contre la droite tout en
continuant à exterminer la gauche, et liquider physiquement et socialement toutes les couches bourgeoises et petites-bourgeoises du pays (…). Nous avons vu
ce régime (…) déborder les cadres de l’U.R.S.S. et commencer son extension dans d’autres pays, sur les débris des révolutions avortées » (SB, 79).
119
. Sur le contenu du socialisme 1, CS, 73.
120
. Dans son petit livre de présentation de la pensée de Trotsky, publié une première fois en anglais en 1979 sous le titre : Trotsky. A Study in the
Dynamic of his Thought, E. Mandel rappelle « la longue liste » des critiques de la position de Trotsky quant à la bureaucratie, laquelle comprend « dans
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bureaucratie comme classe exploiteuse121. Dans son contre rapport de 1937, Craipeau notait que la
« défense des conquêtes d’Octobre » ne pouvait être autre chose qu’une « révolution prolétarienne
en Russie ». Voyant lui aussi dans la structure économique de la Russie, qu’il reconnaissait comme
« progressive par rapport aux pays capitalistes », un appui pour l’œuvre de la IV e Internationale une
fois au pouvoir, il n’en réclamait pas moins une révolution sociale afin que les ouvriers russes
puissent avoir la gestion de la production. C’était admettre que le caractère national des moyens de
production n’était pas suffisant pour établir un État ouvrier. Or c’est bien là une des thèses
centrales que Castoriadis devait opposer à Trotsky et à ses épigones : l’impossibilité de séparer
radicalement le problème des moyens de production de celui des rapports de production obligeait à
reconnaître, même d’un point de vue marxiste, la bureaucratie soviétique comme une nouvelle
classe exploiteuse122.
Le mérite essentiel de Castoriadis réside donc dans le fait d’avoir donné des assises
argumentatives très solides à ce qui était sujet à contestation 123. Nous verrons qu’il se manifeste
également dans la manière de dégager les conséquences qui s’imposent, tant d’un point de vue
l’ordre historique » : « Dan, Bordiga, Rizzi, Schachtman, C.L.R. James, Cliff, Castoriadis, Sweezy, Bettelheim et des écrivains maoïstes comme Mavrakis »
(La pensée politique de Léon Trotsky, trad. I. Richet, Paris, La découverte, 2003, 107, note 9). Craipeau n’y est pas mentionné, sans doute en raison de ce
qu’après avoir été influencé par Rizzi, il a finalement accepté la position de Trotsky.
121
. Pour une présentation claire des thèses que Rizzi développe dans La bureaucratisation du monde, voir l’article de P. Naville paru en 1960, La
bureaucratie et la révolution, repris dans Arguments 1, Paris, 10/18, 1976 (notamment pp. 189-201, et la mise au point de Rizzi lui succédant dans le même
ouvrage).
122
. Voici l’extrait du texte de Craipeau auquel nous nous référons —repris en annexe de Défense de L’U.R.S.S.) : « On nous affirme que “les ouvriers
n’auront pas à accomplir une révolution sociale en U.R.S.S., qu’ils n’auront qu’à redonner la vie et la démocratie aux organisations existantes”. Entendonsnous. Il est vrai qu’en Russie subsiste une partie de l’ancienne armature de l’État ouvrier (…). On peut en conclure que, lorsque la IVe Internationale prendra
le pouvoir en U.R.S.S., son oeuvre sera facilitée par la structure économique de l’U.R.S.S., progressive par rapport aux pays capitalistes. Mais est-ce à dire
que cette prise du pouvoir ne sera pas une révolution sociale ? Supposons, par exemple, que les ouvriers d’un grand trust capitaliste s’emparent de leurs
usines, ou encore que les cheminots français s’emparent des chemins de fer (nationalisés), ils se contenteront de remplacer le conseil d’administration
(délégués de l’oligarchie des actionnaires) par les délégués des ouvriers. Il sera possible qu’ils conservent une partie du personnel de maîtrise. Le
bouleversement consistera en ceci : au lieu que la répartition du capital et de la plus-value soit effectuée par l’oligarchie des actionnaires et dans leur intérêt,
cette répartition sera désormais effectuée sous le contrôle effectif des ouvriers et dans leur intérêt. Sur le plan national, c’est une révolution de cet ordre que
réaliseront les ouvriers russes. Ils arracheront à l’oligarchie dominante la gestion des usines, des trusts, de l’économie planifiée, l’exerceront non plus dans
son intérêt, mais dans le leur. Ils décideront eux-mêmes (par leurs délégués) la répartition du capital : la part attribuée aux producteurs, aux employés, au
renouvellement du capital fixe, etc... Ils auront à réédifier l’ordre social prolétarien en brisant l’ordre social édifié peu à peu par l’oligarchie staliniste en
abolissant les privilèges, la nouvelle propriété privée, l’héritage, les lois réactionnaires sur la famille, le divorce, les grades dans l’armée, le culte du
nationalisme, etc... En dépit des dénominations soviétiques trompeuses (dont beaucoup, du reste, sont maintenant liquidées même sur le papier), ils auront à
reconquérir entièrement le pouvoir politique en brisant les cadres étatiques de la bureaucratie staliniste qu’ils ne pourront balayer que par l’insurrection armée
du prolétariat. Il apparaît que la “défense des conquêtes d’Octobre” est, en réalité, leur reconquête et passe nécessairement par la révolution prolétarienne en
Russie. Dénier à cette révolution prolétarienne le nom de révolution sociale reste du domaine de la casuistique ».
123
. P. Naville assure ainsi que « pour assumer ses analyses, Rizzi aurait dû (…) procéder à une analyse beaucoup plus poussée du système de formation
et de répartition du produit social (plus-value) dans l’économie d’État ou nationalisée (…). Mais cette analyse aurait ébranlé sa simplification logique »
(op.cit., 198).
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théorique que pratique. Le résultat de ses analyses est consigné dans un long texte daté de 1949 :
Les rapports de production en Russie124 — texte dont nous avons souligné l’importance, et sur
lequel il convient de s’arrêter quelque peu.
Nous venons de voir que Trotsky considérait l’U.R.S.S. comme société progressive par rapport
au capitalisme, dans la mesure où elle conservait certains acquis de la Révolution de 1917 —
acquis qu’il entendait défendre. Ce qui compte à ses yeux, ce sont l’étatisation des moyens de
production et la planification ; thèse acceptée et reprise par la majorité des militants se réclamant de
lui. Or c’est justement cela que déplore Castoriadis, à savoir que les militants les plus conscients «
du caractère contre-révolutionnaire de la politique des partis communistes », acceptant « une foule
de critiques particulières » à l’endroit de la Russie, n’en restent pas moins « obnubilés par l’idée
que l’économie russe est quelque chose d’essentiellement différent d’une économie d’exploitation,
que même si elle ne présente pas le socialisme, elle est progressive par rapport au capitalisme » 125.
Cette question de « la nature de classe des rapports économiques et partant sociaux en Russie »
revêt à ses yeux une importance extrême dans la mesure où il considère que « la grande
mystification qui règne autour du caractère soi-disant “socialiste” de l’économie russe est un des
obstacles principaux à l’émancipation idéologique du prolétariat, émancipation qui est la condition
fondamentale de la lutte pour son émancipation sociale »126.
Reprenant donc l’argumentaire trotskyste, Castoriadis le ramène à deux idées-forces : « a) Ce qui
n’est pas “socialiste” dans l’économie russe serait — en tout ou partie — la répartition des
revenus. En revanche, la production, qui est le fondement de l’économie et de la société, est
socialiste. Que la répartition ne soit pas socialiste est après tout normal puisque, dans “la phase
inférieure du communisme”, le droit bourgeois continue à prévaloir. b) Le caractère socialiste —
ou de toute façon “transitoire”, comme dirait Trotsky — de la production (et partant le caractère
socialiste de l’économie et le caractère prolétarien de l’État dans son ensemble) s’exprimerait dans
la propriété étatique des moyens de production, la planification et le monopole du commerce
extérieur ».
Contre la première idée (a), Castoriadis rappelle que « le processus économique forme une unité,
dont on ne peut séparer artificiellement les phases, ni dans la réalité, ni dans la théorie. Production,
124. SB, 159-214. Ce texte reprend et développe des thèses préalablement avancées dans diverses publications. Toutes les citations à venir de Castoriadis
ne faisant l’objet d’aucune mention d’origine en sont extraites — notamment de sa première partie intitulée : Production, répartition et propriété (SB, 161182).
125
. Le plus surprenant pour Castoriadis étant que « dans cet ordre d’idées, c’est L. Trotsky qui a le plus contribué — sans commune mesure avec
personne d’autre, à cause de l’immense autorité dont il jouissait auprès des milieux révolutionnaires anti-staliniens — à maintenir cette confusion auprès de
l’avant-garde ouvrière » (SB, 160, note 1).
126. On comprend qu’il n’ait pas de termes assez durs pour dénoncer « la mythologie des « bases socialistes de l’économie russe ».
- 35 -
répartition, échange et consommation sont des parties intégrantes et inséparables d’un processus
unique, des moments qui s’impliquent mutuellement, de la production et de la reproduction du
capital ». On comprend de la sorte que « les arguments tendant à séparer et à opposer les rapports
de production et les rapports de répartition ne font que revenir en deçà même de l’économie
bourgeoise classique ».
Il est remarquable que Castoriadis se fasse ici marxiste orthodoxe. Son refus de séparer dissocier
distribution ou répartition et production, tient au fait qu’il considère les formes de la répartition,
comprise comme répartition du produit social, comme des moments de la production elle-même.
Thèse expressément défendue par Marx dans l’Introduction à la Contribution à la critique de
l’économie politique.
Mais qu’entend-on au juste en parlant de distribution ? Comme le souligne Marx lui-même, la
distribution, « dans sa conception la plus banale », comme distribution des produits, peut apparaître
assez éloignée de la production, « et pour ainsi dire indépendante de celle-ci ». Mais, précise-t-il,
en un autre sens, la « répartition » désigne la distribution des conditions de la production, laquelle
est bien un moment même de la production. Castoriadis ne manque pas du reste de citer l’auteur de
La critique de l’économie politique qui note que « la distribution des produits n’est manifestement
que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de la production lui-même et
détermine la structure de la production », et assure que « considérer la production sans tenir compte
de cette distribution, qui est incluse en elle » représente « manifestement » une « abstraction
vide »127. Les deux significations de la répartition sont bien « intimement liées l’une à l’autre »,
comme elles le sont au mode de production. Ainsi, poursuit Castoriadis, « la répartition capitaliste
du produit social, découlant du mode de production, ne fait qu’affermir, amplifier et développer le
mode capitaliste de répartition des conditions de la production. C’est la répartition des conditions
de la production en salaire et plus value qui forme la base de l’accumulation capitaliste, qui
reproduit constamment à une échelle supérieure et plus ample la distribution capitaliste des
conditions de la production et ce mode de production lui-même ». Pour le dire avec Marx, « le
résultat auquel nous arrivons n’est pas que la production, la distribution, l’échange, la
consommation sont identiques, mais qu’ils sont tous des éléments d’une totalité, des
différenciations à l’intérieur d’une unité. La production déborde aussi bien son propre cadre dans sa
détermination antithétique d’elle-même que les autres moments. C’est à partir d’elle que
recommence sans cesse le procès. Il va de soi qu’échange et consommation ne peuvent être ce qui
127. Au contraire, poursuit Marx, « la distribution des produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l’origine un facteur même de la
production » (Cité par Castoriadis, SB, 163). Signalons que dans son Histoire des doctrines économiques, Marx ira même jusqu’à dire, parlant des rapports
de distribution, « qu’ils ne sont que des rapports de production sub alia specie » (Cité par F. Jakubowsky, Les superstructures idéologiques dans la
conception matérialiste de l’histoire, Paris, 1971, É.D.I., p. 89).
- 36 -
l’emporte. Il en est de même de la distribution en tant que distribution des produits. Mais, en tant
que distribution des agents de production, elle est en elle-même un moment de la production (…).
Une transformation de la distribution entraîne une transformation de la production » 128. On
comprend donc que Castoriadis refuse d’opposer le caractère « bourgeois » de la répartition du
produit social en Russie au caractère « socialiste » des rapports de production, puisqu’il reprend à
Marx l’idée selon laquelle « l’organisation de la distribution est entièrement déterminée par
l’organisation de la production »129. Si « le mode de répartition du produit social est inséparable du
mode de production », on ne peut s’imaginer qu’un mode de répartition bourgeois puisse se greffer
sur des rapports de production socialistes. Il faut donc admettre que « si les rapports de répartition
en Russie ne sont pas socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l’être non plus ».
Du coup l’analyse de Trotsky quant à la bureaucratie ne tient plus. Si cette dernière n’était
qu’une simple couche parasitaire n’ayant pas « sa racine dans les rapports de production, mais
uniquement dans la répartition », on ne voit pas comment elle pourrait exercer une domination si
forte sur l’économie russe. « Comment, demande Castoriadis, un groupe pourrait-il jouer un rôle
dominant dans la répartition du produit social, décider en maître absolu de la répartition du produit
net en partie accumulable et partie consommable, régler la division de celle-ci en salaire ouvrier et
revenu bureaucratique, s’il ne domine pas dans toute son étendue la production elle-même ?
Répartir le produit entre une fraction accumulable et une fraction consommable signifie avant tout
orienter telle partie de la production vers la production de moyens de production et telle autre vers
la production d’objets de consommation ; diviser le revenu consommable en salaire ouvrier et
revenu bureaucratique signifie orienter une partie de la production d’objets de consommation vers
la production d’objets de large consommation et une partie vers la production d’objets de luxe.
L’idée que l’on puisse dominer la répartition sans dominer la production est de l’enfantillage. Et
comment dominerait-on la production si on ne dominait pas les conditions de la production, tant
matérielles que personnelles, si on ne disposait pas du capital et du travail, des biens de production
et du fonds de consommation de la société ? ». Dans la mesure où, comme le rappelle Castoriadis,
l’auteur de La Révolution trahie reconnaissait évidemment l’hégémonie de la bureaucratie dans la
vie économique, on peut dire que se révèle ici « la contradiction de Trotsky » 130.
128
. Cité par Castoriadis, SB, 164. Nous reviendrons sur l’importance de la notion de totalité pour la pensée de Castoriadis.
129
. Ibid.
130. Castoriadis écrit : « Trotsky réfute lui-même ce qu’il vient de dire par ailleurs, lorsqu’il écrit que « la bureaucratie est devenue une force incontrôlée
dominant les masses », «qu’elle est la maîtresse de la société », que « le fait même qu’elle s’est approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de
production les plus importants appartiennent à l’État, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de
production appartiennent à l’État. L’État « appartient à la bureaucratie…» » (Les citations de Trotsky sont extraites de La Révolution trahie, Paris, 10/18,
1969, respectivement p. 55, 116 et 251. Elles sont rapportées par Castoriadis, SB, 166). L’expression : « la contradiction de Trotsky » donne son titre à un
article de C. Lefort, paru dans le n° 39 Les Temps Modernes (décembre 1948 - janvier 1949) et repris dans Éléments pour une critique de la bureaucratie.
Lefort y fait remarquer que Trotsky « montre que la bureaucratie s’est trouvée une base économique et sociale autonome, mais il continue dans toutes ses
- 37 -
Quant à la deuxième idée-force de l’argumentaire trotskyste (b), elle procède, selon Castoriadis,
d’une confusion entre rapports de production et rapports de propriété. Double confusion même : «
sur le plan général, les formes de propriété sont identifiées aux rapports de production ; sur le plan
particulier,
la
propriété
étatique
ou
“nationalisée”
est
considérée
comme
conférant
automatiquement un caractère “socialiste” à la production ». Ici encore, Castoriadis s’appuie
directement sur Marx pour qui « la distinction évidente entre les “formes de la propriété” et les
rapports de production est clairement établie », puisqu’il voit dans les rapports de propriété
l’expression juridique des rapports de production. Mais il ne faut pas ignorer la double fonction de
cette expression juridique, qui « comme toute forme idéologique dans une société d’exploitation,
joue à la fois le rôle de forme adéquate à la réalité et de forme mystifiée de celle-ci ». Marx a bien
montré que cette expression/dissimulation de la réalité socio-économique est le « fruit d’un
développement historique », qui s’affirme nettement sous le capitalisme moderne. Autrement dit, «
le droit est l’expression abstraite de la réalité sociale »131. On peut, on doit, alors se demander ce
qu’il en est du droit dans le cas russe, c’est-à-dire dans le cas où les moyens de production sont aux
mains de l’État. Selon Castoriadis, la situation est tout à fait analogue à ce que décrit Marx dans la
mesure où « la propriété étatique universelle sert à la fois de masque des rapports de production
réels et de cadre commode pour le fonctionnement de ces rapports ». D’un côté, en effet l’absence
de contrôle effectif de la production par les travailleurs, la propriété sociale — laquelle
s’accompagne d’inégalités économiques considérables — dissimule un système d’exploitation. De
l’autre, pourtant, l’étatisation de la production autorise une subordination de l’économie aux
intérêts de la bureaucratie.
Bref, selon Castoriadis, l’erreur de Trotsky est bien d’avoir confondu « les formes juridiques de
propriété avec le contenu social et économique effectif des rapports de production » 132. Le plus
étonnant étant que « jusqu’à 1930 les marxistes étaient unanimes à considérer que la nationalisation
de la production ne signifiait rien par elle-même, et qu’elle recevait son véritable contenu du
caractère du pouvoir politique »133. Castoriadis parle du reste de « brusque volte-face » de Trotsky.
Après avoir affirmé que « le caractère de l’économie russe devait être défini d’après le caractère de
l’État (…), [que] c’était le caractère prolétarien du pouvoir politique qui donnait un caractère
œuvres à affirmer que la bureaucratie n’est pas un système d’exploitation, qu’elle est simplement parasitaire » (ECB, 56).
131
. Nous soulignons.
132
. SB, 438.
133
. Castoriadis assure qu’« un semblant de raisonnement pareil, qui oublie que les réalités sociales et économiques se trouvent très souvent au-delà de la
formule juridique qui les couvre, aurait conduit à reconnaître la réalisation parfaite de l’égalité civique dans la démocratie bourgeoise », ramenant l’analyse
économique à un en deçà de la pensée de Marx (Sur le régime et contre la défense de l’U.R.S.S., SB, 58). Dans l’article sur Les rapports de production en
Russie, il écrit : « les arguments tendant à séparer et à opposer les rapports de production et les rapports de répartition ne font que revenir en deçà même de
l’économie bourgeoise classique » (SB, 161).
- 38 -
socialiste à l’industrie étatisée », et non l’étatisation de la production 134, il en venait en effet à
modifier profondément ses vues en raison d’une réévaluation du phénomène bureaucratique :
prenant conscience du fait seule une révolution pourrait en venir à bout, il ne pouvait plus situer les
acquis d’Octobre qu’au niveau de la nationalisation des moyens de production. Ce pourquoi sa
condamnation très sévère de la bureaucratie au sein de la société russe, ne devait nullement le
conduire à refuser la défense de son régime dans le contexte d’une opposition à l’impérialisme
capitaliste ; c’eût été pour lui une attitude assurément « réactionnaire » 135. Ainsi, tout en ayant
parfaitement conscience que son approche première de la réalité bureaucratique restait trop
optimiste, Trotsky n’en continuait pas moins à voir dans la Russie un régime « préférable » au
capitalisme, car plus proche du socialisme réalisé.
Une fois dénoncée la mystification que représente l’étatisation des moyens de production, il
devient clair, non seulement qu’il y a « une division de la société russe en deux catégories : ceux
qui sont les bureaucrates et ceux qui le sont pas et ne le deviendront jamais », mais encore que
« ces deux catégories entrent, en vue de la production, en des rapports économiques
déterminés [qui] sont des rapports de classe »136. Leur relation avec les moyens de production est
en effet « totalement différente » : les bureaucrates disposent des moyens de production, quand la
masse des travailleurs se voit privée de « toute possibilité d’exercer la moindre influence sur la
direction de l’économie et de la société en général ». Dans ces conditions, on comprend que ces
derniers se trouvent dans l’obligation de « vendre » leur force de travail à l’« État », « c’est-à-dire à
la bureaucratie ». Et la position dominante dans laquelle se trouve la bureaucratie lui permet
d’imposer ses conditions au « contrat de travail ». Comparable en un sens à la classe capitaliste,
elle se trouve toutefois dans une situation particulière dans la mesure où « aucune entrave objective
ne limite » les possibilités qu’elle a d’exploiter les travailleurs russes. En système capitaliste,
rappelle Castoriadis « la vente de la force de travail ne se réalise pas dans des conditions dictées par
le capitaliste ou sa classe, mais dans des conditions déterminées aussi dans une mesure importante,
d’une part par les lois et la situation du marché, d’autre part, par le rapport de force entre les
classes ». Ce n’est que dans une période de décadence du capitalisme que les choses changent,
« que particulièrement la victoire du fascisme permet au capital de dicter impérativement leurs
134
. Castoriadis rappelle que, s’opposant aux staliniens, Trotsky affirmait en 1928 : « Le caractère socialiste de l’industrie est déterminé et assuré dans
une mesure décisive par le rôle du parti, la cohésion interne et volontaire de l’avant-garde prolétarienne, et la discipline consciente des administrateurs,
fonctionnaires syndicaux, membres de cellules d’usines, etc. Si nous admettons que ce tissu est entrain de se déchirer, alors il devient absolument évident que
dans une brève période il ne restera plus rien du caractère socialiste de l’industrie étatique, des transports, etc. » (L’Internationale communiste après Lénine,
cité in : SB, 173).
135
. Voir, par exemple, sa critique des positions de Craipeau dans Défense du marxisme, dont il a déjà été question.
136. Nous soulignons.
- 39 -
conditions de travail aux travailleurs ». On peut ainsi constater que « l’économie russe se trouve
infiniment plus proche de ce dernier modèle que de celui de l’économie capitaliste concurrentielle,
en ce qui concerne la “vente” de la force de travail ».
Il faut donc le reconnaître : « il y a rapport de classe dans la production, il y a exploitation aussi,
et exploitation qui ne connaît pas de limites objectives ». Rappelant qu’il y a exploitation quand
« un groupe social, en raison de sa relation avec l’appareil productif, est en mesure de gérer
l’activité productive sociale et d’accaparer une partie du produit social sans participer directement
au travail productif », c’est-à-dire quand la plus-value est répartie entre « fonds d’accumulation et
fonds de consommation improductive de la classe dominante », Castoriadis assure que
l’exploitation bureaucratique est « la mieux organisée dans l’histoire ». Certes on peut toujours
faire remarquer qu’existe une limite physiologique à l’exploitation et que « la bureaucratie est
contrainte de laisser à l’ouvrier russe deux mètres carrés d’espace habitable, quelques kilos de pain
noir par mois et les haillons imposés par le climat russe ». Mais il faut bien dire que « cette
restriction ne signifie pas grand-chose » : d’une part, cette « limite physiologique est dépassée
assez souvent » par le biais du vol et de la prostitution ; d’autre part, les quelques vingt millions de
prisonniers des camps représentent une main-d’œuvre quasi-gratuite et quasi-inépuisable ; enfin,
soulignant un élément qu’il reprendra dans sa critique de la théorie économique de Marx,
Castoriadis note que « rien n’est plus élastique que la “limite physiologique” de l’organisme
humain ». Au vrai, il est une autre limite à l’exploitation bureaucratique, tenant à « la contradiction
existant dans les termes mêmes de l’exploitation intégrale », mais que Castoriadis ne fait que
mentionner, qui tient à l’impossibilité de la réification intégrale du travailleur ; thèse qu’il
développera pour mettre en évidence l’irrationalité du système taylorien. Nous y reviendrons.
Il s’agit, pour clore ce point concernant l’analyse de la nature de la bureaucratie proposée par le
jeune Castoriadis, de donner un aperçu du raisonnement qui lui permet d’envisager l’importance
quantitative de l’exploitation bureaucratique, alors même qu’il déplore l’impossibilité qu’il y a à
« procéder à une analyse rigoureuse du taux d’exploitation et du taux de la plus-value dans
l’économie russe actuelle ». Comme le souligne, non sans ironie, Vincent Descombes, il s’agit
d’« un raisonnement fort simple, accessible aux intelligences les plus ordinaires » ; l’ironie tenant
au fait que, selon l’auteur, Castoriadis propose ici « l’analyse marxiste du système stalinien que
tout le monde cherche en 1960, Sartre avec son “pratico-inerte”, Althusser avec sa
“surdétermination” (…) [laquelle pourtant] avait été tenue pour nulle et non avenue par les
sommités de la classe intellectuelle »137. Quel est donc ce raisonnement ? Il consiste à rendre
compte, par application de la loi de la valeur, des écarts entre les revenus dans le cadre
successivement d’une production capitaliste, d’une production socialiste (où la loi de la valeur
137. Le Même et l’Autre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 154 et 152-53.
- 40 -
s’applique avec sa forme et son contenu capitalistes) et d’une production bureaucratique, et à
montrer que dans les deux premiers cas, les revenus extrêmes sont compris dans une fourchette
allant du simple au double138, alors que pour ce qui est de la production bureaucratique, on peut, à
partir des chiffres de l’année 1936, établir un rapport de 1 à 250 entre les revenus extrêmes et de 1
à 10 pour des calculs faits à partir des moyennes. On comprend dès lors que Castoriadis en vienne à
assurer qu’est apparue en Russie une classe exploiteuse d’un genre nouveau.
Signalons pour finir que, contestant la manière dont Trotsky et ses épigones appréhendent la
nature de la bureaucratie, la thèse de Castoriadis conteste également la manière dont ils rendent
compte de son origine139. Faisant simplement remarquer que « l’industrialisation et l’extension de
l’Empire bureaucratique n’ont en rien entamé la domination de la bureaucratie », il récuse
l’interprétation de la dégénérescence comme effet de l’« arriération » et de l’« isolement » : « si, les
prétendues causes ayant disparues, l’effet persiste (…) force est de reconnaître que cet effet à un
autre enracinement dans la réalité que les circonstances entourant sa première apparition » 140.
III. Retour sur les analyses de Castoriadis
Pour Castoriadis, l’échec des analyses de Trotsky à rendre compte de la réalité sociale de
l’U.R.S.S. est donc patent : contrairement à ses prévisions, non seulement la bureaucratie russe
s’était maintenue en dépit de la guerre, sans pour autant rejoindre l’ordre bourgeois, mais elle avait
étendu sa zone d’influence. Comme nous l’avons déjà souligné, Castoriadis, en plein accord avec
Trotsky lui-même, pouvait ainsi faire appel au tribunal de l’histoire pour avancer les critiques qu’il
138. Si l’on suppose que la totalité de la plus-value est dépensée en fonds d’accumulation, on peut dire que le revenu de chacun correspondra à la valeur
de sa force de travail, laquelle équivaut à la valeur ayant été nécessaire pour la produire. Supposons par ailleurs un manœuvre ayant commencé à travailler à
16 ans (Castoriadis raisonne sur l’exemple d’un manœuvre travaillant dès 13 ans), et un médecin ayant fait des études jusqu’à 30 ans ; que tous deux
prennent leur retraite à 60 ans ; et que le coût d’entretien d’un individu est le même de l’enfance à l’âge adulte. On peut dire alors que le salaire annuel du
manœuvre sera de : 1 + 16/44 = 1,36 (ce qui représente le coût de son entretien sur une année, augmenté du coût de son entretien pendant les 16 années de sa
formation réparti sur les 44 ans de sa vie active). Suivant le même calcul, on voit que le salaire du médecin sera, lui, de : 1 + 30/30 = 2. Le revenu du
médecin sera donc moins du double de celui du manœuvre.
139
. Dans un texte de 1977 où il revient sur ce problème, Castoriadis rappelle que « pour la presque totalité des courants ou des auteurs marxistes (laissant
évidemment les communistes orthodoxes de côté), tout semble avoir été dit lorsque le régime russe est caractérisé comme le produit de la dégénérescence de
la Révolution d’Octobre, elle-même causée par l’“arriération” du pays et l’“isolement” du nouveau pouvoir ». Il souligne que, malgré son importance, « la
conjoncture à travers laquelle un régime s’instaure (…) ne suffit nullement pour le caractériser », et assure que « l’avènement historique de la bureaucratie et
le fonctionnement de la société bureaucratique restent insaisissables dans le cadre des grandes théories traditionnelles » (Le régime social de la Russie, CL 2,
187-188). Et de renvoyer à une série de textes publiés depuis 1949.
140
. CL 2, 187-88.
- 41 -
lui adressait141.
Mais ne pouvons-nous pas à notre tour faire de même, à l’encontre des analyses de Castoriadis
cette fois ? L’effondrement des régimes « communistes » de l’Europe de l’Est à la fin des années
1980 n’oblige-t-il pas en effet à reconnaître la fragilité historique de la bureaucratie ?
Ce n’est qu’après avoir levé une telle hypothèque que nous pourrons considérer positivement les
conséquences d’une analyse que Castoriadis n’a jamais reniée. Au vrai l’intérêt de celle-ci
s’affirme déjà dans la confrontation avec l’objection ici avancée.
1) Le jugement de l’Histoire
Pour certains, le cours de l’histoire oblige à reconnaître la validité des thèses de Trotsky. Ainsi,
Daniel Bensaïd assure que « si la bureaucratie stalinienne a survécu plus longtemps que prévu », «
sa décomposition, sa débâcle finale et sa reconversion mafieuse » confirment qu’elle n’a été qu’une
excroissance temporaire142. Thèse que semble bien partager P. Anderson pour qui Trotsky « offre
une théorie du phénomène du stalinisme dans une temporalité historique longue, compatible avec
les catégories fondamentales du marxisme classique » 143.
Il n’est pourtant pas moins vrai que, comme le fait remarquer Jean-Marie Vincent, dans un texte
141
. Nous avons déjà cité l’extrait de L’U.R.S.S. dans la guerre où Trotsky énonce l’alternative devant laquelle les analystes politiques sont placés : «
L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la
transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le
deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. Cette seconde perspective aurait beau
paraître fort lourde, si le prolétariat mondial apparaissait effectivement incapable de remplir la mission que le cours du développement place sur ses épaules,
il ne resterait alors rien d’autre à faire que de reconnaître ouvertement que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société
capitaliste, s’est avéré une pure utopie » (Défense du marxisme, III). Castoriadis déplore que les trotskystes refusent d’ouvrir les yeux pour continuer à user
de la même grille d’analyse. « Le pronostic de Trotsky était ferme et catégorique, et c’est tout à son honneur de théoricien que d’avoir proclamé que la
justesse de sa conception serait mise à l’épreuve des faits de la guerre » souligne-t-il, précisant qu’« il est utile de rappeler cette conception de Trotsky car
elle est encore aujourd’hui reprise aussi bien par des commentateurs attitrés des affaires russes (…) que par les organisations ou tendances de gauche qui ne
se résignent pas à une rupture radicale avec les partis communistes et les “pays socialistes” » (Conception et programme de Socialisme ou Barbarie, SB,
437).
Sans doute cet aveuglement des trotskystes explique-t-il largement l’ironie cinglante de Castoriadis à leur égard. Nous rapportons, à titre d’exemple, un
texte rendant compte de ce style acerbe, dont on peut parfaitement comprendre qu’il puisse irriter. « Avant la guerre, Trotsky prédisait quotidiennement que
la bureaucratie ne pourrait pas surmonter cette épreuve suprême, à cause de la « contradiction entre les fondements socialistes du régime et le caractère
parasitaire et réactionnaire de la bureaucratie ». Aujourd’hui, les Trotskystes disent que la force militaire croissante de la Russie est le produit de ces «
fondements socialistes ». Si vous ne pouvez pas comprendre ce genre de logique, vous n’avez qu’à appliquer cette règle : lorsqu’un spoutnik est bien mis sur
orbite, il a nécessairement été lancé depuis les profondeurs des fondements socialistes. S’il explose en l’air, cela est dû au caractère parasitaire de la
bureaucratie » (Ce que signifie le socialisme, CS, 225).
142
. Les Trotskysmes, Paris, Que sais-je ?, 2002, 47.
143
. Cité par C. Post, Ernest Mandel et la théorie marxiste de la bureaucratie, In : G. Achar (dir.), Le Marxisme d’E. Mandel, Paris, Actuel Marx, 1999, p.
124.
- 42 -
de 1982 proposant pourtant une solide défense des analyses de Trotsky, la durée même du régime
soviétique « exclut qu’on puisse parler d’un état de choses provisoire » 144. Remarque qu’il faut
saisir dans toute sa portée. Qu’est-ce en effet qu’une « excroissance temporaire » suivant
l’expression de Daniel Bensaïd ? Mais surtout comment mesurer sa portée historique ? Si l’on met
aujourd’hui en quelque sorte « les années staliniennes » entre parenthèses, comment éviter de faire
de même pour les quelques semaines que dura la Commune de Paris par exemple ? Ne sont-elles
pas pourtant l’expression concrète d’un mouvement qui nous assure que le projet d’autonomie n’est
pas simple utopie ? La position de Peter Anderson et de Daniel Bensaïd pose donc une question de
fond liée à l’histoire et à sa compréhension, mettant en lumière une des difficultés du matérialisme
historique : comment tâcher de saisir les causations profondes des phénomènes historiques,
comment penser dans la longue durée, sans occulter l’importance des événements historiques ?145
Quoiqu’il en soit, la question reste de savoir si la chute du mur de Berlin qui signe la fin des
régimes staliniens récuse du même coup les thèses de Castoriadis sur la bureaucratie ? Lui-même
ne le pense pas. S’il reconnaît volontiers, dans un texte datant de 1990, que ses analyses sur la
bureaucratie renvoient à une période que « la pulvérisation du “marxisme-léninisme” et les
révolutions de 1988-1989 dans les pays de l’Est ont, pour l’essentiel, close », il invite à réfléchir
sur un événement imprévisible en tant que tel et « devenu cause, condition, facteur incitatif d’une
série d’évolutions impensables il y a cinq ans » — en 1985 donc : l’arrivée au pouvoir de
Gorbatchev146. Ainsi, prenant acte du fait que « ceux qui refusaient la validité de la notion de
totalitarisme reviennent aujourd’hui à la charge, tirant argument de ce que le régime s’effondre, ou
qu’il avait rencontré des résistances internes », il se contente de répondre, d’une part, que tout
régime historique s’effondre un jour ou l’autre, et, d’autre part, qu’il n’a jamais perçu le
totalitarisme comme un monolithe sans faille147.
144
. Trotsky et l’analyse de l’URSS, in : Un autre Marx, Lausanne, Éditions Page deux, 2001, p. 160. Indépendamment de sa qualité, ce texte manifeste
une réelle méconnaissance des analyses de Castoriadis, auquel il est fait référence de manière implicite, en ce qui concerne sa définition de l’URSS comme
capitalisme bureaucratique.
145
. Nous reviendrons, bien entendu, sur ce problème capital, et nous verrons toute l’importance que Castoriadis accorde aux expériences historiques
d’auto-organisation, quelque qu’ait été leur durée.. Notons ici simplement que parlant des analyses de Trotsky, Castoriadis assurait que « jusqu’à un certain
point, les faits pouvaient encore être adaptés à ce schéma — à condition, comme c’est toujours le cas pour le trotskysme, de les déformer suffisamment et de
se donner un « demain » indéfini » (SB, 22. Nous soulignons).
146
. SB, 11.
147. « Manifestement les critiques partageaient eux-mêmes le fantasme totalitaire : le totalitarisme aurait pu et dû être, pour le meilleur ou pour le pire, ce
qu’il prétendait : un monolithe sans faille. Il n’était pas ce qu’il disait être — donc, tout simplement, il n’était pas », affirme Castoriadis (Marxisme-léninisme
: la pulvérisation, CL 4, 47). Affirmation qu’une lecture rapide de Devant la guerre (Paris, Fayard, 1981) pourrait toutefois mettre en cause, dans la mesure
où Castoriadis envisageait alors la possibilité d’une victoire soviétique dans la guerre froide. Ce texte, qui tâche de dégager la nature de la bureaucratie
comprise comme formation historique inédite, a été très mal reçu. Il faut dire qu’il a été publié en 1981, c’est-à-dire dans un contexte idéologique marqué par
l’affirmation d’une politique conservatrice, en Angleterre et aux Etats-Unis notamment. Il faut pourtant reconnaître que, comme son auteur le souligne
- 43 -
On le voit, si la question de la bureaucratie peut faire encore débat aujourd’hui, c’est bien parce
qu’elle engage toute une conception l’histoire. Nous y reviendrons longuement. Pour l’heure, et
avant de saisir les conséquences que Castoriadis et les militants de Socialisme ou Barbarie tiraient
alors de ces premières analyses de la bureaucratie, tâchons de mesurer le juste rapport du jeune
Castoriadis au trotskysme mais aussi, plus largement, au marxisme.
2) Un marxisme orthodoxe
Une telle appréciation est sans doute moins aisée qu’il n’y paraît dans la mesure où elle suppose
d’éviter un double piège : celui consistant à adhérer sans plus à la position affirmée alors par son
auteur, et celui, symétrique, visant à l’objectiver sans souci de ce qu’elle manifeste
expressément148.
Comme on sait, plus un champ, au sens bourdieusien du terme, se restreint, plus les divergences
ou les oppositions qui s’y expriment sont fortement ressenties par ceux qui les vivent, obligeant qui
veut comprendre les enjeux réels des conflits qui s’y déroulent à prendre quelque distance afin de
ne pas se laisser abuser par les réactions à vif. On est ainsi amené, pour ce qui nous occupe, à
reconnaître que les points de convergence entre les trotskystes et les militants de Socialisme ou
Barbarie restent alors les plus importants dans la mesure où, les uns comme les autres, partagent
l’idée selon laquelle l’émancipation des travailleurs passe par une révolution 149, et surtout que celleci ne pourra être que le fait des travailleurs eux-mêmes 150. La différence porte essentiellement sur
l’appréciation de la bureaucratie soviétique, qui pour Castoriadis et les militants de Socialisme ou
Barbarie, oblige à admettre que « la “nationalisation” (étatisation) des moyens de production et la
“planification” bureaucratique n’entraînent nullement l’abolition de l’exploitation et n’ont rien à
voir avec le socialisme »151. Comment dès lors comprendre les propos de la Lettre ouverte aux
expressément dans l’Avertissement préliminaire, « il ne s’agit pas, dans ce livre, de prévision ou de prospective, mais de l’analyse du monde contemporain,
indispensable pour pouvoir s’y orienter ». À ce titre, et repris avec distanciation critique, il reste d’un intérêt non négligeable pour la compréhension de
formation sociale russe à un moment de son historie.
148
. Comme nous l’avons souligné, il nous semble que l’entreprise de P. Gottraux souffre de n’avoir pas su se dégager de ce piège.
149
. « Le capitalisme a épuisé son rôle historique». Il ne peut aller plus loin. Il a créé les cadres, l’internationalisation de l’économie, la rationalisation et
la planification, qui rendent possibles la direction consciente de l’économie et le libre épanouissement de la vie sociale». Mais en raison des contradictions
internes que représente sa tendance à l’aliénation, « cette direction, il est incapable de la réaliser lui-même ». (SB, 138).
150
. Parlant, en 1955, de sa vision du socialisme, Castoriadis notait : « Il faut dire tout de suite que cette conception n’a rien d’essentiellement nouveau.
Son contenu est le même que celui de la célèbre formulation de Marx “l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes
nationalisation” ; il a été également exprimé par Trotsky lorsque celui-ci disait “le socialisme, à l’opposé du capitalisme, s’édifie consciemment”. Il ne serait
que trop facile de multiplier les citations » (CS, 81).
151
. CL 2, 177-78. « La suppression de la « propriété privée » laisse entièrement ouverte la question : qui dispose effectivement, désormais des moyens
- 44 -
militants du P.C.I. et de la “IVe Internationale”, qui assurent, « pour résumer », qu’il « est clair que
nous divergeons avec le trotskysme actuel à peu près sur tous les points sur lesquels une divergence
est possible, à savoir sur l’évolution historique depuis 1914, sur le programme de la révolution
prolétarienne, sur la situation actuelle et sur les tâches immédiates » 152 ? Faut-il voir là, comme P.
Gottraux y invite, l’expression d’une « claire volonté de se positionner de manière offensive, dans
le champ politique, sur le mode de l’hérésie » 153 ? Ce serait refuser de tenir compte de ce que
Bourdieu nomme le moment phénoménologique ou subjectiviste, dont nous avons expressément
souligné l’importance154.
Pour le dire sans ambages : il nous semble que les positions soutenues par le jeune militant de
Socialisme ou Barbarie qu’est alors Castoriadis expriment une intuition à prendre très au sérieux.
Nous parlons d’intuition ici dans la mesure où, comme nous verrons, Castoriadis n’a pas pu ou su
tirer immédiatement toutes les conséquences de ses analyses. Que l’on juge ses propos excessifs,
que l’on montre qu’ils amplifient largement des dissensions qu’objectivement on peut considérer
comme secondaires, n’interdit nullement que l’on les lise aussi comme exprimant le sentiment
d’une originalité qui cherche à se dire. En affirmant rompre avec le trotskysme, non en raison de
quelques « désaccords », mais « sur la base plus profonde » d’une prise de conscience de son rôle «
dans la machine de mystification du prolétariat », et en exprimant le « sentiment » de saisir ce rôle
mystificateur pour la première fois155, Castoriadis — les militants de Socialisme ou Barbarie
— avec exprime davantage que ce que l’on peut objectivement percevoir, dans la mesure où,
comme nous verrons, la reconsidération de la bureaucratie n’est en fait que le point de départ d’une
série de réexamens qui vont être comme autant de coups de portés au lien rattachant la pensée de
Castoriadis au marxisme156, actualisant du même coup un écart qui pouvait jusqu’alors être
considéré comme relevant essentiellement de la rhétorique. Ainsi, il paraît clair que le refus de tenir
compte de l’approche subjective interdit de saisir le dynamisme de la pensée que l’on aborde.
Mais parler de marxisme n’est pas suffisant ici, tant il vrai que ce terme recouvre davantage une
nébuleuse de positions parfois hétérogènes qu’il ne définit une ligne clairement identifiable. Si l’on
peut qualifier le jeune Castoriadis de marxiste, on aurait tendance à dire que c’est au sens
orthodoxe du terme. En effet, comme le stipule expressément Lukács dans l’essai qui ouvre
de production et de la production elle-même ? ».
152
. SB, 158.
153
. P. Gottraux, Socialisme ou Barbarie… op. cit., p. 24. Rendons toutefois justice à l’auteur qui mentionne que cette volonté traduit également « une
claire aversion pour les démarches qui se contentent de traiter les questions théoriques en elles-mêmes ».
154
. Voir le texte déjà mentionné, in : Bourdieu, Le sens pratique, op., cit., p. 61.
155
. « Nous avons le sentiment que pour la première fois se détache du trotskysme un groupe qui prend conscience de la mystification de celui-ci sur un
plan total et qui se cristallise non pas sur une analyse de détail ma en raison d’une conception d’ensemble de la société actuelle et de la dynamique historique
» (SB, 158).
156
. Il en sera de même pour Lefort qui abordera la question de la bureaucratie davantage sous son aspect politique qu’économique.
- 45 -
Histoire et conscience de classe, le marxisme orthodoxe est davantage une méthode de recherche
qu’une adhésion sans faille aux thèses de Marx 157. Et nous savons que ce qui compte pour
Castoriadis, c’est bien de développer la théorie révolutionnaire. Ainsi, même s’il allait rapidement
prendre conscience des limites d’une telle orthodoxie 158 pour finir par assurer que la révolution ne
se laisse pas penser dans le cadre théorique du marxisme, on peut dire qu’à la fin des années 1940
et au début des années 1950 il appartient à ce que l’on a pris l’habitude de nommer « marxisme
occidental » depuis que Merleau-Ponty a popularisé ce terme 159. Mais la pensée de Castoriadis
supporte mal les étiquettes, aussi cette caractérisation ne vise-t-elle qu’à manifester l’orientation
générale de sa pensée au moment de la fondation de Socialisme ou Barbarie. Qu’elle s’inscrive
résolument dans le cadre marxiste est un fait : c’est bien en prenant expressément appui sur les
analyses de Marx, qu’il développe conteste la thèse de Trotsky sur la nature de la bureaucratie, ou
qu’il envisage très sérieusement l’imminence d’une troisième guerre mondiale, que seule une
révolution prolétarienne victorieuse serait à même d’éviter 160 : socialisme ou barbarie, donc. Mais
c’est également au nom de ce qu’il considère être les apports essentiels de Marx qu’il abandonnera
le marxisme.
Ce qu’il s’agit de retenir ici, c’est bien qu’il ait saisi la conséquence pratique fondamentale de la
mise au jour de la nature réelle du stalinisme : que la lutte révolutionnaire doit viser, par une action
consciente, non tant l’appropriation collective des moyens de production que le contrôle effectif de
l’économie, et qu’il voit en cela l’expression du marxisme bien compris. Ainsi, dans un rapport
157
. « Le marxisme orthodoxe, assure Lukács, ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une
“foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la
méthode. Elle implique la conviction scientifique qu’avec le marxisme dialectique a été trouvée la méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être
développée, perfectionnée et approfondie que dans le sens de ses fondateurs » (Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 17-18).
158. Dans son Bilan provisoire du marxisme paru en 1964 et 1965 dans les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie, et constituant la première partie
de L’institution imaginaire de la société, Castoriadis assurera qu’une telle orthodoxie pèche en raison du fait qu’elle sépare la méthode du contenu. (Voir :
IIS, 18).
159
. Voir Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, chapitre II (coll. Folio, 2000, pp. 46-85). Peut-être serait-il préférable d’ailleurs d’user de
l’expression « marxisme du Sujet-Objet », qui vise à caractériser, à la suite d’E. Mandel, le courant allant de Trotsky à Lukács en passant par Rosa
Luxembourg et Gramsci et qui « constitue le marxisme du facteur subjectif », c’est-à-dire « ce marxisme qui, reniant à la fois l’objectivisme réifié d’un
Kautsky ou du vieil Engels, et le subjectivisme délirant des anarchistes spontanéistes, comprend le prolétariat comme étant le sujet révolutionnaire de
l’histoire », comme précise J.M. Brohm dans son introduction au livre de F. Jakubowsky (Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste
de l’histoire, op. cit., p. 17).
160
. Castoriadis lui-même en convient, comme on peut s’en rendre compte en lisant le texte de 1972 où il revient sur son évolution intellectuelle. « Sous
l’emprise de la théorie économique de Marx — ou de ce qui passait pour tel —, je pensais encore, écrit Castoriadis, que l’exploitation du prolétariat ne
pouvait aller qu’en s’aggravant, qu’une nouvelle crise économique du capitalisme était inévitable, que la prétendue « baisse tendancielle du taux de profit »
minait les fondements du système. Poussant en même temps à sa limite logique la théorie de la concentration du capital, donc aussi du pouvoir (…),
constatant que (…) la Deuxième Guerre mondiale n’avait pas réglé mais aggravé et multiplié les problèmes qui l’avaient causée, et laissait seules face à face
deux superpuissances impérialistes (…) j’en concluais non seulement qu’une troisième guerre mondiale était inéluctable (…), mais qu’elle était « immédiate
» en un sens particulier du terme : quels que fussent les délais et les péripéties, la situation historique allait être déterminée souverainement par le procès
aboutissant à la guerre (…). Constater aujourd’hui qu’elle était fausse est superflu » (SB, 29-30).
- 46 -
interne au P.C.I. daté d’Août 1947, Castoriadis assure : « Il n’y a pas de “ base socialiste” de
l’économie existant indépendamment de la situation du prolétariat. Tout le marxisme repose sur
cette idée : la révolution prolétarienne est le moment de l’histoire où l’automatisme économique est
dépassé. C’est l’intervention consciente du prolétariat, à travers ses différents organismes, dont
l’ultime est le Parti révolutionnaire, qui est la seule garantie du socialisme. Si l’économie échappe
aux mains du prolétariat, il n’y a plus trace de socialisme, car le trait fondamental de l’économie
socialiste, à l’opposé de l’économie bourgeoise, est de se construire par l’action politique
consciente du prolétariat »161. Très tôt exprimée, cette idée est comme le socle sur lequel
Castoriadis va développer sa pensée propre, remettant progressivement en cause son rapport au
marxisme : elle engage prioritairement, comme le texte cité l’atteste, une réflexion sur le rôle
même du parti révolutionnaire, ainsi qu’une redéfinition des objectifs mêmes de la révolution 162.
Mais avant de considérer ces points plus en détail, il importe d’aborder une question qui s’impose à
la compréhension des analyses que nous venons de rappeler, laquelle concerne la nature même de
la révolution russe.
3) sur la nature de la révolution de 1917
Il n’est évidemment pas ici question de traiter pour elle-même une question historique aussi
massive163, mais seulement d’interroger la cohérence de la pensée du jeune Castoriadis. Nous
venons de voir en effet que ce dernier, s’opposant aux vues de Trotsky, assurait que la
nationalisation des moyens de production, même doublée d’une planification, n’est pas suffisante
pour parler d’État ouvrier. On est alors en droit de se demander s’il y a encore du sens à qualifier la
révolution Russe de 1917 de prolétarienne.
L’analyse développée dans Les rapports de production en Russie conduit bien à voir le
« marxisme » soviétique comme l’idéologie de la classe dominante en URSS, ou, pour le dire avec
Maximilien Rubel, « comme instrument de mystification et d’oppression au profit de cette classe
161
. SB, 81.
162
. Conception et programme de Socialisme ou Barbarie, SB, 441. Le texte de présentation du groupe le souligne expressément : « il apparaît
maintenant objectivement, d’une manière matérielle et palpable pour tous les travailleurs, que l’objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement
l’abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu’il en résulte autre chose
qu’une amélioration des méthodes d’exploitation, mais essentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la
production et dans la vie en général » (SB, 139).
163
. Déjà, en 1967, M. Ferro soulignait qu’« une bibliographie complète sur la Révolution de 1917 nécessiterait plusieurs volumes » ( La révolution russe
de 1917, Paris, Flammarion, Questions d’histoire, 1967. Ouvrage repris en collection Champs en 2003). Le tome I de son ouvrage : La Révolution de 1917.
La chute du tsarisme et les origines d’Octobre (Paris Aubier-Montaigne, 1967) offre une sélection critique de 500 ouvrages sur le sujet.
- 47 -
»164. Ne faut-il pas alors reconnaître, sous cette idéologie, un régime bourgeois ? C’est ce que pense
Rubel, qualifiant de bourgeois « tout système de domination où le pouvoir dirigeant remplit la
double fonction, politique et économique, dévolue dans les pays traditionnellement capitalistes à la
classe bourgeoise et à son État »165. Et il précise qu’une telle vue ne peut se comprendre qu’à « la
lumière de la conception matérialiste de l’histoire et des thèses formulées par Marx et Engels à
propos de l’avenir social de la Russie tsariste »166.
Rappelons brièvement que, selon Marx, les révolutions résultent de manière générale du fait que
les rapports de production deviennent une entrave à l’essor des forces productives 167. Se
caractérisant par un double bouleversement — au niveau économique d’abord et au niveau de ce
qu’il est convenu d’appeler la superstructure ensuite168 —, elles marquent donc le passage d’un
mode de production à un autre, ce en quoi elles sont les locomotives de l’histoire169. Précisons
encore que le matérialisme historique, qui entend non seulement appréhender une formation sociale
en elle-même mais encore saisir les lois de son devenir 170, dégage la succession de quatre modes de
production différents — asiatique, antique, féodal, bourgeois —, apparaissant comme autant «
d’époques progressives de la formation économique de la société » 171. Ainsi Marx estime que,
parvenu à un certain stade, l’essor économique entraîne des changements d’ordre politique et
juridique qui, en retour, favorisent le développement économique. Selon une telle analyse,
l’avènement du communisme, dernier mode de production, résulte des contradictions internes au
capitalisme. Ce pourquoi Marx peut dire des « rapports de production bourgeois » qu’ils « sont la
dernière forme antagonique du processus social de la production »172.
164. M. Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 146.
165. Id., p. 209.
166. Id., p. 39.
167. Processus extrêmement bien résumé par Marx lui-même dans le célèbre avant-propos à la Critique de l’économie politique : « À un certain degré de
leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de
propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces
productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale » (Œuvres, I, 273). Pour un aperçu général de
la position de Marx quant à la révolution prolétarienne, on pourra consulter : M. Barbier, La pensée politique de Marx, Paris, 1992, L’harmattan, chapitre 3.
168. « Quand on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de
production économiques. On doit le constater dans l’esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses,
artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout » (Marx,
op. cit., 273).
169. Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 115. Ce qui ne signifie pas que tout changement d’un mode de
production soit le fait d’une révolution.
170. M. Block, le critique Russe que Marx cite lui-même dans la postface à la 2° édition allemande du livre 1 Capital, assure qu’« une seule chose
préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant
une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur
passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison dans un autre » (Marx, Œuvres, tome 1, p. 556).
171. Marx, Œuvres, tome 1, pp ; 273-74.
172. Marx, Œuvres,tome 1, pp. 273-74. Marx précise que « les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même
- 48 -
Il est inutile de trop épiloguer ici sur l’importance que le matérialisme historique accorde aux
conditions économiques dans le développement des sociétés puisque nous y reviendrons ; qu’il
nous suffise de rapporter un passage de la préface du Capital illustrant parfaitement ce point. Marx
y affirme en effet que « lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle
qui préside à son mouvement (…), elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par décrets les phases
de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux
de l’enfantement »173. Propos qui justifie pleinement le jugement de son auteur à l’égard des
militants politiques qui prétendent faire fi des conditions matérielles et assurent, à l’instar de
Bakounine, qu’une « révolution radicale est possible d’une manière uniforme dans tous les régimes
». Marx n’hésite pas du reste à affirmer que Bakounine « ne comprend absolument rien de ce que
signifie une révolution sociale, si ce n’est la phraséologie politique qui s’y rapporte : pour lui, les
conditions économiques sont inexistantes (…). Il voudrait que la révolution sociale européenne,
fondée sur la base économique de la production capitaliste, s’accomplisse au niveau des peuples
agricoles et pastoraux (…). La volonté, et non les conditions économiques, voilà la base de sa
révolution sociale »174.
Comment penser dès lors que la Russie du début du XX e siècle puisse vivre une révolution autre
que bourgeoise ? On dira que Marx, qui n’entendait pas « formuler des recettes pour les marmites
de l’histoire »175, envisagea sérieusement la spécificité de la situation russe et admis la possibilité,
pour cette société marquée par l’institution ancestrale de la commune rurale, de développer un
socialisme original sans passer par l’étape du capitalisme. Mais il faut alors préciser qu’à ses yeux
une telle « chance » supposait qu’une révolution occidentale accompagne la révolution russe 176.
Cela n’ayant pas été, il n’y a rien de surprenant à voir Rubel dénoncer ce qu’il nomme « le mythe
d’Octobre »177 : « Pour qui accepte la description marxienne du processus d’exploitation du travail
temps les conditions matérielles propres à résoudre cette contradiction. Avec ce système social, c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt ».
173. Marx, Le Capital, Œuvres, toome 1, p. 550. M. Rubel assure que ce passage livre le secret de l’« Économie » de Marx. (Marx critique du marxisme,
op. cit., p. 220).
174. Marx, cité par M. Rubel, Marx critique du marxisme, op. cit., p. 235. Dans le même texte, Marx insiste sur l’importance de l’infrastructure : « Une
révolution sociale radicale est liée à certaines conditions historiques du développement économique, lesquelles en sont la prémisse. Par conséquent, elle n’est
possible que là où, en vertu de la production capitaliste, le prolétariat occupe au moins une position importante dans la masse du peuple ».
175. Marx, Le Capital, postface à la deuxième édition allemande, Œuvres, tome 1, p. 555.
176. Voir la réponse que Marx fait au sociologue Mikhaïlovski en Novembre 1877, Œuvres, tome 2, p. 1553 sq. M. Rubel précise que c’est à l’invitation
de l’économiste et traducteur du Capital, F. Danielson, que Marx, apprenant le Russe, se plonge dans l’étude des formes archaïques et asiatiques de la
propriété. Ses conclusions rejoindront celles des narodniki, ces populistes hostiles au tsarisme. Voir : Marx critique du marxisme, op. cit., pp. 138-145.
177. Le chapitre II de Marx critique du marxisme s’intitule : Le mythe d’Octobre. En présentation (p. 39), on peut lire : « À la lumière de la conception
matérialiste de l’histoire et des thèses formulées par Marx et Engels à propos de l’avenir social de la Russie tsariste, nous procédons à une remise en cause
radicale des interprétations fournies par la quasi-totalité de l’École marxiste quant au caractère “prolétarien” et “socialiste” du “Grand Octobre” ». En
1905 Lénine : « Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu’est-ce à dire ? C’est que les transformations
démocratiques du régime politique, et puis les formations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes
l’ébranlement du capitalisme, l’ébranlement de la domination de la bourgeoisie (…) rendront possible dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme
- 49 -
par le Capital, Lénine, son parti et la bureaucratie accomplirent le rôle que la bourgeoisie russe
n’avait pu mener à bien : jeter les fondements matériels, autrement dits capitalistes, d’un socialisme
futur »178.
Que dire dans ces conditions de la position de Castoriadis qui n’a jamais contesté le caractère
prolétarien de la révolution de 1917 ? Ne faut-il pas voir dans son interrogation portant sur les
raisons de la dérive bureaucratique d’une révolution ouvrière l’expression d’une illusion qui, pour
être largement partagée, n’en reste pas moins sans prise sur le réel historique ? Louis Janover en est
convaincu, qui affirme que « c’est toute la problématique de la révolution russe telle que
Castoriadis l’a posée qui s’est trouvée faussée dès le départ par son adhésion au mythe d’Octobre
forgé par Trotsky »179. L’approche de Castoriadis quant au devenir de la révolution russe relèverait
alors d’une « pétition de principe » puisque définissant « le caractère de la “révolution”, non par les
rapports de force entre les classes aux intérêts différents, mais par l’idéologie destinée à en
mystifier le sens ». Elle masquerait ainsi le véritable problème qu’il conviendrait de reprendre « au
point même où il apparaît dans l’œuvre de M. Rubel » : « pourquoi une révolution de type
bourgeois a-t-elle été baptisée prolétarienne et socialiste alors même que le prolétariat, sous
contrôle du Parti, ne disposait dans la société d’aucune des conditions pour donner aux luttes une
impulsion socialiste décisive ? » 180.
Nul besoin, devant une telle accusation, de faire appel au principe de charité cher à Bourdieu181
pour se demander s’il ne convient pas, avant toute chose, de regarder de plus près ce qu’il en est
vraiment de la position de Castoriadis. D’autant que ce dernier n’était pas sans connaître la thèse
défendue par Maximilien Rubel et Louis Janover, puisque, déjà avancée par Aton Pannekoek, elle
avait l’objet d’un échange épistolaire. Dans une lettre de Novembre 1953 adressée à Chaulieu
(pseudonyme de Castoriadis) pour le groupe Socialisme ou Barbarie, Pannekoek écrivait : « Parce
que la révolution russe et ses idées ont encore une influence tellement puissante sur les esprits, il
est nécessaire de pénétrer plus profondément son caractère fondamental. Il s’agissait, en peu de
mots, de la dernière révolution bourgeoise, mais qui fut l’œuvre de la classe ouvrière. Révolution
bourgeoise signifie une révolution qui détruit le féodalisme et ouvre la voie à l’industrialisation
classe » (Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, chap. VI).
178. Marx critique du marxisme, op., cit., p. 177. « Les bolcheviks ont fait pour la Russie ce que les capitalistes avaient fait ailleurs dans le début de leur
domination : ni moins ni plus, si ce n’est sur la base d’une organisation bureaucratique plus poussée, en un temps infiniment plus court et dans une
conjoncture internationale infiniment moins favorable » (Ibid.).
179. L. Janover, Les intellectuels face à l’histoire, Paris Galilée, 1980, p. 219. Acquis aux thèses de M. Rubel dont il fut le collaborateur, Janover refuse
de voir dans la révolution de 1917 autre chose qu’une révolution de type bourgeois. Il assure lui aussi que « les bolcheviks, organisés hiérarchiquement dans
un parti hyper-centralisé et, comme tels, parfaitement aptes à exercer le pouvoir politique » n’ont fait qu’accomplir « la tâche qui, dans d’autres pays, était
échue à la bourgeoisie et à ses représentants politiques » (Id., p. 45-46).
180. L. Janover, Préface au livre de M. Rubel, Marx critique du marxisme, op. cit., p. 12.
181. Voir par exemple : Méditations pascaliennes, op. cit., p. 75 et 101 sq.
- 50 -
avec toutes les conséquences sociales que cela implique. La révolution russe est donc dans la ligne
de la révolution anglaise de 1647 et de la révolution française de 1789 avec ses suites de 1830,
1848, 1871 »182. La réponse de Castoriadis, publiée dans le numéro 14 de la revue — daté d’Avril
1954 —, vaut d’être relue avec attention. « Ce qui fait de la révolution russe une révolution
prolétarienne, pouvait-on y lire, c’est que le prolétariat y est intervenu comme la force dominante
avec son propre drapeau, son visage, ses revendications, ses moyens de lutte, ses propres formes
d’organisation : c’est que non seulement il a constitué des organismes de masse visant à
s’approprier tout le pouvoir, mais qu’il a passé de lui-même à l’expropriation des capitalistes et
commença à réaliser la gestion ouvrière des usines. Tout cela fait à jamais une révolution
prolétarienne, quel qu’ait pu être son sort ultérieur — de même que ni ses faiblesses, ni sa
confusion, ni sa défaite finale n’empêchent la Commune de Paris d’avoir été une révolution
prolétarienne »183.
Les différences d’appréciation tiennent donc essentiellement au point de vue adopté sur les
événements, et notamment à l’importance accordée aux soviets, dont personne ne conteste le rôle
effectif. Pannekoek, Rubel, Janover et Castoriadis ont en effet une connaissance de l’histoire de la
Russie somme toute équivalente : chacun reconnaît que la révolution d’Octobre n’a été possible
que par l’action conjointe des masses et du parti, et il est fort probable que tous accepteraient sans
difficulté les propos de l’historien Marc Ferro, assurant que « loin d’avoir été seulement un “coup”
organisé par un petit nombre, ou à l’inverse, un mouvement de masse qui, grâce à l’action de
Lénine, aurait abouti à la prise du pouvoir par le parti majoritaire dans les soviets, la situation fut
presque inverse : (…) l’insurrection d’Octobre eut pour effet d’accomplir et de légitimer un
changement de pouvoir qui ne parvenait pas à se réaliser. Octobre fut ainsi une épreuve de force
entre un gouvernement (Kerenski) dont l’État avait sombré et un État en voie de formation (le
système de soviets) sur lequel se greffa le gouvernement — le parti bolchevik… Une fois
l’insurrection victorieuse, les dirigeants du parti confisquèrent la totalité du pouvoir suprême ;
mais, au moins à ses débuts, ce pouvoir fut sans prise sur les profondeurs de la société. Ce fut bien
la multitude des soviets et autres comités qui, de fait, l’exercèrent »184.
182. EMO 1, 266-67. La section française du site Internet Marxits Internet Achive (www.marxists.org), qui a mis sa lettre en ligne, présente Pannekoek
(1873-1960) comme suit : « Astronome de renom, actif dans la gauche social-démocrate avant 1914. Membre du groupe hollandais regroupé autour du
journal De Tribune, il sera à l’avant-garde du combat contre le révisionnisme dans le S.P.D. aux cotés de R. Luxemburg. En 1914, Pannekoek est opposé à
l’Union Sacrée et se range à ce titre derrière Lénine et les bolcheviques. À partir de 1919, il se montre critique envers la ligne suivie par l’Internationale
Communiste. Ses critiques sont un mélange d’idéalisme et de gauchisme et il sera l’une des principales cibles de Lénine dans La maladie infantile du
communisme. Dès 1921, il considère que l’U.R.S.S. est une nouvelle forme d’Etat despotique ; en conséquence, il est exclu de l’Internationale Communiste.
À partir de cette date, Pannekoek se lie aux groupes « conseillistes », qui recherchent une synthèse de l’anarchisme et du marxisme ».
183. EMO 1, 257-58. Nous soulignons.
184
. M. Ferro, Nazisme et communisme, Paris, Hachette-Pluriel, 1999, pp. 116-117. Nous soulignons. M. Rubel parle du reste « d’une très brève période
“anti-capitaliste”, marquée par la prise en charge des usines par les ouvriers, parallèlement à l’appropriation des terres par les paysans, après le coup d’État
- 51 -
La question reste de savoir à quoi tiennent ces différences d’appréciation : comment comprendre
que, partant des mêmes faits, on en vienne à caractériser différemment la révolution de 1917 ? La
réponse se trouve sans doute dans le rôle accordé au cadre théorique marxiste pour l’interprétation
de ces faits. Or, ce qui est ici remarquable chez Castoriadis, c’est bien qu’il laisse ce cadre
complètement de côté : ne faisant aucunement référence à la loi de développement inégal ou à la
thèse de la révolution permanente185, il ne retient que l’action effective et consciente du prolétariat
russe en 1917. Dans sa présentation du texte d’Alexandra Kollontaï, L’opposition ouvrière186, paru
le premier trimestre 1964 dans le numéro 35 de la revue, il reprend la question qu’il formule ainsi :
« la classe ouvrière russe a-t-elle joué un rôle historique propre pendant cette période, ou bien a-telle été simplement l’infanterie mobilisée au service d’autres forces déjà constituées ? »187. Le
problème est que toute réponse dépend de la manière dont on se rapporte au passé. Que l’on pense
les choses à partir de leur devenir, et l’on aura tendance à insister sur le succès du parti
bolchevique, cherchant avant tout à en rendre compte par le biais d’une théorie déjà élaborée. C’est
bien son adhésion au matérialisme historique qui fait dire à Louis Janover que « l’intervention du
prolétariat, décisive pour faire disparaître les ruines de la féodalité qui encombraient encore le sol
de la société russe, n’a pourtant été qu’un simple facteur au service d’une révolution de type
bourgeois »188. Une telle approche — rétrospective — des faits conduit nécessairement à déclarer,
sinon négligeable, du moins secondaire ce qui n’a pas eu de postérité ; et, pour ce qui de la
bolchevik d’octobre » (Marx critique du marxisme, op. cit., 147). Castoriadis, quant à lui, affirme que « le succès de la révolution n’a été possible que par la
convergence de l’immense mouvement de révolte totale des masses, de leur volonté de changer leurs conditions d’existence, de se débarrasser des patrons et
du Tsar, d’un côté — et de l’action du parti bolchevique de l’autre côté » (EMO 2, 399).
185. La loi du développement inégal assure qu’existent différents rythmes d’évolution pour deux pays différents, que l’un ne doit pas nécessairement
connaître les mêmes les phases de développement que l’autre. Politiquement, cette « loi » a servi d’argument pour exhorter les révolutionnaires à ne pas
copier inconsidérément ce qui a pu être opportunément fait ailleurs. Elle est évoquée notamment par Lénine en 1915. Voir, par ex., le chap. IV de
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme où Lénine assure que « le développement inégal et par bonds des différentes entreprises, des différentes
industries et des différents pays, est inévitable en régime capitaliste ». L’expression « révolution permanente » désigne une thèse développée par Trotsky dès
1906, selon laquelle la révolution russe pourra bousculer les étapes fixées par le matérialisme historique à partir de l’analyse du développement de
l’Angleterre et de la France, en se faisant immédiatement révolution prolétarienne. Voir : J.J. Marie, Trotsky. Textes et débats, op. cit., pp. 11-14 et 27-104.
186. Il s’agit d’un texte rédigé en 1921. La section française du site Internet Marxits Internet Achive présente Alexandra Kollontaï (1872 – 1952) comme
suit : « Socialiste russe à partir de 1899, spécialisée dans les questions féminines, auteur de nombreux ouvrages sur la question. Menchevique, puis
bolchevique. Kollontaï naît dans une famille bourgeoise où elle reçoit une éducation très traditionnelle. À partir de 1893, elle découvre le mouvement ouvrier
russe. En 1896, elle part étudier à Zürich où elle devient marxiste. Après la scission de la social-démocratie russe, elle hésitera longuement puis rejoindra les
mencheviques pour un temps. Mais en 1915, elle rejoint le camp bolchevique en raison de ses positions internationalistes Après 1917, Kollontaï sera
brièvement commissaire du peuple, avant de fonder l’Opposition Ouvrière. À partir de 1923, elle occupe divers postes dans la diplomatie et capitule devant
Staline. Kollontaï est une des rares bolcheviques d’importance à n’avoir pas été liquidée par Staline et sa machine ».
187
. EMO 2, 398.
188. Les intellectuels face à l’histoire, op. cit., 46. C’est de manière pleinement consciente que Janover entend lire l’histoire à partir des vues marxiennes :
« Ainsi, il n’est pas de mesure prise par les bolcheviks qui, replacée dans le cadre de la conception matérialiste de l’histoire, ne révèle sa nature bourgeoise,
à tout le moins contradictoire », assure-t-il avec fermeté. (Les intellectuels face à l’histoire, op. cit., p . 45. Nous soulignons).
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révolution d’Octobre, à subordonner l’action des masses à la dynamique du développement du
capital189. Or c’est bien à cela que Castoriadis ne peut souscrire, à cette idée qui tend à faire du
prolétariat « une infanterie passive ». Il insiste à l’inverse sur le rôle des ouvriers sans lesquels « le
parti n’était rien, ni physiquement ni politiquement » 190. Il y a eu activité autonome des masses,
voilà sur quoi il insiste, voilà ce qui lui permet d’affirmer que la révolution russe a été
prolétarienne. Sa dégénérescence rapide est autre chose, dans la mesure où elle ne peut annuler le
fait, qu’un temps, les ouvriers ont pris effectivement en charge leur propre devenir.
Certes, Castoriadis ne théorise pas encore sa position critique envers une approche de l’histoire
qui, au-delà de Marx, renvoie clairement à la pensée hégélienne n’accordant le statut d’effectivité
[Wirklichkeit] qu’à la réalité dont les effets dans le monde permettent au philosophe, qui la saisit
dans l’après-coup de son avènement 191, de dire qu’elle est réglée par la rationalité. Il n’en perçoit
pas moins l’enjeu, affirmant que « l’activité autonome des masses appartient par définition au
refoulé de l’histoire »192, laissant paraître son extrême sensibilité à « l’être propre » 193 de ce qu’il
appellera le social-historique, à la nouveauté qui s’y manifeste — sensibilité qui le conduira,
comme nous verrons, à la mise en cause de toute la pensée héritée 194.
Et c’est bien la même attention portée à l’histoire effective qui explique le refus de Castoriadis
d’user de l’expression, courante depuis Lénine, de capitalisme d’État pour caractériser le système
social issu de la révolution, préférant parler de capitalisme bureaucratique. Ici encore la
confrontation de la pensée de Castoriadis à celle de Rubel est révélatrice : c’est en effet par
fidélité à la théorie marxienne que celui-ci reprend le terme de capitalisme d’État, quand la volonté
de souligner la spécificité de l’exploitation en U.R.S.S. pousse celui-là à préférer parler de
189. Parlant du parti bolchevique, L. Janover invite à reconnaître que « son succès signifie donc que la révolution russe fut, par essence et
fondamentalement, en dépit de la présence en son sein d’une nouvelle organisation sociale libertaire, une révolution de type bourgeois, un rejeton tardif des
grandes révolutions que portèrent partout en Europe les nouveaux maîtres au pouvoir » (Les intellectuels face à l’histoire, op. cit., p. 41. Nous soulignons).
190. EMO 2, 399.
191. C’est bien pourquoi Hegel compare la philosophie à la chouette de Minerve : de même que celle-ci ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit, la
philosophie vient toujours après la bataille, si l’on peut dire, et pour faire les comptes. « n tant que pensée du monde, elle n’apparaît dans le temps qu’après
que l’effectivité a achevé son procès de culture et est venue à bout d’elle-même » (Principes de la philosophie du droit, Préface, trad. Kervégan, Paris,
P.U.F.- Quadrige 2003, p. 107).
192. EMO 2, 389.
193. « Aucun artifice philosophie ou épistémologique ne peut donc éliminer l’être propre de l’objet social-historique ; aucun ne peut masquer le fait que
Rome, Athènes, la guerre du Péloponnèse, le monde européen féodal, la musique romantique, la Révolution russe existent (ont existé)autant sinon plus que
les tables, les Galaxies ou les espaces vectoriels topologiques », écrit Castoriadis dans L’histoire du mouvement ouvrier ; long texte écrit en 1973 pour
introduire la publication d’une série d’articles parus dans Socialisme ou Barbarie intitulée L’expérience du mouvement ouvrier (EMO 1, 30).
194. Voir le dernier chapitre de cette première partie. On peut dire que déjà se trouve mise en cause la lecture des événements historiques à partir d’une
théorie achevée puisqu’elle conduit à négliger le nouveau. Comme il redira plus tard : « Le Capital est à lire à la lumière de la Russie, non pas la Russie à la
lumière du Capital » (CL 2, 187.).
- 53 -
capitalisme bureaucratique195.
Soulignons, pour terminer ce point, que c’est toujours ce même souci de faire droit à la
nouveauté qui explique que Castoriadis trouve « impropre » 196 l’emploi du terme dégénérescence
pour qualifier le devenir de la révolution d’Octobre. Ce qui compte en effet, c’est bien de
comprendre « pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s’est effondrée de
l’intérieur, pourquoi elle a “dégénéré” sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir la
bureaucratie ». Autrement dit, « ce qu’il s’agit d’expliquer, dans la dégénérescence de la révolution
russe, c’est précisément la spécificité de cette dégénérescence comme dégénérescence
bureaucratique »197. Or une telle interrogation oblige à mettre en avant le rôle du parti bolchevique
qui, après Octobre, ne fait qu’une chose selon Castoriadis : asseoir son pouvoir198. Quant à parler de
dégénérescence, c’est donc celle du Parti bolchevique lui-même qu’il faudrait évoquer. Mais
« cette “dégénérescence” est en vérité un avènement, une naissance, déploiement, révélation et
réalisation de la nature bureaucratique totalitaire du type d’organisation créée par Lénine » 199. Il
faut signaler ici qu’une simple affirmation dans un article daté de 1989 laisse entrevoir une
évolution de Castoriadis sur la question, puisqu’il refuse alors le terme de révolution et parle de la
prise du pouvoir par Lénine et son parti : « Il y a eu une révolution russe en Février ; il n’y a pas de
révolution en Octobre, il y a seulement le coup d’État d’un parti, déjà totalitaire en germe dans sa
structure et son esprit, qui s’empare du pouvoir, met tout en œuvre pour dominer et domestiquer le
mouvement populaire et y réussit rapidement (l’acte final en étant Kronstadt, 1921) »200. Mais à la
vérité il ne s’agit que d’une rectification, non d’une réorientation, de ses vues 201 — l’allusion à
Kronstadt est du reste claire : c’est l’activité autonome du peuple qui compte. Castoriadis est très
195. M. Rubel s’est clairement expliqué sur son choix : « En qualifiant de “capitalisme d’État” et non de “capitalisme bureaucratique ” le mode de
production qui fut implanté en 1917 et qui s’épanouit sous la direction de Staline et de son appareil politique et policier, nous pensons nous conformer aux
principes méthodologiques adoptés par Marx dans son effort scientifique pour révéler la “loi du mouvement économique de la société moderne” (Le Capital,
Préface du Livre 1°) » (Marx critique du marxisme, op. cit., p. 209). Soulignons que M. Rubel, qui semble ne pas pouvoir comprendre qu’on puisse penser
différemment, présente les analyses de Chaulieu ( pseudonyme de Castoriadis) comme faisant partie « des tentatives marxistes de présenter l’économie
actuelle de l’URSS comme capitaliste » (Id., p. 146, note 1). Castoriadis, lui aussi, a rendu compte de son option terminologique : « C’est pourquoi (…) j’ai
adopté le terme de capitalisme bureaucratique. Capitalisme bureaucratique et non capitalisme d’État, expression à peu près vide de sens (…) ne mettant pas le
doigt sur l’émergence d’une nouvelle couche exploiteuse (…) car faisant penser que les lois économiques du capitalisme continuent de valoir après la
disparition de la propriété privée, du marché et de la concurrence, ce qui est absurde » (SB, 27). Nous verrons que Castoriadis ne renonce pas à faire le
parallèle entre les sociétés occidentales et l’U.R.S.S., assurant qu’elles relèvent toutes d’un capitalisme bureaucratique, fragmenté pour les sociétés
occidentales, et total en U.R.S.S. (Voir, par ex., CS, 370-71).
196. « Finalement, le terme même de dégénérescence est impropre » (SD, 132).
197. EMO 2, 391.
198. « Il reconstitue un appareil d’État séparé de la société et soumis à son contrôle à lui, il domestique les Soviets, les syndicats, toutes les organisations
collectives, travaille à subordonner toutes les activités sociales à ses propres normes et à son propre point de vue ; et il y réussit » (SD, 133).
199. SD, 133.
200. CL 3, 182.
201. Rectification qui n’est sans doute pas sans lien avec sa réflexion sur l’imaginaire de la puissance développée dans Devant la guerre.
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clair sur ce point. « Question : quand est-ce une révolutionnaire commence ? demande-t-il.
Réponse : lorsque la population forme ses propres organes autonomes — lorsqu’elle rentre en
activité pour se donner à elle-même ses formes d’organisation et ses normes (…).Question : quand
est-ce qu’une révolution se termine, « dégénère », cesse d’être une révolution ? Réponse : lorsque
les organes autonomes de la population cessent d’exister et d’agir »202.
Quoi qu’il en soit, c’est une même mise en question qui se manifeste ici et là, celle qui porte sur
le lien entre la bureaucratie et les organisations militantes ; lien qu’il convient d’envisager
maintenant afin de tâcher de comprendre comment un ancien militant trotskyste a pu porter un
tel jugement sur le Parti bolchevique.
202. CL 2, 413. Castoriadis précise que ces organes autonomes cessent d’exister soit quand « ils sont carrément éliminés », soit quand ils sont
« domestiqués, asservis, utilisés par un nouveau pouvoir séparé comme instruments ou éléments décoratifs ». Nous verrons comment Castoriadis pense la
démocratie en contrepoint avec cela.
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CHAPITRE 2
LA RÉVOLUTION REDÉFINIE
Nous venons de voir que si la critique de Castoriadis à l’égard du trotskysme peut être considérée
comme relevant de l’orthodoxie marxiste, elle n’en laisse pas moins paraître des intuitions
concernant l’approche des événements historiques qui vont le conduire à une remise en cause de la
pensée même de Marx. Mais cela ne se fera que progressivement, au travers, notamment, de
confrontations avec des problèmes pratiques.
Tout comme son approche de la bureaucratie relève, non pas d’une position a priori, mais de son
étude concrète, c’est toujours à partir d’une attention portée à la réalité effective et en prise avec les
difficultés liées à son engagement dans le social que Castoriadis développe les thèses qu’il entend
défendre. Ce faisant, il reste parfaitement fidèle à ce que Lucien Goldmann assure être « le
principe fondamental de la pensée » de Marx selon lequel « le penseur doit toujours modifier
l’analyse théorique lorsqu’elle entre en conflit avec la réalité historique et sociale » 203. Nous
commençons donc à mieux comprendre ce que nous avons vu en introduisant cette première partie
de notre travail, et qui semblait bien paradoxal, à savoir que c’est au nom d’une exigence marxiste
que Castoriadis va finir par remettre le marxisme en cause204.
À cet égard, les années 50 sont décisives pour lui : d’une part, les débats au sein même du groupe
Socialisme ou Barbarie concernant le problème de l’organisation vont le pousser à reprendre à
nouveaux frais la question de la praxis ; d’autre part, l’analyse des sociétés occidentales dans
l’après-guerre le conduisent à une critique de l’économie marxiste et à une redéfinition de la nature
du capitalisme. C’est ainsi qu’il va proposer une nouvelle approche du « contenu du socialisme
»205. Ajoutons que les événements hongrois de 1956 et les réactions qu’ils suscitent lui paraissent
conforter ses thèses sur la nature de la bureaucratie et l’inanité des prises de position marxistes —
et renforcent par là même son refus d’une approche objectiviste en sciences sociales.
Castoriadis récuse en effet toute attitude qui cherche à transposer les méthodes des sciences de la
nature à l’étude des phénomènes sociaux avec le souci de dégager des systèmes de relations, des
structures et des lois, c’est-à-dire des régularités indépendantes de la conscience et de la volonté
203. L. Goldmann, Marxisme et sciences humaines, Paris, Idées-Gallimard, 1970, p. 170.
204. « Pour retrouver Marx, c’est Marx lui-même qu’il faut casser » (SB, 47).
205
. C’est là le titre d’un long article livré en deux étapes : Le contenu du socialisme 1 paru dans le N° 17 de la revue (juillet - septembre 1955), et Le
contenu du socialisme 2 paru deux années plus tard dans le N° 22 (juillet - septembre 1957). Les deux textes sont reproduits dans Le contenu du socialisme
(CS, pp. 67-102 et pp. 103-221).
- 56 -
des hommes ; raison pour laquelle elles sont dites objectives206. Il souligne en particulier que ni
l’histoire ni l’économie ne relèvent de la science puisqu’elles sont dépendantes de l’action créatrice
des agents sociaux. Or c’est bien cela que Marx en vient à oublier, lui qui pourtant a affirmé que la
lutte des classes est au principe du devenir historique. Refusant toute approche dialectique
permettant de dépasser l’opposition entre la nécessité économique et la liberté de l’agir humain,
Castoriadis finira donc par congédier la pensée de Marx qu’il juge trop dominée par la volonté
d’aborder la société et son évolution en termes objectivistes.
Insistons : si, dans le cadre de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis envisage de nouvelles
perspectives théoriques, c’est à la fois avec l’idée de défendre au mieux l’orientation centrale de la
pratique politique en quoi se résument la conception et le programme du groupe — la visée de la
suppression de la distinction entre dirigeants et exécutants en tant que catégories fixes 207 —, et dans
le souci d’être en prise avec le social. Or là encore, comme ce fut déjà le cas pour le stalinisme, il
va reprocher aux théories en vigueur de ne pas soutenir cette dernière exigence ; le marxisme ne
faisant pas exception : quand elle n’est pas simplement déniée, la réalité sociale n’est jamais
reconnue comme telle, dans son effectivité même. Il nous paraît donc que la prise de conscience
progressive des implications de sa thèse concernant la visée révolutionnaire va de pair avec celle du
problème que représente l’approche de ce qu’il nomme le social-historique208. On perçoit combien
les questions politiques et les questions philosophiques se nouent ici, dessinant du même coup la
cohérence d’une pensée.
I. L’organisation en question
C’est bien selon une telle perspective qu’il faut aborder les débats sur le problème de
l’organisation qui furent récurrents dans la vie du groupe jusqu’à la scission de 1958. La question
n’est certes pas neuve au sein des courants marxistes, mais reprise ici à partir de l’analyse du
stalinisme qui a poussé le groupe à rompre avec le P.C.I., elle prend des résonances nouvelles. Ce
qui en ressort effet, c’est bien que l’objectif révolutionnaire ne peut se limiter à l’appropriation
206
. Comme le précise Bourdieu, « la tradition objectiviste conçoit le monde social comme un univers de régularités objectives indépendantes des agents
et construites à partir d’un point de vue d’observateur impartial qui est hors de l’action, qui survole le monde observé » (Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 1980, p. 89). Nous reviendrons sur ce point de méthode plus avant dans notre travail.
207
. Cette thèse centrale est énoncée, nous l’avons vu, dès le premier numéro de la revue Socialisme ou Barbarie : « Il apparaît maintenant objectivement,
d’une manière matérielle et palpable pour tous les travailleurs que l’objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement l’abolition de la propriété
privée (…), mais essentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans et dans la vie sociale en
général » (SB, 139). Une telle vue n’est nullement utopiste qui ne dénonce pas purement et simplement tout rapport hiérarchique — qu’on pense à titre
d’exemple à ce que serait alors l’action éducative — mais récuse fermement la structuration sociale pérenne d’un tel rapport.
208
. Comme nous verrons, il s’agit pour Castoriadis de souligner par là l’impossibilité de dissocier ces deux ordres : le social et l’historique.
- 57 -
collective des moyens de production, puisque cela n’empêche nullement l’exploitation des uns par
les autres. La visée de la révolution se doit d’être, comme Castoriadis ne cessera de le dire, « la
restitution aux hommes de la domination sur leur propre vie »209 — leur vie entière s’entend, y
compris leur vie au travail donc ; nous y reviendrons. Soulignons au passage la justesse de
l’affirmation selon laquelle sans développement de la théorie révolutionnaire, il n’y a pas non plus
de développement de l’action révolutionnaire : l’alternative « Socialisme ou Barbarie », cela
signifie maintenant que le processus universel de domination, c’est-à-dire de bureaucratisation, ne
peut être limité que par l’activité autonome des masses. Ce qui ne saurait être sans conséquences
sur les modalités d’action des militants luttant pour sa promotion.
À en croire Castoriadis, « la discussion sur la question de l’organisation a été présente, sous des
formes plus ou moins aiguës, tout au long de l’histoire du groupe S. ou B. »210 ; mais il est deux
moments où elle s’exacerbe et tourne à la crise ouverte. Entreprise une première fois en Avril 1949,
elle se poursuivit pendant deux ans pour se conclure au printemps 1951 par la prise de distance de
Lefort et de quelques autres militants avec le groupe 211. Le débat d’alors ne nous paraît
compréhensible que rapporté à l’analyse de la situation politique marquée par le début de la guerre
froide, conduisant Castoriadis à envisager un troisième conflit mondial rendant des plus urgentes la
construction d’un parti révolutionnaire212.
C’est dans un contexte national agité par la crise algérienne, qui conduit au retour du général de
209. EMO 2, 355.
210
. EMO 1, 163. Il s’agit de l’extrait d’une note écrite en 1974 pour la publication de L’expérience du mouvement ouvrier, regroupant une série de textes
parus une première fois dans la revue Socialisme ou Barbarie.
211
. Nous employons l’expression “prise de distance”, même si dans la note écrite pour la publication de L’expérience du mouvement ouvrier, Castoriadis
parle, lui, d’une « première scission avec Claude Lefort et d’autres camarades qui partageaient ses positions » tout en soulignant que celle-ci fut de courte
durée. (EMO 1, 175). Il nous semble en effet que nous pouvons ici suivre les indications de P. Gottraux qui assure que même si le nom ou plutôt le
pseudonyme de Lefort disparaît un temps de la liste des membres du comité de rédaction de la revue, il ne s’agit pas d’« une rupture totale » puisqu’il publie
dans la revue un nouveau texte, non signé certes, « à peine une année après l’annonce de son départ » (P. Gottraux, Socialisme ou Barbarie…., op. cit., p.
49). Le texte dont il s’agit, L’expérience prolétarienne, fut publié dans le n° 11 de la revue. Signalons toutefois que le pseudonyme de Lefort ne figurera de
nouveau dans le comité de rédaction de la revue qu’au moment de la parution du n° 17 de la revue, c’est-à-dire à l’été 1955. Cette vue nous semble confirmée
par Lefort lui-même, qui parle d’une « rupture de quelques mois avec S ou B » , précisant qu’il continuait durant cette période « à participer à un travail
collectif avec quelques camarades » (L'Anti-mythes, n° 14, p. 5).
212. Dans un texte paru au printemps 1954 et intitulé Situation de l’impérialisme et perspectives du prolétariat, Castoriadis propose une analyse de la
situation mondiale qui atteste son attachement à la pensée marxiste. « L’analyse de la situation mondiale actuelle, présentée dans cette revue depuis son
premier numéro, peut être résumée ainsi : la caractéristique fondamentale de la période contemporaine est la lutte entre le bloc américain et le bloc russe pour
la domination et l’exploitation du monde ; cette lutte a sa source dans la nécessité inexorable qui pousse la classe dominante de chaque bloc — les trusts
américains et la bureaucratie russe — à agrandir ses profits et sa puissance, à s’assurer l’exploitation de l’humanité entière, à garantir sa domination contre
toute attaque extérieure et tout soulèvement intérieur. Il y a peu de chances que le prolétariat puisse, par une révolution qui devancerait la guerre, renverser
les régimes exploiteurs à l’Est et à l’Ouest, il est donc extrêmement probable que la lute entre les deux blocs culminera dans une troisième guerre mondiale
(…). La période qui nous sépare de la guerre, courte ou longue, doit être mise à profit pour la construction d’une organisation d’avant-garde, indispensable si
les possibilités révolutionnaires qui surgiront de la guerre doivent être réalisées » (Socialisme ou Barbarie, n° 14).
- 58 -
Gaulle au pouvoir en Mai 1958, que la question de l’organisation fait de nouveau problème 213.
L’afflux d’adhésions provoquées par la situation politique 214 pousse en effet certains militants, dont
Castoriadis, à proposer une résolution devant permettre au groupe d’accomplir un saut qualitatif
dans la construction d’une véritable organisation révolutionnaire 215. Bien qu’approuvée cette
résolution provoque de vives réactions de défiance de la part de Lefort et de camarades partageant
ses craintes de dérives bureaucratiques. Deux tendances s’affirment ainsi en juin 1958 autour de
deux approches du mode de fonctionnement de l’organisation, qui vont fonctionner séparément
jusqu’à la réunion de rentrée prévue fin septembre afin de permettre une reprise plus sereine de la
discussion. Mais les vues étaient manifestement trop divergentes, et les « minoritaires »,
scandalisés par un texte de Castoriadis dénonçant leur attitude, paru dans le bulletin intérieur de
septembre 1958, quittent Socialisme ou Barbarie et fondent le groupe Informations et Liaisons
Ouvrières (I.L.O.)216. Reste que de tels éclats nous paraissent incompréhensibles tant que l’on ne le
relie pas à des orientations de fond divergentes. De fait toute approche cohérente de l’activité
militante engage une option sur le pouvoir, sur la légitimité de la révolution et, in fine, sur la
nature du social ; et c’est à ce niveau qu’il faut chercher les véritables raisons de la rupture.
1) La nature du problème
213
. Rappelons que le 13 Mai 1958, les manifestations organisées en Algérie en hommage à la mémoire de trois soldats français fusillés par le F.L.N. en
territoire tunisien virent à l’émeute. L’armée fraternise avec les manifestants ; et un comité présidé par le général Massu, opposé à l’investiture P. Pflimlin
comme président du Conseil, exige la formation d’un gouvernement de salut public. Pour une approche synthétique de cette crise voir : Guy Pervillé, De
l'Empire français à la décolonisation, Paris, Hachette, Carré Histoire, 1991. Signalons que le numéro 25 de la revue Socialisme ou Barbarie (Juillet – Août
1958) est intégralement consacré à un dossier intitulé : La crise française et le gaullisme.
214
. Dans un texte de 1958 contestant les thèses de Lefort, Castoriadis écrit : « Les événements du 13 mai ont posé des problèmes de façon telle qu’il
devenait impossible de les esquiver plus longtemps. Devant la perspective d’une crise sociale, beaucoup de lecteurs et de sympathisants venaient à
Socialisme ou Barbarie pour travailler avec nous. Comment pouvait-on travailler tous ensemble ? Comment pouvait-on s’organiser ? » (EMO 2, 193).
Quant à P. Gottraux, il assure que « dans ce contexte troublé et confus, les analyses tranchées du groupe, explicitement anticolonialistes, anticapitalistes et
qui ne se camouflent pas au nom d’impératifs tactiques, lui valent néanmoins une reconnaissance dans des milieux plus larges qu’auparavant. Divers
témoignages s’accordent en effet à dire que les événements du 13 Mai et leurs suites provoquent des adhésions au groupe d’une ampleur inégalée
précédemment » (Socialisme ou Barbarie. Un engagement…, op. cit., p. 88). Aucune indication de nombre n’est toutefois donnée.
215
. La résolution, signée par Castoriadis et 4 autres militants, est rédigée dans la hâte afin de pouvoir être soumise au vote lors de l’assemblée générale
du 6 juin 1958.
216
. P. Gottraux écrit à ce sujet : « Aux dires de la minorité, le texte de Castoriadis constitue l’acte définitif de rupture au-delà duquel aucun accord ni
dialogue ne demeurent possibles. Elle adresse dès lors un message au groupe intitulé “Pour être lu à l’Assemblée du 27 septembre”. Considérant que
Castoriadis dépasse les bornes en avançant que “tout ce que la minorité fait est de s’emparer d’une partie des idées du groupe, de les ériger en absolus
monstrueusement séparés du reste et de refuser d’envisager même les problèmes auxquels ce texte répond” et qu’une telle attaque “constitue un commentaire
éloquent de sa conception du parti”, la minorité annonce désormais son refus de poursuivre la discussion lors de l’assemblée prévue fin septembre » (Id, p.
91-92). Lefort, lui, parle d’un climat très tendu : la discussion précédant la scission « n’a trouvé qu’un pâle reflet dans la revue » , se souvient-il, précisant
que « le conflit a donné lieu à des accusations pénibles, portées contre les minoritaires que nous étions, qui ont bien témoigné du climat de Parti dans lequel
était venu à se complaire le groupe S ou B » (L'Anti-mythes, n° 14, p. 8).
- 59 -
Ce n’est pas sans étonnement que l’on lit dans Le parti révolutionnaire que les divergences
permanentes au sein du groupe sont dues à un « manque de clarification sur les questions du parti
révolutionnaire »217. De telles questions paraissaient en effet avoir été réglées dès le départ
puisque le texte de présentation du groupe, paru dans le premier numéro de la revue, exposait la
nécessité d’un parti d’avant-garde que la conscience des risques de bureaucratisation poussait à
l’autodissolution218. On est également surpris de la dramatisation dont fait preuve le texte 219. Sans
doute celle-ci est-elle une réaction à l’impression d’inefficacité liée aux difficultés nouvelles
auxquelles le groupe Socialisme ou Barbarie doit faire face en raison de son autonomie récente :
s’il est aisé trouver une unité dans l’opposition à une ligne déjà définie, il est toujours plus délicat
de conserver cette unité quand il s’agit d’affirmer positivement une orientation propre. Mais cela ne
peut suffire à rendre compte du ton général du texte, si on ne perçoit pas en outre l’intention
réellement révolutionnaire qui l’anime. Il nous semble du reste que les dissensions au sein du
groupe provoquées par la question de l’organisation viennent, pour partie au moins, du degré
d’implication effectif de chacun dans le projet révolutionnaire. Comment comprendre sinon la prise
de distance de certains militants vis-à-vis d’un texte qui n’ajoute rien, quant au fond, par rapport à
la note de présentation du groupe paru quelques semaines plus tôt dans le premier numéro de la
revue ? Or les thèses rappelées par Castoriadis dans Le parti révolutionnaire ne font que renvoyer à
l’exigence de la politique prolétarienne comprise comme « l’activité qui coordonne et dirige les
efforts de la classe ouvrière pour détruire l’État capitaliste, installer à sa place le pouvoir des
masses armées et réalisera la transformation socialiste de la société ». La nature même de tels
propos, qui relèvent souvent de l’évidence pour quiconque a pris la mesure de ce que représente un
combat de masses effectif220, atteste bien du climat régnant dans le groupe : nombre de militants se
217
. Il s’agit du rapport rédigé par Castoriadis en vue de la discussion du printemps 1949 précédant le vote de la résolution statutaire sur le
fonctionnement du groupe. Il est reproduit dans L’expérience du mouvement ouvrier (EMO 1, 121-143). Les citations à suivre ne faisant pas l’objet d’un
appel de note sont toutes issues de ce texte.
218
. « L’organisation politique de l’avant-garde est historiquement indispensable car elle repose sur le besoin de maintenir et de propager parmi la classe
une conscience claire du développement de la société et des objectifs de la lutte prolétarienne (…). D’autre part, la constitution de la bureaucratie en couche
exploiteuse rend évident que l’avant-garde ne saurait s’organiser que sur la base d’une idéologie anti-bureaucratique, d’un programme dirigé essentiellement
contre la bureaucratie et ses racines, et en luttant constamment contre toute forme de mystification et d’exploitation. Mais ce point de vue, l’essentiel est que
l’organisation politique de l’avant-garde ayant pris conscience de la nécessité d’abolir la distinction entre dirigeants et exécutants tende dès le début vers
cette abolition en son propre sein (…). Dans ce sens si on peut toujours dire qu’elle représente la direction idéologique et politique de la classe dans les
conditions du régime d’exploitation, il faut aussi et surtout dire que c’est une direction qui prépare sa propre suppression, par sa fusion avec les organismes
autonomes de la classe » (SB, 142).
219
. « La solution de ces problèmes [que pose la question de l’organisation révolutionnaire pour des militants conscients de la nature réelle de la
bureaucratie — P.C.] aussi bien du point de vue théorique général que du point de vue de notre orientation est devenue une question vitale pour notre groupe.
L’attitude consistant à repousser la discussion et la prise de position sur ces problèmes (…) équivaudrait à la dislocation du groupe (…). Il est indéniable que
le groupe se trouve actuellement devant un tournant de son existence et qu’il doit répondre au dilemme radical devant lequel il est placé ».
220
. « Le prolétariat ne pourra ni vaincre, ni même lutter sérieusement contre ses adversaires — adversaires qui disposent d’une organisation formidable,
- 60 -
disant révolutionnaires ne semblent pas prêts à passer à l’action 221.
Devant convaincre certains camarades de la nécessité de construire un parti, Castoriadis s’attache
à démontrer le bien fondé d’une telle entreprise. C’est ainsi qu’il souligne que seul le parti est en
mesure de régler les tâches qu’impose la lutte révolutionnaire 222 ; le syndicat étant devenu un
rouage du système de domination223. Et les Comités de lutte demandera-t-on ? N’ayant pas de «
frontières strictes » ni de « programme clairement défini », ils ne peuvent faire office de parti : ce
sont donc « des embryons d’organismes soviétiques, et non pas des embryons d’organismes du
type parti »224. « La valeur énorme des Comités de lutte », laquelle tient au fait qu’ils éveillent la
conscience des ouvriers vis-à-vis de la réalité bureaucratique, ne doit donc pas occulter le rôle
irremplaçable du parti. Sans lui ces Comités n’auraient du reste que peu d’impact, puisqu’il est le
seul organe pouvant « élaborer et propager les conclusions de leur action ». Il faut bien prendre la
mesure d’une telle vue qui revient à parier sur l’incapacité de la classe ouvrière à se dégager seule
de la domination qu’elle subit ; ce que Castoriadis, fort de l’expérience historique 225, souligne
explicitement : « La classe, sous le régime d’exploitation, est déterminée dans sa conscience
concrète par une série de facteurs puissants (…) qui font que dans son existence réelle son unité
d’une connaissance complète de la réalité économique et sociale, de cadres éduqués, de toutes les richesses de la société, de la culture et la plupart du temps
du prolétariat lui-même — que si lui dispose d’une connaissance, d’une organisation de contenu prolétarien supérieures à celles de ses adversaires les mieux
équipés sous ce rapport ».
221. C’est ainsi que Lefort rappelle, dans son entretien à L'Anti-mythes que la création du groupe lui posa problème, dans la mesure où « ce qui comptait
essentiellement pour [lui], c’était de publier un organe de réflexion, de discussions, d’informations ». Et s’il ne s’opposait pas à la formation d’une nouvelle
organisation, c’est qu’il n’était pas très au clair sur sa propre position. Parlant de celle-ci, il assure en effet : « je n’osais pas me formuler à moi-même mes
doutes sur sa légitimité et il m’était encore plus interdit de les exprimer devant les autres ; à l’époque c’eut été me désigner comme un intellectuel petit
bourgeois, étranger à l’action révolutionnaire (…). Le conflit était opaque. Les uns ne voyaient dans la revue qu’un moyen pour construire l’organisation ; je
ne niais pas cet objectif, mais c’est la revue qui m’importait ». (L’Anti-mythes, p. 4). On retrouve la même affirmation dans la préface à son recueil d’articles
sur la bureaucratie. Assurant que ses illusions sur la révolution se dissipèrent après sa rupture avec S ou B, Lefort assure : « Auparavant, je contenais mes
doutes à mesure qu’ils naissaient. Quoique souvent en opposition avec la majorité du petit groupe auquel j’appartenais, je moulais mes arguments sur ceux
des autres » (Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 11). Il n’est guère utile d’insister sur l’opposition qui se marque ici avec
la position de Castoriadis qui, rappelons-le, est arrivé en France comme résistant en fuite.
222
. « La capacité du prolétariat à renverser la domination des exploiteurs et à instaurer son pouvoir, mais déjà de lutter pour celui-ci, n’est pas seulement
la question de sa capacité physique, ni même de sa capacité politique, au sens général et abstrait, mais aussi de sa capacité sur le plan des moyens, de sa
capacité organisationnelle, rationalisatrice et technique. Il est complètement absurde de penser que ces capacités lui sont automatiquement conférées par le
régime capitaliste et qu’elles apparaîtront d’un coup de baguette le jour J ».
223
. « L’organisation classique des masses créée pour répondre à ces problèmes, le syndicat, est devenu et ne peut qu’être de plus en plus l’instrument de
la bureaucratie et du capitalisme étatique », assure Castoriadis sans plus d’argumentation. C’est qu’il est clair pour tous les membres du groupe que le
fonctionnement syndical reproduit en son sein la coupure entre dirigeants et dirigés perçue par Socialisme ou Barbarie comme l’essence même des rapports
de domination.
224
. Les deux éléments pointés ici par Castoriadis sont ceux au nom desquels Lefort va contester la forme parti.
225
. « On peut dire, sans hésiter, que toutes les fois où le mouvement n’a été que de la spontanéité pure, sans prépondérance d’une fraction politique
organisée — qu’il s’agisse de juin 1848, de la Commune de Paris, de 1919 en Allemagne, de la Commune des Asturies en 1934 — il arriva chaque fois au
même point : la démonstration de la révolte des ouvriers contre l’exploitation, de leur tendance vers une organisation communiste — et de leur défaite sur
cette base, défaite qui exprimait le manque de conscience claire et cohérente des buts et des moyens »..
- 61 -
sociale et historique est voilée par un ensemble de déterminations particulières. D’autre part,
l’aliénation qu’elle subit en régime capitaliste lui rend impossible de s’attaquer immédiatement à la
réalisation des tâches infinies qu’exige la préparation de la révolution. Ce n’est qu’au moment de la
révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement son unité historique et
sociale » ; avant, « il n’y a qu’un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un
programme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution dans son
ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution ».
Anticipant sur des critiques attendues, Castoriadis rappelle alors que le groupe s’oppose à « la
conception de Lénine “sur l’introduction du dehors de la conscience politique dans le prolétariat
par le Parti” », mais insiste sur le fait que, pas plus pour Socialisme ou Barbarie que pour Rosa
Luxembourg, cela signifie « l’abandon de l’idée de parti ». Sans convaincre semble-t-il. Une note
sur la vie du groupe précise en effet que certains membres ne partagent guère cette approche :
Ségur, notamment, « estime que la conception du parti que fait le Rapport 226 et qui est une
conception classique, au fond très proche de la conception léniniste du Que Faire ?, passe
complètement à côté du véritable problème qui est celui d’empêcher la dégénérescence
bureaucratique du parti ». Il faut souligner la pertinence du propos de Ségur qui permet de bien
saisir l’enjeu du différent : d’un côté, Castoriadis, mu par un souci d’efficacité, défend la nécessité
du parti ; de l’autre, des camarades, essentiellement préoccupés par le risque bureaucratique,
contestent la légitimité d’un organisme centralisateur. Il ne faut donc pas s’étonner si le débat sur la
question de l’organisation donne parfois l’impression d’un dialogue de sourds ; chacun pointant un
problème secondaire pour l’autre227.
Répétons-le, ce qui compte pour Castoriadis c’est d’être un militant à la hauteur de la situation,
qu’il juge mûre pour la révolution228. Et c’est pourquoi il nous paraît bien plus proche des thèses de
Lénine qu’il ne veut bien le reconnaître ; ou plutôt des thèses de ce dernier mises en évidence par
Lukács, lequel précise en effet que « l’idée léniniste de l’organisation présuppose la réalité de la
révolution, l’actualité de la révolution », et que « le parti en tant qu’organisation fortement
centralisée des éléments les plus conscients du prolétariat — et seulement ceux-ci — est conçu
comme l’instrument de la lutte des classes en période révolutionnaire » 229. Autant dire que l’on ne
226
. Il s’agit du texte de Castoriadis que nous commentons.
227. Castoriadis, qui reprochera à Lefort de n’avoir pas abordé « les divergences réelles » se manifestant dans le groupe, pense que cela tient àson
aveuglement face aux problèmes que pose pratiquement le développement d’une organisation révolutionnaire : celui de la centralisation. (EMO 2, 195-96).
228. « Toute l’histoire du dernier siècle est là pour prouver que le prolétariat représente, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une classe qui
non seulement se révolte contre l’exploitation, mais qui est positivement capable de vaincre les exploiteurs et d’organiser une société libre et humaine. Sa
victoire et le sort de l’humanité ne dépendent que de lui », peut-on dans le texte intitulé Socialisme ou Barbarie, publié dans le 1° numéro de la revue. (SB,
143).
229
. La pensée de Lénine, trad. JM Brohm et B. Fraenkel, Paris, Denoël / Gonthier, 1972, 34. Cette thèse est réaffirmée à plusieurs reprises au long des 20
pages du chapitre 3 de l’ouvrage dont le sous-titre est L’actualité de la révolution.
- 62 -
comprend rien à la conception léniniste du parti si l’on ne saisit pas qu’elle vaut pour une période
sociale particulière230.
Il est vrai que Castoriadis critique l’auteur de Que faire ?, mais c’est uniquement parce qu’il
commettait la double erreur « d’assigner une limite objective — le trade-unionisme — à la prise de
conscience autonome de la classe ouvrière », et, surtout, de « concevoir la direction de la classe
comme un corps organiquement séparé de celle-ci et cristallisé sur la base d’une conscience que la
classe ne pouvait recevoir que du dehors » 231. C’est bien le moins pour un militant soucieux de
tirer les leçons de l’histoire et posant que l’objectif de la révolution est la suppression de la
distinction entre dirigeants et dirigés232, mais cela ne nous paraît pas suffire pour dire qu’il se
démarque vraiment de la position léniniste, telle que l’entend Lukács tout au moins. Il nous semble
au contraire qu’à la fin des années 40 et au début des années 50, l’approche castoriadienne de la
question de l’organisation reste profondément marquée par le réalisme de Lénine233.
Sa défense du parti, de même que son impérieux souci d’éviter que la peur d’une dérive
bureaucratique ne conduise le groupe à l’inaction politique 234, doivent en effet se comprendre, non
seulement à partir d’un objectif révolutionnaire clair — la suppression de la distinction entre
dirigeants et exécutants comprise comme catégories fixes —, mais aussi de son appréciation de la
situation politique d’alors. Comme il le dit lui-même, Castoriadis restait dominé par « cet
ultimatisme historique qui avait caractérisé le léninisme et surtout le trotskysme : en l’absence de
230
. C’est pourquoi Lukács considère que « la vieille conception (représentée également par Kautsky) de l’organisation comme préalable de l’action
révolutionnaire » relève, au même titre que la conception défendue par R. Luxembourg qui voit « l’organisation comme produit du mouvement
révolutionnaire de masse », d’une vue unilatérale et non dialectique. (La pensée de Lénine, op. cit., p. 43).
231
. Castoriadis fait ici référence aux propos célèbres de Kausky, rapportés par Lénine : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la
base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par
exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social
contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de
certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus
développés, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un
élément importé du dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément
(urwüchsig)» (Que faire ?, chapitre II : La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie, point 2 : Le culte du spontané. La Rabostaïa
Myl).
232. « L’expérience historique montre qu’il n’y a pas de telle limite dans la prise de conscience de la classe exploitée et que le contenu essentiel de la
révolution est l’abolition de la distinction entre dirigeants et exécutants ».
233
. Comme le fait remarquer Lukács, « non seulement Lénine n’a jamais été politiquement un utopiste, mais il ne s’est jamais fait d’illusion sur le
matériau humain de son époque. “Nous voulons” dit-il dans la première période héroïque de la révolution prolétarienne victorieuse “instaurer le socialisme
avec des hommes qui ont été élevés, pourris et corrompus par le capitalisme, mais qui ont justement été trempés par lui en vue du combat.” » ( La pensée de
Lénine, op. cit., p. 50).
234
. « Dire qu’un élément de ce groupe constitué doit s’interdire, par exemple, de jouer un rôle prépondérant dans un organe de la classe sous prétexte
qu’il altère alors la spontanéité et l’autonomie de celui-ci, c’est en fait l’empêcher d’exprimer ses idées et d’essayer de convaincre les autres (…). Animés par
le désir de chercher des garanties contre la bureaucratie, les camarades ne voient pas qu’au lieu de donner une réponse au problème qu’ils posent, ils le
suppriment purement et simplement. car pour éviter le danger bureaucratique, ils refusent toute action organisée et concertée » (EMO 1, 168) — Il s’agit du
préambule au texte de résolution.
- 63 -
révolution, ce sera le fascisme, inéluctablement ; en l’absence d’une vraie stabilisation du
capitalisme, ce sera la guerre pour demain »235. Comme nous avons vu, la perspective d’une
troisième guerre mondiale n’était nullement le produit d’une élucubration ; elle faisait de la
construction d’un parti une urgence pour les militants conscients de son inéluctabilité 236.
Une telle perspective ne peut que redoubler les préventions de Castoriadis à l’égard du
spontanéisme. Une période révolutionnaire se caractérise en effet par une crise qui pousse un
nombre croissant d’individus à refuser l’état présent de la société et à s’allier au prolétariat,
rappelle Lukács à la suite Lénine, précisant qu’« ici peut se situer précisément un grave danger » 237.
L’arrivée de nombreux de ces « alliés » tend en effet à multiplier les conceptions politiques « qui
s’affrontent au sein de la classe », alors même qu’« il n’y a de victoire de la révolution que sur la
base d’un seul programme, exprimant les intérêts historiques de la classe ». Aussi Castoriadis
demande-t-il de ne « jamais oublier que seuls sont autonomes, au sens véritable et plein de ce
terme, les organismes et les actions qui « expriment concrètement et parfaitement les intérêts de la
classe, à partir d’un mode d’organisation prolétarien ». Concrètement parlant, cela signifie que
seuls les organismes capables de saisir les objectifs de la révolution sont vraiment autonomes :
c’est en cela qu’ils doivent être reconnus comme « la direction en droit de la classe ». Et, dans la
mesure où il a été seul capable, à partir de son analyse de la nature réelle de la bureaucratie, de
redéfinir l’objectif révolutionnaire, seul le groupe Socialisme ou Barbarie peut être reconnu comme
vraiment autonome : sa tâche centrale est donc « la construction du parti révolutionnaire ». Que
Castoriadis parle ici du parti révolutionnaire, au singulier, souligne assez qu’à ses yeux, il ne
saurait y avoir d’autre programme que celui défendu par le groupe.
Mais si la visée révolutionnaire est à comprendre dorénavant comme la suppression de
l’opposition entre dirigeants et exécutants, il faut reconnaître que le parti, tout nécessaire soit-il, «
ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel, et que le pouvoir est toujours exercé par les
organismes soviétiques des masses ». Ainsi, comme il le souligne auprès des membres du groupe, «
l’universalité de notre époque — et de notre programme, dont c’est l’aspect le plus profond —
c’est qu’objectifs de la révolution et modes d’organisation prolétariens sont devenus non pas
“profondément liés” mais identiques ». Ce qui suffit à ses yeux pour contenir les risques de dérives
bureaucratiques. Castoriadis pense alors avoir résolu la question de l’organisation. Il revient à
Lefort d’avoir mis en évidence que les choses ne sont pas si simples.
235. SB, 29.
236. Voir supra, l’extrait de Situation de l’impérialisme et perspectives du prolétariat.
237
. Lukács, La pensée de Lénine, op. cit., p. 40.
- 64 -
2) La position de Lefort
C’est dans un article intitulé Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire 238 que
Claude Lefort développe les raisons pour lesquelles il conteste la résolution adoptée par le groupe
deux années auparavant, et que lui-même avait votée.
Nul doute que ce changement de position fût initié par des considérations d’ordre sociologique
concernant les directions des partis révolutionnaires, généralement composées d’individus issus des
classes moyennes ou de la petite bourgeoisie, et ne comprenant quasiment pas de travailleurs —
Socialisme ou Barbarie ne faisant nullement exception. Lefort insiste en effet sur ce qui relève
pour lui de l’ordre du constat : les ouvriers sont tout autant exclus de l’élaboration du programme
révolutionnaire que des postes de décision au sein du parti 239. Le problème affectant le parti
révolutionnaire — lequel prétend viser l’autonomie de la classe ouvrière alors même que sa
direction est étrangère à cette classe — apparaît du même coup en toute clarté.
Réfléchissant sur ce qu’il considère relever d’une profonde contradiction, Lefort va donc
envisager le pouvoir, non plus à partir de la question de la domination, mais de sa représentation. Il
quitte ainsi délibérément le terrain de l’action et déplace l’enjeu du débat : il n’est nullement
question pour lui de proposer « une théorie nouvelle que l’on pourrait opposer, par exemple, à la
théorie léniniste de l’organisation », puisqu’il « il met en cause l’idée même du prolétariat » 240. À
ses yeux, le problème du parti révolutionnaire n’est assurément pas « un problème parmi d’autres
», et il n’est pas possible de l’aborder en termes de moyens et de fins, ni d’envisager sa direction à
partir de la représentation de la société désirée en se demandant, par exemple, comment la
concevoir sans contradiction avec un tel but. Son questionnement est double au fond : il s’agit de
savoir s’il est vraiment possible de représenter le prolétariat, et ce que l’on doit penser du fait qu’un
groupe qui lui est extérieur y prétend.
C’est une affirmation assez lapidaire qui donne la réponse à la première question : « le prolétariat
n’est rien d’objectif ; il est une classe en qui l’économique et le politique n’ont plus de réalité
séparée, qui ne se définit que comme expérience ». Il faut comprendre que « c’est en tant que classe
238
. Texte publié dans le n° 10 de Socialisme ou Barbarie (Juillet - Août 1952), et repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie sous le titre Le
prolétariat et sa direction (op. cit. pp. 59-70). Nous citerons ECB.
239. « C’est d’abord un fait que l’élaboration du programme du parti comme l’initiative de sa constitution est l’œuvre d’éléments non prolétariens, en tout
cas échappant à l’exploitation qui règne dans le processus de production. C’est l’œuvre le plus souvent d’intellectuels petits-bourgeois qui, grâce à la culture
qu’ils possèdent et à leur mode de vie sont capables de s’adonner totalement à la préparation théorique et pratique de la révolution. C’est un autre fait que le
parti, pendant une longue période, comprend surtout des éléments non prolétariens et ne fait pour ainsi aucune place aux ouvriers dans ses cadres » (ECB,
63). Castoriadis n’en disconviendrait pas, mais il jugeait « archaïque et rétrograde toute conception générale dressant une séparation objective entre manuels
et intellectuels, et toute application de cette conception à notre groupe qui voudrait tirer des arguments de notre composition sociale des arguments sur notre
activité » (EMO 1, 136).
240
. ECB, 60.
- 65 -
totale qu’il doit résoudre ses tâches historiques, et [qu’] il ne peut remettre ses intérêts à une partie
de lui détachée, car il n’a pas d’intérêts séparés de celui de la gestion de la société » 241. On perçoit
bien que Lefort refuse d’admettre qu’il peut y avoir une représentation adéquate du prolétariat,
mais il faut toutefois reconnaître que ses affirmations ne sont guère explicites. Sans doute en a-t-il
eu conscience, puisqu’il publie, dès le numéro suivant de la revue, un nouveau texte, justement
intitulé : L’expérience prolétarienne242. Il explique alors que l’impossibilité de définir
objectivement le prolétariat tient au fait que l’on ne peut en saisir la nature à partir de la seule
considération de son inscription dans les rapports de production capitalistes ; non qu’il échappe à
toute détermination de cet ordre, mais parce qu’il ne s’y laisse pas réduire. S’opposant aux
tendances dominantes du marxisme, Lefort entend ainsi « réaffirmer, à la suite de Marx, que la
classe ouvrière n’est pas seulement une catégorie économique »243. C’est bien la seule façon
d’espérer en saisir le « sens », lequel ne s’exprime qu’au travers de sa lutte pour la reconnaissance
sociale244. On l’aura compris, Lefort refuse d’appréhender le prolétariat de manière objective dans
la mesure où il pense qu’il est le sujet de sa propre histoire : « sa conduite, dit-il, n’est pas la simple
conséquence de ses conditions d’existence ». « Plus profondément, poursuit-il, ses conditions
d’existence exigent de lui une constante lutte pour être transformées » 245. Cette dernière ne doit
toutefois pas être saisie comme simple résistance dans la mesure où elle est aussi un apprentissage.
Plus précisément, faut-il voir, au travers même de la forme de résistance que prend la lutte du
prolétariat contre l’exploitation, une expérience fondamentale246. Mais si le prolétariat est
expérience, s’il n’a pas d’« essence », il est également indéterminable. Force est alors de
reconnaître qu’aucune représentation stable ne lui correspondra jamais, et d’admettre que nulle
organisation ne peut légitimement parler ou agir en son nom — à moins d’être sous son contrôle
permanent247. Or s’il est à la rigueur possible d’exercer un tel contrôle au sein d’un milieu restreint
et homogène comme celui du travail où chacun peut mesurer les effets des décisions prises et se
trouve donc apte à juger par lui-même quand il s’agit de décider d’une politique à suivre, cela
241
. ECB, 66-67.
242
. Texte publié dans le n° 11 de Socialisme ou Barbarie (Novembre - Décembre 1952), et repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, op.
cit., pp. 71-97.
243
. Le problème étant que « cette tâche n’a été qu’ébauchée par Marx et que sa conception n’est pas nette » (ECB, 73).
244
. « Le prolétariat, explique Lefort, ne s’affirme en tant que classe autonome, en face la classe bourgeoise, que lorsqu’il conteste son pouvoir, c’est-àdire son mode de production, soit, concrètement, le fait même de son exploitation » (ECB, 77-78). Comprendre que « réduit à la seule fonction économique,
[le prolétariat] représente bien une catégorie sociale déterminée, mais pas encore son sens de classe, ce sens que constitue la conduite originale, soit en
définitive la lutte sous toutes ses formes de la classe dans la société face aux couches adverses » (ECB, 77).
245
. ECB, 78.
246
. « Les tentatives successives du prolétariat pour s’organiser et, de loin en loin, par des actions violentes, pour se libérer de l’oppression, me
paraissaient composer une expérience dans laquelle tout comptait, les échecs comme les succès » , note Lefort dans la préface à la publication de ses textes
sur la bureaucratie. (ECB, 9).
247. « Nous affirmons en effet qu’il ne peut y avoir qu’un seul pouvoir de cette classe : son pouvoir représentatif » (ECB, 68).
- 66 -
devient impossible dès qu’il s’agit d’une organisation aux dimensions plus larges comme un parti
politique. Nécessairement hétérogène, puisque rassemblant des individus ayant des conditions de
vie et une culture différentes, le parti ne peut alors assurer son unité que par une centralité qui le
place à la fois en position d’extériorité et de direction de l’ensemble de ses membres : sa ligne
politique ne sera donc jamais l’expression réelle de la base. C’est là une thèse sur laquelle Lefort
insistera en 1958, au cours de la reprise des débats sur la question de l’organisation alors que le
contexte social poussait beaucoup d’individus à s’engager politiquement et que Socialisme ou
Barbarie devait faire face à une arrivée inespérée de militants 248.
Dès lors, il ne faut plus chercher la réponse à la deuxième question que pose Lefort et se
demander quoi penser d’un groupe qui prétend diriger le prolétariat. Il est l’incarnation d’une
micro-bureaucratie. Plus exactement faut-il dire qu’en tant que direction, il ne peut que dégénérer
dans un fonctionnement bureaucratique. Notons que si Lefort voit là une conséquence inévitable,
c’est bien parce qu’il envisage le problème d’un point de vue sociologique et non psychologique,
car ce ne sont pas les hommes comme tels qui sont en cause, mais le fait que la direction est
extérieure à la classe et qu’elle l’envisage nécessairement comme devant être dirigée — comment
serait-elle direction sinon ?249
Le jugement de Lefort est donc des plus tranchés, qui conduit à la mise en cause de l’idée même
de parti, accusé de pervertir la démocratie. « La démocratie, assure-t-il, ne peut être réalisée en son
sein du fait qu’il n’est pas lui-même un organe démocratique, c’est-à-dire représentatif des classes
sociales dont il se réclame »250. L’emploi du pluriel n’est pas neutre ici, il indique clairement que
l’analyse de Lefort ne se limite pas au seul parti révolutionnaire sensé représenter la classe
ouvrière, mais qu’elle fait signe vers une approche renouvelée de la démocratie. Nous aurons
248
. Voir le texte intitulé Organisation et parti, repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, 98-113. On peut y lire que « les hommes forgent
en vertu de leurs relations, au sein du milieu productif, une expérience qui leur permet de trancher, dans la clarté les problèmes qu’ils rencontrent. Ce qu’ils
décident concerne leur vie et le pouvoir leur est donné de vérifier ce qu’ils décident à partir de leur vie. Le parti, en revanche (…), est un milieu artificiel,
hétérogène, puisque les individus qui s’y rassemblent diffèrent par leur activité professionnelle, par leur origine sociale et par leur culture » (ECB, 106).
249
. « Le P.C.I., dans lequel j’avais milité jusqu’en 1948, ne participait en rien au système d’exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de leur
activité dans le parti. On ne trouvait en son sein que des éléments animés d’une “bonne volonté révolutionnaire” évidente, et conscients du caractère contrerévolutionnaire des grandes organisations traditionnelles. Formellement une grande démocratie y régnait. (…). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une
microbureaucratie et nous apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pratiques condamnables [Lefort fait allusion aux trucages des mandats
lors des congrès et de manœuvres diverses.]. (…) Mais l’essentiel n’était pas là. Le P.C.I. se considérait comme le parti du prolétariat, sa direction
irremplaçable ; il jugeait la révolution à venir comme le simple accomplissement de son programme. À l’égard des luttes ouvrières, le point de vue de
l’organisation prédominait absolument (…). Bien qu’on ne puisse faire cette comparaison qu’avec beaucoup de précautions (…), le P.C.I. comme le P.C.
voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la bien diriger » (ECB, 99-100).
250
. ECB, 107. « La démocratie n’est pas pervertie du fait de mauvaises règles organisationnelles, elle l’est du fait même de l’existence du parti » , peuton lire à la même page.
- 67 -
l’occasion de revenir sur ce point important 251 ; insistons pour le moment sur les conséquences
d’une telle position quant à l’activité militante. À vrai dire, il semble bien que ce soit ici que le bât
blesse, puisque l’on ne voit pas comment militer s’il n’est plus possible de s’investir dans une
organisation ?
Le texte publié en 1952 manifestait le refus de Lefort de travailler à la construction d’un parti 252,
et se concluait par une mise en garde à l’adresse au groupe : « la revue Socialisme ou Barbarie ne
doit pas se présenter comme l’expression d’une vérité établie, ni d’une organisation constituée mais
comme un lieu de discussion et d’élaboration » 253. Castoriadis n’avait alors guère de peine à faire
remarquer qu’il ne prenait toutefois « pas la peine d’expliquer en quoi le prolétariat avait besoin de
revues théoriques en général et de Socialisme ou Barbarie en particulier ». Sa critique ne se fit du
reste pas attendre : « si le processus révolutionnaire est cette maturation spontanée du prolétariat et
de son avant-garde dans laquelle l’activité politique d’éléments organisés n’apparaît au mieux que
comme un facteur de perturbation, la conclusion que le travail théorique est tout au plus un passetemps privé des intellectuels en marge de l’histoire est inéluctable » 254. La remarque est acerbe,
mais elle a le mérite de pointer la difficulté que pose la thèse lefortienne dont l’intérêt comme les
limites tiennent à sa radicalité même puisque sa mise en garde légitime semble bien conduire à
l’inaction. Car de deux choses l’une : ou bien on défend la nécessité d’une organisation
centralisatrice, et on tombe nécessairement dans la contradiction consistant à diriger des hommes et
des femmes pour les amener à l’autonomie ; ou bien on refuse d’occuper cette position de pouvoir,
et on doit alors s’interdire toute action en direction des masses, par souci de ne pas les influencer.
On comprend que Castoriadis n’ait pu accepter de s’en tenir là. Reste que s’il critique les thèses
de Lefort en raison des impasses où elles conduisent la pratique militante, il ne manquera pas de
tenir compte de leurs apports théoriques pour repenser celle-ci 255.
3) Tentative de dépassement d’une antinomie : vers une praxis renouvelée
251. Voir la troisième partie de ce travail.
252. « Il n’est pas seulement erroné, mais impossible dans la période actuelle de constituer une organisation quelconque » ( Le prolétariat et sa direction,
ECB, 70).
253. Socialisme ou Barbarie, n° 10, p. 27. Ce propos est extrait du dernier paragraphe du texte, non reproduit dans Éléments d’une critique de la
bureaucratie. Notons que ce qui vaut pour Socialisme ou Barbarie vaut bien entendu également pour Lukács, qui parle de « conscience adjugée », ou pour
Gramsci, qui entend révéler au prolétariat la vérité dont il est porteur, mais qu’il ne sait pas reconnaître.
254. EMO 2, 191. Intitulé Le prolétariat et son organisation, le texte d’où cette citation est extraite a été rédigé au moment de la reprise du débat en 1958.
255. Dans une note de présentation rédigée pour la collection 10/18, Castoriadis souligne à propos de ses textes écrits 1949 — Le parti révolutionnaire et
La direction prolétarienne — qu’ils « restaient encore (…) prisonniers des conceptions traditionnelles sur des points non négligeables » ; et il précise : « le
dégagement décisif s’est opéré pour moi lors de la rédaction de CS 1 [Le contenu du socialisme 1] pendant l’hiver 1954-55 » (EMO 1, 177).
- 68 -
Il est inutile au demeurant de revenir en détail sur les critiques développées par Castoriadis.
Replacées dans leur contexte, elles traduisent essentiellement une perspective autre vis-à-vis du
projet révolutionnaire. Nous l’avons déjà souligné : contrairement à Lefort, Castoriadis pense à
cette époque qu’une révolution en France ou en Europe est, sinon imminente, du moins réellement
possible ; c’est là ce qui donne sens à son engagement256. Mais l’intérêt de la polémique entre les
deux militants serait fort relatif si elle ne venait éclairer un problème bien plus général concernant
l’action militante, la possibilité même de la révolution, et, au-delà, la conception de la
démocratie257.
L’apport indéniable de Lefort est d’avoir mis l’accent sur un problème qui semblait résolu dès le
départ. Ayant affirmé comme préalable la nécessité, pour le parti révolutionnaire, de préparer « sa
propre suppression par la fusion avec les organismes autonomes de la classe » 258, le groupe pouvait
se prétendre la direction en droit de la classe dans la lutte pour l’autonomie de cette dernière. Or,
c’est cela même que Lefort conteste, affirmant, comme nous avons vu, l’impossibilité de
représenter adéquatement le prolétariat en raison de son caractère indéterminable 259. Quel est au
juste le ressort profond de son argumentation ? Pour n’être sans doute pas encore parfaitement
dégagé en 1952, il n’en est pas moins clairement exprimé dans le texte sur L’expérience
prolétarienne, qui dénonce violemment le « pseudo-marxisme » au nom de sa prétention à
l’objectivité. Ce dernier, refusant en effet les aléas de l’histoire, « convertit la théorie de la lutte des
classes en une science purement économique, prétend établir des lois à l’image des lois de la
physique classique, déduit la superstructure et fourre dans ce chapitre avec les phénomènes
proprement idéologiques, le comportement des classes » 260. Dès lors, et compte tenu de
l’expérience historique, on comprend que Kautsky et Lénine avec lui aient tant insisté sur la tâche
éducatrice du parti : seul à même de déchiffrer la vérité quant au social et à l’histoire, il se doit de
faire en sorte que le prolétariat puisse accéder à la conscience de sa mission historique, laquelle se
trouve inscrite dans les rapports de production. Cette thèse conduit ainsi inexorablement à placer le
256. Ce que confirme Lefort revenant sur sa rupture avec S.ou B : « La majorité des camarades n'a sans doute pas pensé que le coup d’état à froid de de
Gaulle signifiait l’avènement du fascisme, mais ils ont jugé qu’il s’agissait d’un tournant historique, que partis et syndicats s’étaient effondrés, qu’il y avait
un vide politique sans précédent, et c’est sur la base de cette première analyse qu’ils ont cru l’heure venue de construire l’organisation dont ils rêvaient. Je
pense qu’ils ont alors perdu la notion du réel » (L’Anti-mythes, n° 14, p. 8).
257. Pour ce dernier point, voir la troisième partie de ce travail.
258. SB, 142. Rappelons que cette citation, déjà donnée, est extraite du texte de présentation du groupe.
259. Lefort se souvient que « S ou B, sans perdre notion de son extrême faiblesse numérique, se définissait comme le noyau de la Direction
révolutionnaire mondiale. Un noyau bien sûr destiné à se transformer dès lors que s’agglomérerait autour de lui une avant-garde ouvrière. Mais enfin, il allait
de soi que nous incarnions potentiellement cette Direction. Une Direction, bien sûr, d’un genre nouveau, puisque son programme était l’autonomie de la
classe ouvrière, la lutte contre la bureaucratie. Mais enfin, une Direction, un organisme dont l’idéal était de concevoir les tâches du mouvement ouvrier et
d’embrasser la totalité des problèmes que posait l’avènement du socialisme dans les conditions historiques présentes, et, par conséquent, dont la prétention
première était de définir les traits de l’avenir prochain » (L’Anti-mythes p. 7).
260. ECB, 71.
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parti lui-même dans le rôle de sujet historique. La dérive bureaucratique ne peut donc manquer, qui
se traduit par le fait que le parti justifie sa domination au nom de son savoir. Même si Lefort n’y
fait pas allusion dans son texte, il paraît clair qu’une telle analyse doit beaucoup à celle développée
quelques années plus tôt par Merleau-Ponty à propos des procès de Moscou. L’auteur
d’Humanisme et Terreur montre bien que ceux-ci révélaient une difficulté liée à la conception
marxiste de la politique comme anticipation de l’histoire, puisqu’ils manifestaient des divergences
de fait entre dirigeants russes dans l’analyse de la réalité sociale et, partant, des orientations à
prendre. C’est ainsi notamment que Boukharine s’opposait à la politique agraire de Staline. Or si la
politique relève d’une approche scientifique, de telles divergences n’ont en droit pas lieu d’être ;
c’est du reste pourquoi l’accusé, communiste sincère, plaida coupable reconnaissant que son erreur
d’analyse était à comprendre comme une faute politique. Ainsi convenait-il, en bon
révolutionnaire, que le sens objectif de son action comptait davantage que son sens subjectif. C’est
en ce sens qu’il faut comprendre le jugement de Merleau-Ponty assurant qu’« être révolutionnaire,
c’est juger ce qui est au nom de ce qui n’est pas encore, en le prenant comme plus réel que le réel
»261. On perçoit mieux pourquoi Lefort raille cette « évidence de géomètre » prétendant que la
victoire du prolétariat suppose qu’il « dispose d’une organisation et d’une connaissance de la
réalité économique et sociale supérieures à celles de son adversaire de classe » 262. C’est utopie,
assure-t-il, de croire « qu’une minorité organisée puisse s’approprier une connaissance de la société
et de l’histoire qui lui permette de forger à l’avance une représentation scientifique du socialisme
»263. « La politique n’est donc pas à enseigner », réaffirme Lefort après son maître, insistant sur les
conséquences d’une telle vue quant au statut du militant : celui-ci « apparaît alors comme un agent
des travailleurs, non plus comme un dirigeant »264.
Répétons-le, l’analyse de Lefort, qui d’une certaine manière consiste à retourner contre
Socialisme ou Barbarie la critique de la bureaucratie développée par le groupe 265, ne peut laisser
ses membres indifférents. Et en 1958 Castoriadis semble tenir le même langage que son alter ego :
« ce que l’on demande donc, écrit-il alors, ce n’est pas que l’organisation “coordonne et centralise”,
mais qu’elle aide effectivement les luttes ouvrières » 266. Une rupture a pourtant eu lieu qui ne
saurait se laisser réduire à des querelles de personnes. Sur quoi portaient vraiment les divergences ?
261. Merleau-Ponty M., Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1980, p. 114.
262. Lefort vise ici un argument repris par Castoriadis dans son texte sur Le parti révolutionnaire. Voir EMO 1, 132.
263. ECB, 108.
264. ECB, 104.
265. Lefort le dit lui-même dans son entretien à L’Anti-mythes (n° 14, p. 10).
266. EMO 2, 215. Ce propos fait écho à propos de Lefort : « Quelle est donc la conception de l’activité révolutionnaire que quelques camarades et moimême avons été amenés à défendre, demande-t-il ? Elle découle de ce que des militants ne sont pas, ne peuvent être : une Direction. Ils sont une minorité
d’éléments actifs, venant de couches sociales diverses, rassemblés en raison d’un accord idéologique profond, et qui s’emploient à aider les travailleurs dans
leur lutte de classe » (ECB, 110).
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Très précisément sur le rôle dévolu aux militants. Il est clair en effet que Castoriadis et Lefort
n’envisageaient nullement de la même façon le fait d’être « l’agent des travailleurs » ; et ce, parce
qu’ils ne partageaient pas les mêmes vues sur la révolution, son sens et son opportunité.
Ce qui caractérise la position de Lefort, c’est bien la conscience du risque bureaucratique et son
refus d’un parti compris comme direction de la classe 267. Le problème, c’est que cela conduit à «
une sorte de degré zéro du militantisme dans la mesure où aucune organisation ne doit préexister,
ni même exister pour encadrer, diriger, prédire, pas même pour conseiller », comme le reconnaît
Yvon Bourdet268 : comment en effet diriger, prédire, ou même conseiller sans occuper la place du
maître, c’est-à-dire le lieu du pouvoir ? Et, de fait, une fois la rupture avec Socialisme ou Barbarie
consommée, Lefort rappelle qu’il se regroupa avec les camarades partageant ses analyses dans
l’intention de « diffuser un bulletin de liaison, d’information qui serait aussi peu programmatique
que possible et qui, avant tout, essayerait de donner la parole à des travailleurs et de faciliter la
coordination d’expériences d’entreprises, de toutes les expériences qui présentaient une tentative de
lutte autonome »269. Mais les analyses de Lefort n’aboutissent pas seulement à récuser la légitimité
de l’activité militante qui refuserait de s’en tenir à ce rôle de chambre d’écho des expressions
spontanées des travailleurs ; elles hypothèquent l’idée même de la révolution socialiste, qui
suppose une vue du sens du socialisme270. Il semble donc qu’il n’y ait qu’une seule manière
d’éviter la prétention consistant à « définir les traits de l’avenir prochain » 271 : cesser d’être
révolutionnaire. Ce qui fit Lefort272, et que Castoriadis refusa.
Rien n’est moins anodin, à nos yeux, que cette divergence : ce sont deux orientations de pensée
qui s’expriment ici de manière directe, révélant par là même les options de deux éminents
théoriciens du social. La grande sensibilité de Lefort à la logique bureaucratique va le rendre très
circonspect à l’égard d’une rupture politique radicale qu’il avait pourtant commencé par défendre.
267. « L’organisation qui convient à des militants révolutionnaires est nécessairement souple : ce n’est pas un grand parti, dirigeant à partir d’organes
centraux l’activité d’un réseau militants. Ce qui ne peut aboutir qu’à faire de la classe ouvrière un instrument ou à la rejeter dans l’indifférence, voire
l’hostilité à l’égard du parti qui prétend la représenter. Le mouvement ouvrier ne se frayera une voie révolutionnaire qu’en rompant avec la mythologie du
parti » (ECB, 112-13).
268. Qu’est-ce qui fait courir les militants ?, Paris, Stock, 1976, p. 271. Précisons que Bourdet fut membre de Socialisme ou Barbarie et fort proche des
thèses de Lefort.
269. L’Anti-mythes, n° 14, p. 9. Après avoir distribué des textes ronéotés, ces militants publièrent, à partir du début 1960, un bulletin sous le titre
Informations et Correspondance Ouvrières (I.L.O.).
270. « Le socialisme n’est possible que comme une action consciente de transformation de la société » assure Castoriadis,et celle-ci, à son tour, « n’est
possible que si les éléments essentiels de son contenu sont formulés explicitement d’avance » (EMO 2, 233).
271. L’Anti-mythes, n° 14, p. 7.
272. « C’était les principes fondamentaux de l’action révolutionnaire, auxquels j’adhérais depuis mes 15 ans, que je voulais mettre en question. Et d’abord
l’image même de la Révolution. Je découvrais que la critique de la bureaucratie (…) était restée en chemin. Il ne s’agissait pas seulement de s’attaquer à
l’idée même d’une Organisation qui ait prétention à la direction du mouvement révolutionnaire (…). Le concept de Direction, voulais-je montrer, était lié à
celui de Révolution, tel que nous en héritions tous de Marx. La racine de l’illusion, c’était la croyance en un point de rupture radicale entre passé et avenir, en
un moment absolu (peu importe qu’on l’étale dans le temps) dans lequel se livre le sens de l’histoire » (L’Anti-mythes, n° 14, p. 10).
- 71 -
Elle le conduira même à voir dans le projet révolutionnaire l’expression du phantasme de l’unité du
social. C’est une sensibilité tout aussi grande à l’égard des rapports de domination qui conduit
pourtant Castoriadis à défendre une vue opposée de la révolution. Ne pouvant se résoudre à penser
impossible l’institution d’une société en ayant fini avec l’opposition entre dirigeants et dirigés — «
être socialiste signifie, peut être plus que toute autre chose, rejeter l’idée qu’il y a un maléfice de la
société et de l’organisation comme telles », assure-t-il avec force 273 — il s’insurge contre ce qu’il
nomme le « primitivisme anti-organisationnel »274 conduisant au refus de l’action militante. Selon
lui, « la situation du mouvement révolutionnaire serait désespérée, s’il en était réduit à choisir entre
la coopération spontanée et les appareils de direction. Cela signifierait en effet que la bureaucratie
est inévitable dans tous les domaines où la coopération spontanée est physiquement impossible à
cause des dimensions ou de l’articulation, dans l’espace ou dans le temps, des activités dont il
s’agit »275. Ainsi n’a-t-il pas tort d’affirmer qu’à suivre les arguments de Lefort c’est le socialisme
même qui est impossible, « tout au moins en tant que pouvoir des Conseils ouvriers et gestion
ouvrière », puisque cela suppose une capacité de décision des travailleurs débordant amplement le
cadre de l’entreprise276.
Cette dernière remarque est d’importance dans la mesure où elle permet de mesurer les limites de
la thèse de Lefort refusant de penser l’activité militante hors du cadre de l’entreprise. Elle permet
également de saisir le rôle que Castoriadis attribue à l’organisation révolutionnaire : celui de tout
faire pour permettre aux dirigés de cesser de l’être, c’est-à-dire de devenir à même de décider en
connaissance de cause quant à leur vie sociale. Il va de soi qu’une telle tâche dépend du degré de
conscience des individus et qu’elle ne peut être davantage définie qu’à partir d’un contexte social et
historique donné277, mais ce qui compte ici, c’est la revendication de la nécessité d’une « activité
dirigée vers l’autonomie du prolétariat », qui pose que celle-ci ne saurait être comprise comme un
état, mais relève d’un processus social et historique, et qui assure que « la politique de la liberté ce
n’est pas la politique de la non-intervention, mais celle de l’intervention en un sens positif » 278.
273. EMO 2, 247. Castoriadis fait ici allusion à un propos de Merleau-Ponty : « Il y a ici une véritable régression de la pensée politique, au sens où les
médecins parlent d’une régression vers l’enfance. On veut oublier un problème que l’Europe soupçonne depuis les Grecs : la condition humaine ne serait-elle
pas de telle sorte qu’il n’y ait pas de bonne solution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N’y at-il pas comme un maléfice de l’existence à plusieurs ? » (Humanisme et terreur, op. cit. ,p. 68). Voir ci-dessous, troisième partie, Chapitre 1, III, 3.
274. EMO 2, 189.
275. EMO 2, 245.
276. EMO 2, 220.
277. En 1958, Castoriadis insistait sur trois tâches. « La première, c’est d’amener à l’expression des ouvriers, d’aider les ouvriers à prendre conscience de
la conscience qu’ils possèdent déjà (…). La deuxième tâche de l’organisation est de placer devant le prolétariat une conception d’ensemble des problèmes de
la société actuelle, et en particulier du problème socialiste (…). Il appartient à l’organisation de susciter à nouveau chez le prolétariat cette conscience de la
possibilité du socialisme. La troisième tâche de l’organisation est d’aider les travailleurs à défendre leurs intérêts immédiats et leur condition » (EMO 2,
179).
278. EMO 2, 217-18.
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Ne craignons pas d’insister quelque peu sur ce point central pour nous qui envisageons le projet
d’autonomie selon Castoriadis, même si nous y reviendrons plus longuement dans la troisième
partie de ce travail. Il importe de remarquer en effet que Castoriadis ne se pose jamais la question
de savoir si agir au nom de la liberté ne fait pas violence aux individus à qui l’on s’adresse. Penser
qu’il est possible de devenir autonome hors de toute influence relève selon lui d’une position «
désespérément absurde » conduisant concrètement à renoncer à l’espoir d’émancipation 279. C’est
donc sans aucun scrupule qu’il affirme que « respecter la liberté de quelqu’un, ce n’est pas ne pas y
toucher ; c’est le traiter en adulte et lui dire ce que l’on pense », et que la respecter « non pas en
moraliste, mais en révolutionnaire, c’est l’aider à faire ce qui peut la lui donner — non pas dans un
avenir hypothétique, mais ici et maintenant »280. Contrairement à ce que l’on pourrait croire à lire
cette dernière phrase, il ne s’agit pas d’introduire la liberté dans les individus, comme Kautsky ou
Lénine voulaient y introduire la conscience de classe ; il s’agit plutôt de permettre à chacun de
développer des potentialités qu’il possède déjà. C’est ce qui poussera Castoriadis à proposer une
approche fort originale de la praxis281 ; celle-ci désignant un faire « dans lequel l’autre ou les autres
sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur
propre autonomie »282. Il n’est plus question alors d’apporter la vérité au peuple, de décider pour lui
des orientations à prendre. C’est que la praxis est « tout autre chose que l’application d’un savoir
préalable »283 ; non qu’elle soit aveugle, mais parce que le savoir sur lequel elle s’appuie émerge de
l’activité elle-même, interdisant par là de se placer en position d’extériorité et de maîtrise. La
posture devient plus modeste : elle vise à interpréter et relayer les tendances à l’autonomie à
l’œuvre dans les pratiques quotidiennes. L’activité militante se trouve alors prise dans un cercle :
l’exigence d’autonomie diffuse dans la société, l’analyse de celui qui interprète un fait social
comme relevant d’une telle exigence, et enfin l’activité qu’il déploie pour permettre aux individus
de prendre conscience que leurs agissements renvoient à cette exigence d’autonomie et d’en tirer
eux-mêmes les conséquences politiques, se conditionnent en effet mutuellement 284.
279. Comme il le souligne de manière ironique, on peut toujours dire que « c’est encore violer les gens que de vouloir les persuader qu’ils doivent être
libres. Et si cela leur plaît, à eux, de ne pas l’être ? » (EMO 2, 217).
280. EMO 2, 218.
281. Comme on sait, au-delà de Marx, ce terme renvoie aux Grecs, et plus particulièrement à Aristote pour qui elle désigne une action dont la finalité ne
lui est pas étrangère — en quoi il s’oppose à la production (poièsis) qui, elle, vise la réalisation de quelque chose d’indépendant de l’action créatrice. Nous
verrons comment Castoriadis tâchera de dépasser cette opposition.
282. IIS, 112.
283. IIS, 113.
284. Castoriadis parle du cercle de la praxis. « Ce cercle peut être défini, comme tout cercle qui se respecte en géométrie plane, par trois points non
colinéaires. Il y a une lutte et une contestation dans la société ; il y a l’interprétation et l’élucidation de cette lutte ; il y a la visée et la volonté politiques de
celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points renvoie à l’autre, ils sont tous les trois absolument solidaires ». (CS, 341).
- 73 -
Nous sommes maintenant en mesure de saisir l’importance de ce débat sur l’organisation pour la
pensée de Castoriadis. L’apport de Lefort est d’avoir mis en évidence l’usurpation qui menace
toujours sous le désir de représentation et la volonté d’anticiper sur le cours des événements
historiques, et insisté sur le rôle des rapports sociaux effectifs au sein de l’organisation 285. Le
problème est que cela le conduit à adopter une position symétrique par rapport à celle défendant la
nécessité d’un parti dirigeant : ici, l’autonomie du prolétariat est refusée ; là, elle est posée comme
totale. Ni dans un cas, ni dans l’autre, le militant ne peut donc trouver sa place : soit qu’il endosse
le costume du spécialiste de la politique, soit qu’il s’annule comme militant. Mais dans les deux
cas, c’est la dimension du social qui semble mal pensée. D’un côté elle se trouve en effet réduite à
son infrastructure économique ; de l’autre, l’autonomie des différentes sphères est à ce point
affirmée que l’on ne peut plus les ressaisir au sein d’une société. Ce n’est pourtant qu’à ce niveau
que l’on peut parler de politique révolutionnaire 286. Mais il faut souligner que si la terminologie ne
varie pas, ce qu’elle recouvre manifeste une évolution dans la pensée Castoriadis 287. Il pense
toujours que la politique révolutionnaire doit viser la suppression de l’opposition entre dirigeants et
dirigés compris comme catégories fixes, mais l’accent est maintenant mis sur l’action autonome du
prolétariat, seul responsable du contenu même du socialisme. Au vrai, celui-ci n’est « rien d’autre
que cette action autonome elle-même. Autonome : se dirigeant elle-même : consciente d’ellemême, de ses buts et de ses moyens »288. Il ne faut pas s’imaginer que Castoriadis verse dans le
spontanéisme pour autant. Nous avons vu que, tout en tenant compte des analyses de Lefort, il
dénonce ses préventions conduisant à un refus d’intervention militante auprès des travailleurs. Il
faudrait donc plutôt dire qu’il tâche de dépasser l’antinomie du spontanéisme et du léninisme
285
. « J’avais raison de dire que ce qui comptait, ce n’était pas la pensée de l’autonomie, le programme de l’autonomie, le discours anti-bureaucratique,
mais la pratique sociale, les rapports sociaux effectifs qui s’instituaient dans le Parti qui, dès lors qu’il se faisait le détenteur du sens du mouvement
révolutionnaire, le propriétaire de l’universel, était nécessairement conduit à subordonner la lutte des organes autonomes à sa propre stratégie, qu’enfin il y
avait une invincible tendance du groupe dominant à aménager, protéger, renforcer sa propre position — cela quelles que fussent les idées des individus. En
réalité, c’était le cadre logique qu’il fallait briser, c’était le postulat sous-jacent de la maîtrise du social qu’il fallait récuser », assure-t-il en 1975 ( L’Antimythes, n° 14, p. 12).
286
. « Il y a l’entreprise, collectivité concrète de travailleurs unis par une expérience directe du milieu de travail et par une organisation “spontanée”,
informelle — et il y a la classe, unité des travailleurs par-delà les frontières de l’entreprise, de la profession, de la localité et même de la nation, unité
médiatisée par leur expérience convergente de l’exploitation et de l’aliénation (…). La séparation de ces termes n’est pas seulement, elle est réelle. Mais
aussi la tâche des révolutionnaires n’est pas seulement de les unir dans la pensée, dans une théorie correcte ; elle est d’agir pour dépasser cette séparation
dans la réalité, sachant que seule la révolution pourra la dépasser définitivement » (EMO 2, 227-28). Dans l’entretien à L’Anti-mythes, Lefort reconnaît que
Castoriadis « avait raison de dire que l’autonomie n’existe pas pleinement dans les limites d’organes d’ateliers ou d’entreprise, qu’elle doit se réaliser à
l’échelle de la société entière » (L’Anti-mythes, n° 14, p. 12).
287. Ce qu’indique bien le titre d’un article diffusé au sein du groupe en 1963 : Recommencer la révolution. (Voir EMO 2, 307-365).
288. Bilan, perspectives, tâches. Il s’agit d’un texte publié en Mars 1957 dans le n° 21 de la revue et repris dans L’expérience du mouvement ouvrier.
Voir : EMO 1, 388. Castoriadis ne variera plus sur ce point. « Ce que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis qui se donne comme objet
l’organisation et l’orientation de la société en vue de l’autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose une transformation radicale de la société qui ne
sera, à son tour, possible que par le déploiement de l’activité autonome des hommes » , réaffirmera-t-il dans L’institution imaginaire de la société. (IIS, 112).
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compris comme volonté d’introduire la conscience de classe de l’extérieur du prolétariat 289.
Ce qui marque l’évolution de Castoriadis ici, et qui est tout à fait central, c’est qu’en identifiant
le socialisme à l’action autonome du prolétariat, il cesse de le concevoir comme le telos immanent
à la classe des exclus, et dénonce toute prétention à le déduire d’une pensée achevée 290.
L’autonomie suppose en effet que les hommes aient une emprise réelle sur leur devenir, qu’ils ne
soient pas inféodés à une conception sociale déjà pensée ; ce qui conduit à récuser l’idée d’une
« mission historique » du prolétariat. On voit que Castoriadis laisse ainsi place à l’émergence du
nouveau dans le cours de l’histoire et se dégage un peu plus de la pensée marxiste — dégagement
que l’analyse de la réalité du capitalisme de l’après-guerre ne fera que confirmer.
II. Le sens du socialisme
Nous venons de voir qu’une des conséquences majeures du débat sur l’organisation pour la
pensée de Castoriadis consiste dans sa prise de conscience de l’impossibilité de continuer à penser
l’autonomie politique à partir d’une théorie achevée. La question se pose de savoir si cela ne
conduit pas également à renoncer au projet révolutionnaire. Il faudrait alors ici dénoncer
l’inconséquence de Castoriadis qui, contrairement à Lefort, refuse une telle voie 291. Mais comment
penser la révolution, comprise comme transformation consciente de la société, si l’on ne peut
anticiper rationnellement la société future ? Castoriadis saisit bien le problème, qui met en jeu la
cohérence de sa pensée refusant d’admettre que l’on puisse jamais formuler une théorie complète
du social sans pour autant renoncer à l’idée d’une action collective consciente et sensée 292. Il lui
faudra donc proposer une élucidation de l’agir humain — du faire humain dans son vocabulaire —
sur quoi nous reviendrons. Contentons-nous ici de souligner que Castoriadis récuse le postulat
289. Dans un entretien datant de 1989, Castoriadis assure, parlant de Lénine, qu’il « invente le taylorisme quatre ans avant Taylor » en ce qu’« il s’attache
à fabriquer ce monstre, mélange d’un parti-armée, d’un parti-État et d’un parti-usine, qu’il parviendra effectivement à mettre sur pied à partir de 1917 »
(CL3, 162). S’il se démarque clairement de la conception léniniste du parti telle qu’elle est habituellement perçue, Castoriadis ne nous paraît pas si éloigné de
la manière dont Lukács la pense. Ce dernier refuse en effet de voir le parti comme un organe dispensant une théorie abstraite, exigeant de lui qu’il fasse
« l’analyse concrète de la situation concrète », ce qui lui impose de « rester souple et réceptif pour tirer les leçons de toute manifestation venant des masses,
si confuses soit-elle, et révéler aux masses les possibilités révolutionnaires qu’elles sont incapables de voir par elles-mêmes » (La pensée de Lénine, op. cit.,
p. 47).
290. Ce que Castoriadis indique lui-même dans la préface à L’expérience du mouvement ouvrier, datée de 1973. (EMO 1, 103-104).
291. Nous savons qu’il entend affronter « l’antinomie impliquée dans l’idée même d’organisation et d’activité révolutionnaires » : « savoir, ou croire
savoir, que le prolétariat devrait arriver à une conception de la révolution et du socialisme qu’il ne peut tirer que de lui-même, et ne pas se croiser les bras
pour autant » (SB, 28).
292. « Dire qu’une transformation sociale est possible et souhaitable n’est-ce pas dire que notre savoir effectif de la société actuelle garantit cette
possibilité, que notre savoir anticipé de la société future justifie ce choix ? Dans les deux cas, n’y a-t-il pas la prétention de posséder en pensée l’organisation
sociale, présente et future, comme des totalités en acte, en même temps qu’un critère permettant de la juger ? » (IIS, 105).
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implicite à la base de l’objection que nous venons d’énoncer qui voudrait que l’action consciente
ne soit possible que dans le cadre d’une théorie achevée. Il affirme au contraire que la politique
véritable n’est pensable ni comme expression d’un savoir déjà connu, ni comme pratique aveugle :
elle est un faire supposant une indétermination principielle. Au vrai, elle est une modalité
particulière du faire, dont la caractéristique est de viser l’autonomie des autres tout en
reconnaissant en eux l’agent principal de leur devenir autonome — ce qu’il appelle praxis.
Celle-ci, avons-nous vu, part des individus concrets, de leur activité réelle et tâche de dégager ce
qui fait signe vers l’autonomie afin d’en manifester la logique interne et de leur permettre, par un
effet retour, de développer les tendances ainsi mises en avant. Il va de soi que cela suppose une
attention soutenue à la pratique effective de ces individus, et, prioritairement, à ce qui se passe dans
l’atelier de travail ; ce qui relève d’une démarche somme toute évidente pour un militant qui se
réclame du marxisme. Mais cela suppose aussi une option interprétative puisqu’il s’agit de
discriminer les faits afin de ne retenir que ceux qui paraissent pertinents pour le projet visé 293.
Il s’avère donc que pour la praxis, laquelle intègre à la fois l’élucidation et l’action de
transformation du social, c’est la transformation qui représente « l’instance ultime »294. Ce pourquoi
Castoriadis ne s’intéresse qu’aux « faits qui ont trait au projet révolutionnaire, conçu comme une
transformation radicale de la société créée par l’activité autonome des gens »295, et tâche de
formuler les conséquences politiques des luttes que les individus mènent au seul niveau de
l’entreprise. La perspective révolutionnaire suppose donc à la fois une grande attention aux
conditions de vie réelles dans l’entreprise et une bonne connaissance de l’histoire du mouvement
ouvrier. Car s’il y a bien « une expérience immédiate de la société comme travail », il y a aussi «
une expérience immédiate de la société comme société » 296, qui permet de saisir, en ce qui concerne
les travailleurs, l’existence d’« une analogie profonde et intime entre leur sort de producteurs et
leur sort d’hommes dans la société »297. La praxis que Castoriadis entend promouvoir oblige donc à
sortir du seul cadre de l’entreprise pour prendre en compte l’ensemble du domaine économique, et,
au-delà, la totalité des rapports sociaux.
293. En 1974, au moment de la réédition anglaise de certains de ses textes parus dans la revue S. ou B., Castoriadis écrit : « Lorsque Le mouvement
révolutionnaire sous le capitalisme moderne a été initialement rédigé, en 1959, on ne pouvait pas juger de la justesse de l’expérience courante. Ses idées
essentielles (…) ne constituaient pas une description d’une masse de données empiriques qui s’imposerait d’elle-même. Pas davantage, elles n’extrapolaient
les observations, d’après les méthodes scientifiques “exactes”, sûres et établies. Certes, elles soutenaient une relation avec les événements et les tendances
effectifs — mais cette relation impliquait non seulement une nouvelle interprétation des “faits”, mais aussi et surtout une décision concernant les “faits” qui
étaient pertinents et ceux qui ne l’étaient pas » (CMR 2, 223).
294. IIS, 113.
295. CMR 2, 227. Castoriadis ajoute : « C’est donc cette activité autonome — ou bien son absence —, ses formes et son contenu, passés et présents,
effectifs et potentiels, qui devient la catégorie théorique centrale, le point archimédien de l’interprétation ».
296. EMO 2, 227.
297. EMO 2, 361.
- 76 -
Ce faisant, Castoriadis s’inscrit bien dans l’héritage marxiste ; héritage clairement revendiqué du
reste puisqu’il assure que la perspective socialiste qu’il défend se ramène à la formulation de
Marx selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Autrement dit, précise-t-il, « il n’y aura d’émancipation que dans la mesure où les travailleurs
décideront eux-mêmes des objectifs et des moyens de leur lutte »298. Faut-il penser que tout a déjà
été avancé par Marx, et qu’il suffit de défendre ses thèses ? Non bien sûr, et loin de se contenter de
reprendre ce qui a déjà été formulé, Castoriadis entend plutôt dégager « les implications à la fois
théoriques et pratiques »299 de cette vue du socialisme restées inaperçues jusqu’ici.
1) Une dialectique concrète
Avant d’envisager ces implications auxquelles Castoriadis fait allusion, il convient toutefois de
comprendre pourquoi il pense être en mesure de tirer des conclusions que personne n’avait encore
exprimées. Il avance lui-même deux raisons pour s’en expliquer : d’une part, on peut dire que
« l’expérience historique manquait », dans la mesure où ce n’est qu’à partir de la dégénérescence
de la révolution russe que s’impose véritablement la nécessité de redéfinir les objectifs de la
révolution ; d’autre part, la contradiction même de la lutte empêchait de proposer une analyse
satisfaisante de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Cette contradiction, que le débat sur
l’organisation a mise en lumière, pose le problème évoqué ci-dessus : « penser que le contenu
essentiel de la révolution sera donné par l’activité créatrice, originale et imprévisible des masses et
agir soi-même à partir d’une analyse rationnelle du présent et d’une perspective anticipant l’avenir
»300. Autant dire que l’on doit, à l’aide des catégories de pensée de l’époque, anticiper un monde
qui ne manquera pas de les renouveler.
La difficulté est sérieuse, et l’on peut comprendre que nulle solution satisfaisante n’ait été
proposée : comment penser le nouveau avec des catégories élaborées pour saisir ce qui ne l’est
pas ? C’est là une question que Castoriadis ne cessera de méditer et qui le conduira à rompre avec
le marxisme pour proposer une nouvelle approche de la société et de l’histoire qui sera présentée
dans L’institution imaginaire de la société. Il est clair toutefois que par sa manière même d’aborder
la difficulté rappelée, il ébauche largement cette perspective à venir en assurant que seule une
« dialectique concrète »301 est à même d’affronter une telle contradiction de manière qui ne soit pas
298. EMO 2, 143.
299. CS, 81.
300. CS, 82.
301. CS, 82
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vaine. Cette expression, dialectique concrète, se trouve fort rarement sous la plume de
Castoriadis302 — en raison sans doute de sa volonté de se démarquer de l’orientation de pensée
hégéliano-marxiste303. Si elle a pourtant retenu notre attention, c’est qu’elle nous semble
parfaitement indiquer le mouvement de sa pensée, qui consiste à prendre « totalement au
sérieux »304 les exigences marxistes pour se rendre compte qu’elles se retournent contre les thèses
centrales du marxisme, lequel n’a pas su se dégager suffisamment de l’emprise de l’idéologie
dominante. Une telle démarche fait clairement signe vers Merleau-Ponty qui, comme on sait,
entretint un rapport critique à la pensée dialectique, et dont les analyses nous semblent permettre de
mieux saisir le sens de cette « dialectique concrète », que Castoriadis propose, en la situant par
rapport au marxisme.
Si Merleau-Ponty s’est intéressé à la dialectique, c’est qu’elle lui paraissait offrir la possibilité de
dégager quelque chose comme un sens du devenir sans oblitérer le caractère toujours ouvert de ce
dernier305. « Ainsi comprise la pensée dialectique est un équilibre difficile »306, assure-t-il avant
d’entreprendre, avec Les aventures de la dialectique, l’analyse des travers qu’elle n’a pas su éviter.
Mais c’est dans les résumés des cours qu’il a donnés au Collège de France durant l’année
universitaire 1955-56 que l’on trouve la meilleure synthèse de sa manière d’appréhender la
dialectique ; il tâche en effet d’en proposer une typologie avant d’en souligner les
principales « déviations ».
En tant que « méthode intellectuelle », la dialectique est définie de trois manières successives.
Elle est premièrement perçue comme « pensée des contradictoires ». Merleau-Ponty fait clairement
allusion par là à « la notion hégélienne de négation de la négation », envisagée, non pas comme
« une solution de désespoir » ou « un artifice verbal pour sortir d’embarras », mais comme « la
formule de toute contradiction opérante ». Le travail du négatif est donc pris au sérieux en ce qu’il
est source du développement historique par le biais de l’action humaine. Cette première forme de la
dialectique trouve ainsi un prolongement dans la deuxième forme que Merleau-Ponty envisage et
qui invite « à une révision de la notion ordinaire de sujet et d’objet ». Ici, « la dialectique est pensée
“subjective” au sens que Kierkegaard ou Heidegger ont donné à ce mot : elle ne fait pas poser l’être
302. À la vérité nous ne l’avons rencontrée qu’une seule fois.
303. Ainsi, assure-t-il, de manière significative, dans la première partie que L’institution imaginaire de la société que « nous ne pouvons pas nous donner
d’emblée une dialectique quelle qu’elle soit, car une dialectique postule la rationalité du monde et de l’histoire » (IIS, 53).
304. CS, 81.
305. Dans Pour la Vérité, texte daté de 1945 , on peut lire : « Notre seul recours est dans une lecture du présent aussi complète et aussi fidèle que possible,
qui n’en préjuge pas le sens, qui même reconnaisse le chaos et le non-sens là où ils se trouvent, mais qui ne refuse de discerner en lui une direction et une
idée, là où elles se manifestent » (Sens et non sens, Paris, Nagel, 1966, p. 299).
306. Résumés de cours, Paris, Tel Gallimard, 1988, p. 82. Les citations à venir de propos de Merleau-Ponty qui ne font l’objet d’aucune note de renvoi
sont toutes extraites des pages 77 à 84 de ce volume.
- 78 -
sur lui-même, elle le fait apparaître devant quelqu’un ». La dialectique permet ainsi de penser l’agir
humain comme inscrit dans un monde qui le conditionne mais qu’il façonne en retour 307. La
troisième forme est alors celle qui fait appel à la circularité : « puisqu’elle ne veut sacrifier l’un à
l’autre ni l’irréfléchi ni la réflexion, la pensée dialectique s’apparaît à elle-même comme
développement, en même temps que comme destruction, de ce qui était avant elle, et de même ses
conclusions garderont en elles-mêmes tout le progrès qui y a conduit ». Ce qui compte ici, c’est
bien ce que Hegel nomme Aufhebung, c’est-à-dire un dépassement qui conserve en son sein ce qui
a été dépassé308, et qui permet un développement concret. La dialectique est donc par essence
même historique. Et c’est à ce niveau que Merleau-Ponty tâche de repérer les différentes déviations
qu’elle a connues, donnant ainsi la pleine mesure de son analyse.
La dialectique se fourvoie en effet quand elle devient spéculation, quand passant du
« négativement rationnel » au « positivement rationnel » elle se transforme en système. La critique
de cette déviation, quant à elle, perd la dialectique qu’elle croit retrouver en la naturalisant. Chez
Marx, notamment dans Le Capital, et « bien plus encore chez les marxistes », la dialectique est
alors comprise comme « l’intelligence positive des choses existantes ». Merleau-Ponty sous-entend
ici que l’on trouve, chez Marx, « un conflit de la dialectique et du naturalisme »309 que le marxisme
orthodoxe va trancher en faveur du second ; la mise en cause, par l’idéologie officielle, du texte du
jeune Lukács, Histoire et conscience de classe, signant à ses yeux la victoire du courant léniniste et
la liquidation de toute dialectique authentique. Sans doute doit-on reconnaître que Lénine conserve
la dialectique, mais, « mariée » avec la métaphysique matérialiste, ce n’est plus qu’une dialectique
« embaumée, hors de nous, dans une réalité extérieure » qui conduit à « remplacer la praxis totale
par une action technicienne et le prolétariat par le révolutionnaire professionnel » ; c’est-à-dire à
« concentrer dans un appareil le mouvement de l’histoire comme celui du savoir »310.
Nous retrouvons les acquis du débat sur l’organisation au sein de Socialisme ou Barbarie qui
307. Merleau-Ponty envisage cet agir en termes de sédimentation et de réactivation.
308. Aufhebung est un terme difficilement traduisible en français, langue qui a le goût de la clarté et de la distinction caractéristiques de la pensée
d’entendement selon Hegel, alors que le terme identifie des sens opposés. Les traducteurs de la Science de la logique ont ainsi choisi d’en rendre le sens à
l’aide du néologisme sursumption. « Antonyme de la “subsomption”, qui désigne l’inscription d’un terme sous un autre terme d’extension plus grande,
l’Aufhebung qualifie la présence agissante de l’universel dans la particularité d’une figure ; ainsi celle-ci se trouve-t-elle prise au-dessus d’elle-même — sursumée — et tenue de laisser l’universel qui la constitue produire à partir d’elle d’autres figures plus adéquates à sa propre richesse », explique ainsi P.J.
Labarrière (Phénoménologie de l’esprit, Paris, Ellipses 1997, p. 61). Hegel lui-même explicite le sens de ce terme dans une remarque du premier livre de la
Science de la logique où l’on peut lire notamment : « Sursumer [aufheben] a dans le langage ce double sens ; il signifie équivalemment conserver, maintenir,
et faire cesser, mettre un terme. Le conserver inclut déjà en lui le négatif qui consiste en ce que quelque-chose est soustrait à son immédiateté, et partant à un
être-là ouvert aux influences extérieures, et qu’on le soustrait pour le maintenir. — C’est ainsi que le sursumé est en même temps un conservé qui a
seulement perdu son immédiateté, mais qui n’a pas disparu pour autant » (Science de la logique, tome 1, L’Être, trad. P.J. Labarrière et G. Jarcsyk, Paris,
Aubier, 1972, p. 81). Pour davantage de précisions, voir : G. Jarczyk, Hegeliana, Paris, PUF, 1986 , pp. 102-120.
309. Les aventures de la dialectique, op. cit, p. 92. Nous revenons en fin de chapitre sur la double tendance à l’œuvre chez Marx.
310. Ibid., 94-95.
- 79 -
avait conduit à dénoncer toute prétention révolutionnaire à tenir un discours de vérité face au
prolétariat sensé l’admettre sans contestation 311. Mais ce qui compte, et que l’on retiendra des
analyses de Merleau-Ponty, c’est bien que la dialectique aurait pu connaître des développements
autres, plus soucieux et plus respectueux de l’action inventive des hommes. C’est justement ce
qu’envisage Castoriadis en assurant que « le socialisme ne peut être ni le résultat fatal du
développement historique, ni un viol de l’histoire par un parti de surhommes, ni l’application d’un
programme découlant d’une théorie vraie en soi — mais le déclenchement de l’activité créatrice
des masses opprimées, déclenchement que le développement historique rend possible, et que
l’action d’un parti basée sur cette théorie peut énormément faciliter »312.
La théorie en question n’est rien d’autre que cette « dialectique concrète » que nous tâchons de
saisir, consistant dans une approche renouvelée de la praxis. Elle reste bien dialectique dans la
mesure où elle refuse les séparations, caractéristiques de la pensée classique, entre homme et
monde, sujet et objet, pratique et connaissance théorique, pour envisager leur interaction réciproque
et qu’elle en appelle ainsi à la catégorie de la totalité. Cette catégorie, dont Lukács assure qu’elle
constitue « l’essence de la méthode que Marx a empruntée à Hegel »313, s’impose en effet à qui
n’entend pas envisager les faits sociaux de manière isolée, mais cherche plutôt en eux des
tendances communes afin de dessiner une orientation pour l’action 314. Nous nous souvenons que
c’est au nom de cette exigence de totalité que Castoriadis s’était opposé aux vues de Lefort en
matière d’organisation, lequel, ayant affirmé l’impossibilité dire la vérité du prolétariat, renonçait à
l’idée même de parti. Cherchant « un passage, une relation interne entre la situation et les luttes
“immédiates” de la classe ouvrière et la question de la société globale »315, Castoriadis dénonçait
chez Lefort une incapacité à ressaisir l’entreprise au sein de la société. Car « ce passage, cette
relation existent et sont d’une importance capitale, assure Castoriadis. Ils résident en ceci que telle
lutte dans telle entreprise, telle activité de telle catégorie, tel thème de préoccupations
311. Ce n’est sans doute pas un hasard du reste si les analyses des « aventures de la dialectique », de ses déviations, ont conduit Merleau-Ponty là où les
analyses des contradictions du parti révolutionnaire ont conduit Lefort : à l’abandon du projet révolutionnaire. Sur cela voir l’épilogue de Les aventures de la
dialectique ; texte où Merleau-Ponty revient sur l’« attentisme marxiste », attitude qu’il avait adoptée au moment de Humanisme et terreur, pour montrer en
quoi elle n’est plus tenable.
312. CS, 81.
313. Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 47.
314. Lukács a parfaitement raison de souligner que « le danger pratique de toute conception dualiste de ce genre [i.e. qui sépare le sujet et l’objet], c’est
qu’elle fait disparaître le moment qui donne à l’action sa direction (…). Plus les faits sont scrupuleusement analysés dans leur isolement (…), moins ils
peuvent indiquer, sans ambiguïté, une direction déterminée (…). Ainsi, la façon dont la méthode dialectique aborde la réalité se révèle, justement quand on
aborde le problème de l’action, comme la seule capable d’indiquer à l’action une orientation » (Ibid., 44).
315. SD, 35-36. Où l’on voit que tout en critiquant les vues du Que faire ?, la position de Lefort ne se démarque pas de ses prémisses. Si Lénine pense que
les ouvriers ne peuvent saisir par eux-mêmes la portée de leur revendication, Lefort assure qu’ils ne s’intéressent qu’à leur quotidien. Dans les deux cas,
c’est l’idée même du passage dont parle Castoriadis qui est refusée, qui permet de penser que les ouvriers sont en mesure de saisir les implications politiques
de leurs luttes dans l’entreprise ; le rôle du parti n’étant que de les y aider.
- 80 -
“quotidiennes” peuvent contenir et généralement contiennent potentiellement beaucoup plus qu’il
n’y paraît pour une vue superficielle : ils contiennent en germe, la contestation explicite mais
globale, par ses implications et ses conséquences, de la généralité de l’ordre établi »316. Mais si,
comme il vient d’être vu, la démarche de Castoriadis reste dialectique, elle se démarque tout aussi
bien de la pensée hégélienne que de la pensée marxiste.
On ne peut ni l’accuser d’être système ni de verser dans la naturalisation, pour reprendre les
critiques de Merleau-Ponty, puisqu’elle refuse d’admettre que cette totalité puisse jamais être
achevée. Castoriadis assure du reste que « le mode sous lequel la praxis affronte la totalité et le
mode sous lequel la philosophie spéculative prétendait se la donner sont radicalement
différents »317.
Pour tranché qu’il soit, ce dernier propos appelle toutefois deux remarques. D’une part, on peut
s’étonner de l’emploi de l’expression « philosophie spéculative », qui semble bien renvoyer à la
pensée hégélienne à l’exclusion de celle de Marx. Cela supposerait en effet que Castoriadis rende
compte ailleurs de la nature de sa démarcation vis-à-vis du marxisme ; ce qui n’est pas le cas. Fautil admettre qu’il considère avoir suffisamment développé ses griefs à l’égard de ce dernier dans le
chapitre précédent intitulé : « Le marxisme : bilan provisoire » ? C’est possible. Mais il y a sans
doute une autre explication au fait qu’il n’est ici question que de pensée spéculative : tout se passe
comme si Castoriadis, qui pense que Marx ne s’est pas dépris de l’influence de Hegel, assimile
leurs pensées318.
La deuxième remarque relative au propos cité, concerne la manière dont Castoriadis appréhende
la pensée spéculative. Peut-on vraiment dire que cette dernière a la prétention de se donner la
totalité ? Ou, comme le suggère encore Castoriadis, qu’elle doit « postuler qu’elle la
possède » lorsqu’elle la rencontre, et que « cette possession du tout doit être actuelle aussi bien au
sens philosophique qu’au sens courant : explicitement réalisée, et présente à chaque instant »319 ?
Une lecture quelque peu attentive de Hegel semble l’interdire. Celui-ci, précisant lui-même sa
position sur ce point, assure en effet que « la méthode n’est pas autre chose que la structure du tout
[der Bau des Ganze] exposé dans sa pure essentialité »320. Mais qu’est-ce à dire au juste ? Partant
du fait que toute structure entretient un double rapport avec ce qu’elle structure — elle lui est
coextensive et donc substituable en un sens, sans toutefois lui être identique —, on peut
comprendre que Hegel établit ici une relation équivoque d’identité et de différence entre la
316. SD, 36.
317. IIS, 132.
318. « La dépendance profonde de Marx à l’égard des schèmes hégéliens décisifs apparaît clairement lorsque l’on considère sa vue générale de l’histoire
universelle » (EMO 1, 41).
319. IIS, 133.
320. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1977, p. 41.
- 81 -
méthode et la totalité de l’être. S’il est possible, en un sens, d’identifier la méthode au tout, c’est
qu’elle n’est plus séparée de son objet, que la pensée n’est plus l’autre de l’être 321 : loin du
formalisme de la pensée d’entendement, la dialectique est « l’âme qui est substance » assure Hegel,
« la méthode propre de chaque Chose même » 322. Mais cela ne signifie nullement qu’elle soit
pleinement identique à la totalité : la méthode n’étant que la structure du tout, elle ne saurait se
confondre avec lui. Ce pourquoi Hegel précise qu’elle « ne peut pas et ne doit pas contenir
également cette réalité qui est le contenu des parties ultérieures de la philosophie, des sciences de
la Nature et de l’Esprit »323. Autant dire que les sciences concrètes sont à la méthode dialectique, ce
que le corps est au squelette : une chair.
Que penser alors de la position de Castoriadis, de son approche quelque peu outrée de la pensée
hégélienne ? Ne masque-t-elle pas une proximité déniée ? Après ce qui vient d’être rappelé, on ne
voit pas ce qui empêcherait un « hégélien orthodoxe » de souscrire au fait que « la praxis
révolutionnaire n’a pas à produire le schéma total et détaillé de la société qu’elle vise à
instaurer »324 ; ce qui pousse pourtant Castoriadis à s’opposer à la théorie spéculative. Si nous
convenons volontiers de l’insuffisance de son argumentation ici, nous pensons toutefois qu’il est
très lucide en ce qui concerne l’écart que son approche entretient avec la dialectique hégélienne.
Qu’il s’en explique assez mal se laisse comprendre quand on resitue le passage en question dans
l’économie générale du chapitre où il s’inscrit. Ce dernier entend définir positivement la praxis, et
non l’identifier par confrontation avec des approches déjà constituées. Les remarques sur la pensée
hégélienne visent donc essentiellement à éviter les amalgames qui risqueraient d’interdire de saisir
la nouveauté de son approche ; ainsi, pour abusives qu’elles soient, ne sont-elles pas erronées pour
autant.
L’idée centrale que Castoriadis pointe est en effet que l’agir humain suppose que « le réel
historique n’est pas intégralement et exhaustivement rationnel »325 ; c’est-à-dire que le tout n’est
que partiellement ordonné. Or c’est là une thèse que la théorie spéculative ne peut admettre. Si la
logique est coextensive au tout, c’est, avons-nous vu, parce que l’opposition du sujet et de l’objet
est dépassée ; autrement dit, c’est parce que l’objet de la logique est le concept même, compris
comme principe structurant toute réalité326. C’est là un point capital pour l’intelligence de la pensée
321. « La science pure présuppose donc la libération par rapport à l’opposition de la conscience », assure Hegel (Science de la logique, trad. : P.J.
Labarrière et G. Jarczyk, tome 1, L’être, Paris, Aubier, 1972, p. 11. Cité S.L, I, 11). Dans le système hégélien, cette libération est l’œuvre de la
Phénoménologie de l’esprit qui en finit avec le mode de la re-présentation — Vorstellung —, lequel laisse subsister ce qui est représenté dans une altérité
irréductible ; c’est-à-dire qu’au terme de son parcours phénoménologique, la conscience n’est plus opposée à l’être.
322. Hegel, Science de la logique, tome 3, La doctrine du concept, Paris, Aubier, 1981, p. 371-72. Cité S.L., III, 371-72.
323. S.L, III, 55-56.
324. IIS, 134.
325. IIS, 118.
326. « En regard de ces sciences concrètes qui pourtant ont et gardent le logique ou le concept comme configurateur intérieur, tout ainsi qu’elles l’avaient
- 82 -
hégélienne qui entend être la présentation [Darstellung] de l’absolu conçu comme unité
différenciée327. Il n’y a, selon Hegel, de réalité effective, de Wirklichkeit328, que par le travail ou
l’action du concept. Et dans la mesure où le principe d’ordre qu’est le concept est immanent à
chaque élément, il en définit la nature et spécifie sa relation au reste, ce qui fait dire fort justement
à un commentateur que, pour Hegel, « le tout est système, et le système ne peut rien être sinon
Totalité »329. Or c’est justement cela que Castoriadis conteste : que la totalité soit nécessairement
système. Mais cette thèse centrale, Castoriadis ne l’envisagera dans toute sa portée qu’une dizaine
d’années plus tard. Refuser d’admettre l’existence d’un lien nécessaire entre totalité et système,
c’est en effet postuler qu’un chaos peut être partiellement ordonné, ce qui ne pourra être soutenu
qu’avec l’appui d’une nouvelle logique, la logique des magmas.
Nous percevons mieux maintenant la cohérence et la portée de la démarche de Castoriadis qui,
sans renoncer à la totalité, ce en quoi elle est dialectique, refuse d’admettre qu’elle puisse jamais
être achevée afin de faire droit à la nouveauté dans le développement social, ce en quoi elle est
concrète. Démarche qui s’inscrit donc dans cette voie dessinée en creux par Merleau-Ponty au
travers de son analyse des déviations de la dialectique historique. Castoriadis n’est certes pas seul
dans ce cas — il est difficile, par exemple, de ne pas mentionner ici le nom de Karel Kosik 330 —,
mais ce qui le caractérise, c’est qu’il vise essentiellement à résoudre les questions qu’il se pose
comme militant révolutionnaire. Aussi devons-nous voir maintenant ce qu’il en est, positivement,
du contenu du socialisme qu’une telle dialectique concrète permet de dégager, et quelle critique
elle adresse au capitalisme.
2) La question du travail et le principe du socialisme
pour pré-configurateur, la logique est sans contredit la science formelle, mais la science de la forme absolue qui dans soi est totalité et contient l’idée pure de
la vérité en elle-même » (S.L., III, 56).
327. « L’absolu est la nuit et le jour est plus jeune qu’elle (…). Le rien vient en premier et de lui sort tout être, toute diversité finie » (Hegel, La différence
entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. B. Gilson, Paris, Vrin, 1986, 112).
328. Terme à la base duquel on trouve le verbe wirken, qui signifie agir.
329. E. E. Harris, Lire la logique de Hegel, Lausanne, L’Age d’homme, 1987, p. 45.
330. Philosophe et militant tchèque, Kosik développe des vues fort proches de celles de Castoriadis. Il assure ainsi que « le point de vue de la totalité
concrète n’a rien de commun avec le concept, global, organiciste et néo-romantique, de la totalité qui hypostasie le tout par rapport aux parties et mythologise
la totalité. La dialectique ne peut pas concevoir la totalité comme un tout achevé et formalisé, qui détermine les parties (…). La totalité (…) se concrétise
elle-même, et cette concrétisation n’est pas seulement création du contenu, mais encore création de la totalité » (La dialectique du concret, trad. R.
Dangeville, Paris, Les éditions de la Passion, 1988, p. 32).
- 83 -
Si la praxis ne peut jamais se donner la totalité dans la mesure où celle-ci est une « unité ouverte
se faisant elle-même »331, elle ne peut pourtant éviter de l’affronter. Comme le souligne
Castoriadis, « faire, faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c’est se projeter dans
une situation à venir qui s’ouvre de tous les côtés vers l’inconnu, que l’on ne peut pas posséder
d’avance en pensée, mais que l’on doit obligatoirement supposer comme définie pour ce qui
importe quant aux décisions actuelles »332. Ainsi le militant conséquent doit-il risquer des
conjectures ; comment éviter l’errance sinon ?
Concrètement, pour Castoriadis et les membres de Socialisme ou Barbarie, cela signifie qu’il
faut proposer un programme, étant entendu que ce dernier « n’est qu’une figure fragmentaire et
provisoire du projet »333. Et comme il n’est plus question de s’en tenir à l’approche traditionnelle,
ce programme sera au fond une redéfinition du socialisme. Il devenait clair en effet, après les
réactions en Europe de l’Est contre la domination soviétique, confirmant les analyses faites quant à
la nature de la bureaucratie334, que « le programme de la révolution socialiste et l’objectif du
prolétariat ne pouvaient plus être simplement la suppression de la propriété privée, la
nationalisation des moyens de production et la planification, mais la gestion ouvrière de
l’économie et du pouvoir »335.
Soulignons-le au risque de l’insistance : un tel programme découle d’une définition de la nature
de la bureaucratie, mais aussi de la prise en compte des revendications effectives de ceux qui en
subissent la domination : « en 1956, les ouvriers hongrois en armes se sont révoltés contre la
bureaucratie. Ils ont formé des Conseils ouvriers et ont exigé la gestion ouvrière de la
production »336, rappelle Castoriadis. Aussi, même s’il relève d’une volonté politique partisane —
mais n’est-ce pas aussi le cas de son refus ? —, le programme qu’il défend ne peut nullement être
qualifié d’arbitraire ou d’utopiste : il est le résultat de l’application de la dialectique concrète que
331. IIS, 132.
332. IIS, 130. Les exemples pris par Castoriadis le montrent assez, qu’il soit théorique ou pratique, individuel ou collectif, l’agir humain ne relève jamais
de « la transparence intégrale » (IIS, 106).
333. IIS, 116. « Lorsqu’il s’agit de politique, la représentation de la transformation visée, la définition des objectifs, peut prendre — et doit nécessairement
prendre, dans certaines conditions — la forme du programme » (Ibid.).
334. « Le socialisme ne pourra être instauré, à moins que ne soit introduite, dès le premier jour, la gestion de la production par les travailleurs. Nous
sommes parvenus à cette conclusion en 1948, au bout de notre analyse de la dégénérescence de la Révolution russe. Les ouvriers hongrois ont tiré, de leur
propre expérience de la bureaucratie, exactement la même conclusion en 1956. La gestion de la production par les travailleurs était une des revendications
centrales des Conseils ouvriers hongrois » (CS, 238). On ne saurait trop insister sur l’importance, pour Castoriadis et les membres de S ou B, des révolutions
de 1956 en Pologne et surtout en Hongrie, en raison des Conseils ouvriers, qui validaient les analyses défendues par le groupe. La revue y consacre nombre
d’articles. Castoriadis et Lefort reviendront sur la révolution hongroise dans le premier numéro de la revue Libre en 1977.
335. CS, 77. Castoriadis précise : « Faisant un retour sur la dégénérescence de la révolution russe, nous constations que le parti bolchevique avait sur le
plan économique comme programme non pas la gestion ouvrière, mais le contrôle ouvrier ».
336. CS, 226.
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nous venons d’envisager d’un point de vue strictement théorique ; et Castoriadis a tout lieu
d’assurer que le « corrélat » de son interprétation est un projet révolutionnaire qu’il n’a pas inventé,
mais qui est « incarné, créé dans et par l’histoire effective »337. C’est bien du reste parce que les
réactions du prolétariat au milieu des années 50 atteste de l’évolution de sa conscience que la tâche
militante se déplace : s’il fallait jusqu’ici s’attacher à rendre compte de la nature réelle de la
bureaucratie indiquant par là ce que la révolution ne pouvait signifier, l’urgence est maintenant de
proposer une élaboration positive de celle-ci. C’est là l’objectif de deux articles justement intitulés :
Sur le contenu du socialisme 1 et Sur le contenu du socialisme 2, respectivement parus en 1955 et
1957. Si le premier texte reste assez théorique, les événements hongrois d’Octobre et Novembre
1956, qu’il considère comme marquant une véritable révolution 338, conduisent Castoriadis à des
formulations bien plus concrètes dans le second 339. Notons au passage que le reproche fait à
Castoriadis de ne pas citer ses sources, trouve ici une explication autre que simplement
psychologique : on peut bien en effet déplorer qu’il parle des Conseils ouvriers sans mentionner le
programme du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne ni ses auteurs par exemple 340, mais c’est là
donner un privilège à la théorie, laquelle n’est en fin de compte qu’une mise en forme d’une
pratique collective, que l’on ne saurait donc attribuer à personne en particulier 341.
En appeler à la gestion ouvrière, c’est donc simplement actualiser l’idée du socialisme,
prétendant que les hommes doivent dominer leur propre vie. Or, cette « domination consciente des
hommes sur leurs activités et leurs produits », Castoriadis assure « qu’elle ne peut pas être
337. CS, 341. Castoriadis précise : « la conception de ce projet est le co-résultat de mon interprétation, de mon élucidation ; mais personne ne peut effacer
le fait que des hommes se sont levés pour hurler “vivre en travaillant ou mourir en combattant”, pour chanter “ni Dieu, ni César, ni tribun”. Le projet
révolutionnaire est là dans l’histoire effective, il parle, il se parle puisque ce n’est pas une “tendance objective”, mais une manifestation de l’activité des
hommes qui ne peut exister que si elle est, à un certain degré, consciente et qu’elle se donne sa formulation. Tout au plus quelqu’un peut-il dire que l’idée et
la visée qui sous-tendent le “ni Dieu, ni César, ni tribun” sont absurdes ou utopiques ; mais c’est lui qui le dit, il choisit de le dire (car il ne pourrait jamais
le démontrer), il est responsable de ce choix — et la question reste toujours : pourquoi le dit-il, que veut-il ? »
338. Socialisme ou Barbarie consacrera la majeure partie des numéros 20 (Décembre 1956 – Février 1957) et 21 (Mars – Mai 1957) de la revue à ces
événements.
339. « Je crois être un de ceux qui sont allés le plus loin dans la description concrète d’une société socialiste depuis Fourrier », dit-il en 1974 à des
militants du P.S.U., parlant de son texte de 1957comme du « blueprint [plan ou schéma directeur — P.C.] de la société socialiste » (CS, 269).
340. Dans un entretien donné en 1974, H. Simon, qui fut membre de Socialisme ou Barbarie, reproche à Castoriadis, qui « avait la possibilité de lire
beaucoup », de ne pas citer ses sources — « Il ne cite dans ses articles que lui-même ou Mothé » —, et rappelle que « S. ou B. n’a par exemple jamais parlé
de tout le courant du communisme des Conseils (sauf la correspondance avec Pannekoek, pour la rejeter d’ailleurs immédiatement) dont les représentants
avaient existé en France, dont certains existaient encore à ce moment là ! Il avait quand même eu le KAPD en Allemagne, bref, là-dessus S. ou B. a fait
black-out total » (L’Anti-mythes, n° 6, p. 20. Cité par B. Quiriny, La démocratie dans l’œuvre de C. Castoriadis, Thèse en droit public soutenue à
L’université de Bourgogne le 21 Juin 2005).
341. Dans La source hongroise, Castoriadis rappelle que « projet et idées ont leur origine dans l’histoire effective, dans l’activité créatrice des gens sans la
société moderne ». Et il poursuit en assurant que les projets révolutionnaires théoriques successifs sont « des essais de formulation universelle de ce que la
masse des hommes — les ouvriers d’abord, puis les femmes, les étudiants, les minorités nationales, etc. — expriment depuis deux siècles dans leur lutte
contre l’institution étable de la société — que ce soit lors des révolutions, à l’usine, ou dans la vie quotidienne » (CS, 379).
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seulement politique »342 — thèse qui lui paraît tellement évidente qu’il ne prend jamais la peine de
la démontrer, se contentant de faire remarquer que « le prolétariat ne peut pas être esclave dans la
production six jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique »343. Il convient ici
de ne pas se laisser abuser par l’ironie d’une formule bien trempée pour la saisir dans toute sa
portée : elle signale en effet une impossibilité de droit, qui rend contradictoire l’idée d’une liberté
ne pouvant s’exprimer qu’au-dehors de l’entreprise.
Autrement dit, Castoriadis estime qu’il est totalement incohérent de distinguer les citoyens des
travailleurs et de prétendre que ceux-là sont libres quand ceux-ci sont soumis à l’ordre étranger à
eux d’une production344. C’est là un point qui déborde largement l’analyse que nous menons ici,
mais sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie en précisant les modalités pratiques de
cette gestion ouvrière dont on imagine qu’elles ne vont pas de soi.
Qu’il suffise ici de bien comprendre pourquoi Castoriadis refuse de concevoir une liberté
politique indépendamment de la maîtrise de la production. Ce qui suppose d’être attentif à
l’affirmation selon laquelle « l’autonomie sur le plan politique n’est qu’un aspect, une expression
dérivée de ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel du socialisme : l’instauration de
la domination des hommes sur leur activité première, qui est le travail »345. Il est clair que pour
Castoriadis, le socialisme c’est, primordialement, l’autonomie dans la sphère de la production
matérielle, puisqu’il y prend corps et que la liberté politique ne peut qu’émaner de cette autonomie.
Il ne s’agit donc pas simplement de dire que le socialisme suppose la démocratie dans l’entreprise,
si on entend par là que les travailleurs doivent avoir d’une manière ou d’une autre voix au chapitre,
par le biais de représentants dans des conseils d’administration par exemple ou bien en élisant le
directeur. La gestion ouvrière, telle que la conçoit Castoriadis, ne consiste nullement à faire appel à
des « spécialistes », même supervisés par des organismes incarnant le pouvoir politique de la classe
ouvrière. D’une part en effet, on peut penser sans grand risque d’erreur que « le pouvoir effectif
dans une telle société reviendrait rapidement aux dirigeants de la production »346. D’autre part, et de
manière plus importante, le travail représente le cadre dans lequel les individus sont le plus à même
de prendre conscience que « le pouvoir leur appartient vraiment » ; ce qui est la condition première
pour qu’ils s’impliquent réellement dans la vie publique.
Certes, dira-t-on, « la population ne peut exercer le pouvoir que si elle veut l’exercer », mais
« cette volonté elle-même n’est pas une force occulte » note Castoriadis. Précisant que
342. CS, 124.
343. CS, 239.
344. « On ne peut pas concevoir une société d’esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des Dimanches d’activité politique libre », dit
aussi Castoriadis. (CS, 124. Nous soulignons). Une telle société est donc pour lui comme un cercle carré.
345. CS, 124. Nous soulignons les termes à l’exception du dernier.
346. CS, 124.
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« l’aliénation politique actuelle consiste en ce que cette volonté est tuée à sa racine, que sa
formation est empêchée, que finalement l’intérêt pour la chose publique est totalement supprimé »,
il assure que « cette suppression de la volonté politique des sociétés modernes résulte aussi bien du
contenu de la “politique” actuelle que de son mode d’expression et de la distance infranchissable
qui la sépare de la vie réelle des gens »347. Et c’est bien dans la mesure où « la gestion de la
production par les travailleurs fournit aux travailleurs quelque chose d’immédiatement saisissable »
qu’elle « confère une signification à toutes les autres questions, et à toute l’évolution politique »348.
Aussi ne sera-t-on guère surpris de ce que sa définition du contenu du socialisme s’appuie
prioritairement sur l’expérience des Conseils ouvriers : « la gestion ouvrière signifie le pouvoir des
Conseils d’entreprise et finalement, à l’échelle de la société entière, l’Assemblée centrale et
le Gouvernement des Conseils »349.
Il faudra revenir sur cette position que Castoriadis n’est pas le seul à défendre ; d’autant que pour
séduisante qu’elle soit, le primat qu’elle accorde à la production socialisée en vue d’une
réélaboration de l’ensemble des rapports sociaux, qui semble bien dénier toute autonomie à la
sphère politique, ne va pas sans difficulté.
3) La contradiction du capitalisme
Laissant momentanément les problèmes que suscite la question de la gestion ouvrière, nous
voudrions saisir ce qu’elle indique quant au système capitaliste. Nous avons suffisamment insisté
avec Castoriadis sur la nécessité, pour une critique conséquente, de prendre appui sur une
dimension transcendante à ce qui est critiqué, pour admettre que la définition du socialisme en
termes de gestion ouvrière va permettre une nouvelle approche de la nature du capitalisme. C’est
donc à partir de l’affirmation des valeurs qu’incarne la gestion ouvrière que l’on est conduit à
pointer les travers de l’organisation capitaliste. Nous savons en effet que, pour être dégagée de
l’histoire effective, la gestion ouvrière, telle qu’elle a été définie, n’est aucunement « le reflet passif
et intégral de l’histoire du prolétariat »350 : elle procède d’un choix qui permet d’éclairer en retour
certaines tendances à l’œuvre dans le monde social qui n’étaient pas vraiment prises en compte.
« L’instauration de la gestion ouvrière permettra de commencer immédiatement d’éliminer les
347. CS, 199.
348. CS, 241-42. Notons au passage qu’une telle vue qui refuse de saisir le désir à la base de tout investissement social indépendamment du social luimême, s’oppose à tout individualisme méthodologique. Nous reviendrons bien évidemment sur ce point.
349. CS, 112.
350. EMO 2, 13.
- 87 -
contradictions fondamentales de la production capitaliste »351, assure ainsi Castoriadis. Il n’est
guère surprenant qu’un militant révolutionnaire des années 50 évoque « les contradictions
fondamentales du capitalisme » ; mais dans la mesure où celles-ci sont perçues à partir de l’idée du
socialisme comme gestion ouvrière, elles ne peuvent se confondre avec celles que le marxisme
orthodoxe met en avant. Si tel était le cas, il faudrait admettre que, malgré ses prétentions,
Castoriadis ne dit rien de nouveau. L’analyse de la nature du capitalisme est ainsi une nouvelle
mise à l’épreuve de son approche théorique, qui peut et doit être jugée selon sa capacité à révéler
ou non une réalité sociale, à mettre en évidence ce qui, en elle, restait jusqu’alors inaperçu ou
paraissait secondaire. Il s’agit donc de se demander comment, sur la base de sa définition du
socialisme, Castoriadis envisage le système capitaliste.
Définir le socialisme comme gestion ouvrière conduit à prendre en compte la vie effective des
travailleurs, afin de voir si la tendance à l’autonomie s’exprime dans ce lieu central pour la société
capitaliste qu’est l’atelier de production. Même si elle renvoie au Lukács d’Histoire et conscience
de classe352, c’est là une démarche originale dans ce que l’on peut appeler l’obédience marxiste.
Généralement les penseurs de cette tradition se concentrent en effet davantage sur l’étude de
l’économie globale afin de saisir les dysfonctionnements de la société ; ce pourquoi ils ne remettent
guère en cause l’organisation du travail dans l’entreprise. Ils la jugent même très souvent
rationnelle puisque relevant de la logique du système concurrentiel qui pousse sans cesse à
améliorer le rendement, et qui, pour ce faire, met « la science au service de la production »353. Et
s’ils dénoncent parfois l’absurdité des objectifs de la production ou les effets des crises
périodiques, ils ne trouvent le plus souvent rien à redire à « l’organisation scientifique du travail »
(O.S.T.), qu’ils envisagent même de continuer à appliquer afin d’édifier le socialisme 354. Mais, pour
qui a fait de la suppression de la distinction fixe entre dirigeants et dirigés l’objectif central de sa
lutte, une telle organisation dans le travail est inacceptable. Il ne s’agit pas ici de jugement moral,
mais de l’application de la dialectique concrète que nous avons évoquée. L’attention portée à la vie
réelle de l’atelier de production conduit en effet à refuser de s’en tenir à la seule finalité de la
production pour prendre davantage en compte son organisation. On pressent que, pensé comme
gestion ouvrière, le socialisme impose une transformation radicale du travail355. Pour le
351. CS, 242.
352. « La forme intérieure d’organisation de l’entreprise industrielle ne pourrait — même au sein de l’entreprise — avoir une telle action, si ne se révélait
en elle, de façon concentrée, la structure de toute la société capitaliste » (Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 118).
353. EMO 2, 15. Pour ces marxistes, rappelle Castoriadis, « si l’on fait abstraction des servitudes que lui impose son intégration à un marché irrationnel et
anarchique, l’entreprise est le lieu où l’efficacité et la rationalisation capitaliste règnent sans partage » (Ibid.).
354. Ce qui suppose certes que « l’anarchie du marché [soit] éliminée et que d’autres buts — la satisfaction des besoins et non le profit maximum —
[soient] assignés à la production » (EMO 2, 15-16).
355. La gestion ouvrière signifie bien que « pour l’ensemble des travailleurs, des rapports nouveaux s’instaurent avec le travail et à propos du travail »
(CS, 125).
- 88 -
manifester, Castoriadis va certes trouver appui sur diverses études — écrits de responsables de
l’organisation scientifique du travail ou analyses sociologiques —, mais il va surtout prêter la plus
grande attention aux témoignages directs. La traduction de L’ouvrier américain, journal d’un
travailleur, publiée tout au long des six premiers numéros de Socialisme ou Barbarie est fort
révélatrice de la démarche des militants du groupe : c’est là en effet faire écho à une des premières
expériences de prise de parole par quelqu’un « d’en bas »356
C’est ainsi que Castoriadis va mettre en évidence que la crise de la société contemporaine est liée
au fait que le capitalisme tend à aliéner les individus ; crise qui s’exprime à la fois « comme lutte
des travailleurs contre l’aliénation et contre ses conditions », et « comme absence des hommes à la
société, passivité, découragement, retraite, isolement ». La société ne semble donc tenir que dans la
mesure où elle génère des conflits dont l’intensité reste limitée, puisque « dans les deux cas, audelà d’un certain seuil, le conflit conduit à la crise ouverte de la société établie » : « que la lutte des
hommes contre l’aliénation atteigne une certaine intensité, et c’est la révolution. Mais que leur
absence à la société dépasse une certaine limite, et c’est l’effondrement du système »357. La
question n’est évidemment pas de chercher à définir plus avant ces points limites, mais bien de
comprendre que les sociétés modernes « ne parviennent à fonctionner qu’en dépit de leurs propres
normes, pour autant qu’il y a lutte contre l’aliénation et que cette lutte ne dépasse pas un certain
niveau »358.
Connaissant la perception que Castoriadis se fait du social et compte tenu du primat qu’il accorde
au travail productif dans la société capitaliste, on ne sera pas surpris qu’il pense pouvoir déchiffrer
le sens du système à partir de l’entreprise. Comme il le fait remarquer, « les concepts et les
méthodes acquis ainsi dans le domaine primordial, le domaine de la production, nous permettrons
de généraliser ensuite l’examen et d’y soumettre les différentes sphères sociales et finalement le
tout social comme tel »359.
Or que découvre-t-on en se penchant sur la vie réelle d’un atelier de production ? Que si le
taylorisme et « l’organisation scientifique du travail », caractéristiques de ce que Simone Weil
nomme la deuxième révolution industrielle360, ont résolu bien des problèmes, ils butent sur une
356. Dans le même registre, D. Mothé, qui rejoint le groupe en 1952, fera part de ses réflexions tirées de son expérience propre aux usines Renault. Pour
mesurer le côté précurseur d’un tel geste, il suffit de souligner qu’une telle attention portée aux travailleurs (et plus généralement à ceux qui n’ont guère la
possibilité de s’exprimer) ne se retrouvera que dans l’après 68. Voir, par exemple, le film de M. Karmitz, Coup pour coup (1972), qui rend compte d’une
grève dans une usine de textile en faisant jouer aux travailleuses leur propre rôle : actrices du mouvement social, elles sont aussi actrices de sa représentation
cinématographique.
357. EMO 2, 10.
358. EMO 2, 11.
359. EMO 2, 14-15.
360. « On parle souvent de la révolution industrielle pour désigner justement la transformation qui s’est produite dans l’industrie lorsque la science s’est
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question principielle : celle de prétendre organiser l’activité des individus indépendamment
d’eux361. Nous n’avons pas à développer ici pour eux-mêmes les thèmes qui ressortissent à la
division et à l’organisation scientifique du travail, mais simplement à saisir la manière dont
Castoriadis les abordent. Or ce qui est à ses yeux caractéristique du taylorisme et de l’organisation
scientifique du travail, c’est qu’ils conduisent à une production que l’on peut dire hétérogérée.
L’hétérogestion362, son étymologie l’indique, c’est la « gestion (de mes affaires) par un autre que
moi » ; aussi faut-il dire qu’il y a « hétérogestion lorsque celui qui travaille n’est qu’un exécutant
télécommandé, lorsque le cerveau d’un ingénieur ou d’une maîtrise (Brain trust) prétend
commander les milliers de mains d’ouvriers dont les gestes ont été étudiés, déterminés, minutés »,
et reconnaître que celle-ci « ne résulte pas de la distance entre les divers agents, mais de l’altérité
entre celui qui commande et celui qui obéit en exécutant le plan d’un autre »
363
. Ainsi définie,
l’hétérogestion n’est pas seulement la perte de maîtrise en ce qui concerne l’objectif de la
production, elle l’est aussi pour ce qui relève de son organisation, de la manière de la réaliser. Mais
parler de « manière » est impropre au demeurant, puisque ce terme, dérivé de main, peut s’entendre
comme l’expression caractéristique d’un individu ayant un tour de main particulier ; ce pourquoi
Kant distingue la manière (modus æstheticus) de la méthode (modus logicus), et assure que « seule
la première s’applique aux beaux-arts »364. Si la manière permet donc l’expression d’une
singularité, le taylorisme conduit à une fragmentation telle du travail qu’il réduit ce dernier à n’être
plus qu’une simple tâche, toujours la même, relevant d’une procédure qui se veut scientifique.
Rappelons succinctement que le système mis en avant par Taylor pour « forcer les ouvriers à
donner à l’usine le maximum de leur capacité de travail »365 repose sur trois principes. La division
appliquée à la production et qu’est apparue la grosse industrie. Mais on peut dire qu’il y a eu une deuxième révolution industrielle. La première se définit par
l’utilisation scientifique de la matière inerte et des forces de la nature. La deuxième se définit par l’utilisation scientifique de la matière vivante, c’est-à-dire
des hommes » (La rationalisation, conférence de 1937 reproduite dans La condition ouvrière, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 303).
361. Castoriadis note qu’« il s’agit ici de l’O.S.T. en tant qu’elle s’applique aux problèmes du rendement humain. Comme ingénieurs de production, les
tayloristes ont pu jouer un rôle positif dans une foule d’autres domaines concernant la rationalisation matérielle de la production — et parfois aussi la
rationalisation des gestes humains, par la définition de méthodes plus économiques recueillies auprès d’ouvriers » (EMO 2, 22). Mais, comme le souligne S.
Weil, « Taylor ne recherchait pas une méthode de rationaliser le travail, mais un moyen de contrôle vis-à-vis des ouvriers, et s’il a trouvé en même temps le
moyen de simplifier le travail, ce sont deux choses tout à fait différentes » (La condition ouvrière, op. cit., p. 317).
362. C’est là un néologisme forgé par Y. Bourdet. Voir : La délivrance de Prométhée. Pour une théorie de l’autogestion, Paris, Anthropos, 1970.
363. Y. Bourdet, La délivrance de Prométhée, op.cit., pp. 137-38. On le voit, l’hétérogestion « ne résulte pas de la distance entre les divers agents, mais de
l’altérité entre celui qui commande et celui qui obéit en exécutant le plan d’un autre » (Ibid.).
364. Critique de la faculté de juger, § 49, trad. J.R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.M. Vaysse, Paris, Gallimard, Œuvres philosophiques, II, 1985, p.
1103. Manière et méthode « diffèrent en ceci que la première n’a pas d’autre critère que celui du sentiment de l’unité dans la présentation, tandis que l’autre
obéit en l’occurrence à des principes déterminés » (Ibid.). Ce qui fait que si « Newton eût pu montrer de manière tout à fait claire et précise, non seulement
pour lui, mais pour tout autre et pour ses successeurs, toutes les étapes qu’il eût à franchir depuis les premiers éléments de géométrie jusqu’à ses grandes et
profondes découvertes ; en revanche, aucun Homère, aucun Wieland ne peuvent montrer comment dans leur esprit surgissent et s’assemblent leurs idées
pleines de poésie et néanmoins tout aussi riches de pensées ; parce qu’ils l’ignorent eux-mêmes, et donc ne peuvent l’enseigner à personne d’autre » (Id., §
47, op. cit., p. 1091).
365. À en croire S. Weil, c’était là « le souci primordial » de Taylor. (La condition ouvrière, op. cit., p. 314).
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verticale du travail tout d’abord, consiste à réserver le travail intellectuel de conception à un
« bureau des méthodes » devant déterminer pour chaque poste la façon qui s’impose d’effectuer
une tâche (the one best way)366. Celle-ci se laisse découvrir par la décomposition des opérations à
réaliser en une série de gestes simples et dont la durée d’effectuation est aisément quantifiable ;
nous avons là le deuxième principe : la division horizontale du travail qui correspond à une
parcellisation des tâches367. Le troisième principe enfin, le salaire au rendement et le contrôle des
temps, doit permettre de lutter contre les temps morts, que ceux-ci découlent d’une mauvaise
organisation ou de la tendance spontanée des travailleurs à « la flânerie » : à chaque tâche
correspond un temps d’exécution, et le chronomètre détermine la rémunération de l’ouvrier en écart
au temps référentiel368. On comprend que l’on ait pu dire que « la contribution historique du
taylorisme » fut de « briser l’ouvrier de métier, [et de] “libérer” le procès de travail du pouvoir
qu’il y exerce pour y instaurer la loi et la norme patronales » 369.
Les critiques de cette « organisation scientifique du travail » ne se sont pas fait attendre.
Castoriadis en rappelle la double orientation, suivant le fait puis le droit. On peut toujours dénoncer
l’« écart insurmontable » entre les vues théoriques et la situation effective qu’elles sont sensées
définir : « la “seule bonne méthode” n’a pas de rapport avec la réalité concrète de la production. Sa
définition présuppose des conditions idéales, extrêmement éloignées des conditions de fait
qu’affronte l’ouvrier ». Mais il faut aussi dénoncer « les vices immanents à la conception théorique
elle-même »370. Ceux-ci proviennent essentiellement du déni de la singularité de chacun : « l’idée
qu’il y a une “seule bonne méthode” pour chaque opération ignore le fait fondamental que chaque
individu au travail peut avoir et a sa manière de s’adapter à la tâche et de l’adapter à soi-même »371.
Il est donc illusoire de définir une seule procédure, de prétendre qu’elle doit être appliquée par tous,
en pensant ainsi parvenir à un rendement optimum. Comme le souligne Castoriadis, « un geste
apparemment “plus rationnel” et “plus économique” peut être pour tel ouvrier beaucoup plus
pénible que la manière de faire qu’il s’est inventée lui-même et qui, de ce fait exprime son
adaptation organique à ce corps avec la machine et la matière que constitue le procès de travail »372.
L’illusion ici vient d’un aveuglement face au caractère proprement contradictoire qu’il y a
vouloir imposer à un individu une façon de faire sans tenir compte de ses réactions propres 373. Ce
366. Notons que Taylor va jusqu’à montrer aux manœuvres d’une entreprise minière « la seule bonne façon » de charger leur pelle pour une productivité
maximale.
367. L’aboutissement de cette division horizontale des tâches, c’est travail à la chaîne conçu et mis en place par H. Ford, à partir de 1913.
368. Il s’agit de ce qu’on nomme couramment le système des « boni ».
369. B. Coriat, L’atelier et le chronomètre, Paris, C. Bourgois éditeur, 1994, p. 46.
370. EMO 2, 23.
371. EMO 2, 24.
372. EMO 2, 24-25.
373. « L’ensemble des gestes de l’ouvrier n’est pas un vêtement qu’on pourrait remplacer par un autre » (EMO 2, 25).
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que confirme la lecture d’un très bel article de G. Canguilhem 374. Portant un intérêt particulier aux
questions « de la détermination et de la signification des normes humaines », Canguilhem rappelle
que la conception taylorienne « des rapports de l’homme et du milieu dans l’activité industrielle »,
consiste à refuser à l’ouvrier toute initiative personnelle face « à une somme de stimulations,
mouvements mécaniques, ordres sociaux, dont il ne peut choisir ni la qualité, ni l’intensité, ni la
fréquence », et assure qu’elle constitue « un énorme contresens, non seulement du point de vue
psychologique — ce qui est évident, — mais d’abord et aussi du point de vue biologique — ce qui
est moins évident ». Les recherches des biologistes ont en effet permis de comprendre que « le
milieu ne peut imposer aucun mouvement à un organisme que si cet organisme se propose d’abord
au milieu selon certaines orientations propres »375, de sorte qu’une réaction forcée doit être vue
comme « une réaction pathologique ». Assuré du fait que « le propre du vivant, c’est de se
composer son milieu »376, Canguilhem pense que « les réactions ouvrières à l’extension progressive
de la rationalisation taylorienne (…) doivent donc être comprises autant comme des réactions de
défense biologique que comme des réactions de défense sociale et dans les deux cas comme des
réactions de santé ».
Ce qui est donc fondamentalement en cause ici, c’est le postulat même à la base de toute
méthode d’organisation scientifique du travail qui ne peut envisager « le travail que comme une
succession de mouvements élémentaires de durée mesurable » et qui perçoit cette durée comme
« leur seul aspect significatif » : « que l’ouvrier dans l’usine capitaliste doit être transformé
intégralement en un appendice de machine »377. C’est là ce que Lukács nomme réification378. Mais
ce qu’il faut bien saisir, c’est que la contradiction du système de production capitaliste vient
justement de ce qu’elle suppose que la réification à quoi elle tend ne soit pas intégralement
374. À propos d’un livre récent de Georges Friedmann, in : Les Cahiers de Sociologie, Paris, Le Seuil, 1947, Vol III, pp. 120-136.
375. « En matière de comportement animal, les outrances mécanistes de Jacques Loeb ont suscité la réaction de Jennings, celle de Watson, les réactions de
Krantor et Tolmann. L’animal ne réagit pas par une somme de réactions moléculaires à un milieu décomposable en éléments d’excitation, mais comme un
tout à un environnement saisi comme un complexe, dans lequel les mouvements doivent être pris comme des régulations pour les besoins qui les
commandent et auxquels par conséquent leur sens est essentiel », précise Canguilhem.
376. Canguilhem rappelle que la Gestalt theorie a précisé la notion de « milieu » en montrant que « le milieu de comportement est un choix opéré par le
vivant au sein du milieu physique ou géographique ».
377. EMO 2, 26. « Comme pour une machine, on détermine les mouvements “rationnels” et ceux qui ne le sont pas (…). Comme pour une machine, le
temps total d’une opération n’est que la somme des “temps élémentaires” des mouvements auxquels on peut, en mécanique, décomposer cette opération.
Comme la machine l’ouvrier n’a pas et ne doit pas avoir des traits personnels » (Ibid.).
378. Rappelons un propos célèbre de l’essai central de Histoire et conscience de classe, livre décisif pour Castoriadis : « Avec la décomposition moderne
“psychologique” du processus de travail (système Taylor), cette mécanisation rationnelle pénètre jusqu’à l’“âme” du travailleur (…). On ne peut parvenir à la
rationalisation (…) que par la décomposition de chaque ensemble complexe en ses éléments, par l’étude des lois partielles spécifiques de sa production. La
rationalisation doit donc, d’une part, rompre avec la production organique de produits entiers, basée sur la liaison d’expériences concrètes du travail (…). Le
produit formant une unité, comme objet du processus du travail, disparaît (…). Deuxièmement, cette dislocation de l’objet de la production est
nécessairement aussi la dislocation de son sujet » (La réification et la conscience du prolétariat, Histoire et conscience de classe, op. cit., 115-116).
- 92 -
réalisée. « Le capitalisme ne peut fonctionner qu’en mettant constamment à contribution l’activité
proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le
plus possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que sa tendance profonde, qui est
effectivement la réification, n’est pas réalisée, que ses normes sont constamment combattues dans
leur application. L’analyse montre que c’est là que réside la contradiction dernière du
capitalisme », assure Castoriadis379 qui aimait à rappeler l’efficacité des « grèves du zèle »
consistant, pour les ouvriers, à se conformer strictement aux directives reçues. Il nous semble que
l’originalité de la pensée de Castoriadis quant à ce thème se manifeste par l’affirmation de cette
thèse et de sa généralisation.
Mais cette contradiction du capitalisme ne peut être saisie qu’en vertu d’une attention particulière
à la vie quotidienne dans les ateliers, c’est-à-dire au comportement effectif des ouvriers, qui ne soit
pas prisonnière des préjugés de la pensée dominante — cette dernière condition étant
déterminante. La mise en cause de l’organisation scientifique du travail n’est en effet nullement
l’apanage de penseurs critiques ; elle résulte d’abord d’études menées par des sociologues
industriels américains. Nous ne parlons pas ici d’une critique morale ou philosophique du
taylorisme, qui dénoncerait la manière dont celui-ci fait violence à la « nature » humaine380, mais
d’une approche soucieuse des réactions des individus dans des conditions à chaque fois données,
comme ce fut le cas pour la célèbre enquête menée par Elton Mayo et son équipe dans les ateliers
d’une usine de la Western Electric Company basée à Hawthorne, un faubourg de Chicago 381.
Ce n’est certes pas le moindre mérite de cette sociologie que d’avoir mis en évidence le rôle
essentiel des associations spontanées d’ouvriers que l’organisation capitaliste s’évertue à interdire ;
elle manifestait ainsi que « le véritable sujet de la production moderne n’est pas l’individu, [mais],
379. IIS, 23. Cette thèse, très souvent affirmée, évoluera comme nous verrons avec la pensée de Castoriadis. Telle qu’ici avancée, on la retrouve exprimée,
notamment dans Le contenu du socialisme (pp. 107-108), dans L’expérience du mouvement ouvrier (tome 2, pp. 15 sq et 54-55), dans Capitalisme moderne
et révolution (tome 2, p. 107), dans La société bureaucratique (p. 37).
380. « Toute critique du caractère inhumain de la production capitaliste qui ne prend pas comme point de départ la critique pratique de cette inhumanité
qu’exercent les ouvriers dans la production en luttant quotidiennement contre les méthodes capitalistes n’est finalement que littérature moralisante », affirme
Castoriadis (EMO 2, 28).
381. Invité en 1924 par la direction de la Western Electric Company à faire une étude sur les relations entre l’éclairage des postes de travail et le
rendement des ouvriers, E. Mayo observa, deux ans et demi durant, deux groupes d’ouvriers, tous deux informés de l’étude en cours : un groupe de contrôle
(groupe A) et un groupe expérimental (groupe B). L’expérience consistait à faire varier l’intensité de la lumière pour le groupe B seulement. L’étonnement
vint de ce que le rendement des deux groupes augmentait indépendamment des variations d’intensité de la lumière pour le groupe B (dont le rendement ne
diminua qu’avec une lumière très faible). E. Mayo entreprit alors (de 1927 à 1933) une nouvelle expérience consistant à observer le travail de six ouvrières
volontaires, prévenues de la recherche et dont les résultats leur étaient communiqués au fur et à mesure de son déroulement. C’est ainsi que fut mis en
évidence « l’effet Hawthorne » manifestant l’importance de facteurs psychologiques (liés notamment au sentiment de reconnaissance et à la qualité des
relations sociales) pour le rendement. Il fut aussi mis en évidence qu’un même ouvrier réalise la même tâche selon différentes procédures afin de rompre sa
monotonie. Voir : G. Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946 ; J.A. C. Brown, Psychologie sociale de l’industrie,
trad. M. et Y Bres, Paris, Éd. de l’Épi, 1961, pp. 85-112. Castoriadis semble avoir lu de près cette étude publiée en Angleterre en 1954.
- 93 -
à divers échelons, une collectivité d’ouvriers »382. Si Castoriadis reconnaît là une contribution
« incontestablement décisive », il s’empresse toutefois de souligner qu’elle « est viciée à la base
par l’optique d’ensemble de ses auteurs »383. C’est que leur approche psychologisante ne leur ont
pas permis de saisir le sens véritable d’un phénomène qu’ils avaient pourtant su mettre en
évidence. Les sociologues industriels ne voyaient en effet dans ces associations informelles de
travailleurs que l’expression d’une tendance humaine à la socialisation, qu’il était vain de prétendre
combattre ; ainsi assuraient-il que les directions devraient finir par les reconnaître pour espérer voir
cesser les conflits au sein des entreprises. Castoriadis juge cette vue tellement inacceptable qu’il ne
se donne pas la peine de la critiquer véritablement, estimant que « le caractère à la fois paternaliste
et idéaliste de ces solutions, leur contenu foncièrement utopique, leur laborieuse naïveté sont
évidents ». Ce que les sociologues industriels, Mayo en tête, n’ont pas su voir, c’est que «
l’association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires n’exprime pas la tendance des
individus à former des regroupements en général », mais qu’elle « est à la fois un regroupement de
production et un regroupement de lutte »384. Il faut bien se rendre compte, en effet, que la nature
même de l’organisation de la production oblige les ouvriers à résoudre en commun des problèmes
non prévus par la maîtrise ou la direction, d’une part, et les pousse, d’autre part, à résister
collectivement aux normes que ces dernières tentent d’imposer. Aussi doit-on reconnaître que « les
ouvriers forment obligatoirement des collectivités élémentaires qui ne sont mentionnées dans
l’organigramme d’aucune entreprise »385. On comprend mieux la sévérité de Castoriadis à l’égard
de la sociologie industrielle ne percevant pas que les groupes élémentaires « se constituent
d’emblée contre la direction », et qu’inviter celle-ci à les reconnaître « signifie l’inviter à se
suicider ». Car la signification de cette opposition des groupes informels à l’endroit de la direction,
c’est le refus de la distinction, caractéristique de l’organisation taylorienne, entre dirigeants et
exécutants ; c’est-à-dire le refus de l’hétérogestion. Ce qu’il faut donc dire de ces groupes, mais
que seule une analyse relevant de la dialectique concrète peut permettre de saisir, c’est que « le
fondement même de leur existence, leur objectif premier, est la gestion de leur propre activité »386.
III. Le devenir de l’idée d’autonomie au travail
382. EMO 2, 37.
383. EMO 2, 41.
384. EMO 2, 42-43.
385. EMO 2, 43-44.
386. EMO 2, 44. Castoriadis, rappelle que « le groupe de chercheurs de Mayo a littéralement habité l’atelier [de Hawthrone] pendant cinq ans » avec la
prétention « d’étudier la réalité sans schéma théorique établi d’avance, sans “idées préconçues” », mais ajoute ironiquement que « c’est ce qui leur a permis
de retrouver dans la réalité leurs idées inconscientes (par exemple que la direction est toujours logique, et que si les ouvriers s’opposent à elle ce ne peut être
que pour des motifs “non logiques” » (EMO 2, 35, note 17).
- 94 -
Il n’est guère utile de préciser plus avant les analyses de Castoriadis consacrées à la vie de
l’entreprise : elles concourent toutes à la mise en évidence de la crise du système de production
capitaliste. Mais soulignons-le une nouvelle fois, son approche du social ne relève pas d’une vue
tendancieuse cherchant à imposer une option partisane ; elle cherche plutôt « à mettre en place ce
que la société dit déjà confusément d’elle-même à tous les niveaux ». De fait, « ce sont les
dirigeants capitalistes ou bureaucrates qui se plaignent constamment de l’opposition des hommes ;
ce sont leurs sociologues qui l’analysent, existent pour la désamorcer et avouent la plupart du
temps que c’est impossible. Ce sont les ouvriers qui, dès que l’on y regarde de plus près,
combattent constamment l’organisation existante de la production, même s’ils ne savent pas qu’ils
le font »387.
1) Retour sur une méprise
Aussi peut-on comprendre l’étonnement de Castoriadis face aux critiques d’un Lucien Sebag.
Commentant la position privilégiée accordée par Marx au prolétariat dans son rapport à la réalité
sociale, ce dernier fait remarquer qu’il paraît difficile d’« admettre à la fois la présence d’une
totalité réelle avec ce qu’elle implique de pluralité et d’hétérogénéité et que cette totalité soit tout
entière dévoilée à une de ses parties ». Il assure du reste que c’est une telle « gageure » qui
a contraint le marxisme à s’orienter vers « un volontarisme des significations particulièrement
frappant », ne pouvant conduire qu’à « un paradoxe permanent ». Celui-ci se traduit par
l’obligation de penser à la fois les rapports de production dans l’entreprise capitaliste comme « un
tout au sein duquel unité et conflit s’imbriquent étroitement » et « admettre que la vérité de
l’entreprise est concrètement donnée à certains de ses membres, à savoir les ouvriers ». Et Sebag de
conclure que « le sociologue industriel marxiste ne peut donc pas avoir d’autre tâche que celle de
traduire au niveau conceptuel cette signification globale de l’usine dont le prolétariat, confusément
sans doute, est le dépositaire, mais c’est aussitôt pour se trouver confronté à la disparité des
attitudes et des prises de position ouvrières »388. L’allusion à Castoriadis n’est pas seulement sous
entendue ici puisqu’il est expressément cité en note 389. L’étonnement de ce dernier face à pareille
critique ne semble pas tant provenir du fait qu’il se trouve caractérisé comme un auteur marxiste,
387. IIS, 121.
388. Marxisme et structuralisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p 146-47.
389. « Dans une telle perspective la revue Socialisme ou Barbarie a publié des analyses remarquables à la fois par leur vigueur et leur partialité. Cf.
notamment les articles de P. Chaulieu [pseudonyme de Castoriadis — P.C.] “Sur le contenu du socialisme” ». (Ibid.).
- 95 -
mais de ce que les conflits dont il fait état lui paraissent perçus par tous, indépendamment des
appartenances de classe donc : « constater qu’il y a une guerre ; que les deux adversaires sont
d’accord sur son existence, son déroulement, ses modalités, et même ses causes, ce serait prendre
un point de vue partiel et partial », note-t-il ironiquement390.
La critique de Sebag n’est toutefois pas sans pertinence ; le problème étant qu’elle mêle deux
difficultés qu’il faut plutôt distinguer391 : l’une liée au fait qu’un groupe particulier, le prolétariat en
l’occurrence, serait le dépositaire d’une vérité valant pour tous, l’autre tenant à la disparité des
attitudes effectives des travailleurs. Il nous semble que la première difficulté n’en est pas vraiment
une : nous l’avons déjà dit, la crise est aussi bien perçue par les capitalistes que par les ouvriers,
même s’ils se refusent à en tirer les conséquences ultimes. Ce n’est que d’un point de vue pratique
qu’il s’agit de prendre parti, et la question n’est plus celle de la vérité de l’entreprise, mais celle de
ce qu’il convient de faire. La seconde difficulté mentionnée est, elle, bien réelle, qui pose de fait le
problème sans fin de l’interprétation : comment trier dans une masse de données ce qui est
significatif ? Au nom de quoi juger que telle attitude vaut alors que telle autre ne doit pas être prise
en compte ? C’est là un questionnement à la base de l’élaboration de la dialectique concrète ayant
permis à Castoriadis non seulement de pointer les luttes informelles des ouvriers, mais encore d’y
voir l’ébauche confuse d’une solution à la crise de la production capitaliste. Ce qui ne l’empêche
pas d’être conscient de l’ambiguïté des attitudes des travailleurs vis-à-vis de leur propre situation :
s’ils luttent contre l’organisation de la production existante, c’est essentiellement de manière
informelle, sans à remettre le système capitaliste en cause. C’est bien là du reste le sens qu’il donne
alors à l’alternative « socialisme ou barbarie » : la barbarie, ce n’est plus le fascisme, mais le repli
des individus dans leur sphère privée et leur passivité vis-à-vis des affaires communes 392. On ne
peut donc admettre que la remarque de Sebag vaut comme critique de la position de Castoriadis ;
cela reviendrait à dire que l’énoncé du problème qu’une thèse vise à résoudre vaut comme critique
de cette thèse.
Il nous semble que si Sebag a raté la pertinence des vues de Castoriadis c’est parce qu’il a trop
rapidement tenu le militant de Socialisme ou Barbarie pour un « sociologue industriel marxiste ».
Il est assuré que Marxisme et structuralisme met en évidence les limites de certaines thèses
centrales du marxisme, mais ce que dit Castoriadis aussi. Affirmer que la contradiction du
capitalisme tient essentiellement à son mode d’organisation qui tend à exclure les ouvriers de la
390. IIS, 121, note 17.
391. Voir : IIS, 121, note 17.
392. Castoriadis parle de « cauchemar climatisé » : « la consommation pour la consommation dans la vie privée, l’organisation pour l’organisation dans la
vie collective et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l’égard des affaires communes, déshumanisation des rapports sociaux » (EMO 2, 351).
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direction de leur travail tout en devant faire appel à leur initiative sous peine d’effondrement, c’est
en effet manifester que l’on ne peut appréhender les questions liées à la production et, plus
largement à l’économie, sans tenir compte du rôle effectif des hommes ; ce qui interdit toute
approche purement objective. Or, comme nous allons voir, si Castoriadis finit par abandonner le
marxisme, c’est bien parce qu’il lui reproche de se vouloir une approche scientifique de l’économie
et du social. Avant cela il s’agit toutefois de mettre la thèse de Castoriadis à l’épreuve des récentes
évolutions du capitalisme.
2) Le modèle post-fordien
Selon Castoriadis, la crise de l’entreprise capitaliste s’exprime, à sa base du moins — « au rezde-chaussée des ateliers et des bureaux », comme il dit —, par une lutte qui pour être informelle
n’en est pas moins réelle. Nous l’avons vu, ce sont « les théoriciens et praticiens capitalistes » qui
« longtemps avant les révolutionnaires » l’ont mise au jour et l’ont « correctement décrite »,
« même s’ils se sont, naturellement, arrêtés avant les conclusions auxquelles cette analyse aurait pu
les conduire »393. Naturellement écrit Castoriadis, parce qu’il considère que prendre en compte la
lutte des ouvriers pour ce qu’elle est, c’est percevoir la contradiction fondamentale que représente
l’hétérogestion, et que l’on ne peut demander aux directions de reconnaître que la sortie de crise
passe par leur propre suppression.
Il est toutefois surprenant que les dirigeants capitalistes, ayant pleinement conscience de la crise
du système, soient incapables d’en saisir la véritable nature. On peut certes comprendre qu’ils ne
veuillent pas de la solution avancée par Castoriadis, mais cela ne signifie nullement qu’ils en sont
ignorants. Le croire reviendrait à reconnaître que des individus capables de dominer la contestation
rampante de milliers d’ouvriers resteraient cependant aveugles sur le sens profond d’une telle
contestation. Sans doute vaut-il mieux penser que les dirigeants d’entreprises usent de leur parfaite
connaissance de la réalité sociale pour mieux assurer leur position, et convenir que cette
connaissance, ils ne la tiennent pas simplement des analyses des sociologues industriels, mais aussi
de celles des penseurs critiques. Il faudrait alors reconnaître que la contradiction du capitalisme
dégagée par Castoriadis est en fait soluble par et dans le système, se révélant parfaitement capable
de tirer profit des critiques développées à son encontre — qu’il ne s’agit donc pas d’une
contradiction véritable. Loin de concourir à la déstabilisation du capitalisme, la pensée critique
aurait ainsi contribué à le renforcer.
C’est du reste ce que semblent révéler de nombreuses analyses sociologiques envisageant
393
. IIS, 119.
- 97 -
l’évolution du capitalisme au cours des trente dernières années ; évolution que l’on qualifie parfois
de « néo-libérale » pour souligner la sortie de la configuration mise en place après la crise de 1929
et résumée sous le terme le fordisme394. Reconnaissons qu’il est assez troublant de constater que s’il
n’est plus guère question de gestion ouvrière (ou d’autogestion), l’autonomie, elle, est très à la
mode. La déstructuration de l’organisation des entreprises par la dérégulation et la flexibilité d’un
côté, comme la mise à mal de l’institution scolaire d’un autre côté — et sans doute aussi la
décentralisation du côté politique — se présentent bien comme des réponses à une demande
d’autonomie. L’usage des mots n’étant jamais anodin, il nous importe de connaître le lien qu’une
telle demande d’autonomie entretient avec les revendications de Castoriadis dans les années 50 et
60 ? La question n’est pas de savoir si la même notion recouvre un même sens ; il paraît clair en
effet qu’elle renvoie ici et là à deux univers de pensée étrangers l’un à l’autre. Elle est plutôt de
comprendre la logique de l’évolution du sens du terme autonomie : est-elle liée à une vision par
trop utopique (et donc intenable) de la contestation qu’elle a nourrie ainsi que le pense Jean Pierre
Le Goff par exemple395, ou procède-t-elle d’une « récupération » — plus exactement : une
perversion qui en représente la négation — n’enlevant rien à la charge critique dont elle a fait
preuve par le passé ? Mais ce n’est qu’après avoir rappelé comment l’autonomie en est venue à être
une valeur défendue par le patronat lui-même et précisé les conditions de réussite de la politique
qui s’est mise en place sous son signe, que nous serons en mesure de répondre à cette question.
Compte tenu de son importance et de l’excellence de sa documentation, nous nous référerons
exclusivement, pour l’analyse à suivre, à l’ouvrage de Luc Boltanski et Éve Chiapello intitulé Le
nouvel esprit du capitalisme396.
Paru en 1999, cet ouvrage entend traiter des « changements idéologiques qui ont accompagné les
transformations récentes du capitalisme »397. En accord avec nombre de critiques, ses auteurs
estiment en effet qu’il y a une mutation du capitalisme à l’œuvre depuis quelques trente années
394
. « Qu’est-ce que le fordisme ? Comme l’a montré l’École de la régulation, il peut être considéré comme un mode d’encadrement spécifique des
dynamiques d’accumulation capitaliste au sein d’un système institutionnel déterminé. Ce qui caractérise ce mode de régulation, c’est d’une part, un type de
rapport salarial fondé sur un ensemble de protections juridiques (droit du travail) et sociale (…) ainsi que sur un partage des gains de productivité ; d’autre
part, un ensemble d’institutions destinées à rendre possible des politiques économiques keynésiennes (…) ; enfin, un type de démocratie spécifique qui se
comprend lui-même comme le résultat d’une extension de la sphère des droits privés aux droits politiques et sociaux », note Emmanuel Renault dans un
article intitulé : Du fordisme au post-fordisme et publié dans le n° 39 de la revue Actuel Marx (Paris, PUF, 2006).
395
. J.P. Le Goff, Le mythe de l'entreprise, Paris, La découverte, 1995. Parlant de Mai 68, l’auteur assure que « la faiblesse inhérente au mouvement
contestataire réside dans sa volonté d’en rester à la seule utopie, dans son refus de toute médiation et de tout compromis. Il reste prisonnier de l’illusion
révolutionnaire d’une rupture totale avec la tradition et de la reconstruction d’un monde entièrement neuf » (p. 276). Castoriadis est directement cité pour son
influence sur certains des acteurs du mouvement étudiant dans Mai 68, l’héritage impossible (Paris, La découverte, 1998).
396
. L. Boltanski, É. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Cité NEC.
397
. NEC, 35. Plus précisément il s’attache à rendre compte d’une évolution qui se marque par l’affaiblissement d’une pensée critique à l’égard du
capitalisme. Il s’agit de comprendre pourquoi entre la fin des années 60 au milieu des années 90 on est passé d’une mise en question ouverte et résolue à un
silence d’autant plus étonnant que les mutations en cours ont été profondes et les conséquences douloureuses pour une large partie de la population.
- 98 -
correspondant à sa « troisième phase », et s’attachent à en rendre compte à partir de l’esprit qui la
caractérise. On peut ainsi dire, très schématiquement, qu’à un capitalisme familial associé à l’image
d’un chef d’entreprise conquérant et paternaliste, a succédé à partir des années 30, un capitalisme
mettant davantage l’accent sur l’organisation que sur l’entrepreneur individuel. C’est la période des
grandes entreprises devenant souvent des multinationales, et du développement d’un actionnariat
plus anonyme ; on assiste alors à la mise en place d’une organisation bureaucratisée avec son
directeur, ses cadres, et ses contremaîtres — période sur laquelle portent les analyses de
Castoriadis. Mais l’exigence d’accumulation illimitée du capital a imposé, depuis le début des
années 70, une profonde évolution que l’on nomme généralement mondialisation ou globalisation ;
et qui suppose de nouvelles formes d’organisation, lesquelles, à leur tour, demandent la mise en
avant de nouveaux motifs d’engagement de la part des individus. Or c’est bien là que le bât blesse
puisque, à en croire Luc Boltanski et Éve Chiapello, « le capitalisme ne peut trouver en lui-même
aucune ressource pour fonder de tels motifs »398. Aussi va-t-il les puiser dans les critiques qui lui
ont été adressées. Ce qui est d’autant plus aisé que, la nature du capitalisme ne s’étant
pas radicalement transformée, « les sources d’indignation qui ont continûment alimentées sa
critique sont restées à peu près les mêmes au cours des deux derniers siècles »399.
Ces sources relèvent essentiellement de quatre ordres ; le capitalisme étant vu comme (a) cause
de désenchantement et d’inauthenticité, (b) source d’oppression et de soumission à la force
impersonnelle du marché, (c) générateur d’inégalités d’une rare ampleur et de misère, et enfin (d)
comme incitant à l’opportunisme et à l’égoïsme. Les auteurs font remarquer que « l’une des
difficultés du travail critique » réside dans le fait qu’il « est presque impossible de tenir ensemble
ces différents motifs d’indignation et de les intégrer dans un cadre cohérent »400 ; difficulté qu’il
leur semble toutefois possible de surmonter en regroupant l’ensemble des critiques sous deux
grands types : la critique artiste et la critique sociale. La première, la critique artiste, « puise
surtout aux deux premières sources d’indignation », et s’insurge donc contre le désenchantement et
l’inauthenticité, mais aussi contre l’oppression interdisant l’expression de toute individualité, de
toute créativité401. Quant à la critique sociale, elle puise plutôt aux deux dernières sources
d’indignation : « l’égoïsme des intérêts particuliers dans la société bourgeoise, et la misère
398
. NEC, 58.
399
. NEC, 82.
400
. NEC, 83. « Les références normatives qui sont mobilisées pour rendre compte de l’indignation, sont différentes, voire incompatibles » soulignent les
auteurs ; ce qui explique à la fois que « les porteurs de ces divers motifs d'indignation (…) ont été des groupes d’acteurs différents », et que « la plupart des
théories critiques privilégient un axe au détriment des autres » (Ibid.).
401
. « Elle insiste sur la volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d’enrégimenter, de dominer, de soumettre les hommes à un travail
prescrit, dans le but du profit, mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de l’artiste, son rejet d’une contamination de
l’esthétique par l’éthique, son refus de toutes les formes d’assujettissement dans le temps et dans l’espace, et dans ses expressions extrêmes, de toute forme
de travail » (NEC, 84).
- 99 -
croissante des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent »402.
Si ces deux types de critique sont souvent en tension, ce que manifeste le fait que la critique
sociale a pu dénoncer l’individualisme des artistes, il arrive qu’elles soient associées dans des
conjonctures historiques particulières, comme ce fut le cas autour de 1968. L’une des
caractéristiques de cette période est bien que la critique a été menée depuis les différentes sources
d’indignation identifiées par Boltanski et Chiapello ; cela étant particulièrement vrai en France où
la crise de Mai « possède le double caractère d’une révolte étudiante et d’une révolte ouvrière »403.
Peut-on pour autant comprendre les années de lutte qui s’ensuivirent comme relevant d’une critique
globale et homogène ? Même si nos auteurs assurent qu’il faut « se garder de durcir en opposition
les divergences entre la contestation étudiante et les formes de contestation qui se manifestent dans
les entreprises »404, ils n’en pointent pas moins deux orientations différentes dans les revendications
: une demande de sécurité qui émane de la critique sociale d’une part, et un désir d’autonomie, qui
renvoie à la critique artiste, de l’autre.
Reste que la conjonction de ces revendications va se traduire par une crise importante, devant
s’entendre comme crise des valeurs certes, mais également comme crise de la production. La
première est bien connue, et il n’est guère besoin que l’on s’y attarde : elle affecte les mœurs405. La
seconde crise, laquelle est peut-être moins connue, se manifeste par « l’effondrement des gains de
productivité », alors même que se poursuivait le mouvement de taylorisation 406. Il faudrait ici
rappeler les formes de la « guérilla » quotidienne qu’il y eût alors sur le lieu de travail, pouvant
aller des simples incivilités à l’égard du personnel de la direction aux grèves sauvages en passant
par la malfaçon, le sabotage, l’absentéisme, etc., pour saisir l’état d’esprit du patronat et
comprendre sa volonté d’en finir avec cette situation. Ce qu’il va tâcher de faire par deux politiques
différentes, suscitées par deux approches alternatives de la crise en question.
Dans un premier temps, le patronat va donc se montrer réceptif aux revendications de la critique
sociale et chercher à répondre aux demandes qu’il perçoit en termes d’augmentation du niveau de
vie et de sécurité, mais « sans rien céder sur les points qui, comme les demandes d’autonomie ou
de créativité, se rattachent plutôt à la critique artiste »407. C’est là une réponse somme toute
402
. NEC, 84.
403
. NEC, 244.
404
. NEC, 248.
405
. C’est celle qui conduisit à revendication d’une plus grande liberté sexuelle, aux luttes du Mouvement de libération de femmes (M.L.F.) — droit à
l’avortement, à la contraception, etc. —, mais également à la mise en cause du système pénitentiaire, et à la création de l’Observatoire international des
prisons (O.I.P.), à la demande d’une plus grande liberté de presse, à la contestation d’une information télévisée contrôlée par le pouvoir politique, etc. Il faut
reconnaître que nombre de réponses à ces critiques ont été apportées en France sous le septennat de V. Giscard d’Estaing.
406
. O. Pastré, Taylorisme, productivité et crise du travail, in : Travail et emploi n° 18, 1983. Cité in : NEC, 243.
407
. NEC, 256.
- 100 -
habituelle qui relève de la négociation avec les syndicats. Mais cette « grande politique
contractuelle » n’a pas donné satisfaction au patronat : onéreuse de son point de vue, elle ne parvint
jamais à juguler la contestation informelle et à canaliser les ouvriers. C’est alors qu’une autre
réponse va être proposée, tenant compte des revendications de la critique artiste cette fois. Les
auteurs du Nouvel esprit du capitalisme notent que « l’innovation va consister principalement à
reconnaître la validité de l’exigence d’autonomie, et même à en faire une valeur absolument
centrale du nouvel ordre industriel »408. Et celle-ci sera accordée, non seulement à ceux qui la
réclamaient explicitement, à savoir les ingénieurs et les cadres diplômés des grandes entreprises,
mais également à ceux qui, traditionnellement, revendiquaient davantage de sécurité, à savoir les
ouvriers.
Or si en un sens cette nouvelle politique patronale a répondu aux demandes d’autonomie et de
responsabilité qui se sont fait entendre au début des années 70, elle a conduit à une dégradation de
la situation de la grande majorité des salariés. C’est que, tout d’abord, cette autonomie
nouvellement acquise allait se payer d’une moindre protection ; de sorte que l’on peut voir là les
premières mesures visant à revenir sur ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les acquis
sociaux, même si on serait mieux inspiré de parler de conquêtes sociales. Comme le notent
Boltanski et Chiapello, une des caractéristiques de ce changement de politique patronale est que
« l’autonomie fut en quelque sorte échangée contre la sécurité ». Mais ce serait rester aveugle que
de ne pas se rendre compte qu’elle a aussi contribué à « la remise sous contrôle des entreprises »
avec le soutien objectif des salariés puisqu’elle « fut obtenue, non pas en accroissant le pouvoir de
la hiérarchie (…), mais grâce à une rupture avec les modes de contrôle antérieurs et à une
endogénéisation des demandes d’autonomie et de responsabilité jusque là tenues pour
subversives ». Ainsi « on peut schématiser ce changement en considérant qu’il a consisté à
substituer l’autocontrôle au contrôle »409.
Il y a certainement de multiples raisons à ce retournement assez spectaculaire, et d’abord des
raisons économiques. Les chocs pétroliers de 1973 et 1976 et les mesures les accompagnant ont
entraîné la fermeture de grandes usines d’industrie lourde, affaiblissant les forces syndicales
développant une critique sociale, dans la mesure où la C.G.T. s’y trouvait fortement implantée. Il
408
. NEC, 274. « Le patronat élabora alors une autre politique sociale et opéra une série de transformations. Ces changements, qui prennent appui sur une
seconde interprétation de la crise du capitalisme prévalant dans la deuxième moitié des années 70, furent mis en pratique non plus à l’initiative des syndicats,
mais des fractions avancées du patronat (…). Selon cette seconde interprétation, qui avait été formulée dès la fin des années 60, particulièrement par les
sociologues du travail, la crise du capitalisme (…) est l’expression d’une révolte contre les conditions de travail et particulièrement contre le taylorisme »
(NEC, 266). Que la date signalée pour cette critique – « la fin des années 60 » — soit de 10 ans postérieure aux travaux de Castoriadis sur la question, atteste
assez que ceux-ci ne sont pas connus des auteurs du Nouvel esprit du capitalisme.
409
. NEC, 274-75.
- 101 -
faudrait sans doute aussi souligner, au plan politique cette fois, les effets pervers de certaines
mesures comme les lois Auroux reconnaissant les représentations syndicales alors même que « les
syndicats relativement puissants dans les instances de négociation nationale, étaient souvent très
faibles localement et cela d’autant plus que l’on allait du secteur public (ou nationalisé) aux
grandes entreprises et, surtout, aux P.M.E. »410. À quoi il conviendrait d’ajouter, pour expliquer la
faible résistance dont elle fait l’objet, que cette politique mise en place a été très progressive, et que
ses effets réels ont longtemps tardé à se faire sentir.
Tout cela est assurément important, mais « néglige le rôle des nouvelles élites acquises à la
critique artiste et méfiantes à l’égard de la vieille critique sociale, trop associée en France au
communisme ». Car, comme le remarquent nos auteurs, « c’est un fait que la politique ne fut pas
menée en désespoir de cause, mais qu’elle trouve de nombreux zélateurs au sein du pouvoir de
gauche ». Il faut ici souligner le rôle central de la C.F.D.T. et de ses dirigeants ayant opéré un
virage assez net en 1978, pour mener une politique se voulant réaliste, faite de négociations,
d’accords contractuels, de compromis, etc., notamment sur l’aménagement des horaires de travail.
Dès le début des années 80, nombres d’experts, liés à ce syndicat et proches du nouveau pouvoir
politique, « intègrent à leur culture, d’une manière remarquablement rapide, les demandes
patronales et, particulièrement, les impératifs de flexibilité »411. Boltanski et Chiapello en viennent
ainsi à stigmatiser « le thème gauchiste de l’autogestion, qui central, depuis les années 50, dans les
fractions de l’extrême gauche les plus opposés au parti communiste et à l’étatisme, notamment
chez les trotskystes (avec la Yougoslavie comme modèle), (…) avait été massivement adopté par la
CFDT et par le PSU » ; de sorte que « les attentes mises dans l’autogestion ont pu, au moins pour
une part, être réinvesties, au début des années 80, dans la flexibilité, dans la décentralisation des
relations industrielles, dans les nouvelles formes de management ». C’est ainsi que, à les en croire,
« le Japon se substitua dans l’imaginaire occidental à la Chine, comme modèle extrême oriental
d’humanisme, sur lequel on pouvait prendre appui pour atténuer l’inhumanité des sociétés
industrielles occidentales »412.
La notion d’autonomie se trouve ainsi transformée au point, semble-t-il, de remettre en cause
l’approche proposée par Castoriadis. Pourtant alors même que, comme nous savons, ce dernier
410
. NEC, 281.
411
. NEC, 282-83. « Entre 1981 et 1983, de nombreux militants de gauche ou d’extrême gauche, syndicalistes autodidactes ou, le plus souvent
statisticiens, sociologues et économistes formés dans les universités ou les grandes écoles, accédèrent à des positions officielles dans l’État ou dans les
collectivités publiques (…). Ces nouveaux experts en socio-économie du travail avaient, pour une part importante d’entre eux, accompagné, en 1978, le
recentrage de la CFDT c’est-à-dire le passage d’une politique offensive (…) qui avait caractérisé les années 70, à une politique qui faisait de la négociation,
de l’accord contractuel, du compromis réaliste, son objectif principal » (Ibid.).
412
. NEC, 283.
- 102 -
insiste sur la nécessité de dépasser une théorie contredite par les faits, force est de reconnaître qu’il
n’a jamais cessé de défendre le projet d’autonomie. Comment interpréter une telle constance ? Elle
ne peut se comprendre comme relevant de l’acceptation d’un capitalisme réformé, ayant fait droit
aux demandes de la critique artiste, puisque le projet d’autonomie n’est pour lui qu’un autre nom
du projet révolutionnaire. Il est difficile par ailleurs de la réduire à un aveuglement sur l’évolution
sociale et à un entêtement à s’en tenir, coûte que coûte, à ses idées ; ce serait indigne du grand
penseur que nous voyons en lui. Reste à envisager l’échec, sinon de la grille de lecture des auteurs
du Nouvel esprit du capitalisme, du moins de son application à une pensée de l’autonomie telle que
Castoriadis la déploie.
3) Autogestion ou capitalisme
S’il n’est pas contestable que Socialisme ou barbarie a représenté une avant-garde politique et
que les écrits de Castoriadis ont exercé une claire influence sur certains leaders étudiants
contestataires de Mai, Cohn-Bendit en tête 413, la question se pose de savoir si la classification de ce
mouvement dans la catégorie des promoteurs de la critique artiste n’est pas une illusion
rétrospective due, justement, à son influence sur le mouvement de Mai. Si tel était le cas, il ne
faudrait pas parler simplement de réinterprétation « des thèmes venus de la gauche contestataire »
par le nouvel esprit du capitalisme, comme le font Boltanski et Chiapello, visant tout
particulièrement « le thème gauchiste de l’autogestion »414 ; mais plutôt de transformation, de
dénaturation, voire de falsification. Une lecture non prévenue de Castoriadis conduit à penser que
c’est effectivement le cas.
Il faut tout d’abord souligner la conscience précoce de Castoriadis quant au risque de
récupération qu’encourent les idées d’avant-garde et sa prévention vis-à-vis de la politique se
donnant comme réponse à la critique artiste. Dès 1974, pressentant l’évolution des mentalités, il
fait paraître un texte, dans une revue de la C.F.D.T. — ce qui n’est pas neutre, on l’aura compris
— , où il exprime sa très grande méfiance à l’égard de l’accueil « “intéressé”, dans les deux sens du
mot », réservé à l’idée d’autogestion par « ceux que rien n’y prédestinait, comme certains
dirigeants d’entreprise ou certains personnages politiques », et où il assure que « si ceux qui,
jusqu’à hier, étaient ses ennemis acharnés, l’adoptent et se chargent de “l’appliquer”, on peut être
413
. « Le passé de militants révolutionnaires de C. Castoriadis et de C. Lefort, leurs analyses critiques de la bureaucratie et de la classe ouvrière,
l’importance qu’ils accordent à Mai 68 et aux nouvelles formes de contestation…, leur confèrent d’emblée une sympathie chez de nombreux soixantehuitards, au premier rang desquels Daniel Cohn-Bendit, qui a trouvé dans leurs textes une source d’inspiration avant même les événements de Mai », rappelle
J.P. Le Goff , qui précise que le livre de Cohn-Bendit, Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communiste, paru au lendemain de Mai 68, « reprend des
passages des textes de Socialisme ou barbarie » (Mai 68, l’héritage impossible, op. cit., 433).
414
. NEC, 283.
- 103 -
certain que, dans la grande majorité des cas (…), le résultat sera d’en émasculer la réalisation »415.
Il faut le souligner : dans ce texte, Castoriadis anticipe littéralement certaines analyses développées
dans Le nouvel esprit du capitalisme dans la mesure où il manifeste le changement d’attitude des
directions d’entreprise face aux conflits récurrents avec les ouvriers. C’est bien en 1974 qu’il écrit :
« Il y a longtemps que la division du travail poussée à l’absurde, le taylorisme, la tentative de fixer
d’avance jusqu’au moindre détail les opérations du travailleur afin de mieux les contrôler, ont
dépassé le point optimal du point de vue de l’entreprise elle-même et créent un manque à gagner
énorme, en même temps qu’ils exacerbent le conflit quotidien dans la production entre les
travailleurs et les représentants du système que l’on leur impose (…). Ce conflit, les entreprises
constatent qu’elles ne peuvent plus l’atténuer par l’octroi d’augmentations de salaire ; et, devant
l’effondrement des rêves de l’automatisation intégrale, elles sont amenées à envisager
l’introduction de quelques modifications partielles dans l’organisation du travail »416. Au-delà du
fait qu’il sous estime passablement la réalité des transformations concrètes au sein de l’entreprise,
il est remarquable que Castoriadis ne parle pas d’autogestion ici, mais simplement
« d’enrichissement des tâches » ou « d’autonomie des équipes de travail ». C’est qu’il « ne saurait
être question, souligne-t-il opportunément, de toucher au pouvoir de l’appareil dirigeant de
l’entreprise, c’est-à-dire de la bureaucratie hiérarchisée qui accomplit aujourd’hui, dans toute
entreprise tant soit peu importante, les fonctions réelles du patron »417.
Mais comment envisager l’autogestion, qui pour Castoriadis n’est qu’un autre terme ici pour
désigner la gestion ouvrière, « si l’appareil de direction séparé [des travailleurs] gardait entre ses
mains le pouvoir de décision ? » Étant entendu, par ailleurs, que « la marche de l’entreprise dépend
de mille façons de la marche de l’ensemble de l’économie et de la société », « on ne voit
pas comment l’autogestion de l’entreprise pourrait acquérir un contenu véritable sans que les
organes collectifs des producteurs et de la population assument les fonctions de coordination et
d’orientation générale qui sont à présent entre les mains des différents pouvoirs politiques et
économiques »418.
Nous percevons ici les effets pratiques de la pensée de la société comme totalité : toute mise en
cause d’une partie de l’ordre social est susceptible d’affecter la société dans son ensemble ; et il n’y
a pas d’attitude politique conséquente sans conscience de cette réalité 419. « La société est totalité, et
cette totalité punit ceux qui ne veulent pas la voir comme telle », assure Castoriadis au cours d’un
415
. EMO 2, 428. Article intitulé La hiérarchie des salaires et des revenus paru dans C.F.D.T Aujourd’hui, n° 5 (Janvier / Février 1974).
416
. EMO 2, 428-29. Nous soulignons.
417
. EMO 2, 429..
418
. EMO 2, 431.
419
. « Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une
disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système » (CS, 347).
- 104 -
entretien publié en 1977 dans la revue Esprit — qui, comme on sait, est proche de « la deuxième
gauche » à laquelle Bolstanki et Chiapello font référence. C’est la raison pour laquelle il refuse de
s’en tenir à des positions « réformistes » qu’il juge incohérentes ou « d’une secrète mauvaise
foi »420. Il donc clair que la pensée de l’autonomie comme autogestion ou gestion ouvrière, telle que
Castoriadis l’a précisée, ne peut être comprise comme étant à la base des thèses structurant « le
nouvel esprit du capitalisme ». On a du mal du reste à comprendre comment quelqu’un qui affirme
sans ambages que « l’existence d’une hiérarchie est radicalement incompatible avec
l’autogestion »421 peut être perçu comme un représentant de la seule critique artiste — d’autant que
l’abolition de la hiérarchie dans l’organisation de la production conduit de facto celle des salaires et
des revenus422.
C’est donc en fin de compte la catégorisation de Boltanski et Chiapello qui se trouve en cause,
incapable qu’elle est de rendre compte de la position de Castoriadis pour qui ce qu’ils nomment la
critique artiste et la critique sociale ne sont pas dissociables. C’est bien la raison pour laquelle
aujourd’hui encore cette position n’a rien perdu de sa charge critique. Non seulement l’opposition
entre dirigeants et dirigés ne s’est pas estompée, mais la hiérarchie dans l’entreprise ayant pris des
formes plus sournoises a des effets d’autant plus délétères. Qu’il suffise de ici de rapporter ce qu’en
dit Jean-Pierre Durand423. Rappelant que les nouvelles modalités de l’organisation de la production
reposent sur « le principe du travail en groupe autour d’un animateur ou d’un moniteur qui se
substitue à l’équipe fordienne avec son chef », précisant que cet animateur « n’a pas de pouvoir
hiérarchique sur son groupe », et reconnaissant que « d’une certaine façon, le groupe peut
apparaître comme autonome », il souligne toutefois qu’il « l’est dans les latitudes laissées par des
outils socio-techniques de gestion de la qualité, du kaïsen (amélioration continue), de la TPM
(maintenance préventive), etc. ». On comprend que « tous ces outils construisent de nouvelles
procédures qui enserrent les salariés dans un espace créatif à l’amplitude toujours plus étroite,
limitant considérablement leur autonomie réelle ». Or, comme « dans le groupe de travail, la main
d’œuvre étant au minimum par rapport aux tâches à accomplir, les salariés vivent sous une certaine
pression de l’appareil productif auquel il faut répondre immédiatement pour ne pas arrêter le flux »,
Jean-Pierre Durand note que « ce n’est pas de harcèlement moral dont il faut parler ici (…), mais
420
. CS, 346.
421
. CS, 302. Thèse plusieurs fois énoncée, notamment dans le texte déjà cité: « l’idée qu’une autogestion effective et véritable de l’entreprise par la
collectivité des producteurs pourrait coexister avec la structure actuelle du pouvoir et du commandement est une contradiction dans les termes » (EMO 2,
430).
422
. Castoriadis trouve « caractéristique que, dans toutes les discussions sur l’autogestion, un aspect fondamental de l’organisation actuelle n’est jamais
évoqué : celui de la hiérarchie, aussi bien comme hiérarchie du pouvoir et du commandement, que comme hiérarchie des salaires et des revenus » (EMO 2,
430).
423
. J.P. Durand est sociologue ; il s’intéresse depuis une dizaine d’années à l’émergence du modèle post-fordien et aux régulations qui l’accompagnent.
- 105 -
d’entretien calculé du stress pour faire vivre le groupe au coût le plus bas »424.
Dans l’article sur la hiérarchie des salaires et des revenus, Castoriadis notait à propos de
l’autogestion que la société contemporaine « fait preuve d’une virtuosité sans pareille dans l’art de
la récupération ou du détournement des idées »425. On ne saurait mieux dire… Il faut alors
reconnaître que son approche du capitalisme reste valide : il s’agit bien d’un système tendant à
réifier les hommes alors même qu’il se doit de faire appel à leur créativité pour
éviter de
s’effondrer. C’est là une contradiction fondamentale, mais qui peut bien se prolonger. Certes, une
telle contradiction génère des souffrances chez les individus 426, occasionne des gaspillages que la
« rationalité » économique devrait réprouver, tout comme elle contribue à accroître les inégalités,
etc., mais cela n’a jamais empêché la société de perdurer. Que la contradiction du système
n’entraîne pas nécessairement sa chute se trouve confirmé par les récentes politiques visant à
appliquer modèle d’organisation de l’entreprise à des domaines comme l’école ou les hôpitaux,
c’est-à-dire à des activités qui comme la pédagogie ou la médecine relèvent de la praxis telle que
Castoriadis l’a définie. Voilà que certains dirigeants politiques entendent organiser ces pratiques
(ou ces arts) visant l’autonomie des individus selon un critère de rentabilité — rien d’étonnant à ce
que l’on ait parlé de « barbarie douce » à ce propos427.
Ainsi, non seulement la contradiction du système capitalisme n’implique pas nécessairement son
effondrement, mais elle s’étend ; de sorte que la critique adressée par Lucien Sebag à Castoriadis
ne peut même plus être formulée : ce ne sont pas seulement les ouvriers dans les ateliers de
production qui la ressentent, mais l’ensemble des individus.
Mais, au-delà de toute indignation morale, il faut reconnaître que si la contradiction du
capitalisme ne porte pas en elle la fin programmée du système, il ne saurait être question de
continuer à donner à l’économie la place centrale que lui attribuent Marx et le marxisme. La prise
de distance de Castoriadis vis-à-vis de la pensée de l’auteur du Capital s’affirme ainsi clairement ;
et toujours pour la même raison : elle ne rend pas compte de l’évolution réelle de la société.
424
. Les outils contemporains de l’aliénation au travail, in Actuel Marx, Paris PUF, n° 39, premier semestre 2006, pp. 114-115.
425
. EMO 2, 428.
426
. Signalons l’article de C. Dejours, Aliénation et clinique du travail, paru dans Actuel Marx n° 39, op. cit., 122-144. Outre les ouvrages qu’il donne en
bibliographie, rappelons son livre Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale. (Paris, Le Seuil, coll. Points, 2006), où il tâche de
comprendre comment un système produisant « souffrance, injustice et inégalités » peut « faire admettre ces dernières pour bonnes et justes ». D'où
l’interrogation centrale : « Pourquoi les uns consentent-ils à subir la souffrance, cependant que d'autres consentent à infliger cette souffrance aux premiers ? »
427
. J.P. Le Goff, La barbarie douce, Paris, La découverte, 2003.
- 106 -
CHAPITRE 3
L’ABANDON DU MARXISME
La pensée du socialisme comme autonomie, c’est-à-dire comme gestion ouvrière ou autogestion
en un sens non dévoyé, a permis de pointer la contradiction profonde du capitalisme qui relève de
la tendance de ce système à réifier les hommes tout en ayant nécessairement recours à leur capacité
créatrice. En assurant que l’idée de gestion ouvrière n’est rien d’autre que l’expression clarifiée du
socialisme tel qu’il a été historiquement pensé, Castoriadis s’inscrit lui-même dans la tradition
marxiste, mais son approche du capitalisme semble, elle, plus originale dans la mesure où elle se
démarque des analyses à prétention objective assurant qu’à long terme un tel système ne peut que
s’effondrer. « Ce qui fondait cette perspective dans l’esprit des marxistes, c’était d’un côté, “les
contradictions objectives de l’économie capitaliste” ; d’un autre côté, l’incapacité radicale du
système à satisfaire les revendications économiques des ouvriers », rappelle ainsi Castoriadis428.
Mais refusant, comme nous savons, de dissocier catégoriquement la pensée de Marx des positions
qu’elle a inspirées il va chercher ce qui chez l’auteur du Capital a pu légitimer la perception du
capitalisme comme système voué à l’effondrement.
Le problème est en effet que cette perception semble bien contredite par les faits. Au sortir de la
seconde guerre mondiale, l’Europe entrait en effet dans une période de croissance jamais connue
s’étalant sur trois décennies que Jean Fourastié allait nommer, avec le bonheur que l’on sait, les
trente glorieuses429 ; ce qui attestait bien de la vitalité du capitalisme qui, loin d’entraîner la ruine
des travailleurs, se révélait capable de permettre une élévation substantielle de leur niveau de vie.
Et comment le comprendre sans prendre en considération ni les luttes ouvrières, ni les réactions des
capitalistes aux crises du système ? Fidèle à l’idée qu’une théorisation du social se juge à l’épreuve
de l’histoire effective, Castoriadis se trouvait ainsi conduit, à la fin des années 50, à revenir sur les
analyses économiques de Marx. S’il pouvait faire appel à ces dernières pour manifester que la
bureaucratie était bien une classe exploiteuse, rendant ainsi compte de la situation effective du
stalinisme qui, ayant survécu à l’épreuve de l’a guerre, étendait sa domination, le développement
du capitalisme dans l’après-guerre contrevenait aux thèses annonçant l’inéluctabilité de son déclin.
L’approche nouvelle du capitalisme avancée par Castoriadis se démarque du reste clairement des
analyses à prétention objective assurant que la clef de compréhension du social se trouve au niveau
de l’infrastructure économique sur laquelle les hommes n’auraient aucune emprise. Or c’est bien là
que la théorie de Marx pose problème : dans sa tendance à se vouloir scientifique et à se penser en
428. CMR 2, 71.
429. Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979. (Hachette Pluriel, 2004).
- 107 -
mesure de saisir le devenir social. Autrement dit, derrière l’approche économique, c’est la
philosophie de l’histoire à laquelle elle se rattache qui est en cause. Castoriadis assure qu’elle
trouve son modèle chez Hegel dont Marx ne s’est jamais vraiment départi. Or malgré ses
prétentions affirmées, celle-ci ne parvient pas à saisir la réalité effective qui se manifeste par
l’émergence de la nouveauté radicale, imputable à l’action des hommes. D’où la nécessité d’une
nouvelle approche du sens même de l’histoire qui fasse droit à la capacité créatrice des individus.
Celle-ci acceptée, c’est un regard neuf sur notre monde que nous serons à même de porter.
I. Mise en cause de la pensée économique de Marx
Les crises du capitalisme sont trop connues pour qu’il soit utile de s’y attarder. Il importe sans
doute davantage d’insister sur sa capacité de réaction lui ayant permis de perdurer malgré deux
guerres mondiales. Cela manifeste en effet que la contradiction du capitalisme n’est pas à
proprement parler mortifère et oblige à revoir les analyses économiques de Marx. Soulignons donc
la constance de la démarche intellectuelle de Castoriadis : c’est encore une attention portée à la
réalité effective qui le pousse à reprendre la théorie.
Mais il ne suffit pas de dénoncer les fausses prévisions, encore faut-il comprendre pourquoi elles
ont failli. À en croire Castoriadis c’est dans une même fascination pour le modèle scientifique, dans
la même assurance que l’économie est une science au même titre que les sciences de la nature qu’il
faut chercher les raisons des anticipations ici en cause. Une telle approche de l’économie pousse en
effet à négliger l’action des individus, notamment leurs luttes politiques. Autant dire que ni le
marxisme, ni Marx lui-même n’auront totalement échappé à l’emprise de l’idéologie positiviste ; ce
que leur vision de l’histoire confirme.
1) La théorie de Marx jugée par l’histoire
Un penseur du social des années d’après-guerre ne peut que constater l’échec des prévisions
faites par bien des marxistes sur la base de leur approche de l’économie. D’un côté, comme nous
avons vu au cours du premier chapitre de ce travail, le stalinisme ne s’était pas effondré, mais
voyait au contraire grandir son influence ; de l’autre, le capitalisme manifestait ses capacités à
réagir après les crises de l’entre-deux-guerres pour s’affirmer comme système à prétention
hégémonique. Bref, la guerre froide semblait bien permettre la consolidation des deux blocs que
Castoriadis refusait pourtant d’opposer catégoriquement, voyant en eux deux systèmes d’essence
- 108 -
bureaucratique430.
Cette lecture de la bureaucratie qui, nous le savons, met l’accent sur les rapports sociaux, ne peut
que prendre ses distances vis-à-vis d’une approche trop rationaliste du social. Si Marx a insisté sur
la lutte des classes, il a aussi développé une analyse économique dont Castoriadis assure qu’elle est
« la pointe où doit se concentrer toute la substance de la théorie, où la théorie montre enfin qu’elle
est capable (…) de faire coïncider sa propre dialectique avec la dialectique du réel historique » 431.
Aussi convient-il de considérer « ce qu’il est advenu du contenu le plus concret de la théorie
marxiste, à savoir de l’analyse économique du capitalisme ». Que pensait Marx ? et que prévoyaitil ? « On sait, précise Castoriadis, que pour Marx, l’économie capitaliste est sujette à des
contradictions insurmontables qui se manifestent aussi
bien par les crises périodiques de
surproduction que par des tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus le système
». Rappelons que, selon Marx, les trois facteurs que représentent le développement du taux
d’exploitation (c’est-à-dire l’accroissement de la misère) d’une part, l’évolution de la composition
organique du capital entraînant la permanence du chômage d’autre part, et la baisse du taux de
profit enfin, minaient littéralement le système. Castoriadis souligne que « ce qui s’exprime par là
en dernière analyse, c’est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx : l’incompatibilité
entre le développement des forces productives et les “rapports de production” ou “formes de
propriété” capitalistes ».
Or, Castoriadis note que « l’expérience des vingt dernières années fait penser que les crises
périodiques de surproduction n’ont rien d’inévitable sous le capitalisme moderne », et que
« l’expérience des dernières cent années ne montre, dans les pays capitalistes développés, ni
paupérisation (absolue ou relative) du prolétariat, ni augmentation séculaire du chômage, ni baisse
du taux de profit, encore moins un ralentissement du développement des forces productives ». Ce
qui pour le moins oblige à émettre l’hypothèse d’un échec de la pensée économique de Marx. Si les
faits en eux-mêmes ne démontrent rien, ils obligent néanmoins à se demander si la contradiction
constatée entre la théorie et la réalité « est simplement apparente ou passagère, si une modification
convenable de la théorie ne permettrait pas de rendre compte des faits sans en abandonner
l’essentiel, ou si c’est la substance même de la théorie qui est en cause ». La réponse de Castoriadis
est claire, qui affirme que « la théorie économique de Marx n’est tenable ni dans ses prémisses, ni
dans sa méthode, ni dans sa structure ».
Avant de tâcher de voir ce qu’il faut penser d’un jugement si tranché, il convient de revenir sur
430. Comme nous savons, il parle dans les deux cas de capitalisme bureaucratique ; « capitalisme bureaucratique fragmenté » à l’Ouest, et de
« capitalisme bureaucratique total » à l’Est. (CS, 371).
431 . IIS, 21. Les citations qui suivent et ne font pas l’objet d’un appel de note sont toutes issues des pages 21 à 27 de L’institution imaginaire de la
société.
- 109 -
ces faits dont Castoriadis assure qu’ils font éclater la théorie économique de Marx. Car les
éléments que nous devons rappeler datent de la fin des années 50, et la question se pose de savoir
s’ils sont encore probants. Outre qu’il ne les a jamais reniées, deux réponses peuvent être avancées
pour justifier l’intérêt des thèses de Castoriadis. D’une part, nous l’avons vu, les développements
récents du capitalisme n’invalident pas l’analyse qui voit en lui un système contradictoirement basé
sur une séparation structurelle entre dirigeants et dirigés. D’autre part, il y va ici comme pour
l’analyse du stalinisme : ne pas reconnaître que la réalité sociale des années 50 et 60 oblige à
reprendre les thèses de Marx en matière d’économie, revient à nier son effectivité — fut-elle
passée432.
Ces précisions faites, quels sont les éléments ayant permis à Castoriadis de manifester les limites
de l’approche marxiste ? On peut les regrouper en quatre points, qui sont autant de constats 433. La
stabilité économique d’abord. Les années 50 et 60 se caractérisent par le contrôle de l’activité
économique qui limite les fluctuations de la production et de la demande afin de prévenir les crises
ou les dépressions comme celle de 1929. Castoriadis y voit « le résultat aussi bien des
modifications dans l’économie elle-même, que des nouveaux rapports entre l’État et l’économie ».
Il faut en effet noter la relative stabilité de la demande sociale — qui se comprend en raison de
l’augmentation du nombre de salariés, de celle du niveau de vie ainsi que de l’existence
d’allocations de chômage — qui contribue à la stabilité de la production des biens demandés. Mais
il faut également noter qu’il y a « une intervention consciente continue de l’État en vue de
maintenir l’expansion économique », et que ces éléments permettent une situation de quasi pleinemploi. C’est le deuxième constat que l’on peut faire : « l’importance relative du chômage a
énormément diminué », assure Castoriadis précisant qu’il ne parle pas de « son importance
humaine ». Du coup, les luttes sociales enregistrent de réels succès en ce qui concerne les
améliorations des conditions de travail, mais aussi pour ce qui est du salaire dont l’augmentation en
termes réels « a été, non seulement plus rapide que dans les périodes précédentes, mais infiniment
plus régulière ». Le troisième constat concerne donc la progression du niveau de vie : « à long
terme, et abstraction faite des fluctuations conjoncturelles et des situations locales ou
professionnelles, cette progression tend à être parallèle à celle de la progression globale ». Cela se
traduit par une augmentation de la consommation qu’il faut comprendre comme un phénomène
durable, puisque soutenu et encouragé par « une énorme activité de commercialisation dirigée vers
432. Dès lors, même si l’évolution du capitalisme à partir des années 80 pourrait sembler s’accorder avec les thèses marxistes, elle devra être comprise à
partir d’une autre grille de lecture. Cette évolution ne procède-t-elle pas de politiques concertées se traduisant notamment par un désengagement de l’État de
la sphère économique ? C’est dire que d’autres décisions auraient dessiné une autre évolution.
433. Le passage qui suit reprend les analyses du Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (CMR 2, pp. 47-202). Les citations ne faisant
l’objet d’aucun appel de note sont extraites du premier chapitre de ce texte (Id., pp. 59-69).
- 110 -
la création de besoins et la manipulation psychologique des consommateurs »434 ; on assiste bien à
un changement du mode de vie ouvrier. D’où le quatrième et dernier constat, concernant le
domaine syndical et politique. « L’organisation des syndicats est profondément modifiée » assure
Castoriadis, qui signifie par là qu’ils ne sont plus révolutionnaires 435 ; ce qui explique sans doute
pourquoi les capitalistes ont fini par les accepter « comme un mal nécessaire ». Mais le monde
syndical n’est pas seul à être affecté : il n’y a plus aucune organisation politique qui soit contrôlée
par la classe ouvrière. Ainsi le prolétariat apparaît « en première approximation comme ayant cessé
d’être une classe pour soi » et comme étant redevenu « classe en soi » ; classe qui ne pose plus
« consciemment, explicitement et collectivement » le problème de son devenir dans la société,
sinon sur le plan « économique », soit en ce qui concerne les conditions de travail et le salaire. Ce
qui n’affecte toutefois pas la seule catégorie des ouvriers : il faut le reconnaître, « une infime
proportion des citoyens s’intéresse à la chose publique ». Du même coup, la vie politique devient
de plus en plus une affaire de « spécialistes »436 de laquelle la population se désintéresse se bornant
à « participer aux jeux électoraux » « de façon cynique et désabusée ». On peut ainsi parler de crise
de la société capitaliste car il ne s’agit nullement « d’un phénomène conjoncturel ou temporaire »,
« mais bien d’un phénomène profond, caractéristique de la société moderne », qui est à comprendre
comme destruction de la socialisation en tant que socialisation politique, et que Castoriadis nomme
la privatisation des individus437.
On aurait pu ajouter un dernier constat : le refus des marxistes de reconnaître ces faits que nous
venons de rappeler. Si certains d’entre eux ont perçu l’évolution de la société, ils n’ont jamais pu
admettre l’existence d’un mouvement profond et durable de dépolitisation. De manière générale, on
peut donc dire que le marxisme traditionnel, c’est-à-dire « la théorie et l’idéologie du mouvement
marxiste effectif dans sa réalité historique »438, ne pouvait prendre en compte les changements des
années d’après-guerre parce que cela contrevenait à sa vision de la révolution 439. Celle-ci se
fondait en effet, d’une part, sur les contradictions « objectives » du capitalisme, et, d’autre part, sur
l’incapacité du système à satisfaire les revendications d’ordre économique des ouvriers.
434. C’est là un thème fortement développé par Marcuse. « Il y a pour soutenir ce combat contre la libération une arme efficace et durable, c’est la
fixation des besoins matériels et intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour l’existence (…). De tels besoins ont une fonction et un
contenu social qui sont déterminés par des forces extérieures sur lesquelles l’individu n’a pas de contrôle ; leur développement et leur satisfaction sont
hétéronomes. Que ces besoins, renouvelés et fortifiés par les conditions d’existence, soient devenus ceux de l’individu, qu’il s’identifie à eux, qu’il se
cherche dans leur satisfaction, cela ne change rien » (L’homme unidimensionnel, trad. Marcuse et M. Wittig, Paris, Minuit, 1968, pp. 30-31)
435. « L’idée que les syndicats pourraient avoir un rapport quelconque avec une transformation du système social (…) est aux yeux des ouvriers et d’après
leurs actes une idée de martien » (CMR 2, 67).
436. Ce pourquoi Bourdieu parlera d’autonomisation du champ politique. Voir : Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000.
437. « La privatisation est le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes » (CMR 2, 69).
438. CMR 2, 194 (note 13).
439. « Si l’on pense en termes de marxisme traditionnel, il faudrait conclure en toute rigueur que les transformations du capitalisme (…) suppriment la
perspective révolutionnaire » (CMR 2, 71).
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À vrai dire, précise Castoriadis, « il n’y a pas, dans le marxisme traditionnel, une réponse
théorique systématique à la question : qu’est-ce qui doit conduire le prolétariat à une activité
politique visant à transformer la société ? » ; mais « la pratique du mouvement depuis un siècle, et
ce que l’on peut appeler son esprit indiquent clairement le sens de la réponse qu’il lui donnait
implicitement »440. Il faut bien reconnaître que, pour l’essentiel, les analyses marxistes portaient sur
la condition économique du travailleur et son exploitation en tant que force de travail. Ce faisant
elles restaient fidèles à l’orientation des thèses développées par Marx lui-même, dont les points
centraux quant à notre problème ici se ramènent à cinq. La théorie économique de Marx manifeste
que : a) le trait essentiel de la société capitaliste est l’asservissement du travail salarié, au capital ;
b) s’exprime ainsi, d’un point de vue économique, l’exploitation de ce travail puisque les
capitalistes s’approprient une part de la plus-value ; c) les capitalistes visent à accumuler, c’est-àdire à augmenter le capital en transformant une part de la plus-value en nouveaux moyens de
production ; d) combiné au progrès technique, cela entraîne un développement incessant de la
productivité ; e) le capitalisme conduit de la sorte à la destruction des modes précapitalistes de
production ainsi qu’à la concentration du capital et à la prolétarisation croissante de la société 441.
Tout en reconnaissant que « cette définition des grands traits de l’économie capitaliste constitue
un des apports impérissables de Marx à la connaissance de la réalité sociale moderne », nous avons
vu que Castoriadis rejette catégoriquement sa théorie économique. Mais n’est-ce pas là avancer
deux affirmations contradictoires ?442 Il convient, avant de dénoncer l’inconséquence de la critique,
de revenir sur les problèmes que posent le fonctionnement et l’évolution du système qui vient d’être
rapidement décrit.
L’analyse économique du capitalisme tel que saisi par la pensée de Marx, conduit tout d’abord à
se demander ce qui détermine le niveau d’exploitation du travail salarié par le capital. Il faut
également comprendre comment l’équilibre économique, c’est-à-dire l’égalité de l’offre globale et
de la demande globale, peut se réaliser dans un système où le développement technique bouleverse
sans cesse tous les rapports. Et last but not least, il faut tâcher de saisir les tendances du capitalisme
à long terme ; autrement dit, comprendre comment « le fonctionnement du système en modifie la
structure »443. Or si l’on doit reconnaître que ces questions, non seulement Marx a été le premier à
les poser, mais qu’il « a essayé d’y répondre de façon systématique et cohérente », Castoriadis
440. CMR 2, 71.
441. Compte tenu de l’évolution de la composition organique du capital qui veut que le travail mort devienne de plus en plus important relativement au
capital vivant, il semble que la surpopulation ouvrière ne peut qu’augmenter en même temps que la richesse.
442.
Castoriadis assure tout à la fois que la description que Marx fait du capitalisme — « qui n’existait réellement que dans quelques villes
d’Europe occidentale » — « a été confirmée de manière éclatante par l’évolution d’un siècle sur les cinq continents » (CMR 2, 76), et que « la théorie
économique de Marx n’est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure » (IIS, 23).
443. CMR 2, 76.
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assure que l’on doit également admettre, qu’en dépit de « la richesse et l’importance du travail
monumental qu’il leur a consacré », « les réponses qu’il a fournies sont erronées sur le plan
théorique et en contradiction profonde avec ce qui est (…) l’esprit profond de sa propre conception
révolutionnaire »444. Nous verrons plus loin comment Castoriadis joue Marx contre lui-même si
l’on peut dire ; tâchons ici de comprendre pourquoi il parle de réponses « erronées sur le plan
théorique ».
2) Les raisons de l’échec de la pensée économique de Marx
Ce qui a été vu précédemment permet de saisir l’angle d’attaque de la critique de Castoriadis.
Nous le savons, ce dernier assure avoir été conduit à revoir les analyses économiques de Marx en
raison de l’évolution de la société : contrairement aux prévisions qu’elles autorisaient, non
seulement le capitalisme ne s’était pas effondré, mais il avait permis une élévation substantielle du
niveau de vie des travailleurs. Et comment le comprendre si l’on ne prend en considération ni les
luttes ouvrières, ni les réactions des capitalistes aux crises du système ? On l’aura perçu,
Castoriadis assure que le problème de la théorie économique de Marx vient de ce qu’elle refuse de
tenir compte de l’action des individus445. « Cela dérive de sa prémisse fondamentale, explique-t-il :
que dans l’économie capitaliste les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont effectivement
transformés en choses, réifiés ; qu’ils y sont soumis à l’action de lois économiques qui ne diffèrent
en rien des lois naturelles sauf en ce qu’elles utilisent les actions “conscientes” des hommes comme
l’instrument inconscient de leur réalisation »446. Castoriadis lit donc la position de Marx à partir de
son approche de la thèse hégélienne de la ruse de la raison. Nous reviendrons sur ce point ; tâchons
pour le moment de saisir sur quoi repose exactement sa critique.
On sait que Marx pensait avoir objectivement établi que le capitalisme se trouvait miné par des
crises cycliques de surproduction, lesquelles ne pouvaient aller qu’en s’aggravant 447. Il ne faisait là
que dégager les conséquences des grandes lois qui lui paraissaient régir ce système :
l’augmentation du taux d’exploitation, l’élévation de la composition organique du capital et enfin
444. CMR 2, 76.
445. « La théorie comme telle “ignore” l’action des classes sociales. Elle “ignore” l’effet des luttes ouvrières sur la répartition du produit social (…). Elle
“ignore” l’effet de l’organisation graduelle de la classe capitaliste, en vue de dominer les tendances “spontanées” de l’économie » (IIS, 23).
446. IIS, 23.
447. « Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de
l’industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est… la crise générale » (Le Capital, 559).
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la baisse du taux de profit448 ; lois que l’histoire effective du capitalisme oblige à reconsidérer. Il ne
sera toutefois pas nécessaire ici de les envisager toutes dans leur détail dans la mesure où, comme
Castoriadis le souligne à de nombreuses reprises, « la pierre angulaire de tous les problèmes est la
détermination du taux d’exploitation »449. C’est que « pour Marx, ce taux dépend exclusivement de
facteurs économiques objectifs, qui font qu’il ne peut aller qu’en augmentant »450. Est
spécifiquement en cause ici la manière dont Marx envisage la question du salaire puisqu’il semble
bien présupposer que les ouvriers sont réellement ce que le capitalisme tend à en faire : de simples
moyens de production.
Rappelons en effet qu’ayant perçu que la spécificité de la production de marchandises en régime
capitaliste tient au fait qu’elle ne vise pas l’usage mais l’accroissement du capital, Marx va
chercher à mettre au jour le mécanisme par lequel se crée la plus-value. Comment le capital peut-il
s’accroître ? L’étude de l’échange en lui-même ne suffit pas à le comprendre. Certes, s’il y a
augmentation du capital, il y a achat et vente, mais, à moins d’usurpation, dans les deux cas, les
marchandises sont échangées à leur valeur. L’accroissement de la valeur ne peut donc s’opérer que
dans le temps qui sépare l’achat et la vente, et c’est par le biais des marchandises acquises que la
valeur se crée. L’analyse critique qu’il fait de l’économie politique classique conduit Marx à
estimer que la seule marchandise dont l’usage crée de la valeur est la force de travail451. Plus
précisément, et dans la mesure où la plus-value « se présente d’abord comme excédent de la valeur
du produit sur la valeur de ses éléments »452, on comprend que la force de travail achetée à un prix
448. On le comprend aisément : « la production ne peut pas croître indéfiniment cependant que la demande d’objet de consommation stagne par suite de
l’augmentation du taux de profit » ; de même « l’accumulation ne peut pas continuer sans se ralentir si sa source, la masse des profits, baisse relativement à la
masse du capital » ; enfin, le système « ne peut continuer à prolétariser la société et à condamner une masse croissante de prolétaires au chômage, comme le
veut la loi de l’élévation de la composition organique et la croissance de l’armée industrielle de réserve qui en résulte » (Castoriadis, CMR 2, 95).
449. CMR 2, 77. Cette thèse, qui figure à trois reprise dans le même texte, est avancée dans de nombreux écrits de Castoriadis.
450. CMR 2, 77. Nous soulignons.
451. Comme le note Engels dans l’introduction à l’édition de 1891 de Travail salarié et Capital, « il ressort de la théorie économique classique que la
valeur d’une marchandise est déterminée par le travail incorporé en elle, nécessaire à sa production ; et cette explication lui suffit. Nous pouvons également
nous en tenir là provisoirement. Mais pour éviter des malentendus, je dois rappeler que cette explication est devenue de nos jours tout à fait insuffisante.
C’est Marx qui, le premier, a étudié de façon approfondie cette propriété du travail de créer de la valeur, et il a trouvé que tout travail apparemment ou
réellement nécessaire à la production d’une marchandise n’ajoute pas en toutes circonstances à cette marchandise une quantité de valeur correspondant à la
quantité de travail fournie » (Marx, Travail salarié et Capital ; Salaire, prix et profit, trad. P. Duharcourt revue par M. Fagard, Paris, Éditions sociales, 1985,
p. 184). Engels juge que la théorie classique de la valeur-travail n’est pas acceptable, parce qu’elle postule que le travail donne naturellement de la valeur aux
produits sans voir que la forme valeur renvoie à des rapports sociaux de production déterminés. P. Salama et T. Hai Hac font justement remarquer que si
Ricardo est « incapable de dégager le double caractère du travail représenté dans la marchandise », c’est qu’il « considère la marchandise comme un donné
naturel ». Ainsi comprise, « la valeur-travail devient une catégorie fétichisée, au sens où, selon Marx, on prend pour un caractère naturel des choses ce qui
n’est que l’expression de rapports sociaux déterminés » (Introduction à l’économie de Marx, Paris, La Découverte, 1992, pp. 21-22). Ce n’est donc pas
innocemment que nous parlons de la marchandise force de travail.
452. Marx, Le Capital, 764. Marx rappelle que « le capital C se décompose en deux parties : une somme d’argent c (capital constant) qui est dépensée
pour les moyens de production, et une autre somme d’argent v (capital variable) qui est dépensée ne force de travail » (764-65) ; et, comme il précise que « la
valeur du capital constant ne fait que réapparaître dans le produit » (766), on peut comprendre que celle-ci dérive du seul capital variable.
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donné permet de créer des marchandises (ou valeurs d’usage) qui seront échangées à un prix
supérieur à ce qu’elles ont coûté. C’est en cela que réside l’exploitation économique des ouvriers :
ils vendent leur force de travail qui produit une valeur dont ils ne jouissent pas puisque cette plusvalue revient au capitaliste453. Ainsi Marx fait-il remarquer que le taux de plus-value est
« l’expression exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur
par le capitaliste »454. Ce taux représente le rapport de la plus-value à l’investissement fait en
termes de force de travail : « la plus-value est au capital variable ce qu’est le surtravail au travail
nécessaire ou le taux de la plus-value p/v = (surtravail) / (travail nécessaire) »455.
La suite du texte montre clairement, qu’exprimé en termes monétaires, ce rapport est équivalent
au rapport de l’ensemble des profits à l’ensemble des salaires. Les salaires sont en effet le prix de la
force de travail — laquelle est bien comprise ici comme marchandise456. Comme le souligne
Castoriadis, « ce prix de la force de travail est présenté, dans les écrits de Marx, comme
prédéterminé et oscillant autour de la valeur de la force de travail »457. Que représente donc cette
valeur de la force de travail ? Répondant à cette question, Marx note que « comme celle de toute
autre marchandise, sa valeur est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la produire » ;
de sorte que l’on peut dire que « la valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des
moyens de subsistance nécessaires pour produire, développer, entretenir, et perpétuer la force de
travail »458. Faisant justement remarquer que c’est là « l’équivalent en marchandises du niveau de
vie de la classe ouvrière », Castoriadis demande alors ce qui détermine ce niveau de vie 459. Il faut
reconnaître qu’ici Marx devient quelque peu hésitant. D’un côté, il assure que le niveau de vie de la
classe ouvrière relève de facteurs « historiques », « moraux » et « sociaux », laissant entendre que
453. « Telle est la constitution économique de toute notre société actuelle : c’est la classe laborieuse seule qui produit toutes les valeurs (…). Mais ces
valeurs produites par les ouvriers n’appartiennent pas aux ouvriers. Elles appartiennent aux possesseurs des matières premières, des machines et instruments
et des avances d’argent qui leur permettent d’acheter la force de travail de la classe ouvrière » (Engels, Introduction à l’édition de 1891 de Travail salarié et
Capital, op. cit., p. 190).
454. Le Capital, 771.
455. Le Capital, 770-71.
456. « Le salaire est (…) le prix d’une marchandise déterminée : le travail. Aussi le prix obéit-il aux mêmes lois que celles qui déterminent le prix de
toute marchandise » (Marx, Travail, salaire et Capital, op. cit. p. 206).
457. CMR 2, 78. Dans Salaire, prix et plus-value, Marx met en garde : « vous vous tromperiez complètement en vous figurant que la valeur du travail, ou
de toute autre marchandise, est fixée, en dernière analyse, par l’offre et la demande. L’offre et la demande ne règlent rien, si ce n’est les fluctuations
temporaires des prix de marché. Elles vous expliqueront pourquoi le prix courant d’une marchandise s’élève au-dessus ou descend au-dessous de sa valeur,
mais elles ne peuvent jamais rendre compte de cette valeur elle-même (…). Au moment où l’offre et la demande s’équilibrent, et donc cessent d’agir, le prix
courant d’une marchandise coïncide avec sa valeur réelle, avec le prix normal au cours duquel son prix de marché oscille. Quand nous nous interrogeons sur
la nature de cette valeur, nous n’avons, par conséquent, rien à faire des effets temporaires de l’offre et de la demande sur les prix courants. Cela est vrai pour
les salaires, comme pour les prix de toutes les autres marchandises » (Œuvres,tome 1, p. 496).
458. Salaire, prix et plus-value, 510-11.
459. CMR 2, 79.
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l’on ne saurait en donner une détermination objective 460 ; de l’autre, il semble clair que « pour Marx
la valeur de la force travail (et par conséquent le salaire) ne peut qu’osciller autour de limites
étroites »461. D’un côté donc, le travail ne semble pas pouvoir être assimilé à une marchandise ; de
l’autre, nous l’avons vu, Marx affirme que « dans le système actuel, le travail est une marchandise
comme les autres », ce qui explique qu’il passe « par les mêmes fluctuations, atteignant ainsi un
prix moyen qui correspond à sa valeur »462. Mais l’ambivalence se trouve résolue du fait que la
dernière thèse s’impose dans le raisonnement de Marx. Dira-t-on en effet que les ouvriers luttent
contre le mouvement tendant à ramener le prix de la force de travail à sa valeur ? L’auteur du
Capital fait remarquer que « ces luttes (…) sont inséparables du salariat, où le travail est assimilé
aux marchandises, et par conséquent assujetti aux lois qui règlent le mouvement général des
prix »463. Aussi les ouvriers ne doivent-ils pas se faire d’illusions : ils ne peuvent interdire ce
mouvement auquel ils entendent s’opposer ; « ils combattent les effets non les causes ; ils retardent
la descente, ils n’en changent point la direction ; ils appliquent des palliatifs, mais ne guérissent pas
la maladie »464. Autant dire qu’ils ne peuvent inverser la logique de l’exploitation qu’ils subissent et
qui ne cesse de s’aggraver.
Reprenant le raisonnement de Marx, Castoriadis note alors que, dans la mesure où en régime
capitaliste la productivité du travail s’accroît sans cesse, « la valeur unitaire (en termes de travail,
évidemment, comme dans tous ces raisonnements) des marchandises diminue continuellement avec
le temps. Donc, diminue aussi la valeur unitaire des marchandises qui composent le “panier de
consommation” d’un ouvrier ou d’une famille ouvrière ». Et, comme « ce panier de consommation,
en termes physiques, Marx le tient pour constant le long du temps », « sa valeur — produit d’une
quantité constante de marchandises par des valeurs unitaires en baisse — ne peut que diminuer au
fil du temps ». « Le raisonnement est ici correct poursuit-il, mais il tient ou s’effondre avec
l’hypothèse que le niveau de vie réel de la classe ouvrière reste constant le long du temps »465. Or,
nous l’avons vu, la progression de ce niveau de vie a été si forte depuis le milieu du XIX e, que dès
460. « La valeur de la force de travail est formée de deux éléments, l’un est purement physique, l’autre historique et social », peut-on lire dans Salaire,
prix et plus-value (p. 528). Dans Le Capital, Marx affirme que « le nombre même des besoins dits naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un
produit historique et dépend ainsi du degré de civilisation atteint (…). La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et
historique » (720). Signalons que Castoriadis cite ces deux textes.
461. CMR 2, 80.
462. Salaire, prix et plus value, 526.
463. Salaire, prix et plus-value, 527. Quelques lignes plus avant, Marx notait du reste qu’ « il serait absurde de le traiter aujourd’hui comme une
marchandise, et de l’affranchir demain des lois qui règlent le prix des marchandises ».
464. Id., 532. Selon Marx, la seule issue pour eux passe par la sortie du capitalisme : « Sur leur bannière, il leur faut effacer cette devise conservatrice :
“Un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, et écrire le mot d’ordre révolutionnaire : “Abolition du salariat !” » (Ibid., 533). L’exploitation
s’aggravant, ils ne manqueront du reste pas d’acquérir cette conscience révolutionnaire.
465. Castoriadis, CMR 2, 206.
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la fin des années 50 on pouvait parler de changement de mode de vie des ouvriers 466. Une fois
invalidée l’hypothèse la sous-tendant, l’analyse se trouve, elle aussi, récusée. Les raisons en sont
claires : on ne peut concevoir la force de travail comme une marchandise au même titre qu’une
autre467.
La théorie économique de Marx pèche ainsi pour avoir supposé que la tendance réelle du
capitalisme à la réification des ouvriers était devenue effective468. Nous savons pourtant que la
contradiction de ce système économique vient de ce qu’il ne peut fonctionner que pour autant que
les ouvriers ne sont pas réduits à de simples instruments, à n’être que des exécutants passifs 469.
Autrement dit, la théorie économique de Marx pèche pour n’avoir pas admis que « l’extraction de
la “valeur d’usage de la force de travail” n’est pas une opération technique, mais un processus de
lutte acharnée, dans lequel les capitalistes se retrouvent perdants pour ainsi dire une fois sur
deux »470. L’ironie étant donc que, dans sa théorie économique, Marx n’a pas tenu compte de la
lutte des classes471. Et si l’on peut admettre que, à un moment donné, le salaire d’un ouvrier pris
individuellement se définit de manière objective, « il est entièrement faux de dire que le niveau des
salaires sur une période donnée est indépendant de l’action de la classe ouvrière », explique
466. Il s’agit du troisième des constats concernant l’évolution de la société que nous avons rappelés au point précédent. « L’élévation du niveau de vie va
de pair avec un accroissement, quoique beaucoup plus limité et irrégulier, des loisirs. Les deux s’accompagnent aussi bien d’un changement du type de
consommation que, jusqu’à un certain point, de mode de vie » (CMR 2, 66). Une note précise qu’il ne s’agit « nullement de dire que ce mode de vie devienne
bourgeois, comme le dit A. Touraine (Arguments, n° 9, Décembre 1958) ».
467. « Nous avons essayé de montrer succinctement que le système économique développé par Marx dans Le Capital (…) ne rend pas compte du
fonctionnement et de l’évolution du capitalisme. Si l’on réfléchit sur le sens de cette critique, on s’apercevra que ce qui nous est apparu constamment comme
la source de ce qui est contestable dans Le Capital est sa méthodologie. La théorie du salaire de Marx et son corollaire, la théorie de l’augmentation du taux
de l’exploitation, partent d’un postulat : que l’ouvrier est réduit effectivement et intégralement par le capital en objet (en marchandise). La théorie des crises
part également d’un postulat, au fond analogue au premier ; que les hommes et les classes ne peuvent rien face au fonctionnement de l’économie » (CMR 2,
102).
468. « Il faut dire tout de suite que cette conception équivaut à traiter dans la théorie les ouvriers comme le capitalisme voudrait mais ne peut pas les
traiter dans la pratique de la production — à savoir comme des objets purs et simples. Elle équivaut à dire que la force de travail est intégralement
marchandise, au même titre qu’un animal, un combustible ou un minerai. Elle possède une valeur d’échange qui correspond à un coût objectif déterminé par
les forces du marché ; elle possède une valeur d’usage, dont l’extraction ne dépend que du bon vouloir du capitaliste et de ses méthodes de production. Le
charbon ne peut pas influer sur le prix auquel il est vendu ; ni empêcher le capitaliste d’augmenter son rendement énergétique par des méthodes d’utilisation
perfectionnées. L’ouvrier non plus » (CMR 2, 85).
469. « Encore une fois, que ce soit là la tendance du capitalisme, c’est certain. Mais (…) cette tendance ne peut jamais prévaloir intégralement — et si
jamais elle le faisait, le capitalisme s’écroulerait aussitôt. Le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat, et le prolétariat ne serait pas le prolétariat s’il
ne luttait constamment pour modifier ses conditions d’existence, aussi bien son sort dans la production que son “niveau de vie”. La production, loin d’être
intégralement dominée par la volonté du capitaliste d’augmenter indéfiniment le rendement de travail, est tout autant déterminée par la résistance individuelle
et collective des ouvriers à cette augmentation » (CMR 2, 85-86).
470. CMR 2, 86. « La même chose vaut pour le niveau de vie, c’est-à-dire le niveau du salaire réel. Dès ses origines, la classe ouvrière s’est battue pour
réduire la durée du travail et pour élever le niveau des salaires, et c’est cette lutte qui a déterminé l’évolution de ce niveau ».
471. « On aboutit à cet énorme paradoxe : Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant le développement du
capitalisme, ouvrage dont la lutte des classes est totalement absente » (Castoriadis, CMR 2, 102). Précisons que Marx lui-même assure n’avoir pas découvert
« l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles » (Lettre à Weydemeyer du 5 Mars 1852 ; citée par Y. Bourdet, Autogestion et
Socialisme, n° 33-36, p. 174, note 36).
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Castoriadis. Mais ce qui est ici remarquable, c’est qu’il poursuit, sans transition, en notant que « ni
le travail effectif à fournir pendant une heure de travail, ni le salaire perçu en échange ne peuvent
être déterminés par aucune espèce de loi, règle, norme ou calcul “objectifs”. S’ils pouvaient l’être,
le capitalisme serait système rationnel ou tout au moins rationalisable, et toute discussion sur le
socialisme serait vaine »472. L’intérêt de ces derniers propos est de mettre l’accent sur les raisons
pour lesquelles Marx a adhéré à de faux postulats comme celui de la réification totale des hommes
par le capitalisme, tout en manifestant qu’il tournait par là le dos à l’action politique bien
comprise ; ce qui est du reste explicitement énoncé dans le même texte quelques paragraphes plus
loin. « Ces postulats sont faux, mais ils ont aussi une signification plus profonde, souligne alors
Castoriadis. Ils sont nécessaires pour que l’économie devienne une science au sens des sciences de
la nature. Pour cela il faut que son objet soit formé par des objets ; et c’est en effet comme purs et
simples objets qu’ouvriers et capitalistes apparaissent dans Le Capital. Ils n’y sont que les
instruments aveugles et inconscients réalisant par leurs actes ce que les “lois économiques”
imposent »473. La mise en évidence du terme « objet » l’atteste clairement : la volonté de
développer une théorie scientifique — au sens des sciences de la nature —, pousse Marx à revenir à
la dualité entre théorie et pratique alors même qu’il avait ouvert la voie à son dépassement, et du
même coup à perdre les acquis de la praxis par quoi les hommes participent consciemment à leur
propre devenir. Et, comme on pouvait s’y attendre, ce « fétichisme de l’économie comme
“science”» va se révéler métaphysique, ainsi que le montre Castoriadis dans un article magistral
paru en 1975474.
Ce basculement de la théorie dans la métaphysique se conçoit bien à partir du présupposé
nécessaire à une approche « scientifique » de l’économie — l’assimilation de la force de travail à
une marchandise —, comme on peut s’en rendre compte en tâchant de répondre à une question
restée jusqu’ici en suspend : à quel travail exactement la notion de force de travail renvoie-t-elle ?
Étant entendu que « dans sa réalité effective, comme “travail concret”, le travail est hétérogène »,
Castoriadis note qu’« il doit donc s’agir — il ne peut s’agir que — d’un autre travail, d’un travail
qu’à vrai dire personne n’a jamais vu ni fait (et qui, comme la marchandise, “ne tombe pas sous les
sens”) : du Travail Abstrait Simple et Socialement nécessaire ». Mais qu’est-ce qui au juste est
désigné par là, sinon ce que Marx nomme « la substance commune » permettant l’échange 475 ? Or
472. CMR 2, 86.
473. CMR 2, 102.
474. Intitulé : Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous, ce texte est paru dans les n° 12 et13 de la revue Textures avant
d’être repris dans Les carrefours du labyrinthe (CL 1, 249-316). Castoriadis y affirme sans ambages que « le premier chapitre du Capital est métaphysique ».
Les citations à venir ne faisant l’objet d’aucun appel de note renvoient toutes à ce texte — essentiellement aux pages 251 à 267.
475. Ainsi, reprenant l’exemple d’Aristote posant : « 5 lits = 1 maison », Marx note : « quel est le “je ne sais quoi” d’égal, c’est-à-dire la substance
- 118 -
celle-ci procède « de multiples opérations de réduction (dans tous les sens du terme) », dont
Castoriadis assure qu’elles sont « en vérité » impossibles. Du reste, l’usage qu’il fait de majuscules
pour l’expression Travail Abstrait Simple Socialement nécessaire, manifeste bien qu’il juge que les
réductions en question ici visent, suivant le mouvement classique de la métaphysique, une
Substance qu’il faut comprendre comme Fondement ou Essence : « l’attribution universelle devient
ainsi Substance ». « On passe de : la seule propriété commune à tous les objets (hors leur valeur
d’usage) c’est d’être des produits du travail humain, à : il existe une Substance dont ces produits
sont les “cristaux” ».
Qu’en est-il en effet du temps de travail « socialement nécessaire » ? Répondre à cette question
suppose de définir ce qui est socialement nécessaire. Le problème étant que, « s’agissant de
l’économie capitaliste », aucune « des multiples significations de cette expression n’est tenable ».
Le temps socialement nécessaire peut en effet correspondre soit au « temps requis par (le travail
effectué dans) l’entreprise la plus efficace », soit au « temps requis par l’entreprise la moins
efficace de toutes celles qui doivent encore fonctionner pour couvrir le “besoin social” », soit
encore « au temps moyen consacré à la production du produit en tenant compte de toutes les
entreprises de la branche considérée ». Si l’on opte pour la première interprétation, il faudra en
régime concurrentiel s’attendre à une rapide hégémonie de l’entreprise la plus performante ;
situation pour laquelle la loi de la valeur ne vaut pas. La deuxième interprétation laisse à penser que
l’entreprise la plus performante ne peut suffire à satisfaire la demande sociale, ce qui permet
« l’existence d’une gamme d’entreprises à efficacité descendante, jusqu’à une entreprise (ou classe
d’entreprises) qui fonctionnerait sans profit ou à profit négligeable ». Mais la loi de la valeur ne
vaut pas plus ici que dans le cas précédent, puisque c’est la demande sociale qui détermine la
production et les prix. « Pour avoir une “théorie de la valeur-travail”, il ne reste donc que la
troisième interprétation : le temps “socialement nécessaire” est le temps moyen », note Castoriadis
qui dénonce l’abstraction de ce temps, « simple résultat d’une opération arithmétique fictive qui n’a
aucune effectivité et aucune efficace dans le fonctionnement réel de l’économie ».
Des difficultés similaires surgissent au moment de préciser ce qu’il est du Travail Simple. On
peut comprendre qu’il est comme l’unité permettant la mesure des travaux complexes qui sont
effectivement réalisés476, mais il est plus difficile de saisir ce qu’il représente vraiment. Marx parle
d’une dépense « de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède
dans l’organisme de son corps »477. Castoriadis souligne que « s’il en est ainsi, le Travail Simple est
commune que représente la maison pour le lit ? (…) La maison représente vis-à-vis du lit quelque chose d’égal, en tant qu’elle représente ce qu’il y a de
réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le travail humain » (Le Capital, 590).
476. « Le travail complexe (…) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée
de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple » (Marx, Le Capital, 572).
477. Le Capital, 572.
- 119 -
évidemment le même dans toute société et toute phase historique : chez les sauvages australiens,
les Gaulois, les serfs russes et les ouvriers de Detroit ». Comment alors ne pas conclure avec lui
que la « substance commune » qui est ici cherchée, c’est la « physiologie de l’homme » ? Certes,
Marx reconnaît l’historicité de la notion de « travail simple moyen »478 ; il n’assure pas moins
qu’« il est toujours déterminé pour une société donnée ». Mais qu’entend-il au juste par là ?
Qu’est-ce donc qu’une société donnée ? Question qui pourrait bien mettre en péril la pensée
théorique de l’auteur du Capital, comme cela devient manifeste dès que l’on cesse de raisonner de
manière trop abstraite et que l’on prend appui sur des cas concrets. On peut ainsi se demander avec
Castoriadis, si Manchester représente la même « société donnée » en 1800 et aujourd’hui. N’est-il
pas légitime de penser que l’évolution de la ville depuis deux siècles est au moins aussi importante
que celle qu’elle a connue entre les XIVe et XIXe siècles ? La pensée marxiste ne pourra toutefois
pas l’admettre — « sans quoi tout l’édifice des “lois économiques” censées régir le capitalisme (qui
présuppose l’identité du Travail Simple le long de cette évolution, car il présuppose une mesure
invariante des valeurs) s’en va en fumée ». On dira sans doute que pareille affirmation ne fait que
traduire une profonde mécompréhension de deux « concepts fondamentaux du matérialisme
historique » : celui de mode de production et celui de formation sociale479. Le concept de mode
production est en effet un concept théorique qui permet de penser la société comme un tout
composé de trois structures régionales — la structure économique, la structure juridico-politique, et
la structure idéologique — dont l’une se trouve en position dominante, au sens où elle joue un rôle
fondamental dans la reproduction du mode de production en question, même si la structure
économique est toujours déterminante en dernière instance480. Un tel concept reste toutefois abstrait
et ne saurait, comme tel, désigner une société historiquement déterminée, que l’on nommera plutôt
formation sociale et dont l’étude sera fondamentalement empirique. Saisir une telle formation
sociale dans sa spécificité résidera alors principalement dans la détermination de la « combinaison
particulière » des « modes de production purs » qui la structurent481. Il semble ainsi possible, sans
sortir du cadre théorique élaboré par Marx, d’affirmer l’appartenance de Manchester au monde
478. « Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant les époques, mais il est toujours déterminé dans une société
donnée » (Le Capital, 572).
479. N. Poulantzas, Pouvoir et clases sociales, Paris, Petite collection Maspéro, 1971, tome 1, p. 8. Pour les rappels à suivre, nous nous appuyons sur le
chapitre VIII d’un ouvrage, inspiré par le travail de L. Althusser dont l’auteur — Marta Hernecker — fut l’élève et la traductrice, Les concepts élémentaires
du matérialisme historique, Bruxelles, Contradictions, 1974.
480. Il ne faut donc pas confondre entre rôle dominant et rôle déterminant en dernière instance. La reproduction du mode de production féodal est
dépendante de la structure juridico-politique, laquelle est donc dominante pour ce mode ; mais cela même se trouve déterminé par la structure économique.
C’est en effet parce que, sous un tel mode, la propriété juridique ne correspond pas à la possession effective (le serf possédant les moyens de produire sur une
terre ne lui appartenant pas), que le droit de disposer des biens produits sur sa terre par le possesseur de celle-ci ne devient pouvoir effectif que moyennant
des facteurs juridico-politiques.
481. N. Poulantzas, op. cit., p. 9.
- 120 -
capitaliste depuis deux siècles tout en reconnaissant son évolution au cours de la même période.
Cela ne résout toutefois pas notre problème dans la mesure où la notion marxiste de travail simple
continue de poser problème même quand on la pense au sein d’une société donnée. S’en tenant à
un tel niveau, Marx fait remarquer que l’expérience atteste que la réduction du travail complexe à
du travail simple se fait constamment 482. C’est indéniable. Mais qu’en est-il au juste d’une telle
réduction ? À en croire Castoriadis, « la réduction qui se fait dans l’expérience n’est pas réduction
de tous les travaux à du Travail Simple », mais « “réduction” de tous les travaux à de l’argent (ou à
un autre “équivalent général” ou numéraire socialement institué) ». Or cela, il n’est nul besoin de
théorie de la valeur pour le savoir. Ce que l’on attendrait plutôt d’une telle théorie, c’est qu’elle
l’explique ; « au lieu de quoi, souligne Castoriadis, elle s’y appuie pour exister comme théorie ».
Mais comment pourrait-on rendre compte en droit de cette réduction « constatée » du travail
complexe en travail simple ? Marx parle d’un procès social : « les proportions diverses suivant
lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de
mesure, s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions
traditionnelles »483. Castoriadis assure que la seule manière de concevoir ce qu’évoque Marx ici, est
de penser que « la confrontation des produits des différents travaux sur le marché (…) opérerait
indirectement cette “réduction” ». Mais, poursuit-il, « pour qu’il en soit ainsi, il ne suffit même pas
que la concurrence soit souveraine sur le marché des produits, il faut qu’elle le soit aussi sur le
marché des travaux — autrement dit, il faut que la “production” des diverses variétés de travail
soit elle-même soumise aux mêmes mécanismes (hypothétiques) qui régiraient la production de
marchandises quelconques sur un marché concurrentiel ». Or cela ne peut être le cas en régime
capitaliste dans la mesure où les ouvriers qui ne possèdent que leur force de travail « ne peuvent se
comporter, à l’égard de celle-ci, comme des producteurs à l’égard d’une marchandise quelconque
et, par exemple, transformer leur force de travail simple en force de travail qualifiée parce que
celle-ci aurait un prix supérieur à sa “valeur” ». Certes, le travail dont parle Marx à propos de la
réduction du travail complexe en travail simple ne doit pas être confondu avec la force de travail,
mais cela ne veut pas dire que l’on puisse penser les deux notions isolément : comment pourrait-il y
avoir du travail sans force de travail ?484 Or — et on en revient toujours là — la force de travail
n’étant pas une marchandise comme d’autres, sa « production » est tout à fait spécifique : « elle
n’est pas et ne peut pas être réglée à sa guise par son “possesseur” à partir de considérations de
482. « Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de
sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L’expérience montre que cette réduction se fait
constamment » (Le Capital, 572).
483. Le Capital, 572.
484. Comme le note Castoriadis, « il n’y a pas de Travail du tourneur, sans force de travail des tourneurs. On ne peut augmenter la quantité de travail dans
l’économie, sans augmenter la force de travail des tourneurs » (CL 1, 262).
- 121 -
“profitabilité” »485.
Enfin, pour ce qui est du Travail Abstrait, dernière notion à envisager concernant le Travail
Abstrait Simple Socialement nécessaire, il suffira de souligner l’ambiguïté du texte de Marx. D’un
côté, il faut, semble-t-il, comprendre ce travail comme une dépense de force humaine au sens
physiologique486, lequel, en tant « travail humain égal », « forme la valeur des marchandises ».
D’un autre côté, compte tenu du fait que « les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité
purement sociale », le travail humain qui les produit semble être plutôt à appréhender comme
« unité sociale »487. Qu’en est-il donc de l’abstraction ainsi pensée : est-elle « physiologique » ou
« sociale » — « ou bien cette distinction n’a-t-elle pas lieu d’être »488 ?
Il n’est guère utile d’insister ici dans la mesure où il semble maintenant clair, comme Castoriadis
ne cesse de le dire, que la force de travail n’est pas une marchandise comme les autres. Et, si
malgré, tout Marx défend cette thèse, c’est qu’elle est une condition essentielle pour appréhender
l’économie comme une science au sens positiviste du terme. On s’étonnera peut-être que l’auteur
des Thèses sur Feuerbach ait adopté une telle vue ; ce serait oublier le conditionnement que toute
société impose et auquel personne n’échappe vraiment, pas plus les penseurs géniaux que les
autres, même si leur génie consiste précisément à penser ce qui était impensé jusqu’alors. Autant
dire que leur œuvre manifeste pour le moins une tension entre leurs positions novatrices et celles
qui continuent d’être sous l’emprise de la pensée de l’époque. C’est ainsi que Marx, penseur de la
praxis, n’a toutefois pas su se dégager de l’idéologie scientiste du XIX e siècle.
3) La double orientation de la pensée de Marx
Nous venons de voir comment la pensée économique de Marx échoue à rendre compte de la
485. « Si, pour une raison ou une autre, la production de chaussures laisse aux fabricants de cet article un profit supérieur à la moyenne, de nouveaux
capitaux entreront dans cette branche, postule (à tort) Marx (comme toute l’économie classique et néo-classique), jusqu’au moment où le taux de profit de
cette branche sera “égalisé” au taux de profit moyen. Mais si le “prix” de la force de travail des pilotes d’avion est supérieur à sa “valeur” de cette force de
travail, il est absurde de supposer (comme le suppose toujours en fait l’économie politique) que les manœuvres-balai entreprendront de se qualifier et
pourront le faire en nombre suffisant pour ramener le “prix” à la “valeur” » (Castoriadis, CL 1, 262).
486. Le Capital, 574. Un peu avant Marx écrit : « En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de
force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs,
de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre » (Le Capital, 571-72).
487. « Si l’on se souvient cependant que les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles
sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les
transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les autres » (Le Capital, 576).
488. « Les nerfs et les muscles sont-il forme d’apparition du social — ou bien le social est-il “expression” et “présentation” des nerfs et des muscles ? »,
demande ainsi Castoriadis (CL 1, 263).
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réalité qu’elle prétendait éclairer. Castoriadis assure que cela tient au fait qu’il est tombé « sous
l’emprise de son propre fétichisme de l’économie comme “science” ». La charge est sévère et n’a
pas manqué de faire réagir. Comment l’auteur du Capital se serait-il ainsi fourvoyé ? Ne faut-il pas
plutôt penser que la critique porte à faux ? C’est ce que suggère Tran Hai Hac, pour qui
« l’interprétation naturaliste pour laquelle opte Castoriadis n’est guère convaincante », puisqu’elle
revient à dénier au concept de travail abstrait son « statut de forme »489. C’est là toutefois une
appréciation étonnante dans la mesure où Castoriadis évoque expressément le fait que Marx
envisage le travail abstrait comme un procès social490. Le moins que l’on puisse dire est que Tran
Hai Hac ne se soucie guère du principe de charité invoqué par Bourdieu pour contrer la « lecture
de lector [qui] s’applique à trouver des sources, toujours partielles, souvent imaginaires (…) dans
l’intention, si typique de l’academica mediocritas, de ramener l’inconnu au déjà connu (…) et de
réduire les auteurs “connus” à n’être, comme tout le monde, que des lecteurs, peu novateurs, et pas
toujours honnêtes, d’autres penseurs »491. Il assure en effet, à trois reprises au moins, que la critique
de Castoriadis ne fait que reprendre ses arguments à trois auteurs différents… 492
Au vrai, la polémique semble bien stérile, et la question n’est sans doute pas de savoir si
Castoriadis a vraiment lu Marx, mais si ce que ce dernier avance est ou non légitime. Et s’il
convient aujourd’hui de relire Le Capital, c’est avec le souci de pointer les écueils de cette œuvre
géniale — dont les thèses centrales n’ont guère été validées par le devenir effectif de la société —,
et non pour défendre coûte que coûte un texte lu hors contexte. Ce n’est qu’à partir d’une telle
position de principe, largement inspirée par Marx lui-même du reste, que l’on peut espérer saisir
l’intérêt et les limites de la lecture de Castoriadis. Il est tout à fait révélateur que Tran Hai Hac
appuie sa remarque critique sur l’Introduction générale à la critique de l’économie politique, et
plus précisément sur la notion d’abstraction qui s’y trouve défendue. Marx précise en effet dans ce
texte, où, une fois n’est pas coutume, il traite de méthodologie, que l’abstraction peut être
envisagée de deux manières différentes. D’une part, elle caractérise le fait de penser un objet en
l’isolant de la totalité à laquelle il appartient. Selon une telle démarche, suivie par l’économie
politique à ses débuts, « la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite ».
Mais l’abstraction peut également désigner le mouvement permettant « la reproduction du concret
489. Relire « Le Capital », Paris, Éditions Page deux, 2003, tome 1, p. 59. Comme le rappelle A. Artous, qui reprend cette même critique à l’encontre de
la lecture de Castoriadis, Marx avait pourtant pris soin de préciser que « le travail abstrait renvoie à une “substance” non pas naturelle, mais sociale et que
son homogénéité “ne provient pas de la nature mais de la société ” » (Travail et émancipation sociale, Paris, Syllepse, 2003, p. 72).
490. Voir ci-dessus la réflexion concernant la notion de procès social dont Castoriadis assure qu’il ne peut être compris que comme relevant de la
concurrence entre les produits des différents travaux sur le marché, et le passage correspondant dans le texte Valeur, égalité, justice, politique (CL 1, 261)..
491. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 76.
492. Et cela en moins de trois pages : « Le premier chapitre du Capital est “métaphysique”, affirme C. Castoriadis reprenant ici un argument de J.
Schumpeter » (Relire le Capital, op. cit., p. 63). « La thèse de Castoriadis reprend, en fait, une vieille objection formulée par S. Bailey et à laquelle Marx a
répondu » (Ibid., 64). « La théorie de la valeur n’est qu’une tautologie, selon C. Castoriadis reprenant en cela un argument de J. Robinson… » (Ibid., 65).
- 123 -
par la voie de la pensée ». L’analyse de la forme procède de cette méthode que Marx assure être «
scientifiquement exacte »493 ; ce que, selon Tran Hai Hac, Castoriadis n’aurait pas compris.
Il convient toutefois de s’arrêter un peu sur la méthode retenue afin de bien prendre la mesure de
ce qu’elle engage, et qui ressort clairement d’un propos de la sixième section du premier livre du
Capital où Marx assure qu’il en est « de la forme “valeur et prix du travail” ou “salaire” vis-à-vis
du rapport essentiel qu’elle renferme, savoir : la valeur et le prix de la force de travail, comme de
toutes les formes phénoménales vis-à-vis de leur substrat [Hintergrung]. Les premières se
réfléchissent spontanément, immédiatement dans l’entendement, le second doit être découvert par
la science »494. On le voit, le souci de Marx est de rompre avec la réflexion consistant à reproduire
les formes phénoménales de manière immédiate et spontanée. La raison étant que, comme le
souligne fort pertinemment Jean Granier, une telle réflexion consiste dans « le redoublement
subjectif des apparences avec effet d’inversion : l’apparence est prise pour la réalité, et l’ordre qui
reflète l’enchaînement des représentations dans la conscience est considéré comme l’ordre des
choses, si bien que le devenir réel s’aligne sur la genèse représentative »495. La connaissance vraie,
si elle ne quitte pas les formes phénoménales pour autant, doit donc tâcher de les analyser afin de
dégager le « substrat » ou l’arrière-fond [Hintergrund] dont elles procèdent. La discordance entre
l’ordre du réel et celui la pensée devient alors manifeste, conduisant à reconnaître la nécessité
d’analyser les représentations subjectives suscitées par le réel concret afin de dégager les
catégories simples permettant de le saisir en le reconstruisant dans la pensée. Autrement dit, il
s’agit de déconstruire les apparences ou les formes phénoménales pour appréhender la réalité
suivant l’ordre de son intelligibilité. Ainsi, pas plus que la connaissance n’est un simple reflet de la
réalité — puisqu’elle est la production du sens à partir des déterminations essentielles (les
catégories simples) contenues dans les formes phénoménales — la pensée ne s’accorde
immédiatement avec l’être : « La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur
analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence,
après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement », assure
493. Introduction générale à la critique de l’économie politique, op. cit., 255. Nous citerons ce texte sous l’appellation Introduction de 1857. La première
démarche que Marx dénonce, recouvre ce que ce que Hegel nomme la pensée d’entendement. La deuxième s’apparente à la dialectique qui pose le primat de
la relation tout en s’en démarquant puisque le concret reproduit par la voie de la pensée n’est pas homogène au concret réel.
494. Le Capital, I, 1038.
495. Penser la praxis, op. cit., 160-61. J. Granier, à qui nous empruntons ici, souligne que cet effet d’inversion produit des distorsions perverses. C’est
ainsi que l’économie politique a pris pour naturel ce qui relève de l’histoire : « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de
valeur, quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par
sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle
la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le
travail productif lui-même. Rien d’étonnant qu’elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de
l’Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme » (Marx, Le Capital, 614-16).
- 124 -
Marx496.
Cette discordance du concept et du concret, si elle permet d’éviter les pièges de l’idéalisme en
rendant compte du fait que la pensée se confronte à une réalité qui lui est extérieure 497, trouve tout
sens avec l’analyse des catégories simples qui invite à une nouvelle approche de la vérité selon
laquelle c’est l’abstraction qui donne accès à l’universel. C’est ainsi que Marx affirme que « les
catégories les plus abstraites — justement à cause de leur abstraction — [valent] pour toutes les
époques ». Il faut toutefois bien voir qu’elles « ne surgissent qu’avec les développements concrets
les plus riches, où un caractère est commun à beaucoup, à tous »498. On comprend alors que l’étude
de la société bourgeoise permette de saisir la structure profonde des sociétés antérieures, comme
l’illustre parfaitement l’exemple du travail : « l’abstraction la plus simple que l’économie moderne
place au premier rang et qui exprime un phénomène ancestral, valable pour toutes les formes de
société, n’apparaît pourtant comme pratiquement vrai, dans cette abstraction, qu’en tant que
catégorie de la société la plus moderne »499. Ainsi, même le plus grand génie ne peut sauter pardessus son temps comme dirait Hegel500, et l’on ne saurait reprocher à Aristote, qui a parfaitement
vu que la forme argent de la marchandise exprime la possibilité de l’échange entre différents types
de produits en les rendant commensurables, de n’avoir pas su percer le secret de cette égalisation.
Vivant dans une société esclavagiste, il ne pouvait comprendre que l’élément égalisateur n’est autre
que travail humain ; cela n’est effet possible que « dans une société où la forme marchandise est
devenue la forme générale des produits du travail, où par conséquent le rapport des hommes entre
eux comme producteurs et échangistes de marchandises est devenu le rapport social dominant »501.
On comprend alors que, comme le souligne fort pertinemment Jean Granier, c’est « l’analyse de la
société bourgeoise qui assure à la pensée la possession des catégories les plus abstraites grâce
auxquelles la structure de toutes les sociétés précédentes pourra être reconstruite selon ses
catégories propres »502.
C’est à ce point précis que la critique de Castoriadis trouve toute sa pertinence comme l’atteste
un passage clef du texte de 1975 que nous avons suivi jusqu’ici. « En vérité, assure Castoriadis, ce
qui est sous-jacent à la pensée de Marx n’est pas simplement la considération d’une institution
496. Marx, Le Capital, 609.
497. « Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui se résorbe en soi, s’approfon dit en soi, se meut par soimême, tandis que la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire
sous la forme d’un concret pensé » (Marx, Introduction de 1857, 255).
498. Introduction de 1857, 259.
499. Ibid. Nous soulignons.
500. « Il est aussi tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà
de son temps, qu’il saute par-dessus Rhodes. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. J.F Kervégan, Paris, P.U.F., 2003, p. 106).
501. Marx, Le Capital, 591.
502. Penser la praxis, op. cit., p. 166.
- 125 -
social-historique particulière, le capitalisme, posant des mécanismes effectifs qui assureraient la
domination du “temps de travail socialement nécessaire en moyenne” comme mesure du quantum
de Valeur contenu dans la marchandise, ou la “réduction” de tous les travaux en du Travail Simple
Abstrait. Cette institution — dont Marx été le premier à montrer fortement, contre les platitudes,
toujours actuelles, de l’économie bourgeoise, le caractère “relatif”, historique, particulier et
spécifique —, est en fait pour lui en un autre sens, dotée aussi d’une signification absolue, pour
autant que c’est dans et par elle que se manifeste enfin les déterminations essentielles de la vie
sociale et historique de l’humanité. De même que l’“industrie est le livre ouvert des facultés
humaines” (…) ; de même que le travail (…) matérialise “les facultés qui dès l’origine sommeillent
chez l’homme producteur (…) ; de même, la “valeur d’échange” de l’économie capitaliste est
l’Épiphanie de la Valeur, la présentation / manifestation / expression / figuration de ce qui était là
toujours, depuis toujours et dans le toujours, mais seulement en puissance, dunamei : le Travail
»503. Le propos est clair, qui livre le sens profond des thèses économiques du Capital : en affirmant
avoir découvert ce qu’Aristote cherchait, Marx fait du capitalisme le télos de la société grecque et
postule une histoire orientée, dérogeant par là même à ses propres thèses sur le caractère historique
de toute structure sociale.
Contrairement à l’avis de Hai Hac, la lecture que Castoriadis fait de Marx se révèle d’une grande
acuité dans la mesure où elle ne s’en tient nullement à la simple remise en cause du contenu de la
théorie de Marx que la prise en compte du devenir effectif de la société commande, mais s’attaque
directement à son principe même. Il faut dire qu’elle se révèle également sévère puisqu’elle
manifeste le lien entre une théorie économique et une pensée de l’histoire qu’elle juge sans
pertinence. « Dire que nous possédons enfin le secret de l’histoire passée et présente (et même
jusqu’à un certain point, à venir) n’est pas moins absurde que de dire que nous possédons enfin le
secret de la nature », assure ainsi Castoriadis504. Mais cette sévérité se trouve tempérée par le fait
qu’elle relève d’une position empruntée à Marx lui-même. C’est en effet une des originalités de la
critique de Castoriadis que d’emprunter au marxisme un de ses principes fondamentaux — qui veut
que la connaissance historique est historique — pour le retourner contre le marxisme même.
Autant dire que Castoriadis dégage la présence de deux tendances à l’œuvre chez Marx, de deux
éléments, dit-il, « dont le sens et le sort historiques ont été radicalement opposés ». Le premier de
ces éléments qui « éclate dans les œuvres de jeunesse de Marx, apparaît encore de temps en temps
dans ses œuvres de la maturité, réapparaît parfois dans celle des plus grands marxistes — Rosa
Luxemburg, Lénine, Trotsky — resurgit une dernière fois chez G. Lukács » est « l’élément
503. CL 1, 263-64.
504 IIS, 48.
- 126 -
révolutionnaire » de la pensée marxiste. Cet élément, qui représente « une torsion essentielle dans
l’histoire de l’humanité », relève de la mise en avant de la praxis, laquelle entend dépasser
l’opposition théorie / pratique et envisage de « détrôner la philosophie spéculative en proclamant
qu’il ne s’agit plus d’interpréter, mais de transformer le monde, et qu’il faut dépasser la philosophie
en la réalisant ». Ce qui caractérise la pensée de Marx ici et qui la rend révolutionnaire, c’est le
refus d’envisager l’histoire comme une totalité entièrement saisissable par la pensée, pour affirmer
qu’elle est le produit des actions des hommes ne répondant à aucune logique qui les
surdéterminerait : ce que Reinhart Koselleck appellera la faisabilité de l’histoire505. Parlant de cet
élément révolutionnaire, Castoriadis assure ainsi que c’est lui « qui refuse de se donner d’avance le
problème de l’histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n’est pas un état
idéal vers quoi s’achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l’état de choses
existant » ; lui « qui met l’accent sur le fait que ce sont les hommes qui font leur propre histoire
dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l’émancipation des travailleurs sera
l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; lui « qui sera capable de reconnaître dans la Commune de
Paris ou dans les Soviets russes, non seulement des événements insurrectionnels, mais la création
par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale » 506. Cela relevait d’une « exigence
nouvelle » qui est « ce que le marxisme a apporté de plus profond et de plus durable » : « le projet
d’une union de la réflexion et de l’action, de la réflexion la plus élevée et de l’action la plus
quotidienne »507. Toutefois Castoriadis considère qu’il n’y a là guère plus qu’une intuition, laquelle
s’est trouvée de facto recouverte par l’autre orientation de la pensée de Marx qui vise, elle, à
appréhender intégralement la société et l’histoire et traduit l’emprise de l’idéologie dominante au
XIXe siècle sur Marx508.
Castoriadis refuse donc de saisir dialectiquement ces deux éléments constitutifs de la pensée de
Marx. Il considère en effet que les thèses affirmant, d’une part, que l’histoire n’est que l’histoire de
la lutte des classes et, d’autre part, que la clef du développement historique se trouve au niveau des
forces productives, ne peuvent qu’être antinomiques. Même si elle peut se prévaloir de l’autorité
505. Voir : Du caractère disponible de l’histoire, in : R. Koselleck, Le Futur passé, trad. J et M.C. Hook, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990. Sur la
problématique à quoi renvoie cette position voir C. Bouton, Le procès de l’histoire, Paris, Vrin, 2004, pp 11-28.
506. IIS, 83. Nous soulignons ici le terme « création » puisque c’est l’idée que l’histoire est création qui guide la pensée propre de Castoriadis, comme elle
oriente le sens de sa critique.
507. IIS, 92. « L’union de la philosophie, de la politique et du mouvement réel de la classe exploitée dans la société n’allait pas être une simple addition
mais une vraie synthèse, une unité supérieure dans laquelle chacun de ces éléments allait être transformé. La philosophie pouvait être autre chose et plus que
la philosophie (…), pour autant qu’elle traduirait ses exigences dans une nouvelle politique. La politique pouvait être autre chose et plus que de la politique,
que technique (…), pour autant qu’elle deviendrait l’expression consciente des aspirations et des intérêts de la grande majorité des hommes. La lutte de la
classe exploitée pouvait être autre chose qu’une défense d’intérêts particuliers, pour autant que cette classe viserait (…) la suppression de toute exploitation »
(IIS, 91-92).
508
. « C’est lui qui fait comparer à Marx l’évolution sociale à un procès naturel, qui met l’accent sur le déterminisme économique, qui salue dans la
théorie de Darwin une découverte parallèle à celle de Marx » — « comparaison faite plusieurs fois par Engels » (IIS, 84).
- 127 -
d’un Merleau-Ponty, nul doute que bien des marxistes mettront en cause une telle lecture, en
tâchant de rendre compte de la cohérence de la pensée de Marx 509. Selon Castoriadis, c’est là une
démarche vaine qui manifeste une méconnaissance de ce qui fait qu’un grand auteur est grand, à
savoir qu’il « pense au-delà de ses moyens ». S’il est grand c’est bien parce qu’il « pense autre
chose que ce qui était déjà pensé », mais avec des moyens qui sont essentiellement les catégories de
pensée héritées, lesquelles n’ont évidemment « jamais fini d’empiéter sur ce qu’il pense ». C’est du
reste « de cela que témoignent les contradictions toujours présentes chez un grand auteur » dont
Castoriadis assure qu’« il est aussi stupide de penser qu’elles annulent à elles seules l’apport de
l’auteur que vain d’essayer de les dissoudre ou de les récupérer à des niveaux successifs
d’interprétation plus profonde »510. La recherche de la cohérence à tout prix d’une pensée procède
donc d’un aveuglement sur la condition historique des hommes et d’une impossibilité à accueillir
du nouveau en un sens radical — questions sur lesquelles nous allons revenir.
Concluons ce point en soulignant donc ce qui est caractéristique du rapport de Castoriadis au
marxisme : c’est par fidélité à l’orientation de ce qu’il nomme « l’élément révolutionnaire » de la
pensée de Marx, qu’il va se dégager de celle-ci. Il considère en effet que le deuxième des éléments
relevés manifeste « la déchéance du marxisme » qu’il juge liée à la dégénérescence bureaucratique
du mouvement ouvrier ; et dont l’origine théorique « est à chercher dans la transformation rapide
de la nouvelle conception en un système théorique achevé et complet dans son intention, dans le
retour au contemplatif et au spéculatif comme mode dominant de la solution des problèmes posés à
l’humanité ». Il faut dire que la prétention théorique à posséder la clef de l’ordre social et de son
évolution ne peut que se doubler de la prétention à une domination politique que son savoir
autoriserait511. Pour le dire avec Bourdieu, « toute connaissance objectiviste enferme une prétention
à la domination légitime », et « la prétention du théoricien au point de vue de l’absolu, “géométral
de toutes les perspectives”, comme aurait dit Leibniz, enferme la revendication d’un pouvoir fondé
en raison sur les simples particuliers voués à l’erreur, qui est privation, par la partialité partisane de
leurs points de vue particuliers »512. On perçoit que cela n’est pas sans lien avec les débats sur
l’organisation qui ont agité le groupe Socialisme ou Barbarie ; débats ayant, comme nous savons,
permis Castoriadis à prendre toute la mesure du risque évoqué. Aussi ne sera-t-il plus question pour
509
. « Le conflit du marxisme occidental et du léninisme se trouve déjà dans Marx comme conflit de la pensée dialectique et du naturalisme » (MerleauPonty, Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 92). Pour une défense de la cohérence de la pensée de Marx, voir par exemple le livre de M. Vadée Marx
penseur du possible, Paris, L’Harmattan, 1998.
510. IIS, 261.
511. C’est ainsi qu’on peut penser que la tentative althussérienne pour faire du matérialisme dialectique l’épistémologie du matérialisme historique relève
d’une tentative de contournement du bureau politique du Parti Communiste, puisque, comme le souligne justement V. Descombes, « dans le marxisme ainsi
reconstruit [par Althusser], l’autorité qui tranche en dernier ressort sur les points de théorie est savante et non plus politique » (Le même et l’autre, Paris,
Minuit, 1993, p. 147).
512. Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 49.
- 128 -
lui de chercher à « détecter l’idée fausse qu’il suffirait de remplacer par l’idée vraie » pour sauver
la construction théorique de Marx, mais bien de se dégager de cette dernière 513.
II. La philosophie de l’histoire en question
Nous venons de le voir, le reproche qu’adresse Castoriadis à Marx est au fond de n’avoir pas
assumé la pleine effectivité de l’histoire. Il faut reconnaître que cela pose un grave problème : si
tout est historique, la connaissance même de l’histoire l’est également, et il convient de faire le
deuil d’une théorisation achevée — comment en effet l’historien pourrait-il jamais se dégager de
son époque pour embrasser d’un coup d’œil l’ensemble du monde passé et présent ? Pour le dire en
termes philosophiques, il faut admettre que la condition logique de la connaissance historique ne
peut être l’expression d’une conscience transcendantale. Toutefois, à la suite de Max Weber et de
toute une tradition allemande depuis Dilthey, Merleau-Ponty nous a appris à reconnaître le
caractère positif de cet état de fait : c’est bien l’enracinement dans une situation particulière qui
nous donne accès à la pensée même de l’histoire. Seuls « des êtres historiques peuvent se poser le
problème de la connaissance de l’histoire, car eux seuls peuvent avoir l’histoire comme objet
d’expérience », souligne ainsi Castoriadis. Quiconque pense l’histoire la pense donc
nécessairement en fonction de catégories particulières qui sont celles « de son époque et de sa
société — catégories qui sont elles-mêmes un produit de l’évolution historique » 514.
Or cela Marx, évidemment, le savait. Ce que rappelle Castoriadis qui assure qu’il a été « le
premier à le dire clairement » 515. Mais il y a plus ! Marx avait parfaitement dégagé les risques d’une
approche historique ne tenant pas compte de son ancrage dans le social et l’histoire puisqu’il fut
également le premier à dénoncer ce que l’on peut appeler le sociocentrisme, attitude consistant à
considérer les catégories de pensée propres à sa société comme étant universelles 516. L’ironie est
que Castoriadis accuse Marx de n’avoir pas réussi à éviter les pièges qu’il avait parfaitement
repérés de sorte que « l’on retrouve chez lui ce paradoxe d’un penseur qui a pleinement conscience
513. IIS, 100-101.
514. IIS, 49. Ce pourquoi Castoriadis assure encore que cela signifie « penser l’histoire en fonction d’une intention pratique ou d’un projet — projet qui
fait lui-même partie de l’histoire » (IIS, 50). Nous reviendrons sur cette thèse.
515. Marx « dénonçait l’idée qu’il puisse jamais y avoir un sujet théorique pur produisant une connaissance pure de l’histoire, que l’on puisse jamais
déduire les catégories valant pour tout matériel historique (autrement que comme abstractions plates et vides) » (IIS, 50).
516. Comme note Castoriadis, « lorsqu’il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui à la fois appliquaient naïvement aux périodes précédentes
des catégories qui n’ont un sens que relativement au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces dernières (…), et affirmait que sa propre
théorie correspondait au point de vue d’une classe, le prolétariat révolutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce qu’on a appelé depuis le
sociocentrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes les autres de son propre point de vue) et tentait d’y répondre »
(IIS, 50).
- 129 -
de la relativité historique des catégories capitalistes et qui, en même temps, les projette (ou les
rétro-projette) sur l’ensemble de l’histoire humaine » 517. Nous avons commencé à comprendre la
raison d’une pareille critique. Mais sans doute convient-il d’analyser plus avant les choses ; ce qui
suppose de faire un bref rappel quant à la notion d’idéologie telle que Marx et Engels l’ont pensée.
1) Retour sur les limites de la pensée de Marx
Reprenant un terme apparu à la fin du XVIIIe siècle pour signifier, suivant son étymologie, la
science des idées518, Marx et Engels vont lui donner une connotation péjorative en en changeant le
sens. Avec eux, en effet l’idéologie, ne se comprend plus comme nommant une théorie explicative,
mais comme la chose à expliquer elle-même. Autrement dit, si le terme d’idéologie a commencé
par désigner simplement l’analyse de la genèse de nos idées, Marx et Engels en usent pour
caractériser l’ensemble des représentations propres à une société donnée. C’est ainsi qu’ils
dénonceront l’idéologie allemande. Mais le point essentiel, ce qu’Engels a perçu comme une «
découverte révolutionnaire pour toutes les sciences historiques » 519, est bien le fait d’affirmer que
ces représentations — juridiques, politiques, morales, religieuses, etc. — sont à comprendre à partir
des conditions matérielles de la vie des hommes, et non à partir de l’évolution de la conscience
humaine. Marx est très clair ici : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le
développement de la vie sociale, politique et intellectuelle » 520. Il faut comprendre que le facteur
déterminant pour appréhender une société, ses modes d’organisation, doit être cherché dans la base
économique matérielle. Ainsi, selon la célèbre affirmation de Marx, « ce n’est pas la conscience
des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience »521.
Le problème tient au fait que les hommes ne sont généralement pas conscients de cette
détermination ; ce qui donne tout son intérêt au concept d’idéologie tel qu’en usent Marx et Engels
et qui consiste à stigmatiser cette méconnaissance, mieux ce déni522 de la dépendance de la
517. Ibid.
518. Marqués par Condillac, les représentants de ce courant — Cabanis et Destutt de Tracy, notamment — qui se nommaient eux-mêmes idéologues,
entendaient étudier la genèse des idées à partir des sensations.
519. Engels, La « Contribution à la critique de l’économie politique » de K. Marx, cité in : N. Ngoc Vu, Idéologie et religion d’après Marx et Engels,
Paris, Aubier Montaigne, 1975, p. 27.
520. Critique de l’économie politique, Œuvres, tome I, p. 273.
521. Ibid.
522. Parler de déni permet de souligner que la fausse conscience procède d’un désir exigeant le refoulement des vérités qui le menacent. « Le drame la
bourgeoisie, explique J. Granier, c’est qu’elle a sous la main tous les instruments de compréhension (…) mais qu’elle ne peut pousser leur emploi au-delà des
limites que lui assignent ses intérêts de classe exploiteuse » (Penser la praxis, op. cit., p. 158).
- 130 -
conscience vis-à-vis de la base économique matérielle 523. « L’idéologie, assure Engels, est un
processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une
conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent
inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique » 524. Le caractère spécifique de
l’idéologie apparaît donc clairement : ce n’est ni l’erreur ou l’imperfection dans la connaissance,
mais l’ignorance des éléments déterminant la pensée. Autant dire que l’idéologie se caractérise par
le fait de croire à l’autonomie du monde de la pensée. Et si l’on peut marquer le lien entre
l’idéologie et l’illusion, il ne peut s’agir que de l’illusion qui consiste à attribuer aux idées et aux
représentations des hommes une genèse et un développement indépendants des conditions
historico-sociales dans lesquelles ils vivent. Marx a insisté sur l’une des conséquences directes de
cette autonomisation de la sphère des représentations intellectuelles : leur prétention à
l’universalité525. Mais là n’est pas notre propos.
Ce qui nous intéresse dans cette approche, c’est bien plutôt le fait qu’elle manifeste une dualité
entre un réel et ses représentations. Cela conduit en tout naturellement à penser la vérité par
opposition à l’idéologie, et à tâcher de dégager les critères de scientificité d’un discours sur le
social — ce qui a fort séduit le critique russe du Messager européen, Maurice Block, que Marx cite
dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital526. Le problème est alors de savoir ce
qu’il en est exactement de cette position entendant rompre avec le sens commun pour se faire
savante. Ne tombe-t-elle pas sous le coup des critiques adressées par Bourdieu à celui qu’il appelle
« l’économiste “savant” » qui, tout en « dénonçant la prétention des agents économiques à posséder
523. Dans cette optique, l’idéologue est celui qui construit un système de pensée en ne s’appuyant que sur la seule logique des idées.
524. Lettre à F. Mehring du 14-07-1893. Et ailleurs : « Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce
processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie » (L.
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Éd. sociales, 1966, p. 78).
525. Dans la mesure où l’on s’imagine en effet que les idées relèvent d’une logique spécifique, il est difficile de ne pas les supposer comme valant en
elles-mêmes. Ainsi l’idéologue se figure-t-il que ce qu’il croit démontrer en en restant au seul niveau de la pensée vaut pour tous les hommes et pour tous les
temps.
526. « Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans
leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur
développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison à un autre . Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en
détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale… Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche
rigoureusement scientifique la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ
et de point d’appui. Pour cela, il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans
laquelle la première doit inévitablement passer, que les hommes y croient ou non, qu’ils en aient ou non conscience… Il envisage le mouvement social
comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la
conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins ». Et de conclure qu’« en se plaçant à ce
point de vue pour examiner l’ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d’une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude
exacte de la vie économique… La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la
croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx » (Le
Capital, 556-558. Nous soulignons).
- 131 -
une connaissance adéquate des mécanismes économiques », « revendique le monopole du point de
vue total sur le tout et s’affirme capable de transcender les points de vue partiels et particuliers des
groupes particuliers »527 ?
Si, déjouant les pièges de l’idéologie, le marxisme dit la vérité du social, il est clair que son
discours doit faire autorité, ce qui, avons-nous vu, est le signe de « la déchéance » du marxisme.
Mais la question qui nous occupe ici est davantage d’ordre théorique que pratique. Ce qui est en
cause dans la position de Marx est bien que sa théorie de l’idéologie conduit à mettre en évidence
une dualité telle que ce qu’il est convenu d’appeler l’infrastructure économique conditionne la
superstructure idéologique. Le problème que pose pareille approche, c’est qu’elle semble postuler
que l’homo sapiens est par nature homo œconomicus, ce qui est précisément l’affirmation de la
pensée réifiée du capitalisme528. Reprenons ici, afin d’en bien saisir l’enjeu, un exemple donné par
Castoriadis concernant la culture du maïs dans certaines tribus indiennes du Mexique « pour
lesquelles le travail agricole est vécu, non seulement comme un moyen d’assurer la nourriture,
mais à la fois comme moment du culte d’un dieu, comme fête, et comme danse » 529. Comment un
théoricien marxiste va-t-il réagir ici ? Ne va-t-il pas déclarer « que tout ce qui entoure les gestes
proprement productifs dans ces occasions n’est que mystification, illusion et ruse de la raison » ? Et
Castoriadis de noter qu’il faut alors « affirmer avec force que ce théoricien-là est une incarnation
beaucoup plus poussée du capitalisme que n’importe quel patron. Car non seulement il reste
lamentablement prisonnier des catégories du capitalisme, mais il veut leur soumettre toute le reste
de l’humanité, et prétend en somme que tout ce que les hommes ont fait et voulu faire depuis des
millénaires n’était qu’une ébauche imparfaite du factory system »530. Ce que Castoriadis conteste
ici, c’est que l’on puisse prétendre que « la carcasse de gestes constituant le travail productif au
sens étroit est plus “vraie” ou plus “réelle” que l’ensemble des significations dans lequel ces gestes
ont été tissés par les hommes qui les accomplissaient » ; ce qui revient à postuler « que la vraie
nature de l’homme est d’être un animal productif-économique » 531. Ce qui fait problème dans la
théorie marxiste, c’est donc sa tendance à chercher l’élément économique structurant toute activité
sociale. Il ne s’agit évidemment pas de nier qu’un « sens économique latent puisse être dévoilé
dans des actes qui apparemment n’en possèdent pas » ; mais plutôt de refuser d’y voir un sens
unique ou premier à quoi les autres pourraient se réduire — ce qui reviendrait à poser un invariant
527. Le sens pratique, op. cit., p. 48.
528. Nous verrons que c’est là également tâcher de retrouver un réel, des faits bruts, derrière l’ordre institué — comme si l’on pouvait saisir des éléments
du social en refusant de les appréhender à partir du social lui-même.
529. IIS, 41.
530. Ibid.
531. IIS, 42. Il faut bien voir qu’un tel postulat — qui est évidemment « totalement arbitraire » — impliquerait, s’il était vrai, « que le socialisme est
impossible à jamais ».
- 132 -
anthropologique qui, comme tel, serait anhistorique — afin de tenir compte du rôle des valeurs
propres à chaque culture532.
On retrouve bien l’axe de la mise en cause de la pensée économique de Marx, puisque c’est le
postulat selon lequel le mode de production capitaliste permet de saisir la vérité du monde social
qui est ici encore une fois dénoncé. Cette critique du préjugé économiste du marxisme n’est certes
pas chose nouvelle533, mais il semble bien, comme nous allons voir, que les conséquences qu’en tire
Castoriadis n’ont guère été formulées jusqu’ici.
Avant cela, il convient de souligner qu’au-delà d’une critique adressée à la pensée de Marx, il
s’agit ici d’une « critique de la connaissance de l’histoire ». En effet, il faut d’une part savoir gré à
Marx d’avoir posé « pour la première fois le problème de ce que l’on a appelé depuis le sociocentrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes les autres
de son propre point de vue) et tentait d’y répondre » ; et reconnaître, d’autre part que le paradoxe
voulant que Marx ait lui-même succombé au sociocentrisme est « constitutif de toute tentative de
penser l’histoire »534. Paradoxe qu’il ne s’agit toutefois nullement de déplorer, puisque comme
nous l’avons déjà précisé, l’ouverture au monde et à l’histoire n’est qu’à ce prix : « il est condition
positive, assure Castoriadis, c’est notre particularité qui nous ouvre l’accès à l’universel » ;
autrement dit, « c’est parce que nous sommes attachés à une vision, à une structure catégoriale, à
un projet donnés, que nous pouvons dire quelque chose de signifiant sur le passé » 535. Mais cela ne
relève évidemment en rien « du scepticisme ou du relativisme naïf » assurant que « ce que chacun
dit n’est jamais qu’une opinion, [ou qu’] en parlant on se trahit soi-même plutôt que l’on ne traduit
quelque chose de réel »536. Merleau-Ponty a du reste bien montré que refuser d’accorder une
conscience transcendantale à celui qui parle d’histoire, ne suppose aucunement que ce dernier
n’exprime qu’une position subjective : « la compréhension historique n’introduit pas un système de
catégories arbitrairement choisi, elle ne présume que de la possibilité pour nous d’avoir un passé
qui soit nôtre, de reprendre dans notre liberté l’œuvre de tant d’autres libertés, d’éclairer leurs
choix par les nôtres et nos choix par les leurs, de rectifier les uns par les autres, enfin d’être dans la
532. IIS, 41. « Que la pulsion “économique” — si l’on veut, le “principe de plaisir” tourné vers la consommation ou l’appropriation — prenne telle ou
telle direction, se fixe sur tel ou tel objectif et s’instrumente dans telle conduite, cela dépend de l’ensemble des facteurs en jeu. Cela dépend tout
particulièrement de son rapport à la pulsion sexuelle (al manière dont elle se “spécifie” dans la société considérée) et avec le monde des signification et des
valeurs créées par la culture où vit l’individu », assure Castoriadis faisant ici référence aux travaux de M. Mead..
533. C. Colliot-Thélène rappelle opportunément qu’une telle critique fut déjà exprimée par l’école historique allemande qui perçoit ce préjugé comme « la
source profonde de l’erreur des théoriciens du social » (Le désenchantement de l’État, Paris, Minuit, 1992, 113-14).
534. IIS, 50.
535. IIS, 51. Plutôt que de gloser sur le fait que Marx ait projeté les catégories capitalistes sur l’ensemble de l’histoire humaine, mieux vaut donc
reconnaître avec Castoriadis qu’« il est inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus
clairement, ce qui, dans une grande théorie, l’attache solidement à son époque particulière et l’y enracine. Mais c’est parce qu’elle est enracinée dans son
époque qu’une théorie est grande » (IIS, 50-51).
536. IIS, 49.
- 133 -
vérité »537.
Il nous paraît du reste que le refus du relativisme se manifeste chez Castoriadis justement dans et
par le fait de sa critique du marxisme, dans et par le fait qu’il récuse la manière dont ce dernier
appréhende le social, puisque nous soutenons que cette critique est menée au nom de l’histoire
effective, laquelle ne peut donc relever d’une vue arbitraire 538. Soulignons au passage que ce
faisant, Castoriadis retrouve la critique de l’idéalisme développée par Marx. Nous avons vu en effet
en abordant les points de méthode au chapitre précédent, que, pour ce dernier, la connaissance part
de formes phénoménales qu’il s’agit d’analyser afin de dégager les formes simples permettant la
reconstruction du concret pensé. Le risque est alors de croire à « une construction a priori »539 :
raison pour laquelle « Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la
pensée, qui se résorbe en soi, se meut par soi-même »540. À l’encontre d’une telle vue, Marx affirme
clairement un réalisme ontologique, assurant que si le concret pensé est bien « un produit de la
pensée, de l’acte de concevoir », il n’est nullement « le produit du concept qui s’engendrerait luimême, qui penserait en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation »541.
L’étonnant ici est que Castoriadis n’hésite pas à retourner cette critique contre Marx lui-même,
assurant que « l’idéalisme, et de l’espèce la plus crue et la plus naïve, se trouve en fait dans cette
tentative de réduire l’ensemble de la réalité historique aux effets de l’action d’un seul facteur, qui
est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait purement et simplement »542. Assurer le primat
de l’infrastructure économique, c’est ne pas voir que, comme le soulignait déjà Merleau-Ponty, «
l’histoire réalise un échange de tous les ordres d’activité, dont aucun ne peut recevoir la dignité de
cause exclusive »543.
537. Les aventures de la dialectique, op. cit., pp. 34-35.
538. « La reconnaissance de ce degré d’arbitraire conduit le plus souvent à un extrême pseudo-criticisme (que rejoignent le positivisme et le
pragmatisme) : “les faits sont taillés par la conscience dans la matière amorphe du donné”, l’historien (comme le physicien) imposerait souverainement à un
matériel chaotique une organisation dont il ne tirerait les principes que des exigences de sa conscience théorétique. Cette vue est intenable déjà lorsqu’il
s’agit de la considération la nature, où la conscience ne peut tailler ni n’importe quoi ni n’importe comment (…). Elle devient simplement absurde lorsqu’il
s’agit de la société et de l’histoire » (EMO 1, p. 27). Même si Castoriadis ne le précise pas, la citation qu’il fait semble bien tirée d’un célèbre article
d’Édouard Le Roy, intitulé Science et métaphysique publié sur plusieurs numéros dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 1899 (tome VII, p. 517).
539. « À l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien
intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de
la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori » (Postface à la deuxième allemande du Capital,
p. 558).
540. Introduction de 1857, p. 255.
541. Id., 256. On peut lire plus avant dans le même texte, « le concret est concret, parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de
la synthèse. C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le processus de la synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, encore
qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de l’intuition et de la représentation » (Id., 255. Nous soulignons).
542. IIS, 32.
543. Résumés de cours, op. cit., p. 44.
- 134 -
2) Le principe méthodologique
L’idée centrale de Castoriadis, quant à notre propos, est donc de refuser d’attribuer une
signification historique uniforme aux pratiques des hommes sous peine de postuler un invariant,
une motivation fondamentale de l’être humain ; ce qui contredirait justement l’idée même de
signification historique. C’est bien là du reste le fond de la critique adressée au marxisme : le fait
de dissocier l’infrastructure de la superstructure, pour faire de la seconde un simple reflet de la
première, rate la dimension symbolique qui donne accès au monde. Mais qu’est-ce à
dire exactement ?
Le rappel succinct d’une critique développée par Lefort quant à la manière dont Marx et Engels
pensent la division du travail peut nous permettre de mieux le comprendre. Analysant cette division
dont l’importance tient au fait que, séparant les activités sociales de production matérielles des
activités intellectuelles, elle se trouve à la source de l’idéologie, les auteurs de L’idéologie
allemande assurent qu’originairement elle était division du travail dans l’acte sexuel. Lefort n’a
alors guère de peine à faire remarquer que « la thèse suppose ce qui précisément échappe à
l’explication : un partage des sexes tel que les partenaires s’identifieraient naturellement comme
différents, donc élèveraient naturellement à la réflexion cette différence et se représenteraient
comme homme et femme »544. On comprend qu’il est parfaitement illusoire de chercher des faits
bruts à la base du social puisque celui-ci est toujours déjà-là, de sorte que, comme le souligne
Castoriadis « tout ce qui se présente à nous, dans le monde social-historique, est indissolublement
tissé au symbolique »545. Nous reviendrons dans la deuxième partie de ce travail sur la notion de
symbolique afin de voir, notamment, comment Castoriadis la relie à celle d’imaginaire. Qu’il
suffise ici de souligner que l’affirmation du primat de la société met l’accent sur le fait que celle-ci
est institution au sens fort du terme, institution de significations qui la structurent et lui donnent sa
spécificité : « Toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui
sont spécifiques », assure Castoriadis546.
Resterait maintenant à saisir ce qu’il en est de telles significations en commençant par en
chercher l’origine. Mais le problème s’exprime alors dans toute sa profondeur. Car, si l’histoire
544. Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 498.
545. IIS, 174. Castoriadis précise que cela ne signifie pas « qu’il s’y épuise ». « Les actes réels, individuels ou collectifs — le travail, la consommation, la
guerre, l’amour, l’enfantement —, les innombrables produits matériels sans lesquels aucune société ne saurait vivre un instant, ne sont pas (pas toujours, pas
directement) des symboles. Mais les uns et les autres sont impossibles en dehors d’un réseau symbolique ».
546. CL 4, 127.
- 135 -
apparaît d’abord comme le lieu des actions conscientes des hommes, « cette évidence se renverse
aussitôt dès que l’on y regarde de plus près »547. On sait en effet, au moins depuis Hegel, que « les
résultats réels de l’action historique des hommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que les acteurs
avaient visés ». Soit par exemple la société capitaliste : il n’est guère besoin de se plonger dans les
immenses travaux qui, de Max Weber à Fernand Braudel, l’ont prise pour objet d’étude pour se
rendre compte de l’impossibilité de rapporter son émergence à des actions clairement définies.
Castoriadis résume fort bien la chose du reste : « Des centaines de bourgeois, visités ou non par
l’esprit de Calvin et l’idée d’ascèse intramondaine, se mettent à accumuler. Des milliers d’artisans
ruinés et de paysans affamés se trouvent disponibles pour entrer dans les usines. Quelqu’un invente
une machine à vapeur, un autre un métier à tisser. Des philosophes et des physiciens essaient de
penser l’univers comme une grande machine et d’en trouver les lois. Des rois continuent de se
subordonner et d’émasculer la noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus
et des groupes en question poursuit des fins qui lui sont propres, personne ne vise la totalité sociale
comme telle. Pourtant le résultat est d’un tout autre ordre : c’est le capitalisme ».
On peut certes accorder « aux grands événements historiques, cette apparence, qui est plus
qu’apparence, d’une tragédie admirablement calculée et mise en scène », cela ne permet guère de
savoir ce qui peut bien donner « au nombre incalculable de gestes, d’actes, de pensées, de
conduites individuelles et collectives qui composent une société cette unité d’un monde, où un
certain ordre (ordre de sens, pas nécessairement de causes et d’effets) peut toujours être trouvé tissé
dans le chaos ». Ainsi, comme le souligne Castoriadis, « ce qui pose un problème central, c’est que
ces résultats que personne n’avait voulus comme tels, se présentent comme “cohérents” d’une
certaine façon, possèdent une “signification”, et semblent obéir à une logique qui n’est ni une
logique “subjective” (portée par une conscience, posée par quelqu’un), ni une logique “objective”,
comme celle que nous croyons déceler dans la nature »548.
La difficulté résulte bien de la cohérence constatée de chaque société ; cohérence « que personne
ni rien ne voulait ni ne garantissait ». L’originalité de Castoriadis, ici, tient justement dans la prise
au sérieux cette difficulté et au refus de la réduire. « Cette signification, déjà autre que la
signification effectivement vécue pour les actes déterminés d’individus précis, pose, comme telle,
un problème proprement inépuisable. Car il y a irréductibilité de la signification à la causation ».
La radicalité d’une telle position peut surprendre, et ne va pas sans poser problème comme nous
allons voir ; elle doit se comprendre toutefois comme découlant logiquement de la prise en compte
de la dimension créatrice de l’histoire. « L’histoire est création, ce qui veut dire : émergence de ce
qui ne s’inscrit pas dans ses “causes”, ses “conditions”, etc., de ce qui n’est pas répétition (…), de
547. IIS, 66. Les références à venir ne faisant l’objet d’aucun appel de note sont toutes extraites des pages 66 à 71 du même ouvrage.
548. Les guillemets employés par Castoriadis ici traduisent bien les limites de la pensée qui ne peut qu’user de termes pourtant inadéquats.
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ce qui est au contraire position de nouvelles formes et figures, de nouvelles significations, c’est-àdire auto-institution. Pour le dire en termes plus étroits, plus pragmatiques, plus opérationnels : la
spontanéité est l’excès de l’“effet” sur la “cause” »549.
On comprend alors pourquoi Castoriadis assure qu’il est « absolument indifférent » que le
capitalisme, par exemple, « ait été parfaitement déterminé par l’ensemble des causes et des
conditions ». On peut en effet toujours admettre qu’il est possible, pour tous les faits qui
caractérisent le capitalisme — « jusques et y compris pour la couleur des chausses de Colbert » —,
de dégager « toutes les connexions causales multidimensionnelles qui les relient les uns aux autres
et (qui les relient) tous aux conditions initiales du système », le problème de sa cohérence n’est pas
résolu pour autant. C’est pourtant cela qui est central : le fait qu’« il y a bel est bien une sorte
d’entité historique qui est le capitalisme », le fait qu’il soit immédiatement possible de reconnaître
« dans tel phénomène un phénomène de cette culture, qui nous fait classer immédiatement dans
cette époque des objets, des livres, des instruments, des phrases dont nous ne connaîtrions rien par
ailleurs, et qui en exclut tout aussi immédiatement une infinité d’autres ». Soulignons au passage
que nous avons là l’explicitation de la notion de symbolique qui veut que le sens entier du système
se trouve représenté dans un élément particulier de la pratique sociale 550.
Il est bien sûr possible de rendre compte d’une multitude d’éléments à l’œuvre dans la
structuration du social, ou, pour le dire avec Castoriadis, d’« opérer une énorme réduction
causale ». C’est du reste ce à quoi s’attache l’étude d’une société. Mais il est vain d’espérer jamais
« expliquer la cohérence comme produit d’une série de processus de causation » puisque cela
« présuppose la cohérence à l’origine des virtualités de l’ensemble de ces processus comme tel ».
On objectera peut-être que l’on pose ici un faux problème dans la mesure où toute société doit être
cohérente la cohérence. Mais « cette idée, pour importante qu’elle soit, ne clôt pas non plus la
discussion » assure Castoriadis ; elle suggère en effet que la cohérence sociale résulte d’un
« processus de “tâtonnements et d’erreurs” où auraient seules subsisté, par une sorte de sélection
naturelle, les sociétés “viables” ». Une telle vue, qui déjà en biologie « ne paraît pas suffisante pour
répondre au problème de la genèse des espèces », n’a guère de portée en histoire puisque « le
problème se pose à un niveau antérieur » : la cohérence doit en effet être là d’emblée. Ce qui
permet de saisir que le problème ne concerne pas seulement l’ordre d’une société donnée, mais
549
. La source hongroise, CS, 382-83.
550. Ce que manifeste très clairement V. Descombes à partir de l’exemple de la voiture : « Il est hâtif de dire que la voiture existe », fait-il remarquer.
« En réalité, ce qui existe isolément est une ferraille, laquelle est tout ce qui reste de la voiture si on prive cette dernière de l’ Umwelt qu’elle requiert ». Ce
dernier se compose d’« un réseau routier, des pompes à essence, etc., mais aussi [de] toutes les institutions humaines sans lesquelles les pompes ne seraient
pas approvisionnées, ni les routes en état d’être utilisées. Or ce système institutionnel (…) suppose à tout instant le respect d’entités “fictives” telles que ma
voiture (…) ou ma priorité de passage au carrefour » (Un renouveau philosophique, in : Busino G. (dir.), Autonomie et autotransformation de la société. La
philosophie militante de Cornélius Castoriadis, Genève, Droz, 1989, p. 73).
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également la succession des sociétés historiques.
Il faut donc l’admettre : l’avènement du social soulève une difficulté inépuisable tenant à
l’irréductibilité de la signification à la causation. Énoncé qui doit être tenu pour un véritable
principe méthodologique, lequel conduit à refuser les explications « analytiques » s’appuyant sur le
principe de raison et manifeste clairement les limites de la pensée héritée.
3) Du principe méthodologique à la thèse ontologique
Mesurons bien la portée de la position de Castoriadis en ce qui concerne la connaissance
historique. Celle-ci, nous venons de le voir, met l’accent sur les limites de l’explication causale
conduisant à faire le deuil d’une explication intégrale du social. C’est dire qu’il s’agit de se
déprendre de ce qu’il nomme « l’illusion de rationalisation rétrospective »551.
La formule semble bien viser Hegel qui, comme on sait, compare dans la préface des Principes
de la philosophie du droit la philosophie avec la chouette de Minerve : de même que celle-ci « ne
prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule », celle-là, « en tant que pensée du monde »,
« n’apparaît dans le temps qu’après que l’effectivité a achevé son procès de culture et est venue à
bout d’elle-même »552. Que veut dire Hegel ici, sinon que le sens, qu’occultent le bruit et la
fureur553 du cours du monde, émerge une fois le calme revenu ? Loin d’admettre que tout ce qui
advient est significatif, loin de nier la contingence donc, Hegel assure au contraire l’irréductibilité
du réel empirique au concept. Aussi Gérard Lebrun a-t-il bien raison de souligner qu’avec Hegel
« il ne s’agit plus, comme dans les théodicées naïves de trouver une justification à chaque
événement »554. La pensée hégélienne opère en effet une distinction fondamentale entre « la réalité
pure et simple, le pur donné phénoménal », comme dit Bernard Bourgeois, et l’effectivité
[Wirklichkeit], c’est-à-dire « la réalité en tant que faite par un agir efficient [wirken] comme tel
assuré, car réglé par un principe, et qui procède donc de la raison »555. Ce que Hegel identifie au
rationnel, c’est bien l’effectif, non le simple réel partiellement contingent556 ; effectif qui ne procède
pas de l’agir d’un sujet transcendantal laissant de côté la chose en soi, mais de l’esprit. Ce
qu’exprime admirablement un passage de la préface de la Phénoménologie de l’esprit : « l’esprit en
formation mûrit lentement et silencieusement en direction de sa nouvelle figure, désintègre
551. IIS, 74.
552. Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 106.
553. « Life. It is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, /Signifying nothing » (Shakespeare, Macbeth. Acte V, scène V).
554. G. Lebrun, L’envers de la dialectique, Paris, Le Seuil, 2004, p. 44.
555. B. Bourgeois, Hegel, Paris, Ellipses, 1998, p. 57.
556. « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel » (Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 104).
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morceau après morceau l’édifice de son monde antérieur (...) cet émiettement continu qui n’altérait
pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil, qui en un éclair,
dessine en une fois la forme du nouveau monde »557.
C’est donc bien dans l’après-coup, une fois que les effets d’un événement donné se sont
suffisamment fait sentir, qu’il est possible de discriminer l’effectif du contingent. Et si Hegel
assure que seule la pensée dialectique est à même de saisir l’effectivité, c’est qu’elle est seule
capable de le comprendre. Cela tient au fait qu’elle a su « appréhender le Vrai, non comme
substance, mais précisément comme sujet »558. Cette thèse est illustrée par l’exemple célèbre de la
plante qui, une, ne se donne à connaître que sous des formes différentes : elle est bouton, fleur ou
fruit, et l’on peut bien dire que ces formes sont « mutuellement incompatibles ». Mais, puisqu’il
s’agit à chaque fois de la même plante, il faut voir ces formes comme « des moments de l’unité
organique dans laquelle (…) l’une est aussi nécessaire que l’autre », ce qui seul constitue « la vie
du tout »559. Cet exemple montre bien que, pour Hegel, la logique du développement historique est
celle d’une identité différenciée tendant toujours à se retrouver. « La substance vivante, explique
ainsi la préface de la Phénoménologie de l’esprit, est l’être qui est sujet en vérité ou, ce qui signifie
la même chose, est l’être qui est effectivement réel en vérité mais seulement en tant que cette
substance est le mouvement capable de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son devenir
autre et soi-même. Comme sujet elle est la pure et simple négativité ; c’est pourquoi elle est la
scission du simple en deux parties (…) qui a son tour est la négation de cette diversité indifférente
et de son opposition ». De sorte que « c’est seulement cette égalité qui se restaure (…) qui est le
vrai »560. Partant, on saisit le sens de l’affirmation fameuse selon laquelle « le vrai est le devenir de
soi-même, le cercle qui présuppose son terme comme but et l’a au commencement, et qui n’est
effectif que moyennant la réalisation détaillée et ce terme de lui-même » 561. Ainsi, comme
l’étymologie le souligne, la pensée “dia-lectique” entend rassembler ou restaurer ce qui a été séparé
ou divisé. Mais c’est justement ce pourquoi Castoriadis assure qu’elle est incapable d’appréhender
le nouveau radical562 : elle pense seulement la différence d’une unité éclatée.
557. Phénoménologie de l’esprit, Préface, § 11 ; trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1977, p. 12.
558. Phénoménologie de l’esprit, Préface, § 17, op. cit., p. 17.
559
. Phénoménologie de l’esprit, Préface, § 2, op. cit., p. 6.
560. Id., § 18. « Et non une unité originaire comme telle, ou une unité immédiate comme telle » (§ 18), précise Hegel qui vise ici expressément Schelling,
accusé de « donner son l’absolu pour la nuit dans laquelle, comme on a coutume de dire, toutes le vaches sont noires » (§ 16), c’est-à-dire de dissoudre toutes
les déterminations dans l’identité vide de l’absolu avec lui-même (A = A).
561. Ibid., § 18.
562. La lecture que fait Castoriadis de la pensée hégélienne de l’histoire rejoint celle de Lukács qui assurait que, selon cette dernière, « le processus
historique a, en tant que totalité un but, à savoir son autosuppression, son retour à l’identité eu sujet et de l’objet (…). La reprise de l’histoire par le sujet
absolu est donc une suppression du temps, ce qui constitue une conséquence rigoureuse de la suppression de l’objectivité. Par cet ensemble d’éléments le
processus dialectique de l’histoire n’est cependant pas seulement placé entre deux limites mystiques (…) mais le début et la fin du processus historique luimême doivent nécessairement coïncider, c’est-à-dire que la fin de l’histoire doit exister, préformée, dès son début (…). Il s’agit essentiellement d’une
- 139 -
Insistons ici tant il importe de distinguer le nouveau et le différent. Si l’ellipse peut être dite
différente du cercle, il faut reconnaître que la Divine comédie et l’Odyssée sont autres, tout comme
la société capitaliste est autre que la société féodale, explique Castoriadis. On perçoit mieux sans
doute ce qui le pousse à prévenir l’amalgame des deux termes : une ellipse est constituée des
mêmes points que le cercle, mais agencés de manière différente, de sorte qu’elle peut bien provenir
de ce dernier ; le nouveau ou l’autre, au contraire, ne peut jamais être produit à partir « de loi ou de
groupes de lois identitaires »563. Ainsi, l’autre — et c’est bien en cela que Castoriadis le distingue
du différent — n’est dérivé d’aucun être déterminé, ne provient de rien : il ne pro-vient pas, il advient ; il est manifestation de la création, il est création. Or, étant entendu que selon Castoriadis la
création divine est une pseudo création puisque « le monde “créé” est nécessairement créé, ne
serait-ce que comme effet nécessaire de la nécessaire essence de Dieu » 564, il faut reconnaître les
limites de la pensée héritée dont l’incapacité à saisir la création résulte de l’incapacité à saisir le
temps véritable.
Nous reviendrons sur la question du temps ; il importe ici seulement de souligner avec Jean-Marc
Ferry que Castoriadis passe ici d’une thèse méthodologique qui affirme l’irréductibilité de la
signification à la causation, à une thèse ontologique qui affirme que l’être est temps, et que le
temps est création565. Mais, à la vérité, il n’y a rien qui doit étonner dans la mesure où Castoriadis a
toujours fait sien le refus hégélien de séparer la méthode du contenu, même s’il est remarquable
qu’il retourne cette thèse contre Hegel et Marx en leur reprochant de prétendre soumettre l’histoire
à la raison de son évolution. Refuser de dissocier la thèse méthodologique de la thèse ontologique,
c’est en effet, pour Castoriadis, affirmer avec force la contingence de chaque figure socialhistorique, c’est-à-dire l’autonomie existentielle des significations qui la structurent.
Il convient ici d’anticiper sur une objection probable. Cette thèse de Castoriadis ne conduit-elle
pas admettre possible l’advenu de n’importe quelle figure à n’importe quel moment de l’histoire,
de sorte que la société capitaliste pourrait, par exemple, céder place à une organisation proche de
celle du monde féodal ? Castoriadis moquerait une telle suggestion qui fait fi de tout processus
causal — ce qui, comme nous savons, n’est pas son cas. L’affirmation de la création en histoire
n’interdit nullement de reconnaître que toute signification « apparaît comme l’existence simultanée
d’un ensemble infini de possibles et d’un ensemble infini de d’impossibles donnés pour ainsi dire
autosuppression de histoire. L’histoire est transformée en la simple réalisation d’un but présent dès le début dans son sujet, dans son esprit. » (Le jeune
Hegel, trad. G. Haarcher et R. Legros, Paris, Gallimard, 1981, tome 2, p. 355 et 357). Pour une lecture critique de cette interprétation, voir B. Mabille, Hegel
à l’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, section 5 et le § 3 de la section 8.
563. IIS, 291.
564. IIS, 292-93.
565. Voir J. M. Ferry, Habermas. L’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987, p. 451.
- 140 -
d’emblée »566. Remarque qui ne vaut évidemment pas comme reconnaissance implicite du fait que
ce qui est existentiellement indéterminé reste logiquement déterminable comme le pensait Hegel.
Car même si elle parvient à éclairer une évolution historique, l’explication reste toujours
incomplète : « une critique historique concrète peut évidemment contribuer à “rendre intelligible”
(ex post, et on ne saurait oublier les problèmes sans fin qu’entraîne cette clause) une partie
considérable de l’enchaînement des événements, des actions des hommes, et de leurs réactions, etc.
Elle ne permet jamais de sauter de cette description et de cette compréhension partielle des
situations, motivations, actions, etc., à l’“explication du résultat” » 567. La position de Castoriadis se
manifeste donc dans toute sa radicalité, qui interdit de distinguer entre la logique et la dynamique
de l’histoire et conduit à l’abandon du principe de raison en histoire.
Résumons. Castoriadis entend rendre compte de la nouveauté émergeant au cours du temps, sans
verser dans l’irrationnel pour autant. Ce qui le conduit à reconnaître qu’« il y a du causal, dans la
vie sociale et historique », et donc « qu’il y a du “rationnel subjectif” » et « du “rationnel
objectif” », et même « du “causal brut” », tout en refusant d’« intégrer ces dynamiques partielles à
un déterminisme total du système »568. La nouveauté suppose en effet qu’il y a également du noncausal à l’œuvre dans le développement historique. « Ce non-causal apparaît à deux niveaux »,
assure Castoriadis. « Le premier, qui nous importe le moins ici, est celui des écarts que présentent
les comportements réels des individus relativement à leurs comportements typiques ». Cela ne
permet toutefois pas de contester vraiment le schéma déterministe puisque « si ces écarts sont
systématiques, ils peuvent être soumis à une investigation causale ; s’ils sont aléatoires, ils sont
passibles d’un traitement statistique »569. La référence faite à la théorie cinétique des gaz,
manifeste, si besoin était, que Castoriadis ne conteste nullement la valeur de la pensée scientifique.
Il refuse simplement d’appliquer seulement de dire qu’une approche de cet ordre épuise
entièrement le domaine du social et de l’histoire, au sein duquel apparaît une autre forme de noncausal. Celui-ci n’est « pas simplement “imprévisible”, mais créateur » ; il s’exprime « comme
position d’un nouveau type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale,
comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme — bref, comme surgissement ou
production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente »570. La prise en compte
de cette forme de non-causal conduit logiquement à affirmer l’irréductibilité de la signification à la
causation ; que celle-ci soit objective comme chez Marx ou subjective en raison du primat du social
— rapporter la signification à la motivation des hommes reviendrait à faire de la société le produit
566. IIS, 67.
567. La source hongroise, CS, 384.
568. IIS , 63-64.
569. IIS, 65.
570. IIS, 65.
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d’interactions entre individus, ce que conteste très vivement Castoriadis 571. Cela pose, bien entendu,
un grave problème en ce qui concerne le projet d’autonomie, lequel suppose que les hommes
puissent, d’une manière ou d’une autre, maîtriser leur devenir. Nous y reviendrons.
Ce qui importe pour l’heure tient à la reconnaissance de l’émergence du nouveau dans l’histoire,
permise par une réelle attention au réel effectif, et, simultanément à la prise de conscience que les
philosophies de l’histoire interdisent sa saisie. Se dessine par là un véritable programme de
recherche : il convient en effet de rendre compte des raisons d’un tel échec, tout en proposant une
approche nouvelle de la question de l’histoire à partir d’une réflexion sur les conditions
d’apparition de la nouveauté.
III. La modernité repensée
Avant d’entreprendre l’étude de ce programme, il semble de bonne méthode de juger au
préalable de la pertinence des critiques formulées par Castoriadis à l’encontre de la pensée
dialectique en prêtant attention aux analyses concrètes développées par Hegel en ce qui concerne
l’histoire. Et il n’est pas meilleur exemple, nous semble-t-il, que son approche de la modernité.
Comme le souligne Habermas en effet, non seulement Hegel a été « le premier a ériger en
problème philosophique la rupture de la modernité avec les suggestions normatives du passé qui lui
sont étrangères », mais « cette question prend une forme si aiguë » pour lui qu’il « peut
l’appréhender en tant que problème philosophique et même en faire le problème fondamental de sa
philosophie »572.
Les difficultés liées à l’analyse hégélienne nous confirmerons la validité de la thèse de
Castoriadis et nous conduirons à saisir, derrière ce que Hegel dégage comme le principe unique des
temps nouveaux, une double tendance dont les deux éléments constitutifs de la pensée de Marx ne
sont que le reflet.
1) Rappel du modèle d’interprétation dominant
Si l’on en croit Hegel, quiconque entend saisir la réalité de son époque doit se tourner vers la
philosophie puisque sa « tâche » est justement de « conceptualiser ce qui est ». Car la philosophie
571. Castoriadis insiste sur le fait qu’« aucune “coopération” de sujets ne saurait créer le langage » (CL 3, 114).
572. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d’homme, Paris, Gallimard, 1986, pp. 18-19.
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est fille de son temps. Mieux, elle « est son temps appréhendé en pensées »573. C’est bien pourquoi
l’auteur des Principes de la philosophie du droit la compare à la chouette de Minerve : de même
que celle-ci ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit, la philosophie vient toujours après la
bataille, si l’on peut dire, et pour faire les comptes. « En tant que pensée du monde, elle n’apparaît
dans le temps qu’après que l’effectivité a achevé son procès de culture et est venue à bout d’ellemême »574. Il n’y a donc rien d’étonnant à apprendre que « ce n’est qu’au cours du XVIII e siècle
que le seuil historique se situant autour de 1500 a été (...) rétrospectivement perçu comme un
renouveau », comme le souligne Habermas575.
Rappelons brièvement que l’Occident chrétien vécut à cette époque une crise profonde marquée
par la découverte du nouveau monde, la Renaissance et la Réforme — crise qui engendra son
basculement dans ce que l’on a coutume d’appeler la modernité. C’est le moment du passage « du
monde clos à l’univers infini » pour reprendre la belle expression d’Alexandre Koyré, signifiant un
changement de paradigme, de modèle de représentation du monde. La vision d’un cosmos —
totalité close et hiérarchisée ordonnée par un principe transcendant faisant de l’homme le centre
d’un système dont le sens se laissait découvrir par qui savait lire dans le grand Livre du monde 576
—, laisse place à celle d’univers sans limite, homogène et autonome, délaissé de Dieu ; un univers
dont « le silence éternel des espaces infinis » saisit d’effroi ceux qui, comme Pascal, en perçoivent
la réalité577.
On mesure l’ampleur de la crise, et l’on comprend du même coup les louanges adressées par
Hegel à Descartes pour avoir combattu le scepticisme en affirmant la puissance de la raison. C’est
avec lui en effet que « nous entrons proprement dans une philosophie autonome qui sait qu’elle
vient de la raison en toute autonomie et que la conscience de soi est un moment essentiel du vrai » :
« ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous et nous pouvons enfin tel un marin, après un
573
. HegeL, PPD, préface, p. 106.
574
. PPD, préface, 107.
575
. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 6.
576. « Dans l’Antiquité, l’univers avait une forme et un centre ; son mouvement obéissait à un rythme cyclique et cette figure rythmique fut, au long des
siècles, l’archétype de la cité, des lois et des œuvres. L’ordre politique et celui du poème, les fêtes publiques et les rites privés — la discorde elle-même et les
transgressions de la règle universelle — étaient des manifestations du rythme cosmique. Puis la figure du monde s’élargit : l’espace se fit infini ou transfini ;
l’année platonique se convertit en succession linéaire, sans fin ; et les astres cessèrent d’être l’image de l’harmonie cosmique (…). Un temple maya, une
cathédrale médiévale ou un palais baroque étaient plus que des monuments : des points sensibles de l’espace et du temps, des observatoires privilégiés d’où
l’homme pouvait contempler le tout et l’au-delà du monde. Leur orientation correspondait à une vision symbolique de l’univers ; la forme et la disposition de
leurs parties ouvraient une perspective plurale, véritable carrefour des chemins visuels : vers le bas et vers le haut, vers les quatre coins de l’horizon. Un point
de vue total sur la totalité » (O. Paz, L’arc et la lyre, trad. R. Munier, Paris, Gallimard, 1965, 349-354).
577
. B. Pascal, Pensées, éd. Brunschwig, n° 206. Voir aussi la pensée n° 693 : « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant l’univers
muet et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il
deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et
qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d’en sortir ».
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long périple sur une mer déchaînée, crier : terre ! Descartes est un de ces hommes qui ont tout
repris par le commencement, et c’est avec lui que débutent la culture, le penser des temps
modernes »578. Si l’œuvre de Descartes est ainsi vue comme inaugurale, c’est que s’affirme en et
par elle le principe même de ces temps nouveaux ; à savoir la subjectivité579.
Rappelons que, selon Hegel, ce principe s’est imposé à partir de trois événements majeurs de
l’histoire de l’Occident : La Réforme — avec elle « la religion chrétienne a déposé son contenu
dans les âmes ». « Tout n’a de valeur qu’appréhendé dans le cœur et non en tant que chose. Le
contenu cesse d’être quelque chose d’objectif. Dieu est donc seulement dans l’esprit et non pas audelà »580 ; Les Lumières — qui permirent « à l’encontre de la foi sur autorité (de) poser la
souveraineté du sujet par lui-même » et que « les lois de la nature (soient) reconnues comme le lien
unique unissant l’intérieur à l’extérieur »581 ; la Révolution française — laquelle proclame les droits
de l’homme et du citoyen, ce qui signifie que l’on « recherche le droit dans l’homme lui-même et
dans son histoire » et non plus dans l’Ancien Testament, lequel était jusqu’alors « la source de tous
les principes du droit politique »582. Ainsi, comme le précise Habermas, dans la modernité, « la vie
religieuse, l’État et la société ainsi que la Science, la morale et l’art se changent en autant
d’incarnations du principe de subjectivité »583 ; de sorte que l’on peut bien affirmer que « sa
structure, en tant que telle, est saisie dans le cogito ergo sum de Descartes et dans la figure de la
conscience de soi absolue chez Kant »584.
Point n’est ici besoin de s’attacher à rendre compte des raisons pour lesquelles Hegel entend
proposer l’Aufhebung de cette modernité qui, si elle a su mettre la liberté de la subjectivité en
avant, s’est appuyée sur une pensée du jugement, c’est-à-dire sur le seul entendement — der
Verstand — et n’a pas su reconnaître la véritable raison — die Vernunft. Disons seulement qu’il
explique par là la fausse victoire de l’Aufklärung sur la religion. La limitation kantienne de toute
connaissance au champ de l’expérience possible conduit en effet la raison à « poser le meilleur en
elle-même comme un au-delà dans une croyance lui étant supérieure » 585. Portant l’opposition du
578
. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 6, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1379. Cité LHP, 6.
579
. « Le principe du monde moderne est, en général, la liberté de la subjectivité. Selon ce principe, tous les aspects essentiels donnés dans la totalité
spirituelle se développent pour obtenir leurs droits respectifs. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 273, add., trad. Derathé R, et Frick J.P, Paris,
Vrin, 1986, p. 283).
580
. LHP, 6, pp. 1245 et 1247.
581
. Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 19, 336. « On opposa les lois de la nature à l’immense superstition de l’époque,
ainsi qu’à toutes les formidables puissances étranges que l’on ne pouvait vaincre, pensait-on, que par la magie. (...) L’on contesta ainsi tous les miracles : car
la nature est maintenant un système de lois connues et reconnues ; l’homme y est chez lui et ce où il est chez lui compte seul ; la connaissance de la nature le
rend libre » (Ibid.).
582
. LHP, 6, pp. 1252-53.
583
. Habermas, op. cit., 21. Cf. : Hegel, PPD, § 106 et Enc., § 503.
584
. Ibid.
585
. Hegel, Foi et savoir, trad. A. Philonenko et C. Lecouteux Paris, Vrin, 1988, p. 92. Cité FS.
- 144 -
fini et de l’infini à son paroxysme, elle interdit l’accès au savoir absolu, laissant du même coup le
champ libre à la foi586. D’où l’ironie acerbe de Hegel à l’égard de ce qu’il juge inacceptable : « ce
fait qui autrefois valait pour la mort de la philosophie, je veux dire que la Raison dût renoncer à son
existence dans l’Absolu, s’en exclure entièrement et ne se rapporter à lui que négativement, devint
ainsi le point suprême de la philosophie, et c’est par cela que le néant de l’Aufklärung devint
système ». Ainsi, « la science et le sens commun se renforçant l’un l’autre pour provoquer le déclin
de la métaphysique, cela parût donner le spectacle étrange d’un peuple cultivé dépourvu de
métaphysique »587.
Au-delà de ces raisons, ce qui importe à notre propos est le fait que Hegel voit la subjectivité
comme le principe normatif de la modernité et la pensée de Descartes comme un commencement.
L’analyse de Hegel est fort cohérente. La reprise qu’en fera Heidegger semble en outre lui
donner toute légitimité. L’affirmation pourra paraître étonnante dans la mesure où l’histoire
heideggérienne de l’Etre semble loin de l’histoire hégélienne de l’Esprit régie par le développement
logique de l’Idée. Pourtant, comme le souligne Michel Haar, « s’il est vrai que pour Heidegger ce
n’est pas la Raison qui gouverne l’Histoire, ce n’est pas non plus le hasard ou le destin aveugle.
L’enchaînement des époques obéit à une nécessité inflexible et cohérente qui, écrit-il “est comme
une loi et une histoire logique” »588. Aussi, nous semble-t-il possible de dire que l’approche
hégélienne d’une modernité structurée par la subjectivité sera reprise par Heidegger, comme sera
reprise sa périodisation ; même si l’appréciation portée sur l’affirmation de la subjectivité sera
différente589.
Resterait toutefois à lever certaines difficultés qu’une telle analyse ne manque pas de susciter.
Peut-on vraiment admettre que la liberté subjective soit le propre des Temps Modernes ? N’est-elle
pas déjà présente depuis l’aube grecque ? Hegel n’en disconviendrait pas du reste, lui qui comprend
le stoïcisme comme le nom de « la liberté de la conscience de soi, émergeant dans sa manifestation
consciente d’elle-même au cours de l’histoire »590 et voit dans Socrate « le principe de l’intériorité,
586
. Parlant des philosophies de Kant, Jacobi et de Fichte, Hegel affirme qu’en elles « subsiste l’être absolu du fini et de la réalité empirique, et de
l’opposition de l’infini et du fini (...). Subsiste au-dessus de cette finitude absolue et de cette infinité absolue l’Absolu comme un vide de la raison, de
l’inintelligibilité rigide et de la foi qui, en soi dépourvue de raison, s’appelle rationnelle parce que cette raison bornée à son opposition absolue reconnaît audessus de soi quelque chose de plus élevé dont elle s’exclut » (FS, 97).
587
. FS, 92.
588
. Le chant de la terre, Paris, L’Herne, 1985, p. 143. Nous soulignons. Signalons toutefois que la thèse de M. Haar d’un modèle hégélien de l’histoire
de l’Etre est refusée par B. Mabille. Voir : Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris, Vrin, 2004, pp. 87-108.
589. Nous renvoyons à : P. Mengue, La philosophie au piège de l’histoire, Paris, Éditions de la différence, 2004, pp. 85-163 ; texte auquel nous nous
référons partiellement en ce qui concerne le raisonnement qui suit.
590
. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 1, p. 169.
- 145 -
l’indépendance absolue de la pensée en soi, [qui] est parvenu à s’exprimer librement » 591.
2) Limites de la lecture hégélienne
L’impression de contradiction qui se dégage ici invite à suivre d’un peu plus près le
raisonnement hégélien. Nous savons que dans la Phénoménologie de l’esprit, le stoïcisme n’est
qu’un nom pour désigner un type de rapport que la conscience de soi entretient avec sa propre
intériorité. C’est pourquoi Hegel, parlant du stoïcisme, assure que « son principe est que la
conscience est essence pensante, et qu’une chose a pour la conscience une valeur d’essentialité, ou
elle est pour elle vraie et bonne, uniquement quand la conscience se comporte à son égard comme
essence pensante »592. Quelque soit la situation dans laquelle on se trouve, on peut toujours se
rapporter à soi ; la sagesse stoïcienne consistant précisément dans le fait de vivre conformément
avec soi-même. C’est là du reste sa grandeur, mais sa limite aussi, car la cohérence avec soi n’est
qu’une forme vide qui peut se vivre dans n’importe quelle situation concrète et que chacun peut
revendiquer, Épictète comme Marc-Aurèle : « son opération est d’être libre, sur le trône comme
dans les chaînes, au sein de toute dépendance quant à son être singulier ; son opération est de se
conserver dans cette impassibilité sans vie, qui hors du mouvement de l’agir comme du pâtir, se
retire toujours dans la simple essentialité de la pensée »593. Quant à Socrate, on sait qu’il ne fait pas
vraiment partie du monde Grec, ce monde éthique, où, comme note Hegel, le sujet et la Loi se
trouvent en rapport harmonieux : il exprime en effet l’individualité qui en marque la fin.
En pensant la liberté subjective comme ce qui opère la décomposition de la « belle totalité »,
Hegel veut-il dire qu’elle n’était pas présente dans la Grèce démocratique ? Non certes puisque
parlant d’Athènes où existait « une liberté vivante, et une vivante égalité de mœurs et de culture
intellectuelle », il assure qu’« en général, c’est la démocratie qui laisse le plus de place au
développement des grands caractères politiques », dans la mesure où « elle accueille les individus »
et « les invite à faire valoir leur talent » 594. L’analyse hégélienne tend alors vers le paradoxe dans la
mesure où elle demande d’admettre tout à la fois que la subjectivité est le principe normatif des
Temps Modernes et qu’elle opère à différents moments de l’histoire ; qu’elle marque donc, d’une
591
. LPH, 205.
592
. Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 1, p. 169. Ainsi la Médée de Corneille dans ce passage de la scène 5 du 1° acte de la pièce éponyme : «
Nérine - Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite / pour voir en quel état le sort vous a réduite. / Votre pays vous hait, votre époux est sans foi : / dans un
si grand revers que vous reste-t-il ? Médée - Moi ; moi, dis-je, et c’est assez ». Sur ce point, voir : J.F. Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel, Paris, Ellipses, 2004, 109-11.
593
. Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 1, p. 169.
594
. LPH, 199.
- 146 -
part, la spécificité d’une époque, quand, par ailleurs, elle tend à effacer l’opposition entre les
singularités historiques.
Toute mise en cause de la pensée de Hegel court de risque de se voir reprocher son manque de
hauteur de vue : s’en tenant à une pensée d’entendement (Verstand), elle ne parviendrait pas à
saisir le point de vue de la Raison (Vernunft). Aussi, avant de dénoncer l’inconséquence des vues
hégéliennes, faut-il rappeler que ces dernières n’ont de sens qu’à admettre que le devenir historique
est réalisation de l’esprit. Ce qui suppose d’être des plus attentifs à l’action de ce que la dialectique
nomme le négatif — négatif qui prend ici la forme de la subjectivité s’affirmant par et dans son
opposition à l’universel dont elle révèle le caractère abstrait. La subjectivité libre est donc le poursoi. Et c’est bien la raison pour laquelle on la retrouve à toutes les étapes du développement de
l’esprit qui s’affirme dans un mouvement incessant de perte et reprise de soi. Si Socrate représente
le penser par soi-même, on peut alors dire qu’il apparaît à toutes les époques où le questionnement
philosophique s’affirme595 : il peut caractériser tout aussi bien le développement de la pensée
grecque de la fin du Ve que celui des Lumières596.
On le voit, comprendre ce qu’avance Hegel concernant le développement des sociétés suppose de
partir de sa vision de l’Histoire. Celle-ci étant perçue comme rationnelle, son principe moteur doit
être à l’œuvre dès l’origine ; ce que souligne l’image, plusieurs fois reprise, du développement d’un
végétal597. Précisons toutefois que si la comparaison vaut en ce qu’elle exprime la présence dans
l’histoire, comme dans la plante, d’un principe d’évolution, elle ne doit pas masquer que
l’évolution, « calme production dans la nature », constitue dans l’Esprit « un dur combat infini
contre lui-même »598. Partant, la subjectivité libre, expression du négatif, doit se comprendre
595
. Pour Hegel, ces époques sont celles qui marquent la décomposition d’une société : « Si le pouvoir d’unifier disparaît de la vie humaine et si les
oppositions perdent leur relation vivante, leur interaction, et gagnent l’indépendance, la philosophie devient un besoin (…). Dépasser ces oppositions
consolidées, voilà ce qui seul intéresse la Raison » (Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. B. Gilson, Paris,
Vrin, 1986, p. 110).
596
. « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est
l’incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque
d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton
propre entendement ! Voilà la devise des lumières. » (Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. H. Wizmann, Paris, Œuvres philosophiques, La Pléiade, tome
2, p. 209).
597
. « Le germe est le simple, l’informe ; il ne nous montre que peu de chose, mais il a tendance à se développer ; il ne peut supporter de n’être qu’en soi ;
il y a dans cette tendance la contradiction d’être en soi et pourtant de ne pas devoir l’être. Cette contradiction pousse l’en soi à se diviser ; le germe
s’extériorise en diverses existences. Mais ce qui se produit, le multiple, le divers n’est autre chose que ce qui se trouvait dans la simplicité première ». Et «
Tout est déjà contenu dans le germe », assure encore Hegel, même si ce n’est que « sous forme enveloppée, idéale, indéfinie, indiscernable ». ( Leçons sur
l’histoire de la philosophie, Introduction, trad. Gibelin, Paris, Gallimard, coll. Folio, tome 1, p. 130). Et « le fruit qui vient en dernier lieu renferme tout ce
qui l’a précédé, toutes les forces qui se sont développées antérieurement » (Ibid., p.151).
598. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 51 ; trad. modifiée.
- 147 -
comme l’élément toujours déjà présent au sein d’un monde unifié et qui vient le failler, qui vient
marquer en lui la Spaltung, la division, sans laquelle il n’y aurait pas d’histoire.
C’est là un point essentiel : cette division marque en effet l’opposition de l’Esprit à lui-même,
c’est-à-dire à ses propres créations — sans quoi l’histoire serait finie599. Pis ! Elle relèverait de
l’irrationnel. Comme le note fort judicieusement Gérard Lebrun, « si nous sommes assurés que le
progrès n’est pas répétitif, mais explicitant, c’est parce que l’Esprit ne se produit pas en produisant
ses formations finies, mais au contraire en les récusant l’une après l’autre » 600. Autrement dit, « le
seul type de devenir qui épouse le mouvement du Concept n’a rien de commun avec la transition,
indifférente d’une forme à une autre : ce ne peut être qu’un devenir qui sanctionne l’instabilité de la
figure qu’il vient de transgresser, un devenir expressément néantisant »601.
Si problème il y a concernant l’analyse hégélienne, il ne tient donc nullement au fait que la
liberté subjective peut être comprise comme principe de la modernité alors même qu’elle se
manifeste à différents moments du devenir occidental, mais bien plutôt à la systématicité d’une telle
approche de l’histoire. « Ce qui donne son originalité à la Weltgeschichte, note G. Lebrun, ce n’est
nullement la contingence et l’imprévisibilité des mutations, les coups du sort qui la traversent,
mais, bien au contraire, la possibilité d’une intelligibilité intégrale, à laquelle les figures organiques
se déroberont toujours »602. La question se pose alors de savoir quelle place accorder à la nouveauté
dans le déroulement historique. Étant donné que, comme le fait remarquer Castoriadis, « des
significations rationnelles doivent et peuvent être réduites ou produites les unes à partir des autres
», il faut admettre que « le nouveau est chaque fois construit par des opérations identitaires
(fussent-elles appelées dialectiques) moyennant ce qui était déjà là. » Autant dire que « la totalité
du procès n’est que l’exposition des virtualités nécessairement réalisées d’un principe originaire, là
depuis toujours et dans le toujours » 603. Il faut donc admettre que la perspective hégélienne se
trouve incapable de saisir la nouveauté véritable604.
599
. Elle ne saurait alors prétendre être Weltgeschiste, c’est-à-dire réfutation de toute forme particulière d’organisation sociale.
600
. G. Lebrun, L’envers de la dialectique, op. cit., p. 28. Lebrun précise que « ce n’est pas la puissance des empires mais leur mort qui donne à l’Histoire
sa “raison” ».
601
. Ibid., p. 29.
602
. Ibid., p. 28.
603
. IIS, 259.
604
. Un tel jugement porté sur la pensée hégélienne de l’histoire n’est pas nouveau. Il est expressément émis par E. Bloch qui assure que « ce nouveau
dont le Hegel dialecticien a magnifiquement décrit l’irruption dans le monde, le Hegel érudit antiquaire ne cesse de l’enclore dans le devenu, de le réduire au
nouveau qui était déjà dans le passé. De la sorte l’histoire tout entière devient un devenant être-devenu ; c’est là une contradiction, et que n’a pas résolue le
dialecticien-antiquaire ». (Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977, p. 214). Pour une critique d’une telle vue,
et une défense de la pensée hégélienne, voir les travaux de B. Mabille.
- 148 -
Mais que peut-on dire d’une histoire qui ne tient pas compte du nouveau sinon qu’elle relève au
fond d’une négation de l’histoire comprise comme émergence de ce qui n’a jamais été — ne seraitce qu’en puissance ? Pour le dire autrement, il faut admettre que si du nouveau advient au cours le
temps, il ne peut en aucune manière être reconduit à une position de laquelle il dériverait.
Parler de nouveau, c’est parler de création, et parler de création, c’est refuser de prétendre rendre
compte de son origine, d’en chercher les causes. « L’histoire est création, note Castoriadis, ce qui
veut dire : émergence de ce qui ne s’inscrit pas dans ses “causes”, ses “conditions”, etc., de ce qui
n’est pas répétition (…) de ce qui est au contraire position de nouvelles formes et figures, de
nouvelles significations, c’est-à-dire auto-institution. Pour le dire en termes plus étroits, plus
pragmatiques, plus opérationnels : la spontanéité est l’excès de l’ “effet” sur la “cause” » 605.
3) Les deux tendances hétérogènes du monde moderne
Admettre le nouveau donc, c’est admettre qu’il est création ; ce que la philosophie de l’histoire
ne permet pas de faire. Et pour ce qui nous occupe, à savoir le social, cette création est en fait
institution au sens fort du terme. Institution de quoi demandera-t-on ? Institution de significations
qui structurent la société, qui en marquent la spécificité606.
De telles significations sont à comprendre comme imaginaires. « Pourquoi les appeler
“imaginaires” ? Parce qu’elles ne sont ni rationnelles (on ne peut pas les “construire logiquement”)
ni réelles (on ne peut pas les dériver des choses) ; elles ne correspondent pas à des « idées
rationnelles » et pas davantage à des objets naturels » 607. Elles relèvent donc d’une instance capable
de faire surgir ce qui n’a jamais été : l’imagination radicale608. Il convient de préciser qu’il ne
s’agit nullement d’imagination individuelle : les significations dont il est question ici sont bien des
créations, mais ces créations ne sont imputables à aucun être empirique, elles renvoient plutôt au
collectif anonyme que représente la société. C’est bien pourquoi les significations imaginaires dont
il est ici question sont à comprendre comme significations imaginaires sociales609. Nous
analyserons longuement, au cours de la prochaine partie de ce travail, l’approche castoriadienne du
social. Avant cela il importe de dégager les significations qui structurent les sociétés occidentales
605
. CS, 382-83.
606
. « Toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui sont spécifiques » (CL 4, 127).
607
. SD, 68.
608. Ou imaginaire radical . Voir IIS, 219.
609
. Comme le souligne bien Castoriadis, ces significations « procèdent de ce que nous considérons comme ayant affaire à la création, à savoir à
l’imagination, qui ici n’est pas bien sûr l’imagination individuelle, mais ce que j’appelle l’imaginaire social. C’est aussi la raison pour laquelle je les appelle
sociales : création de l’imaginaire social, elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées, participées par ce collectif anonyme, impersonnel qu’est à chaque
fois la société. » (SD, 68)
- 149 -
actuelles, lesquelles ne semblent plus pouvoir être rapportées à la seule liberté subjective comme le
pensait Hegel.
On peut certes toujours continuer à désigner ces sociétés comme modernes, dans la mesure où
elles « se sont instituées précisément en rompant avec l’univers religieux » 610. Mais, précise
Castoriadis, si ces sociétés « ont mis la religion à distance », « cela n’a pas été fait comme une fin
en soi », mais parce que « les sociétés modernes se sont formées telles qu’elles sont et se sont
instituées moyennant l’émergence et, jusqu’à un certain point, l’institution effective dans la
sociétés de deux significations centrales, toutes deux hétérogènes, pour ne pas dire directement
opposées à la religion chrétienne qui dominait cette aire social-historique » 611.
De quelles significations s’agit-il ? Castoriadis ne cesse de le répéter : « il s’agit, d’une part, de la
signification de l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument “rationnelle ” sur le
tout, nature aussi bien qu’êtres humains, qui correspond à la dimension capitaliste des sociétés
modernes ; d’autre part, de la signification de l’autonomie individuelle et sociale, de la liberté, de la
recherche de formes de liberté collective, qui correspond au projet démocratique, émancipatoire,
révolutionnaire »612.
Ces deux significations imaginaires — la volonté de maîtrise rationnelle et le désir d’autonomie
— ont émergé quasi simultanément vers la fin du Moyen Âge, mais ne sont pas moins à
comprendre comme « tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement » 613.
La première s’exprime au travers de la révolution galiléenne qu’elle autorise 614, mais aussi, sur le
plan philosophique à travers ce qu’il comprend comme un véritable « énoncé programmatique » : «
atteindre au savoir et à la vérité pour “nous rendre maîtres et possesseurs de la nature” ». Prenant
manifestement ses distances avec l’esprit de la pensée de Descartes, pour ne retenir qu’une formule
sortie de son contexte, Castoriadis assure que « c’est dans cet énoncé du grand philosophe
rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme » 615. Cette
610
. CL 4, 129. Sur le fait que les sociétés modernes sont sorties de la religion, voir les travaux de M. Gauchet.
611
. Ibid.
612
. CL 4, 129-130.
613
. « L’Occident moderne est animé depuis des siècles par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont
contaminées réciproquement : le projet d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation de l’être humain, aussi bien intellectuelle et
spirituelle qu’effective dans la réalité sociale ; et le projet capitaliste, démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui
depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global, d’une maîtrise totale des données
physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles » (CL 4, 90).
614
. M. Henry note que l’idée de base de cette révolution, « comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut
justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même ».
C’est du reste pourquoi il parle d’illusion. (La barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 19). Sur Galilée, voir : A. Koyré, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1986.
615
. EA, 38. Faut-il rappeler que le passage célèbre de la 6° partie du Discours de la méthode auquel Castoriadis fait allusion parle de « nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature » ? Le « comme » exprime une restriction qui n’est nullement anodine, fait justement remarquer P. Guénancia qui
- 150 -
tendance à la maîtrise totale des choses comme des êtres est dénoncée comme mortifère ; et à l’en
croire, si elle a pu « fonctionner et se développer, ce n’est pas malgré, mais grâce au conflit qui
existait dans la société, et concrètement (…) grâce au fait que la société devait s’instituer aussi
comme société reconnaissant un minimum de libertés de droits de l’homme, de légalité, etc. » 616.
Bref, cette visée de maîtrise totale est profondément contradictoire puisqu’elle suppose ce qu’elle
nie : le projet d’autonomie qui constitue l’autre tendance fondamentale structurant sociétés
occidentales modernes. Ainsi, selon Castoriadis, la raison des Lumières en quoi Hegel voyait
l’expression de la subjectivité, principe normatif des temps modernes, renvoie en fait à deux
significations imaginaires hétérogènes.
Nous aurons l’occasion de voir, au cours de la troisième partie où nous tâcherons de rendre
compte de son intérêt politique, que cette nouvelle lecture de la modernité va de pair avec une
nouvelle périodisation. Soulignons seulement ici sa cohérence avec l’approche déjà avancée de
l’œuvre de Marx : les deux éléments hétérogènes que Castoriadis dégage de celle-ci — la pensée de
la praxis et la théorisation scientifique — ne sont au fond que le reflet des deux significations
centrales de la modernité. On pourrait dire la même chose à propos de Hegel, accréditant ainsi qu’il
est bien le premier penseur de cette modernité. Ce que fait Ersnt Bloch du reste, qui oppose le
Hegel de la maturité, cherchant à dominer l’histoire, au jeune Hegel penseur de la dialectique617.
Nous espérons avoir quelque peu éclairé l’étonnante affirmation de Castoriadis, rappelée au
début de ce travail, selon laquelle il se sentait en devoir de choisir entre rester marxiste ou rester
révolutionnaire618. S’il a très tôt été séduit par l’ambition du jeune de Marx envisageant la
transformation du monde par et dans le dépassement de l’opposition de la théorie et de la pratique,
il n’a cessé au cours des années 50 de mettre ce projet à l’épreuve de son devenir concret et de
l’évolution effective de la société. On a vu comment Castoriadis s’est ainsi progressivement rendu
compte du fait qu’un projet à tous égards révolutionnaire avait été grevé par une ambition de
compréhension et de maîtrise du social relevant de la métaphysique — cela valant pour la tradition
note que, pour Descartes, « l’homme n’est pas plus le maître de la nature que le corps n’est une machine ou le mouvement lumineux celui d’un bâton manié
par un aveugle (…). L’homme ne pourrait s’estimer le maître de la nature que s’il le savait d’une manière directe et pour ainsi dire intime. Or Descartes ne
cesse de nous mettre en garde contre cette témérité doublée de puérilité avec laquelle nous imaginons volontiers être la fin de la création (…). Être comme le
maître de la nature, c’est obtenir d’elle des effets comparables à ceux du commandement sans que notre pouvoir soit en cause » (P. Guénancia, Descartes,
Paris, Bordas, 1989, pp. 84-85).
616
. CL 4, 130. Ironisant sur la soi-disant rationalité du système capitaliste, Castoriadis assure que « cette merveille d’ « organisation » et de
« rationalité » qu’est l’usine capitaliste (…) ne produirait rien du tout, (qu’) elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de la réglementation et
des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo « rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette
réglementation » (Ibid., p. 26.)
617. Voir supra, note 177.
618. « Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires » (IIS, 21).
- 151 -
marxiste mais également pour Marx lui-même. « On sait, dit-il dans un entretien de Janvier 1974
intitulé : Pourquoi je ne suis plus marxiste, que contrairement à l’esprit de certaines phrases de
Marx jeune, l’élaboration systématique de la théorie par Marx dans sa maturité vise à constituer
une théorie souveraine, qui n’a aucune limite, qui définit les lois de l’économie capitaliste et
montre que le fonctionnement de celle-ci conduit inévitablement à son effondrement et à une
nouvelle société »619.
Castoriadis ne variera plus dans son approche de Marx, même s’il modèrera l’idée selon laquelle
l’opposition entre les deux tendances de la pensée de Marx correspond à deux périodes de sa vie 620.
Son objectif sera dès lors d’élucider les questions que pose le projet révolutionnaire, en
commençant par tâcher d’élucider les questions relevant de l’ordonnancement du social et de
l’histoire effective621. Castoriadis est en effet maintenant convaincu qu’il y a là un chantier neuf.
Autant dire que la prise en considération du social-historique pour ce qu’il est, oblige à remettre
en cause les cadres habituels de penser. C’est bien pour l’avoir compris que Castoriadis s’affirme,
non comme seulement comme militant conséquent, mais aussi comme un penseur ayant ouvert de
nouvelles galeries dans le labyrinthe622. Mais sans doute faut-il commencer par préciser en quoi la
saisie du social-historique oblige à se dégager de la pensée héritée.
619. SD, 46. Remarquons au passage que si Althusser a fondé sa lecture de Marx sur la prise en compte de deux tendances hétérogènes chez Marx, c’est
pour en tirer une appréciation radicalement différente de celle de Castoriadis. Comme on sait en effet, l’auteur de Pour Marx avance l’idée d’une « coupure
épistémologique » signant l’existence de deux périodes dans la pensée et l’œuvre de Marx — la période encore « idéologique », antérieure à 1845 et la
période « scientifique » postérieure à cette date —, et assure que seule la seconde est réellement marxiste. Voir : Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, pp. 23-27.
620. Le texte cité date de 1974. Mais dans une note pour l’édition de 1979 en 10/18 du Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
Castoriadis, assure que les tendances de la pensée de Marx traversent toute son œuvre. Revenant sur deux erreurs commises au moment de la rédaction de
son texte en 1960 — l ’affirmation que la conférence intitulée Salaires prix, et profits serait bien antérieure au Capital alors qu’elle a été prononcée en 1865,
« soit deux ans seulement avant la parution du livre I » ; et l’assurance que Marx y « défend clairement l’idée juste que la lutte ouvrière peut améliorer le
niveau des salaires », alors même que Marx assure que les ouvriers ne peuvent que retarder les choses et non changer le cours de l’évolution — Castoriadis
écrit : « Je ne peux m’expliquer cette double erreur qu’en me référant à la tendance de l’époque à voir chez Marx une évolution l’éloignant des inspirations
révolutionnaires de sa jeunesse pour en faire un théoricien “systématique”. Or, cette évolution est toute relative. En vérité, ce que j’ai appelé les deux
éléments antinomiques de la pensée de Marx (…) coexistent chez lui dès les premières œuvres » (CMR 2, 87).
621. La deuxième partie de L’institution imaginaire de la société, fruit d’une longue réflexion après la fin de Socialisme ou Barbarie, commence par ces
mots : « Ce qui est ici visé est l’élucidation de la question de la société et de la question de l’histoire » (IIS, 251).
622. On pourrait tout aussi bien dire qu’il se fait ainsi philosophe si l’on pose avec G. Deleuze et F. Guattari que celui-ci est avant tout créateur de
concepts : « Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept (…). La philosophie est la discipline (…) qui consiste à créer des concepts »
(Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, pp. 10-11).
- 152 -
DEUXIÈME PARTIE
LA POSSIBILITÉ DE L’AUTONOMIE (I)
LES ORIENTATIONS D’UNE PENSÉE NOUVELLE
Nous l’avons affirmé d’emblée : l’une des intentions du présent travail est de manifester que la
question de l’autonomie est le fil rouge de l’œuvre de Castoriadis ; ce dernier reprenant ses
interrogations à partir des difficultés rencontrées au fil de son action militante et de la réflexion
l’accompagnant. Une telle approche ne signifie nullement qu’il s’agit d’un parcours parfaitement
linéaire, sans tournant ni réorientation aucune. La dissolution du groupe Socialisme ou Barbarie,
proposée par Castoriadis, entraînant la cessation de la parution de la revue 623 marquent sans
conteste la fin d’une période.
L’activité de Castoriadis sera alors essentiellement d’ordre théorique. Il va reprendre nombre de
questionnements, et, sans se soucier des cloisonnements disciplinaires, reconsidérer bien des
approches d’ordre philosophique, anthropologique, linguistique et bien sûr psychanalytique. C’est
le moment où il prend pleinement conscience de la nécessité de tout reprendre, de tout repenser.
Tâche proprement infinie ; non pas seulement en fait, mais aussi en droit. Les crises dans les
sciences au cours du siècle le confirment : désormais la pensée doit accepter le contingent, le
nouveau, son surgissement toujours possible. Il s’agit bien d’en finir avec la pensée contemplative.
Mais ce deuil est aussi condition de l’autonomie. C’est cela qui nous importe et que nous devons
tâcher de prendre en considération au cours de cette partie. Il s’agit ici de s’assurer de la possibilité
de l’autonomie, non pas au plan politique, mais en raison des rapports au monde que l’homme ne
peut manquer d’avoir. Pour Castoriadis, cela passe nécessairement par le rapport au social. Mais
si, comme il ne cesse de le rappeler, le social est toujours déjà là et qu’il structure l’individu de part
en part, comment ce dernier pourrait-il jamais espérer être autonome. Il est de fait, pourtant, que le
social évolue, que les hommes peuvent contribuer à changer l’organisation qui les gouverne. Les
choses ne sont pas figées : il faut comprendre pourquoi. Cela conduit à la position de nombreuses
thèses novatrices. Il n’est pas certain que toutes ne soient pas risquées. Mais là n’est pas l’essentiel.
Le tâtonnement et la reprise de soi par soi sont permis et même souhaitable. Ce qui compte, c’est la
conscience de la nécessité de penser autrement que ce que l’on a fait jusqu’ici. Ce n’est pas facile,
et nombreux sont ceux qui ne suivent pas. Castoriadis ne s’en inquiète généralement pas. Mais
nous ne pouvons lui donner crédit de manière aveugle. Il faudra donc à chaque fois rendre compte
des raisons pour lesquelles il ne se suffit pas des catégories de pensée présentes.
623
. Le numéro 40, dernier numéro de la revue, daté de Juin - Août 1965, annonçait pourtant le numéro suivant à paraître en Décembre 1965.
- 154 -
Nous commencerons par rendre compte des raisons de la dissolution du groupe peu de temps
avant les événements de 1968 qui allaient confirmer nombre de ses analyses. L’approche
sociologique de la question semble en effet manquer le fond des choses. Nous l’avons dit, c’est une
période charnière pour Castoriadis à laquelle, compte tenu de notre option sur la cohérence de sa
pensée, nous devons être fort attentif. Ce pourquoi nous n’avons pas hésité à nous attarder sur la
préface de L’institution imaginaire de la société rendant compte de hétérogénéité assumée de
l’ouvrage. Nous essaierons de pointer la sourde influence de Lukács sur Castoriadis ayant sans
doute beaucoup médité Histoire et conscience de classe. Sans doute est-ce la raison pour laquelle,
la perception que Castoriadis a de la crise de la pensée, qui peut paraître proche de celle de Husserl,
s’avère en fait à son opposé : il ne peut plus être question de chercher à fonder sur de nouvelles
bases ; c’est l’idée même de fondement qu’il faut abandonner.
Une fois cela clairement perçu l’orientation est donnée, qui passe par l’immense tâche consistant
à rendre compte du nouveau dans le social. Le refus de tout individualisme méthodologique invite
alors à s’affronter au structuralisme, pour lequel le social ne saurait se réduire à des interactions
individuelles, mais qui ne parvient à penser son historicité. C’est à partir de là que se fera
clairement comprendre la nécessité du recours à l’imaginaire. Celui-ci est à penser au plan collectif,
mais aussi au plan de la psyché singulière. Après quoi une confrontation avec la position
traditionnelle fera comprendre que le déni de l’imaginaire vaut comme clôture du sens.
On sera sans doute surpris de ce que le dernier chapitre ne soit qu’ébauche. Deux raisons
l’expliquent. D’une part, il n’entre pas dans le cadre strict de notre thèse de nous pencher sur toutes
les orientations proposées par Castoriadis ; mais il ne nous a pas déplu en outre qu’au cœur de
notre travail se manifeste cet inachèvement que Castoriadis demande de reconnaître. Il signe que
notre démarche ne peut être ni totalisante, ni solitaire.
- 155 -
CHAPITRE 1
LA RÉORIENTATION D’UNE PENSEÉ
La dissolution du groupe Socialisme ou Barbarie, proposée par Castoriadis, ainsi que la cessation
de la parution de la revue624 marquent sans conteste la fin d’une période qui aura été d’une grande
richesse sur tous les plans, ayant permis le dégagement de thèses qui, encore confidentielles dans
les années 50, vont connaître un certain écho dans les 60 et 70. Il est assez étonnant de constater
que le groupe cesse ses activités au seuil d’un début de reconnaissance. Et plus étonnant encore, de
se rendre compte que cette fin intervient à la veille de 1968. Un certain nombre de militants actifs
du mouvement vont en effet se réclamer des idées développées par le groupe. Castoriadis ne s’y
trompe pas du reste qui écrit dans la hâte une analyse fort pertinente de ce qui passe en France alors
et qui semble surprendre tout le monde.
Mais pourquoi avoir cessé de militer peu de temps auparavant ? Surtout comment avoir pu parler
d’une crise profonde affectant le milieu militant ? D’une désaffection de la politique et d’un repli
des individus sur leur vie privée ? L’analyste si pertinent du monde social au cours de la décennie
précédente semble avoir perdu quelque peu le contact avec la réalité. Si l’on peut, d’une certaine
manière soutenir une telle thèse, il faut convenir que les choses ne sont pas si simples. Si
Castoriadis n’a manifestement pas vu le mouvement venir, il en a pris la mesure immédiatement.
Mais sans se leurrer. C’est que sa mise en cause du marxisme s’accompagne de la conscience
qu’elle dépasse largement le cadre d’une théorisation donnée qu’il suffirait d’amender. En se
voulant scientifique, le marxisme ne se faisait que l’écho d’une tendance dominante à l’œuvre dans
le mode occidental. La confiance dans la possibilité de celle-ci a cependant été mise en cause de
manière de plus en plus insistante dès la fin du XIXe ; et d’une certaine manière le jeune Marx s’en
faisait l’écho en élaborant son approche de la praxis. Mais c’est sans doute Greog Lukács qui, parce
que son travail s’inscrit dans les années d’après la première guerre mondiale, a su le mieux
exprimer les limites de la pensée contemplative. Nous pensons en tout cas que son influence sur
Castoriadis a été décisive sur ce point. Nous savons qu’il est revenu sur les thèses développées dans
Histoire et conscience de classe. Merleau-Ponty et Castoriadis avec considéreront que ce fût un
recul. Mais une voie était ouverte qui allait déboucher sur un travail novateur. Celui-ci en raison
même de son ambition ne peut être sans faille, mais qu’importe. L’essentiel est dans l’ouverture,
dans la saisie d’une nécessité de reconsidérer les choses d’un œil neuf.
Peut-être avons-nous là une clef pour comprendre la volonté de Castoriadis de dissoudre
Socialisme ou Barbarie peu avant que n’éclatent des événements sociaux de première ampleur,
ainsi que sur son appréciation de ces derniers.
624
. Le numéro 40, dernier numéro de la revue, daté de Juin - Août 1965, annonçait pourtant le numéro suivant à paraître en Décembre 1965.
I. La fin de Socialisme ou Barbarie
La publication, dans les quatre derniers numéros de la revue, du texte intitulé Marxisme et
théorie révolutionnaire — texte repris comme la première partie de L’institution imaginaire de la
société —, où Castoriadis manifeste les limites du marxisme que nous avons analysées à la fin de la
partie précédente, marque une réorientation idéologique qui ne pas va de soi au sein du groupe. Au
vrai, les tensions, déjà perceptibles depuis la toute fin des années 50, vont s’exacerber jusqu’à une
scission en 1963. C’est que les thèses développées par Castoriadis ne font que prolonger des vues
déjà exprimées dans un long article intitulé Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne, et que certains membres ne partageaient pas. Sa publication, dans le numéro 31 de la
revue (Décembre 1960 – Février 1961), avait du reste fait l’objet d’une polémique assez vive, au
cours de laquelle Castoriadis avait dû rappeler les dispositions statutaires sur le droit d’expression
des positions minoritaires et laissé entendre qu’il pourrait se retirer du groupe en cas de blocage 625.
Deux points heurtaient particulièrement certains membres du groupe, la plupart investis dans la
publication du mensuel Pouvoir Ouvrier626 : la nouvelle approche de la contradiction fondamentale
du capitalisme comme ne se trouvant pas au niveau économique, mais « dans la structure des
rapports sociaux dans tous les domaines » ; et l’analyse de la tendance à la privatisation des
individus. Comme par ailleurs ceux-ci refusaient de prendre en compte de nouveaux champs de
recherches627, Castoriadis invita une dizaine de militants à se regrouper dans en « Tendance », selon
le nom qu’ils adoptèrent, qui se réunit dès le mois d’Octobre 1962 afin de proposer une nouvelle
orientation au groupe628. Philippe Gottraux précise que « début 1963, sept jeunes militants opposés
625
. L’article 7 de la résolution statutaire, parue dans le numéro de Mai - Juin 1949 de la revue, stipule : « Les camarades ayant des positions divergentes
peuvent les exprimer en tant que telles à travers la Revue, sauf si la totalité du C.R. s’y oppose. Cette opposition ne peut se valoir de motifs politiques, mais
seulement de raisons concernant la tenue de la Revue… » (N° 2, pp. 107-108). Le texte de Castoriadis paraîtra précédé de la note suivante : « Le texte cidessous, dont les idées ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie, ouvre une discussion sur les problèmes de la
politique révolutionnaire dans la période actuelle qui sera poursuivie dans les numéros à venir de cette revue » (N° 3, p. 51).
626
. Parmi eux : P. Guillaume, A. Véga et J.F. Lyotard. Sur cette polémique allant jusqu’à la scission, voir : P. Gottraux, Socialisme ou Barbarie. Un
engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, op. cit., pp. 131-157.
627
. Dans un court texte de 1974 revenant sur cette polémique, Castoriadis note : « Les propositions de travailler sur des thèmes comme la critique de la
société de consommation, l’éducation, la crise de la jeunesse, les femmes, la famille, la sexualité, la culture étaient accueillies par des ricanements ou
ensevelies sous des amas de platitudes “économiques” et “politiques”. On refusait de prendre en considération la signification du relatif afflux d’étudiants
vers le groupe à partir de 1959 (…), on ne considérait ceux-ci que comme du matériel pour fabriquer des militants en général à envoyer aux portes des usines
et nullement dans la spécificité de leurs motivations et de leurs problèmes » (EMO 2, 374).
628
. Voir deux textes diffusés à l’intérieur du groupe en Octobre 1962 : Pour une nouvelle orientation (EMO 2, 263-267) et Sur l’orientation de la
- 157 -
aux nouvelles thèses se regroupent et signent un texte de combat qui cherche notamment à
convaincre les hésitants »629 ; mais ce n’est qu’en Juin 1963 que les animateurs de ce qui s’appelle
alors « l’Anti-Tendance » réagissent ouvertement aux positions de la Tendance : ils publient deux
textes, à usage interne, réunis sous le titre Pour une organisation révolutionnaire prolétarienne630.
La scission était donc bien « installée de fait dans le groupe », comme le rappelle Castoriadis,
quand elle fut consacrée en Juillet 1963631.
Une fois de plus le groupe traverse une période difficile. Ce sera la dernière. Si la Tendance
continue un temps à se réunir, ses activités se limitent à la publication de la revue. Celle-ci va
s’achever au troisième trimestre de 1965, après la parution du numéro 40 632, et à peine deux années
plus tard, le groupe s’éteint définitivement. Il n’est sans doute pas inutile de revenir sur les raisons
de cette dissolution, tant la pensée de Castoriadis a été jusqu’ici liée à la vie de ce groupe.
1) Les raisons d’une autodissolution
C’est au cours d’une réunion, le 10 Mai 1967, que prend fin Socialisme ou Barbarie ; les
membres présents entérinant une proposition de Castoriadis. Dès le mois de Juin, les lecteurs de la
revue recevront une lettre annonçant la suspension de sa publication et les raisons de celle-ci 633. Il
importe donc de s’y attarder afin de comprendre le sens de l’autodissolution d’un groupe après 18
années d’existence.
Le texte, rédigé par Castoriadis, indique immédiatement qu’il ne faut pas voir dans les difficultés
matérielles les raisons de la décision prise : « De telles difficultés ont existé pour notre groupe dès
le premier jour. Elles n’ont jamais cessé. Aussi, elles ont toujours été surmontées, et auraient
continué de l’être si nous avions décidé de poursuivre la publication de la revue »634. Ce qui est en
cause, pour ces militants, c’est le sens même de leur engagement. Le groupe s’était constitué sur la
propagande (EMO 2, 269-289). Les réflexions menées au sein de cette « Tendance » susciteront la rédaction de deux textes importants de Castoriadis,
diffusés au sein du groupe en Mars 1963: Sur l’orientation des activités, (EMO 2, 290-305), et surtout Recommencer la révolution, qui sera publié dans le n°
35 de la revue (Janvier – Mars 1964).
629
. Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, op. cit., p. 148. Parmi les hésitants se trouvaient
des militants “de poids” comme D. Mothé ou A. Garros.
630
. Il s’agit de Nos tâches actuelles d’A. Véga et de Marxisme et théorie révolutionnaire rédigé par J.F. Lyotard et P. Souyri.
631
. EMO 2, 375. Voir la lettre du 28 Octobre 1963, annonçant cette scission aux lecteurs de la revue, in : EMO 2, 376-384.
632
. Si le numéro de Septembre est annoncé, il ne verra jamais le jour.
633
. La lettre en question est reproduite dans L’expérience du mouvement ouvrier (EMO 2, 417 - 425).
634
. EMO 2, 417. Les citations à venir ne faisant l’objet d’aucun appel de note sont extraites du même texte (EMO 2, 417 à 425).
- 158 -
base d’une volonté de dépassement de l’opposition entre la théorie et la pratique de sorte que ses
membres ne se concevaient nullement comme de simples “intellectuels”. La lettre adressée aux
lecteurs rappelle du reste que « la revue n’avait de sens (…) que comme moment et instrument
d’un projet politique révolutionnaire ». Ce qui vaut pour la revue vaut également pour le groupe
lui-même. Nous avons vu effet, en revenant sur le débat quant à la question de l’organisation
révolutionnaire, que si le groupe s’est, un temps, pensé ou rêvé comme le parti dirigeant de la
classe ouvrière, il assurait que celui-ci devait préparer sa propre suppression par fusion avec les
organismes autonomes constitués le moment venu. Autant dire qu’il se voulait être un moment et
un instrument du projet révolutionnaire.
Or, la lettre insiste sur le changement de contexte rendant ce projet inactuel : « dans les sociétés
du capitalisme moderne, l’activité politique proprement dite tend à disparaître ». Faisant référence
à la publication du texte sur Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, paru entre
1959 et 1961, où il était longuement question de « la privatisation des individus », elle assure
« qu’il ne s’agissait pas là d’une simple constatation de fait, mais du produit d’une analyse des
traits à notre avis les plus profonds des sociétés modernes ». On se demandera sans doute pourquoi
la décision d’en finir avec le groupe et la revue n’advient alors qu’en 1967. C’est qu’il y avait
encore, au tournant de la décennie, des raisons d’espérer dans la mesure où les luttes au niveau de
la production, « matériellement constatées et analysées sur le cas des industries anglaises et
américaine », compensaient la dépolitisation. « Nous pensions, écrit Castoriadis, que ces luttes se
développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient — non certes sans une
intervention et introduction de l’élément politique véritable — dépasser les rapports immédiats de
travail, progresser vers la mise en question explicite des relations sociales générales » ; mais c’était
là une erreur : « ce développement n’a pas eu lieu en France, sinon à une échelle infime ».
Il paraît donc clair aux militants du groupe que, dans le contexte de l’époque, « la construction
d’une organisation politique (…) a été et demeure impossible » ; cela étant « fonction d’une série
de facteurs nullement accidentels et étroitement reliés les uns aux autres ». Et quand bien même
l’organisation souhaitée serait effectivement en place, le propos assure qu’elle « ne pourrait que
péricliter et dégénérer rapidement » ; cela pour trois raisons essentielles. Un manque d’implication
des individus tout d’abord, qu’il s’agisse d’ouvriers ou d’intellectuels : « Lors même qu’ils voient
un groupe politique avec sympathie », les ouvriers « ne sont pas disposés à maintenir avec lui un
contact permanent, encore moins une association active car, ses perspectives politiques, pour autant
qu’elles dépassent leurs propres préoccupations immédiates, leur paraissent obscures, gratuites et
- 159 -
démesurées » ; quant aux intellectuels, leur rapport aux organisations politiques ne semble relever
que de la curiosité et du « besoin d’information ». La lettre ne se prive pas de mettre en cause les
lecteurs de la revue pour leur attitude qui « est restée, sauf à rarissimes exceptions, celle de
consommateurs passifs d’idées ». La deuxième raison évoquée pour assurer l’impossibilité de
construire l’organisation politique voulue tient dans le « malentendu » à la base de l’adhésion des
nouveaux membres, « essentiellement des jeunes » : si l’on peut comprendre leur motivation
première, relevant « beaucoup plus d’une révolte affective et du besoin de rompre l’isolement
auquel la société condamne aujourd’hui », force est de constater que « les conditions générales
d’absence d’activité politique proprement dite empêchent qu’elle soit transformée en une autre plus
solide ». Ce contexte oblige, enfin, à admettre qu’une praxis politique renouvelée est impossible à
mettre en œuvre : « au mieux, pourrait-elle tenir un discours théorique abstrait ; au pire, produire
ces étranges mélanges d’obsessionnalité sectaire, d’hystérie pseudo-activiste et de délire
d’interprétation dont, par dizaines, les groupes d’“extrême gauche” offrent encore aujourd’hui à
travers le monde tous les spécimens concevables ».
Rappelant le refus de croire que le salut puisse venir des « pays sous-développées » dans
lesquels, « ou bien un mouvement social des masses ne parvient pas à se constituer, ou bien ne peut
le faire qu’en se bureaucratisant », la lettre se termine par la reprise de la question qui « reste
suspendue sur le monde contemporain » : « l’immense capacité des hommes de se leurrer sur ce
qu’ils sont et ce qu’ils veulent s’est-elle modifiée en quoi que ce soit depuis un siècle ? ». La
réponse tient dans le fait que « l’expérience historique depuis un siècle, et cela à tous les niveaux,
des plus abstraits aux plus empiriques, interdit de croire aussi bien à un automatisme positif de
l’histoire qu’à une conquête cumulative de l’homme par lui-même ». On ne peut certes tirer de là
« aucune conclusion sceptique ou “pessimiste” », mais l’on est conduit à penser qu’« une activité
révolutionnaire ne redeviendra possible que lorsqu’une reconstruction idéologique radicale pourra
rencontrer un mouvement social réel ».
Il serait trop facile et sans doute injuste de retourner ici, contre ce texte, la remarque avancée
sous forme de question sur la capacité des hommes à se leurrer dans ce qu’ils sont. Il est toutefois
difficile ne pas réagir devant l’argument central avancé pour justifier la fin du groupe : l’atonie
politique. « C’est ce constat de la privatisation qui est décisif », rappelle Daniel Blanchard. « Ce
constat, précise-t-il, remonte à la fin des années cinquante mais ne cesse de se confirmer, en termes
de plus en plus sévères, au fil des années. Les gens se détournent de la sphère publique ; ils ne
posent que des problèmes partiels ou catégoriels et jamais celui du système comme tel ; ils se
- 160 -
replient sur la sphère privée de la consommation et des loisirs »635.
On peut tout à fait reconnaître la cohérence de Castoriadis jugeant qu’un tel contexte rend
impossible une réelle lutte révolutionnaire. Il prive en effet, note Blanchard, le militant « des
instruments de sa critique, puisque (…) ce sont les luttes concrètes des membres de la société qui
doivent les lui fournir » ; et il « le prive aussi évidemment du partenaire naturel de son action »636.
Mais on peut tout aussi bien s’interroger sur ce qui permet de penser qu’un tel repli sur soi est plus
important en 1967 qu’à la fin des années 50. Daniel Blanchard reconnaît, rétrospectivement, que
Castoriadis n’a pas su saisir les aspirations de la jeunesse : « le réalisme qu’il invoque contre
l’idéologie mystifiante du marxisme lui représente comme insignifiants des mouvements qui
naguère lui paraissaient porteurs d’un sens critique, l’empêche — et tout le groupe avec lui — de
déceler les prodromes de l’explosion de mai 1968 »637.
De mauvais esprits pourraient dire que Castoriadis n’a guère été plus lucide ici qu’un éditorialiste
du Monde638. On fera sans doute remarquer qu’une telle vue était fort partagée. Certes, mais le rôle
d’un militant révolutionnaire n’est-il pas de tâcher de discerner les choses au plus tôt ?
Il faut par ailleurs reconnaître que tout le monde n’a pas été aussi aveugle. Faut-il rappeler, par
exemple, que Jean-Luc Godard, qui fréquentait alors Anne Wiazemsky, étudiante à Nanterre, sort
en Août 1967 le film intitulé La chinoise639 ? Mais il y a plus. Parmi les militants présents à la
635
. L’idée de révolution chez Castoriadis. Texte écrit en hommage à la mémoire de Castoriadis paru dans Réfractions n° 2 (été 1998), et disponible à
l’adresse : http://www.plusloin.org/refractions/textes/refractions2/blanchard-castoriadis.html.
636
. Ibid.
637
. Ibid.
638
. Le 15 Mars 1968, soit une semaine avant la fameuse journée du 22 Mars où commence l’occupation de l’université de Nanterre, P. Viansson-Ponté
signait dans Le Monde un éditorial devenu célèbre où l’on pouvait lire : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français
s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde (…). La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent,
bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l’impression
qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. Les étudiants français
se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits
de l’homme (…). Le général de Gaulle s’ennuie. Il s’était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et il continue d’aller, officiel et bonhomme, du
Salon de l’agriculture à la Foire de Lyon. Que faire d’autre ? (…) Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans
emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins
abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. Et ils
ennuient tout le monde ».
639
. La question n’est pas de discuter ici des thèses du film où Godard assure lui-même qu’il a « adopté, contre les thèses du PC français, celles des écrits
de Mao Tsé-toung ou celles des “Cahiers Marxistes-Lénisites” », mais de souligner qu’il était possible de saisir un désir révolutionnaire dans la jeunesse
d’alors. (Lutter sur deux fronts, entretien donné aux Cahiers du cinéma, paru dans le n° 194 d’octobre 1967, et reproduit in : Jean-Luc Godard par Jean-Luc
Godard, éd. Etablie par A. Bergala, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 308.) Voir aussi : J.P. Ezquenazi, Godard et la société française des années 1960,
Paris, Armand-Colin, 2004 (notamment les pages 237-250, intitulées : « Documenter une réalité inaudible : la jeunesse ») ; ainsi que : A. Bergala, Godard au
travail, Paris, Cahiers du cinéma, 2006 (notamment pp. 287-307 sur Masculin féminin et pp. 343-363 sur La chinoise).
- 161 -
dernière réunion640, quatre se sont opposés à la dissolution dont trois étudiants, qui ne semblaient
pas partager le pessimisme de Castoriadis. Mais la lettre adressée aux abonnés de la revue ne fait
aucunement écho aux raisons de leur volonté de poursuivre l’engagement au sein du groupe, se
contentant de mentionner, d’une simple note, leur projet de publication. Au cours d’un entretien
réalisé par Philippe Gottraux en Juin 1989, André Guillerm, un des jeunes militants d’alors à s’être
opposé à la dissolution du groupe, assure que la divergence d’appréciation du contexte tient au fait
que Castoriadis est alors coupé de la réalité sociale641.
Il faut cependant mentionner que, dans un entretien de Septembre 1989, Enrique
Escobar, membre du groupe ayant voté pour la proposition de Castoriadis, conteste cette analyse en
assurant que les jeunes d’alors étaient mus par des considérations moins politiques, relevant d’un
besoin d’exister par le biais de l’adhésion au groupe 642. Une telle vue conteste la position affirmée
par les agents eux-mêmes et fait signe vers la sociologie. Mais pourquoi ce qui vaut pour certains
membres de Socialisme ou Barbarie ne vaudrait pas pour Castoriadis ? Comment alors comprendre
la position de ce dernier ? La question est épineuse, qui pourrait justifier les orientations
méthodologiques de Gottraux, dont nous avons dit, en commençant ce travail, que nous les
trouvons trop « objectivistes ».
Le moment est venu de juger de la pertinence de notre position.
2) Le point de vue sociologique
Le propos de Daniel Blanchard en témoigne, les justifications de l’autodissolution avancées par
Castoriadis à l’adresse des lecteurs de la revue Socialisme ou Barbarie ne sont guère convaincantes
tant elles semblent opposées aux orientations qu’il défendait quelques années plutôt. Il semble ainsi
nécessaire, pour comprendre les pratiques sociales des individus, de prendre ses distances par
640
. Selon le décompte de P. Gottraux, il y aurait eu 10 membres présents ; 5 d’entre eux ayant suivi la proposition de Castoriadis.
641
. « Je crois qu’il [Castoriadis] est [à cette époque] complètement coupé de toute réalité politique. Que nous soyons en plein dans le bain, c’est pas
parce qu’on est plus intelligents que lui : on est en licence, on est à la Sorbonne, nos petites amies sont à Nanterre (…). Il ne peut pas concevoir non plus, vu
la vision qu’il a du stalinisme, que l’U.E.C. (…) c’est une branche de la jeunesse qui regroupe tout ce qu’il y a de plus révolutionnaire » (cité par P. Gottraux,
Socialisme ou Barbarie. Un engagement…, op. cit., p. 344).
642
. « Je crois que les motivations étaient plutôt affectives. C’était l’impression d’être privés de quelque chose. Du genre : “Qu’est-ce que vous faites
dans la vie ? Je suis membre de S ou B” » (cité par P. Gottraux, Socialisme ou Barbarie. Un engagement…, op. cit., p. 344, note 72).
- 162 -
rapport à ce qu’ils en disent. Ce que tâche de faire justement Philippe Gottraux en prenant appui sur
la théorie de Pierre Bourdieu.
Rappelons que c’est une des constantes de la pensée sociologique, telle que Bourdieu
l’appréhende, que de défendre la thèse d’origine bachelardienne d’une nécessaire coupure
épistémologique entre le point de vue spontanée et celui du savant. Ce n’est sans doute pas par
hasard si c’est là la première thèse abordée dans l’ouvrage consacré au métier de sociologue, lequel
assure que « le sociologue n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée et doit s’imposer une
polémique incessante contre les évidences aveuglantes qui procurent à trop bon compte l’illusion
du savoir immédiat et de sa richesse indépassable »643. Dans cet ouvrage, la charge contre la
philosophie est sévère644 — ce que n’aurait sans doute pas désavoué Castoriadis, lui qui s’est
longtemps attaché à saisir la réalité sociale à partir d’études de terrain. Mais la question est
justement de comprendre ce qui l’a poussé à s’éloigner d’une telle démarche au point de ne pas
saisir la nature véritable de la révolte de la jeunesse au milieu des années 60. Raison pour laquelle
nous nous tournons vers le travail de Gottraux qui prétend « faire une sociologie historique de
l’avant-garde S ou B » en tâchant, premièrement, d’analyser « la position d’un tel collectif dans
l’espace social, dans le champ politique comme dans le champ intellectuel, dans le but de rendre
compte de la spécificité de ses discours et pratiques », deuxièmement, de rendre compte du
« processus sinon de consécration, du moins de sortie du silence, de cette avant-garde » et,
troisièmement enfin, « de se pencher sur les raisons qui sont au principe du changement d’identité
des protagonistes »645. Ainsi, s’opposant tout à la fois aux « représentations profanes » et « au-delà
[aux] points de vue des acteurs, mais sans les négliger pour autant », Philippe Gottraux entend
« d’une part fournir des éléments d’histoire de ce groupe, mettre à jour la position de ce collectif
dans l’espace social, et donc analyser ses rapports aux champs politique et intellectuel », et
s’appuyer, d’autre part, « sur l’idée que ce qui conditionne le rapport à l’activité politique (ou au
désengagement politique) ne se réduit pas aux seules considérations indigènes, aux arguments
idéologiques mobilisés traditionnellement, à l’évocation des conjonctures politiques qui
643
. P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1983, p. 27. Précisons que ce livre, dont la première édition
date de 1968, n’a cessé d’être réédité.
644
. Dans cet ouvrage, la charge contre la philosophie est sévère, comme l’atteste le passage suivant : « Toutes les techniques de rupture, critique logique
des notions, mise à l’épreuve statistique des fausses évidences, contestation décisoire et méthodique des apparences, restent cependant impuissantes tant que
la sociologie spontanée n’est pas atteinte en son principe même, c’est-à-dire dans la philosophie de la connaissance du social et de l’action humaine qui la
soutient. La sociologie ne peut se constituer comme science réellement coupée du sens commun qu’à condition d’opposer aux prétentions systématiques de la
sociologie spontanée la résistance organisée d’une théorie de la connaissance du social dont les principes contredisent point par point les présupposés de la
philosophie première du social » (Id., 29-30).
645
. P. Gottraux, Socialisme ou Barbarie. Un engagement…, op. cit., p. 9.
- 163 -
contraignent les marges de manœuvre, ou encore aux mobiles désintéressés avancés par les
acteurs ». En ce sens, précise-t-il, « il convient de dégager, au-delà des apparences, ce qui marque
aussi de son emprunte toute pratique partisane, que ce soit en termes “positifs” (rétributions
militantes, profits symboliques liés à cette activités, etc.) ou “négatifs” (tension avec d’autres
insertions et rôles sociaux, coûts occasionnés par le dévouement militant, etc.) »646.
Une des tâches centrales de Gottraux est alors de « construire les espaces sociaux en question, les
champs politique et intellectuel », permettant d’appréhender l’espace social comme espace de
relations647. « Mesurer la place de S ou B dans l’espace social, ce n’est pas simplement situer le
groupe (pensé comme doté de caractéristiques, d’une substance en quelque sorte) dans un contexte
(politique, intellectuel, etc.) qui lui serait extérieur. Cette conception classique débouche au mieux
sur l’idée que le groupe (ou l’œuvre, ou l’artiste, etc. si l’on étend le raisonnement) subit
l’influence de son environnement, ce qui n’est certes pas faux, mais largement insuffisant.
S’inspirer du concept de champ de Pierre Bourdieu conduit, par contre, à penser relationnellement
et donc à concevoir S ou B comme un agent ayant une position au sein d’un réseau de positions,
celles d’autres agents du champ. Dans cette perspective, les divers agents en relation dans cet
espace, tout à la fois partagent des préoccupations et des enjeux communs et sont en lutte pour
occuper en son sein des positions dominantes. Ces positions, et les luttes qu’elles suscitent, sont de
surcroît au principe des prises de positions, des discours émis comme des pratiques engagées dans
le champ »648.
646
. Ibid., 10.
647
. Même si P. Gottraux ne juge pas nécessaire de le faire, il nous paraît important de préciser, fût-ce de manière succincte, ce qu’il en est de la notion de
champ pour Bourdieu. « En termes analytiques, explique ce dernier, un champ peut être défini comme un réseau, ou une configuration de relations objectives
entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou
institutions, par leur situation (situs) actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir ou de capital) dont la
possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du même coup, par leurs relations objectives aux positions
(domination, subordination, homologie, etc.). Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos social est constitué de l’ensemble de ces microcosmes
sociaux relativement autonomes, espaces de relations objectives qui sont le lieu d’une logique et d’une nécessité spécifiques et irréductibles à celles qui
régissent d’autres champs. Par exemple le champ artistique, le champ religieux, ou le champ économique obéissent à des logiques différentes » (Réponses,
Paris, Le Seuil, 1992, p. 72). Un champ est donc un système spécifique de relations objectives entre des positions différenciées, socialement définies,
largement indépendantes de l’existence physique des agents qui les occupent. Dans le champ scolaire, par exemple, la position de professeur n’est pas liée à
tel ou tel individu empirique. Ainsi une position sociale est-elle largement indépendante de la personnes l’occupe à un moment donné. Comme on disait
autrefois : « Le roi est mort, vive le roi ! ». Ce qui explique la relative stabilité des champs ; lesquels ne sont toutefois pas des systèmes fermés et rigides,
mais des structures dynamiques, qui comme tout système tendent à se conserver alors même qu’elles sont “travaillées” par des tensions internes. Car chaque
champ est « un champ de force et un champ de luttes pour conserver ce champ de forces » (Les usages sociaux de la science, Paris, INRA éditions, 1997, p.
16). Un champ de forces : il est marqué par une distribution inégale des ressources et donc un rapport de forces entre dominants et dominés ; un champ de
luttes : les agents s'y affrontent pour conserver ou transformer ce rapport de forces.
648
. Ibid., 10-11.
- 164 -
Quel est donc le champ politique dans lequel évolue Socialisme ou Barbarie ? Il est clair en effet
qu’il ne saurait s’agir du champ politique « sans plus de précision » : « un fossé sépare en effet les
groupes d’extrême gauche (comme S ou B) des politiciens professionnels aspirant à la députation
dans le système de démocratie représentative. Les profits recherchés (suffrages électoraux, postes,
etc.) dans un champ classiquement nommé politique, les règles qui ont cours (tactiques, répertoires
d’actions, etc.) ne sont pas identiques à ceux qui guident les pas de S ou B dans son
environnement »649. C’est pourquoi, « en démarcation avec un champ politique “politicien” »,
Philippe Gottraux propose de circonscrire « un champ politique radical, dans lequel est inséré (au
moins à l’origine) S ou B : soit le réseau constitué par les groupes, organisation, partis (ou fractions
de partis) partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat
et / ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion
et action) à transformer le monde qui les entoure ». Dans un tel champ, les « profits recherchés sont
symboliques (prestige découlant du contrôle de la légitimité politico-théorique notamment) et
matériels (capacités organisationnelles , influence dans les mouvements, les syndicats ou les
associations, recrutement militant, etc.) »650. Quant au « champ intellectuel », construit lui aussi par
P. Gottraux, il est orienté par des enjeux « fort différents » : « ses agents produisent certes des
polémiques ou des débats traitant de problèmes dits politiques ou idéologiques (…). Néanmoins, ni
les enjeux révolutionnaires, ni le souci militant (la praxis) ne constituent le centre des débats et le
principe des luttes entre les agents (revues, auteurs, etc.) du champ intellectuel ». Gottraux précise
que « les profits visés dans le champ intellectuel sont cependant aussi matériels (postes dans des
institutions prestigieuses, accès à l’édition, diffusion, etc.) et symboliques (reconnaissance du
public, possibilité de consacrer ses pairs, capacité d’imposer une théorie dominante, etc. » 651.
Il est maintenant possible de saisir la thèse de Gottraux, fort claire au demeurant : c’est le même
mouvement qui pousse Castoriadis à s’éloigner du marxisme et à proposer la fin de l’action
militante, celui d’une quête d’investissements plus gratifiants. S’il parle de « la capacité
innovatrice » de Castoriadis et de « son pouvoir de mettre en crise le groupe », il insiste pour
affirmer que l’on ne saurait saisir le sens du trajet de ce dernier — i. e. « ce qui conduit, dans un
premier temps, Castoriadis à s’éloigner du marxisme (soit à changer d’orientation idéologique) et
ce qui, par la suite, sans en être une conséquence inéluctable, le pousse à proposer à ses amis de
cesser leurs activités collectives » — en s’en tenant à ce qu’il énonce expressément, c’est-à-dire en
649
. Ibid., 11.
650
. Ibid., 12.
651
. Ibid., 12-13.
- 165 -
rapportant son évolution au « résultat combiné du seul contexte (dépolitisation, faible écho de S ou
B) et de la découverte concomitante (ou progressive) des “insuffisances” du marxisme en tant que
théorie du changement radical de société ». Et il continue en soulignant que « comme tout autre
militant, Castoriadis, d’une part, retire de son militantisme des rétributions qui peuvent se tarir et,
d’autre part, sa “volonté” de maintenir une activité politique fort coûteuse à tout point de vue, se
trouve non seulement freinée par le peu de résultats obtenus, mais aussi relativisée par d’autres
investissements concurrents, petit à petit plus gratifiants »652.
Il n’est pas précisé ce qu’il faut ici entendre par « coûteux », ni par « gratifications », mais on
peut aisément le saisir. La question financière ne semble nullement ici en cause ; Castoriadis ayant
été fort généreux pour le groupe sans chercher aucunement à se valoir pour cela 653 ; il serait donc
davantage question de temps perdu et d’énergie dépensée en vain. Mais dire cela suppose de
préciser un intérêt, le sens d’une quête, de dire donc quel type de gratifications Castoriadis cherche.
Si Gottraux ne le précise pas, il semble bien qu’il entende ici une reconnaissance dans le champ
intellectuel, pour reprendre la terminologie de Bourdieu. Que faut-il penser d’une telle
affirmation ?
3) L’exigence d’une pensée
La thèse de Gottraux laisse vraiment dubitatif. À cela une première raison : elle ne dit rien sur les
investissements de Castoriadis une fois le groupe dissout. Pourquoi s’intéresse-t-il tant à la
psychanalyse par exemple ? Et pourquoi selon une orientation lacanienne ?
Sans doute ce silence résulte-t-il du fait qu’il n’entend pas rendre compte des positions
intellectuelles des acteurs en tant que telles. « Ma démarche, précise-t-il en effet, n’est pas celle
d’une banale monographie (…). Ceux qui, d’un autre côté, attendraient de cette recherche une
discussion précise des théories politiques de S ou B seront déçus. Cet ouvrage ne prétend pas faire
une histoire des idées du groupe, ni discuter de près les analyses critiques de Castoriadis sur le
marxisme, ni encor débattre des options et du parcours philosophie de Claude Lefort »654.
652
. Ibid., 335.
653
. P.Gottraux, qui note que « Castoriadis met de sa poche beaucoup d’argent pour que puisse survivre la revue », rapporte le témoignage d’un ancien
membre du groupe recueilli en 1989 : « Castoriadis faisait vivre le groupe, finalement. Un moment, il y avait des problèmes pour financer la revue : il décide
d’aller chercher un mécène. Mais il n’y avait que Véga qui avait le droit d’en connaître le nom. Un beau jour, il nous annoncent tous les deux qu’il y a un
mécène, sans nous dire qui c’était. Dix ans après j’ai appris que le mécène était Castor…» (Ibid.,. 334 et note 38).
654
. Ibid., 14-15.
- 166 -
Mais ce silence est peut-être lourd d’un autre sens. L’implication de Castoriadis dans le champ de
la psychanalyse s’opère selon une orientation minoritaire, pour ne pas dire marginalisée 655, et qu’il
contestera fortement dès 1968, comme l’atteste la publication du texte intitulé Épilégomènes à une
théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme une science, c’est-à-dire au moment même où
Lacan commencera à connaître une certaine notoriété. Il semble dès lors difficile de soutenir que la
trajectoire de Castoriadis est essentiellement à comprendre à partir d’un désir de reconnaissance.
Ce que Gottraux aurait pu montrer à partir de Bourdieu, mais qu’il ne montre pas — et pour
cause ! —, c’est pourquoi Castoriadis n’a pas connu (ou fort tard) la réception qu’il était en droit
d’attendre. Rappelons que ce n’est qu’en 1979 qu’il est élu à l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales656. N’ayant pas la caution universitaire d’un Merleau-Ponty, comme ce fut le cas pour
Lefort, et bien trop libre pour se plier aux codes en vigueur, il ne pouvait pas vraiment être intégré
dans un champ donné. Comment aurait-il pu alors espérer une reconnaissance rapide, s’il est vrai
que, comme l’assure Bourdieu, ceux qui « déçoivent les attentes du champ, ne peuvent le plus
souvent réussir à imposer la reconnaissance de leurs produits qu’à la faveur de changements
externes » ?
Bourdieu précise certes que « l’apparition de nouveaux consommateurs qui, étant en affinité avec
les nouveaux producteurs, assurent la réussite de leurs produits »657. Mais comme il nous paraît
nécessaire d’admettre qu’il y a correspondance — Bourdieu parle d’homologie658 — entre la
position à chaque fois marginale de Castoriadis dans les champs du savoir qu’il investit et la
position de ses lecteurs, laquelle doit être également marginale pour avoir rencontré un tel auteur et
y faire référence, on voit mal comment les choses pourraient changer rapidement.
Il paraît donc bien difficile de rendre compte de l’évolution de Castoriadis à partir des analyses
de Gottraux. Répétons-le Castoriadis n’a jamais cherché à jouer le jeu des champs disciplinaires
qu’il a abordés, fût-ce pour les bouleverser dans leur logique propre.
Mais un tel désintérêt nous semble devoir être compris comme l’expression d’une ambition
655
. Rappelons que Lacan a démissionné de la Société Psychanalytique de Paris en 1953, fondant alors la Société Française de Psychanalyse, et se ne
compte plus alors comme membre de l’Association Internationale de Psychanalyse. En 1963, la Société Française de Psychanalyse connaîtra une scission.
Lacan fondera alors l’École Freudienne de Paris, préalablement dénommée École Française de Psychanalyse, et quittera Sainte-Anne pour l’École Normale
supérieure. Rappelons aussi que c’est en 1969, au moment où Lacan connaît une certaine notoriété que Piera Aulagnier, François Perrier et Jean-Paul
Valabrega fonderont “le quatrième groupe”, duquel Castoriadis sera fort proche, après leur démission de l’École Freudienne.
656. P. Vidal-Naquet rappelle qu’en 1975 Castoriadis s’était effacé « avec élégance » devant la candidature de C. Lefort (AAS, 20).
657
. Les règles de l’art, op. cit., p. 417.
658
. « L’homologie entre l’espace des producteurs et l’espace des consommateurs, c’est-à-dire entre le champ littéraire (etc.) et le champ du pouvoir,
fonde l’ajustement non voulu entre l’offre et la demande » (Les règles de l’art, op. cit. p. 410). Voir aussi p. 271 du même texte.
- 167 -
extrême : celle de penser. Entendons par là, comme le souligne Castoriadis lui-même, le fait
d’« ébranler l’institution perceptive dans laquelle tout lieu a son lieu et tout moment a son heure
(…), ébranler l’institution donnée du monde et de la société, les significations imaginaires sociales
que cette institution porte ». Conscient que « la pensée originale pose/crée des figures autres », il
assure que « notre rapport à une telle pensée ne peut que viser à retrouver ce moment de
déchirement créateur, cette aube différente et recommencée où d’un coup les choses prennent une
autre figure dans un paysage inconnu ». Or, continue-t-il, « cela à son tour implique que [la] pensée
du passé devient un être nouveau dans un nouvel horizon, que nous la créons comme objet de notre
pensée, dans un rapport autre avec son être inexhaustible », de sorte que toute « lecture “fidèle”
n’est jamais importante, et aucune lecture importante (…) jamais vraiment “fidèle” » 659.
On est loin d’une vue cherchant simplement la notoriété dans le monde intellectuel. Même s’il
peut être sensible à la renommée, le créateur a d’autres préoccupations, d’autres ambitions sans
doute, mais qui ne peuvent se réduire à ce dont parle Gottraux. S’il est un propos de Bourdieu que
ce dernier aurait pu méditer, c’est bien celui-ci : « Pour que les audaces de la recherche novatrice
ou révolutionnaire aient quelques chances d’être conçues, il faut qu’elles existent à l’état potentiel
au sein du système des possibles déjà réalisés, comme des lacunes structurales qui paraissent
attendre et appeler le remplissement, des voies possibles de recherche (…). Les lacunes structurales
d’un système des possibles qui n’est sans doute jamais donné comme tel dans l’expérience
subjective des agents (contrairement à ce que pourrait faire croire la reconstruction ex post) ne
peuvent être comblées par la vertu magique d’une sorte de tendance du système çà
l’autocomplétion : l’appel qu’elles enferment n’est jamais entendu que de ceux qui, du fait de leur
position dans le champ, de leur habitus et du rapport (souvent de concordance) entre les deux, sont
assez libres à l’égard des contraintes inscrites dans la structure pour être en mesure d’appréhender
comme étant leur affaire propre une virtualité qui, en un sens, n’existe que pour eux. Ce qui donne
à leur entreprise, après coup, les apparences de la prédestination »660.
Il se pourrait, en effet, qu’une telle remarque s’applique parfaitement au travail de Castoriadis.
Quant au mouvement de Mai 1968, Castoriadis n’avait peut-être pas tort de n’y voir qu’un sursaut
ne remettant pas en cause la tendance de fond vers la privatisation de l’individu 661. Nous aurons
659
. CL, 21.
660
. Les règles de l’art, op. cit., pp. 386 et 392.
661. En 1973, Castoriadis notait : « Si Mai 1968 a montré la justesse de nos analyses concernant le caractère et le contenu de la révolte des jeunes,
l’extension de la contestation sociale et de la généralisation du problème révolutionnaire, il aussi fait voir les difficultés immenses d’une organisation
collective non bureaucratisée, de la prise en charge du problème total de la société, et surtout la profonde inertie politique du prolétariat industriel, l’emprise
- 168 -
l’occasion d’y revenir en fin de travail.
II. Les limites de la pensée héritée
Nous venons de voir que la préface des Carrefours du labyrinthe manifeste clairement une
ambition que d’aucuns jugeront démesurée : penser, c’est-à-dire créer des figures autres. Cela est
bien vécu comme une exigence. Il est clair que celle-ci ne relève pas d’un sentiment intérieur subi,
mais procède plutôt d’une lente maturation que nous avons tâché de retracer au cours de la
première partie. La pensée de Castoriadis est une pensée qui s’affronte au réel effectif et vise à en
rendre compte de la manière la plus cohérente qui soit. Ce n’est pas une pensée pure, et l’auteur de
L’institution imaginaire de la société n’est en rien quelqu’un qui se retire du monde pour mieux
méditer : il n’est pas un esprit contemplatif, mais un citoyen engagé et responsable, c’est-à-dire
soucieux de pouvoir répondre — répondre à ce qu’il perçoit, à quoi il se confronte et qui ne cesse
de le “travailler” en retour.
Il ne se cache pas les difficultés qui se présentent à lui, mais ne cherche jamais à les écarter. Elles
se trouvent ainsi parfois au cœur de son travail, au risque de décontenancer. C’est ainsi que le
lecteur qui ouvre L’institution imaginaire de la société ne peut manquer d’être surpris en lisant les
premiers mots : « Ce livre pourra paraître hétérogène ». L’étonnant se redouble du fait que son
auteur reconnaît dans la foulée qu’« il l’est, en un sens ». Autant dire, qu’en un autre sens, il ne
l’est pas. Peut-on prendre une telle approche au sérieux ? Répondre par la négative reviendrait à
dénoncer la pertinence de notre projet de lecture de l’œuvre de Castoriadis ; l’aborder positivement,
chercher donc à comprendre le paradoxe mis en évidence, c’est déjà saisir l’originalité de cette
même œuvre.
1) L’institution imaginaire de la société, un ouvrage hétérogène.
L’hétérogénéité de L’institution imaginaire de la société se comprend d’abord du fait qu’il s’agit
d’un livre composé de deux parties écrites à dix années d’intervalle. La première, intitulée
Marxisme et théorie révolutionnaire, fût en effet proposée aux lecteurs de Socialisme ou Barbarie
qu’exercent sur lui le mode de vie et la mentalité qui dominent » (SB, 54).
- 169 -
en cinq livraisons dans les années 1964 et 1965
662
; la deuxième ne paraît qu’avec le livre lui-
même, en 1975. Comment une telle publication ne composerait-elle un ensemble hybride ?
Mais il y a plus ! La lecture de la préface rend compte d’un inachèvement assumé de la première
partie : « écrite sous la pression des délais imposés par la publication de la revue, cette première
partie est déjà elle-même non pas un travail fait, mais un travail se faisant. Contrairement à toutes
les règles de composition, les murs du bâtiment sont exhibés les uns après les autres au fur et à
mesure de leur édification, entouré de ce qui reste d’échafaudages, de tas de sable et de pierres, de
bouts de poutres et de truelles sales (…). Contrairement à l’œuvre d’art, il n’y a pas ici d’édifice
terminé et à terminer ; autant et plus que les résultats, importe le travail de la réflexion, et c’est
peut-être cela qu’un auteur peut donner à voir, s’il peut donner à voir quelque chose. La
présentation du résultat comme totalité systématique et polie, ce qu’en vérité il n’est jamais ; ou
même du processus de construction (…) sous forme de processus logique ordonné et maîtrisé, ne
peut que renforcer chez le lecteur cette illusion néfaste vers laquelle il est déjà, comme nous le
sommes tous, naturellement porté, que l’édifice a été construit pour lui et qu’il n’a désormais, s’il
lui plaît, qu’à l’habiter »663.
Ainsi en bonne logique, cette partie aurait-elle dû donner lieu à une publication séparée
permettant à chacun de refaire lui-même le chemin à sa façon. On sait que cela ne fut pas le cas.
Castoriadis en signale la raison : « lorsque la possibilité de l’ensemble s’est présentée, il m’est
clairement apparu, que la suite inédite de Marxisme et théorie révolutionnaire devait être reprise et
réélaborée »664.
On serait alors tenté de penser que la deuxième partie est une réélaboration du traitement des
questions abordées dans la première qui leur donne une réponse enfin convenable. La publication
des premiers essais devant permettre au lecteur de mesurer le chemin parcouru pour atteindre cette
réponse. Mais Castoriadis dénonce immédiatement une telle approche de son travail : « la
deuxième partie de ce livre n’est pas, elle non plus, un édifice achevé », affirme-t-il bien vite.
Ainsi le livre majeur de Castoriadis se trouve-t-il composé de deux parties écrites à plus de dix
ans d’intervalle, qui toutes deux sont, au dire même de leur auteur, inachevées. Il y a de quoi être
dubitatif sur la pertinence de la pensée qu’elles véhiculent !
Mais si le doute est ici compréhensible, il semble légitime de se demander s’il n’est pas au fond
662
. Il s’agit des numéros 36 à 40, les derniers de la revue.
663
. IIS, préface, 5-6. Toutes le citations à venir ne faisant pas l’objet d’un appel de note sont extraites de cette préface.
664
. Nous soulignons.
- 170 -
l’expression de la croyance au pouvoir totalisant de la pensée humaine, de l’assurance que le tout
du savoir peut être saisi et systématisé dans une œuvre ? Autrement dit, ne faut-il pas voir dans la
mise en doute de l’intérêt d’un projet revendiquant ses propres limites, le fait d’une nostalgie
métaphysique ? À en croire Castoriadis, une réponse positive s’impose. Il a éprouvé le poids de la
pensée héritée — les années qui séparent la rédaction des deux parties de son livre passées à
reprendre à nouveaux frais bien des questions théoriques en attestent 665. Ainsi s’est-il convaincu
que « l’emprise exercée sur nos esprits par les schèmes de cette pensée (…) ne pourrait être
ébranlée, si tant est qu’elle puisse l’être, que par la démonstration précise et détaillée, cas après cas,
des limites de cette pensée et des nécessités internes, d’après son mode d’être, qui l’ont amenée à
occulter ce qui [lui] paraît essentiel ».
Ces précisions sont riches d’enseignement, nous semble-t-il. Elles permettent en effet de mesurer
l’ampleur de l’évolution qui marque la décennie de réflexion silencieuse de Castoriadis. Elles
permettent également de saisir le lien qui unit les deux parties de ce livre étonnant qu’est
L’institution imaginaire de la société. Tout se passe comme si, après avoir perçu la sourde présence
de la pensée métaphysique au sein même du texte marxien, Castoriadis prenait toute la mesure de
la puissance de cette pensée héritée666.
Après avoir souligné cette puissance, il assure en effet que son « ébranlement » ne saurait
s’accomplir « dans le cadre d’un livre ni même de plusieurs ». Remarque qui n’est en rien anodine.
Elle nous permet en effet de percevoir le changement profond qui s’est opéré quant à la nature de
l’inachèvement des deux parties de L’institution imaginaire de la société. Si la première partie reste
inachevée, c’est dans la mesure où elle bute sur des limites qu’elle n’avait pas vraiment perçues
comme telles. Qu’elle ne soit pas terminée atteste donc de ce que la critique qui s’y déploie
emporte avec elle quelque chose qui reste impensé et qui la mine à son insu : la prégnance de la
pensée héritée opérant jusque dans le discours qui prétend la combattre. Ce qui explique le long
silence studieux qui s’en est suivi. Castoriadis signale du reste que les idées « qui avaient été
dégagées et formulées » dans cette première partie « s’étaient entre-temps transformées (…) de
665
. « La reconsidération de la théorie psychanalytique (à laquelle j’ai consacrée la meilleure partie des années 1965 à 1968), la réflexion sur la langage
(de 1968 à 1971), une nouvelle étude, pendant ces dernières années, de la philosophie traditionnelle m’ont renforcé dans cette conviction en même temps
qu’elles me montraient que tout, dans la pensée héritée, se tenait, tenait ensemble et tenait avec le monde qui l’avait produite et qu’elle avait contribué à son
tour à façonner » (IIS, préface, 6).
666
. Sans doute Castoriadis n’est-il pas le seul au cours de la même période, héritière des pensées dites du soupçon, mais aussi et surtout peut-être de celle
de Heidegger. Mais nous tâcherons de la montrer, les réponses qu’il apporte sont fort novatrices, et ne procèdent pas vraiment, comme celles de Derrida, d’un
travail infini de “déconstruction”.
- 171 -
points d’arrivée en points de départ, exigeant de tout repenser à partir d’elles ».
Ainsi la deuxième partie, fruit de profondes réélaborations, conduit-elle à la mise en œuvre d’une
pensée se sachant proprement inachevable, infinie (unendlich) au sens où le travail en psychanalyse
peut être dit interminable, sans fin.
On comprend alors pourquoi Castoriadis n’a pas hésité à rassembler en un même volume des
écrits datant de périodes différentes : ils sont en effet mus par un même questionnement, lequel est
responsable des évolutions qu’ils manifestent. Car, répétons-le, c’est bien la perception de
problèmes insoupçonnés jusqu’alors qui a conduit Castoriadis à considérer les idées avancées dans
la première partie, aboutissement d’une réflexion liée à l’activité militante, comme point de départ
d’une réflexion neuve.
Aussi peut-on dire que ce questionnement de Castoriadis est lui-même le lien unissant des textes
apparemment hétérogènes. Mais quel est ce questionnement présent d’un bout à l’autre de
L’institution imaginaire de la société — et peut-être même, c’est du moins l’hypothèse que nous
formulons, d’un bout à l’autre de l’œuvre entière — au juste ?
La réponse est donnée par l’intitulé même de la première partie : Marxisme et théorie
révolutionnaire. Ce que cet intitulé souligne, c’est en effet la disjonction des deux termes qui le
constituent. Autant dire que le marxisme n’est pas une théorie révolutionnaire. Et c’est bien cela
qui y est démontré : contrairement à ce que l’on longtemps cru, et Castoriadis lui-même n’y a pas
échappé, la pensée de Marx n’est pas parvenu à se dégager de la pensée héritée pour proposer une
théorie cohérente du fait révolutionnaire. Mais comment justifier un tel jugement, sinon en
proposant une approche différente de la théorie révolutionnaire qui soit incompatible avec le
marxisme667 ?
2) Le refus d’une pensée contemplative
Castoriadis a adhéré à la pensée de Marx ; que pendant ses années de militant il a défendue
contre ce qu’il jugeait être de mauvaises interprétations. Il nous semble que l’influence de Lukács
est alors des plus évidentes et que Nicolas Tertulian n’a pas tort d’assurer que, « malgré les
667
. Nous avons vu comment Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne a provoqué une crise au sein même du groupe en raison de ce
qu’il avance qu’être révolutionnaire suppose l’abandon du cadre de pensée marxiste. Il contient tous les éléments de critique du marxisme, notamment dans
sa dimension économique.
- 172 -
réserves exprimées à plusieurs reprises », Castoriadis a « puisé beaucoup de son interprétation dans
Lukács »668. Nous avons du reste vu ce que son approche de Lénine et sa lecture de Hegel doivent
à l’auteur d’Histoire et conscience de classe.
Compte tenu de la rareté de jugements flatteurs sous la plume de Castoriadis, il vaut la peine de
prendre au sérieux ceux que l’on trouve. Aussi est-il un propos qu’il nous paraît nécessaire de
souligner concernant Lukács, manifestant clairement l’admiration de Castoriadis pour ce dernier et
les raisons de celles-ci. On peut lire en effet dans le texte intitulé Recommencer la révolution que
« le marxisme n’existe tout simplement plus comme théorie vivante. Le marxisme n’était pas, ne
pouvait pas et ne voulait pas être une théorie comme les autres, dont la vérité est consignée dans
des livres ; il n’était pas un autre platonisme, un autre spinozisme, ou un autre hégélianisme. Le
marxisme ne pouvait vivre, d’après son propre programme et son contenu le plus profond, que
comme une recherche théorique constamment renouvelée qui éclaire la réalité changeante et
comme une pratique qui constamment transforme le monde en étant transformée par lui (l’unité
indissoluble des deux correspondant au concept marxien de la praxis). Où est ce marxisme
aujourd’hui ? Où a été publié, depuis 1923 (parution de Histoire et conscience de classe de Lukács)
une seule étude faisant avancer le marxisme ? ; depuis 1940 (date de la mort de Trotsky) un seul
texte défendant les idées traditionnelles à un niveau qui permette de les discuter sans avoir honte de
la faire ? Où y a-t-il eu, depuis la guerre d’Espagne, une action effective d’un groupe marxiste
conforme à ses principes et reliée à une activité des masses ? Tout simplement nulle part »669.
Il faut dire que le jugement de Castoriadis n’est en rien original, dans la mesure où, comme on l’a
noté, Histoire et conscience de classe est un des textes qui avec le Tractatus de Wittgenstein et
Être et Temps de Heidegger qui le plus marqué la philosophie du XX e670. Michael Löwy, qui
rapporte une intéressante appréciation de Joseph Revai sur le texte de Lukács, parle également de
« l’importance véritablement historique de cet ouvrage »671. Sur quoi se fondent de tels jugements ?
Qu’est-ce que Lukács a affirmé de si important ?
668
. Avatars de la philosophie marxiste, texte de servant de préface à : G. Lukács, Dialectique et spontanéité, trad. P. Rush, Paris, Les Éditions de la
Passion, 2001, p. 16.
669
. EMO 2, 313. Signalons les notes 29, 34, 67 où l’on trouve au-delà de jugements parfois critiques des propos fort positifs à l’égard de Lukács (IIS, 48,
53, 101-102).
670
. H. Schädelbacf, Philosophie in Deutschland 1831-1933, p. 13. Cité par Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande, Paris, La
découverte/M.A.U.S.S, 1997, tome I, p. 227.
671
. Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de Lukács, Paris, PUF, 197.
- 173 -
On ne saurait ici prétendre rendre compte ici d’un ouvrage d’une telle richesse, mais présentant
également sans doute bien des difficultés. Qu’il nous suffise d’éclairer ce qui a pu séduire
Castoriadis. Un des points centraux de l’ouvrage de Lukács est bien l’opposition qu’il manifeste,
au travers d’une confrontation des thèses de Kant et de Hegel, entre la pensée contemplative ou
bourgeoise et la pensée dialectique. Il voit en effet dans le formalisme kantien, et plus
généralement dans la pensée d’entendement, le fond théorique d’une pratique de domination : le
sujet produisant un réel à sa convenance.
Et comme le remarque Nicolas Tertulian, « il n’hésitait pas à faire appel aux fameuses critiques
adressées par Hegel à la théorie kantienne de la connaissance pour légitimer le combat de Trotsky
contre Kautsky »672. C’est là déjà une indication de la volonté d’une saisie globale du social,
laquelle lui permet d’assurer que le marxisme n’est vraiment révolutionnaire que dans la mesure où
il est l’expression de la pensée dialectique. « Ce n’est nullement un hasard, à mon avis, note
Lukács, si la polémique de Trotsky contre Kaustky reproduit sur le terrain politique les arguments
essentiels de la polémique de Hegel contre Kant ». Kaustky étant alors accusé d’avoir, comme
« tous ceux qui restent prisonniers des formes de pensée du capitalisme », peur du saut que
représente le changement conscient d’orientation du mouvement de l’histoire par le prolétariat ; ce
pourquoi « ils s’accrochent avec toute l’énergie de leur pensée à la nécessité comme “loi de la
répétition“ des phénomènes, comme loi naturelle, et rejettent comme une impossibilité la naissance
de quelque chose de radicalement nouveau dont nous ne pouvons avoir encore aucune
“expérience” »673.
Ce texte, qu’il faut lire en reprenant celui sur Le changement de fonction du matérialisme
historique674, exprime clairement bien des points qui sont à la base de la pensée de Castoriadis :
l’emprise des catégories du système sur les théories qui se veulent critiques ; l’action consciente du
prolétariat ; l’ouverture du devenir ; le fait que l’on ne peut donc pas anticiper sur ce que sera le
possible socialisme ; etc. Il trouve là du reste ce que Merleau-Ponty considère comme « les
principales thèses de Lukács » : « relativisation du sujet et de l’objet, mouvement de la société vers
la connaissance de soi, vérité comme totalité présomptive à atteindre par une autocritique
permanente » ; thèses dont il assure « qu’elles sont déjà-là dès que l’on essaye de développer l’idée
marxiste d’une dialectique concrète et d’une philosophie “réalisée” »675.
672
. N. Tertulian, Id., 12.
673
. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 354.
674
. Il s’agit d’un texte publié dans Histoire et conscience de classe (op. cit., pp. 257-292).
675
. Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 90.
- 174 -
Mais, comme nous savons, Merleau-Ponty et Castoriadis ont rompu avec le marxisme — même
si ce n’est pas pour suivre le même chemin —, alors que Lukács a revu ses analyses de 1923. Ici
non plus, il n’est possible de traiter de ces développements respectifs. Contentons de signaler que
Nicolas Tertulian tâche aujourd’hui de réhabiliter les positions du Lukács de la maturité que
Merleau-Ponty comme Castoriadis considéreront comme manifestant un recul par rapport à
Histoire et conscience de classe. Il faut dire que, comme l’indique Nicolas Tertulian, le Lukács de
la maturité allait tâcher de « prendre en compte la causalité en tant que fondement ontologique de
la praxis », afin de montrer qu’il n’y a pas « d’activité finaliste sans appropriation des réseaux
causals objectifs »676. Or, comme nous avons vu, Castoriadis assure qu’il y a irréductibilité de la
signification à la causation.
C’est pourtant bien en suivant les intuitions du jeune Lukács, qu’il en est arrivé à ce point,
commençant par mettre en évidence une contradiction au sein du marxisme entre la pensée de la
praxis et l’enracinement historique de toute situation, et la tendance à la scientificité. Thèse que
Merleau-Ponty partageait pleinement, lui qui assurait que « Marx n’a cessé de majorer le poids des
facteurs objectifs de l’histoire, et le beau parallélisme des années de jeunesse entre la réalisation de
la philosophie et celle du socialisme a été rompu par le “socialisme scientifique” » 677.
Ce que retient Merleau-Ponty de Lukács, usant de ses thèses « très librement et en insistant sur ce
qui chez lui n’était qu’indiqué »678, c’est bien une Stimmung — celle du « marxisme occidental »
— qui résulte de « la conviction d’être non dans la vérité, mais au seuil de la vérité, qui est à la fois
toute proche, indiquée par tout le passé et tout le présent, et à la distance infinie d’un avenir qui est
à faire »679.
Il est clair que Castoriadis a baigné dans une telle “atmosphère” (Stimmung) ; que celle-ci l’a
676
. N. Tertulian, Id.,18. On peut lire, à la même page : « L’ontologie de l’être social proposée par Lukács représente un tertium datur par rapport à
l’antinomie construite par Merleau-Ponty entre l’objectivisme du léninisme philosophique et une pensée dialectique vivante (qui rend justice aux paradoxes
et aux ambiguïtés de la subjectivité), entre le marxisme de la Pravda et le marxisme occidental dont Histoire et conscience de classe aurait été un des
ouvrages fondateurs » (Ibid.).
677
. Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 120. Deux pages plus loin, on peut lire : « C’est, pense Lefort, aux prémisses du bolchevisme qu’il faut
remonter pour trouver les prémisses de la dégénérescence. Nous nous demandons s’il ne faut pas remonter plus haut. C’est le marxisme, et non le
bolchevisme, qui fonde les interventions du Parti sur des forces qui sont déjà là et la praxis sur une vérité historique . Quand dans la seconde moitié du XIX°
siècle, Marx passa au socialisme scientifique, cette idée d’un socialisme inscrit dans les faits vient cautionner encore plus énergiquement les initiatives du
Parti. car si la révolution est dans les choses, comment hésiterait-on à écarter par tous les moyens des résistances qui ne sont qu’apparentes ? Si la fonction du
prolétariat est gravée dans les infrastructures du capital, l’action politique qui l’exprime est justifiée comme l’Inquisition par la Providence » (Ibid, 122. Nous
soulignons).
678
. Ibid., 84.
679
. Ibid., 78.
- 175 -
profondément marqué en ce qu’il conservera toujours l’idée que l’agir ou le faire véritable déborde
toujours les cadres de la pensée rationnelle. Nous verrons, à la toute fin de ce travail, comment cela
vaut encore pour la dimension éthique. Voyons pour le moment le lien avec son appréciation de la
pensée scientifique.
Nous avons rencontré au cours de la première partie l’une des thèses centrales de la pensée de
Lukács : sa critique de la réification. Nous avons vu comment Castoriadis reconsidère cette thèse
d’une certaine façon, en analysant les rapports sociaux au sein de l’atelier de production, récusant
l’idée que celle-ci puisse être complète. Il voyait, dans cette tendance du système impossible à
réaliser, la manifestation de sa contradiction fondamentale.
L’influence de Lukács était toutefois évidente. Tout l’intérêt de la thèse de ce dernier tient au fait
qu’il tâche de retrouver les fondements philosophiques de cette tendance qui ampute les individus
de leur capacité créatrice, de leur faculté subjective de s’autodéterminer. Il propose alors ce que
Tertulian nomme « une construction intellectuelle très audacieuse, mais aussi très discutable, dans
laquelle la théorie kantienne de la connaissance apparaissait comme l’expression philosophique
sublimée (mais aussi comme la caution suprême) des pratiques de la rationalité calculatrice »680.
Peu nous importe ici les critiques que l’on a pu adresser à Lukács 681. Retenons que, partant de là,
il dénonce un formalisme proposant d’appréhender le monde phénoménal à partir de catégories
abstraites, comme étant l’“espace” de représentation au sein duquel s’inscrivent des pratiques
réifiantes. L’affirmation d’une chose en soi, à jamais inaccessible, pose un problème auquel tous
les post-kantiens n’auront cesse de s’affronter. Pour Lukács, la chose en soi renvoie au problème de
l’irrationalité de l’être « tant comme totalité que comme substrat matériel “ultime des formes”»682.
Si Kant entreprend d’éliminer la chose en soi du champ du savoir, Lukacs insiste sur son
importance et notamment sur le lien qui existe entre les deux aspects que nous venons de rappeler.
C’est un des apports de Kant que d’avoir assuré, contre le dogmatisme, la nécessité de l’intuition
sans quoi les concepts resteraient vides. Mais Lukács fait alors remarquer que c’est là une thèse qui
interdit toute pensée systématique, laquelle doit procéder déductivement. Ainsi dans la mesure où
ce lien entre totalité, substrat sensible et subjectivité est une menace pour le système rationnel, ce
dernier doit l’éliminer, ce qu’il fait en éliminant les trois éléments impliqués, de sorte que la
680
. Tertulian, Id., 11.
681. Voir Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. J.M. Ferry et J.L Schegel, Paris , Fayard, 1981, tome 1, chap. IV (notamment, pp. 361371).
682
. Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 152.
- 176 -
connaissance devient pure contemplation pour laquelle le sujet reste passif : « le concept formel de
l’objet de la connaissance dégagé de façon tout à fait pure, la cohésion mathématique, la nécessité
des lois de la nature comme idéal de connaissance, transforment la connaissance de plus en plus en
une contemplation méthodologiquement consciente des purs ensembles formels, des “lois” qui
fonctionnent dans la réalité objective, sans intervention du sujet »683.
Et, dès lors qu’il y a dissolution de ce lien, « la réalité se décompose en une quantité de facticités
qui ne peuvent être rationalisées, sur lesquelles a été jeté un filet de “lois” purement formelles et
vidées de tout contenu. Et pour surmonter par la “théorie de la connaissance” cette forme abstraite
du monde immédiatement donné (et pensable), on rend cette structure éternelle, on la justifie, de
manière conséquente, comme “condition de possibilité” nécessaire à cette saisie du monde» 684.
Insistons sur ce propos qui nous paraît central pour la pensée de Lukács mais aussi pour celle de
Castoriadis — il y a là, à n’en pas douter une réflexion qu’il a dû méditer.
Que veut dire exactement Lukacs ici ? Que la saisie du monde, qui se croit objective, est en fait
conditionnée par la réification : seul l’être immédiat apparaît comme “réel” ; la médiation devenant
purement subjective. Mais, et c’est là le point essentiel, Lukács conteste cette séparation du sujet et
de l’objet : selon lui, la médiation doit être comprise comme faisant partie de l’objectivité.
Cela se comprend du reste aisément à partir de la considération du procès du travail par
exemple : celui-ci est en effet perçu de manière diamétralement opposée selon que l’on est
travailleur ou patron. Ainsi, la simple prise en compte des éléments matériels permettant le travail
ne suffit-elle pas à saisir ce qu’ils sont au juste : moyens de production compris comme éléments
du capital et qui vont contribuer à l’aliénation du travailleur, ou supports d’une production
collective et créative ? La réponse dépend bien entendu des rapports de production qui sont à
l’œuvre. La saisie “objective” de ces moyens de production, leur considération immédiate comme
relevant du simplement donné, a conduit concrètement l’économie classique à assimiler les moyens
de production au capital et, par là même, à postuler l’“objectivité” d’un système de production qui
n’est qu’historique, lui permettant par là même de se perpétrer. Ce qu’il importe de comprendre
donc, c’est que le point de vue ne peut plus être exclu de l’objectivité ; il en est une partie
constituante.
Il semble possible de voir dans cette thèse de Lukács un élément ayant souterrainement œuvré à
683
684
. Ibid., 162.
. Ibid, 196
- 177 -
la constitution de la pensée propre de Castoriadis ; un élément lui ayant notamment permis de
percevoir le lien qui existe entre la contradiction dans l’ordre de la production et la pensée
théorique, et de saisir que les deux reflètent une même vision du monde.
3) L’idéologie scientiste et la crise des sciences
Le dégagement de Castoriadis du marxisme, au nom d’une position restant fidèle à l’orientation
du Lukács d’Histoire et conscience de classe, va de pair avec une perception élargie à ce qu’il faut
appeler une crise sociale qui est aussi une crise des sciences. Dans un texte au titre évocateur,
Science moderne et interrogation philosophique, texte dont nous avons cité un extrait dans
l’introduction de notre travail, il insiste clairement sur ce point, assurant que « l’époque
contemporaine, incertaine de tout, aime au moins se croire certaine d’une chose : de son savoir »685.
Nous verrons qu’il n’est nullement anodin que Castoriadis évoque l’époque comme un sujet, un
pour soi. Il importe ici de rappeler le paradoxe qu’il entend mettre en évidence : ce savoir n’est pas
étranger à la crise que l’époque traverse. Mais le paradoxe se redouble du fait que les sciences
elles-mêmes sont venues mettre en cause cette certitude : « Ce qui a en effet succombé aux
explosions successives des quanta, de la relativité, des relations d’incertitude, de la renaissance du
problème cosmologique, de l’indécidable mathématique, ce ne sont pas simplement des
conceptions spécifiques déterminées, mais l’orientation, le programme et l’idéal de la science
galiléenne, au fondement de l’activité scientifique et au faîte de son idéologie pendant trois siècles :
le programme d’un savoir constituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet,
repérable sur un référentiel spatio-temporel valant pour tous et privé de mystère, assignable à des
catégories indiscutables et univoques (identité, substance, causalité) , exprimable, enfin dans un
langage mathématique à la puissance illimitée, dont ni la préadaptation miraculeuse à l’objet ni la
cohérence interne ne semblaient poser question »686.
Il est difficile ici de ne pas penser à Husserl dont la vie philosophique semble bien dominée par
ce sentiment de crise, au point que Merleau-Ponty a pu affirmer que la phénoménologie est née
685
686
. Cl 1, 150.
. CL 1, 151. Nous soulignons.
- 178 -
d’une crise qui est encore la nôtre : « La phénoménologie s’est présentée dès son début comme une
tentative pour résoudre un problème qui n’est pas celui d’une secte : il se posait dès 1900 à tout le
monde, il se pose encore aujourd’hui. L’effort philosophique de Husserl est en effet destiné dans
son esprit à résoudre simultanément une crise de la philosophie, une crise des sciences de l’homme
et une crise des sciences tout court, dont nous ne sommes pas encore sortis »687. Nous savons que
Husserl est contemporain de ce moment historique où la culture européenne semble s’effondrer.
Comme le note le traducteur français de la Krisis, « si la “Crise” est quelque part, elle est là : dans
l’innommé/innommable d’une sorte de basculement d’un monde, qui se prenait alors pour le
Monde (et qui, en un sens, l’était en effet) »688.
Crise de l’humanité dit le titre de la conférence de Vienne (1935) ; crise des sciences
européennes celui de son ouvrage. Que faut-il entendre par là ? Dès le début de la Krisis, Husserl
demande : « Est-il sérieux de parler purement et simplement d’une crise de nos sciences ? Cette
expression, que l’on entend aujourd’hui partout, n’est-elle pas outrancière ? Car la crise d’une
science, cela ne signifie rien moins que le fait que la scientificité authentique — ou encore la façon
même dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa méthodologie — est devenue
douteuse (…). Comment pourrait-on parler d’une crise des sciences positives ? Car cela
comprendrait une crise de la mathématique pure, une crise des sciences exactes de la nature, que
nous ne pouvons cesser d’admirer comme étant les modèles d’une scientificité rigoureuse et au
plus haut point féconde »689.
Si crise il y a, elle ne concerne pas la méthodologie de la science, à la base d’une réussite jamais
remise en cause. Il faut donc voir dans le concept même de scientificité un autre sens que celui de
la rigueur méthodologique. Nous savons qu’Husserl vise ici le positivisme, lequel est à comprendre
comme la réduction de la science à la seule connaissance des faits. Il s’inquiète en effet de ce qu’il
domine l’ensemble des sciences puisque alors le scientifique ne s’intéresse qu’aux faits — et cela
vaut dans toutes les disciplines —, restant du même coup aveugle quant à l’instance subjective. Ce
manque réflexivité caractéristique du positivisme, Husserl en trouve l’origine dans la manière dont
la science a opéré le tournant de la modernité. Il critique Galilée et sa volonté de mathématiser la
nature, s’opposant à la physique aristotélicienne de la qualité pour fonder une science de la quantité
qui rompt délibérément avec le monde sensible : elle se développe comme géométrie analytique,
687
688
Krisis.
689
. Les sciences de l’homme et la phénoménologie, Paris, C.D.U., 1959, p. 1.
. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1989, préface, p. IV. Cité :
. Krisis, 7.
- 179 -
c’est-à-dire qu’elle adopte un langage abstrait et idéalise la nature en formules algébriques. Cette
“science nouvelle” se constitue alors comme relevant d’un domaine autonome, ayant ses règles
propres. Mathématiser la nature c’est donc en faire un “objet” abstrait (= déconnecté du divers
sensible et individuel) régi par des lois universelles.
Husserl montre qu’avec cette physique mathématique apparaît un nouvel état d’esprit scientifique
ne s’intéressant qu’à ce qui est quantifiable. C’est là l’origine de cette dichotomie caractéristique de
notre époque : d’un côté, l’objectivisme des sciences valorisées par leurs résultats concrets et qui
s’affirment comme seule source d’un savoir universel et rationnel ; de l’autre, le subjectivisme des
autres formes de rapport au monde (morale, philosophie, art) et de tout ce qui n’est pas
“scientifique”. Tout ce “reste” étant fortement dévalorisé et marginalisé sous les étiquettes
d’irrationalisme et de relativisme ; condamnation encourageant le scepticisme dans le domaine du
sens et des valeurs.
Mais il y a pire ! L’impérialisme scientiste conduit à vouloir objectiver et quantifier le sujet luimême. C’est ainsi que se développent la psychologie ou la sociologie dites scientifiques, et plus
généralement les sciences humaines. Une telle approche objectiviste et naturaliste, considérant
l’homme comme un vivant naturel parmi les autres, représente une trahison de la philosophie
authentique, assure Husserl. La conséquence en est la crise : « De pures sciences positives font des
hommes purement positifs ». Or l’homme positif est celui qui renonce à la question du sens. Il ne
prend pas en compte le fait que l’objet n’est pas différent du regard que je porte sur lui, au point
qu’il s’imagine que la science est séparée de la vie, des problèmes vitaux de l’humanité ». Husserl
est extrêmement explicite dans son propos ; et l’on ne peut mieux faire que de le rapporter : « Dans
la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe
sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une
humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens
ou l’absence de sens de toute existence humaine. Ces questions-là n’exigent-elles pas elles aussi,
dans leur généralité, que l’on les médite suffisamment et que l’on leur apporte une réponse qui
provienne d’une vue rationnelle ? Ces questions atteignent finalement l’homme en tant que dans
son comportement à l’égard de son environnement humain et extra-humain il se décide librement,
en tant qu’il est libre dans les possibilités qui sont les siennes de donner à soi-même et de donner
au monde-ambiant une forme de raison. Or sur la raison et la non-raison, sur nous-mêmes, les
hommes, en tant que sujets de cette liberté, qu’est ce donc que la science a à nous dire ? La simple
science des corps manifestement n’a rien à nous dire puisqu’elle fait abstraction de tout ce qui est
- 180 -
subjectif (…). La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le
monde — qu’il s’agisse du monde physique ou spirituel — est un fait »690.
Husserl lie donc la crise des sciences européennes, qui se sont réduites au positivisme, et la crise
des valeurs de l’humanité : il s’agit d’une seule et même crise dont il va décrire l’unité avant de
proposer une voie pour la surmonter. Nul besoin de revenir sur cette analyse. Qu’il suffise de dire
qu’Husserl voit dans la Renaissance « la période où l’humanité européenne accomplit en ellemême un retournement révolutionnaire [qui] veut se donner une nouvelle forme dans la liberté »,
où s’enracine la crise. Si la rationalité affirmée à la Renaissance est en effet porteuse du
développement des sciences positives, elle est tout aussi porteuse du discrédit de la
métaphysique691.
Selon Husserl, la crise de la philosophie vient de la perte d’unité, tout autant dans la manière de
poser ses objectifs que dans sa méthode propre 692. Cela se traduit par le fait que la recherche
scientifique n’est plus mue par le désir de la vérité (unifiée) ; de sorte qu’il faut parler de
dissémination du sens ! Ce que perçoit Husserl au travers de la crise des sciences et de la crise de la
philosophie, c’est bien la crise du sens. Précisons qu’il ne s’agit pas de trop vite assimiler sens et
690
. Krisis, 10-11.
691
. Krisis, 12. « Le concept positiviste de la science à notre époque est (…), historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber toutes les
questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique (…), et parmi elles toutes ces questions que l’on appelle avec assez d’obscurité les
questions “ultimes et les plus hautes.” Considérées de plus près, ces questions, et toutes celles que le positivisme a exclues, possèdent leur unité en ceci,
qu’elles contiennent soit implicitement soit explicitement dans leur sens les problèmes de la raison, de la raison dans toutes ses figures particulières. C’est la
raison en effet qui fournit expressément leur thème aux disciplines de la connaissance (c’est-à-dire de la connaissance vraie et authentique : la connaissance
rationnelle), à une axiologie vraie et authentique (les véritables valeurs en tant que les valeurs de la raison) au comportement éthique (le bien-agir véritable,
c’est-à-dire l’agir à partir de la raison pratique). Dans tout ceci la raison est un titre pour des idées et des idéaux “absolus”, “éternels”, “supra-temporels”,
“inconditionnellement valables.” De même lorsque l’homme devient un problème “métaphysique”, c’est-à-dire un problème spécifiquement philosophique,
alors c’est en tant qu’être raisonnable qu’il est mis en question, et si c’est son histoire qui est en question, alors il s’agit du “sens” de l’histoire, de la raison
dans l’histoire. Le problème de Dieu contient manifestement le problème de la raison “absolue” comme source téléologique de toute raison dans le monde, le
problème du “sens” du monde. Naturellement la question de l’immortalité est elle aussi une question rationnelle, et tout autant celle de la liberté. Toutes ces
questions “métaphysiques” au sens large, c’est-à-dire les questions spécifiquement philosophiques au sens habituel du terme, dépassent le Monde en tant
qu’Universum des simples faits. Elles le dépassent précisément en tant que questions qui remuent la raison. Et elles en revendiquent toutes une dignité plus
haute que celles des questions de fait, qui se trouvent subordonnées à elles également dans l’ordonnance des questions. Le positivisme pour ainsi dire
décapite la philosophie » (Krisis, 13-14).
692
. « Au lieu d’une philosophie une et vivante, que possédons-nous ? Une production d’œuvres philosophiques croissant à l’infini, mais à laquelle
manque tout lien interne. Au lieu d’une lutte sérieuse entre théories divergentes, dont l’antagonisme même prouve assez la solidarité interne, la communauté
de base et la foi inébranlable de leurs auteurs en une philosophie véritable, nous avons des semblants d’exposés et de critiques, un semblant de collaboration
véritable et d’entraide dans le travail philosophique. Efforts réciproques, conscience des responsabilités, esprit de collaboration sérieuse en vue de résultats
objectivement valables, c’est-à-dire purifiés par la critique mutuelle et capables de résister à toute critique ultérieure, - rien de tout cela n’existe. Comment
une recherche et une collaboration véritables seraient-elles possibles ? N’y a-t-il pas presque autant de philosophies que de philosophes ? Il y a bien encore
des Congrès philosophiques ; les philosophes s’y rencontrent, mais non les philosophies. Ce qui manque à celles-ci, c’est un lieu spirituel commun où elles
puissent se toucher et se féconder mutuellement » (Husserl, Méditations cartésiennes, § 2, trad. G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 1992, pp. 22-23).
- 181 -
valeurs. Certes la crise du sens débouche sur une crise des valeurs, crise éthico-politique à laquelle
Husserl est extrêmement sensible, mais il comprend sa tâche comme la reconduction de la crise des
valeurs à la crise du sens comprise comme crise de la raison même. Autant dire que l’éthique ne
peut valoir comme philosophie première. La raison est ce qui donne sa loi au donné naturel, elle
donne sens aux faits. Or c’est cette dimension qui se trouve battue en brèche et qu’Husserl va
s’attacher à restaurer693.
Ce que cherche Husserl, c’est à faire de la philosophie la source originaire fondatrice de toutes
les sciences particulières, lesquelles ne couvrent qu’un domaine limité, qu’une “région” particulière
: leur objet est donc à chaque fois “régional”, quand la philosophie, elle, n’a pas d’objet particulier,
sinon celui de fonder les sciences. Cette idée que la tâche de la philosophie est tâche de fondation
sera constante chez Husserl, et Pierre Thévenaz a bien raison de dire que « le problème qui hante
Husserl depuis sa Philosophie de l’arithmétique (1891) jusqu’à sa mort est celui des fondements.
C’est ce fil conducteur qui nous révèle l’unité de cet effort de réflexion prodigieux qui va faire de
ce mathématicien l’un des plus grands philosophes du XXe siècle »694.
Or s’il semble assez clair que Castoriadis partage son diagnostic, il semble tout aussi clair qu’il
ne peut partager cet idéal de fondation qui guidera Husserl dans son entreprise, puisqu’il participe
de la manière de penser qu’il prétend combattre. Le problème de Husserl, c’est de ne pas avoir
pleinement saisi que « toute pensée, quelle qu’elle soit, et quel que soit son “objet”, n’est qu’un
mode et une forme du faire social-historique »695.
Ce qu’il faut, assure Castoriadis, c’est dépasser aussi bien la tentation de fondation du savoir que
renoncer au désir d’une saisie achevée — fût-elle pensée idéalement 696. « La science comporte
l’indécidable en son centre dès lors qu’elle dépasse la manipulation empirico-computationnelle ou
la simple description et qu’elle veut être théorie. À réfléchir, du reste, sur ce terme même de
théorie, on ne voit pas comment il pouvait jamais en être autrement, et l’étonnement surgit plutôt
693
. « La philosophie comme science, comme science sérieuse, rigoureuse, et même apodictiquement rigoureuse : ce rêve est fini », note Husserl (Krisis,
563). Mais il s’agit bien sûr d’un propos critique, d’un jugement sur l’époque qui ne croit plus à l’existence d’un sens un de la philosophie. Les temps sont
révolus où existait « un lien entre philosophie et religion, capable, comme le revendiquait la philosophie médiévale, de mettre en harmonie la foi religieuse et
la philosophie ». « Telle est la conviction dominante. Un flot puissant, et qui s’enfle toujours, submerge l’humanité européenne : c’est aussi bien celui de
l’incroyance religieuse que celui d’une philosophie qui renie la scientificité » (Krisis, 564).
694
. De Husserl à Merleau-Ponty, Neuchâtel, La Braconnière, 1966, p. 39.
695. IIS, 8.
696
. « Ainsi parlait-on de progrès asymptotique de la science vers le savoir, sans paraître soupçonner que l’expression, privée de sens, si l’on ne possède
pas l’asymptote que l’on invoque, serait absurde si on la possédait » (CL 1, 151).
- 182 -
de ce que l’on ait pu pendant si longtemps croire le contraire »697.
Si nous avons jugé utile de rappeler, fût-ce de manière quelque peu schématique, les vues de
Husserl, ce n’est pas seulement en raison de sa saisie même de la crise affectant le monde
contemporain, mais parce que sa trajectoire nous semble révélatrice de ce que Castoriadis ne cesse
de dire : le poids de la pensée héritée est tel qu’il semble extrêmement difficile de s’y arracher.
C’est pourtant bien ce qu’il convient de faire.
III. Le social-historique
« L’incertitude est devenue mise en question et crise de l’armature catégoriale de la science, et
renvoie ainsi explicitement l’homme de science à l’interrogation philosophique. Cette interrogation
ne laisse rien hors son champ. Car ce qui est en cause, c’est aussi bien la métaphysique sousjacente à la science de l’Occident depuis trois siècles — à savoir l’interprétation, implicite et non
consciente, du type d’être que manifestent les objets mathématiques, physiques, vivants,
psychiques, sociaux-historiques — que la logique, dans l’élément de laquelle ces objets étaient
réfléchis ; que le modèle de savoir visé ; que les critères de ce que l’on a appelé la démarcation
entre science et philosophie ; et que la situation et la fonction social-historique de la science, des
organisations et des hommes qui la portent. Il devait être également évident qu’il en résulte une
mise en question tout autant radicale de la philosophie »698.
La lecture d’un tel propos est sans doute moins aisée que l’on pourrait croire. On comprend bien
que Castoriadis en appelle à une reprise de toutes les catégories. Mais que veulent dire les
expressions : type d’être et social-historique ? Le paradoxe est que pour le comprendre vraiment il
faut s’être dégagé, au moins partiellement des représentations habituelles. Il n’y a guère qu’une
solution pour tâcher de saisir ce que dit vraiment Castoriadis : repartir des difficultés qu’il a luimême rencontrées et qui l’ont conduit à affirmer les limites de la pensée héritée. À ses yeux, celleci se trouve en effet dans l’incapacité de saisir le nouveau, qui est l’objet d’une attention
permanente de sa part. Commençons par revenir sur la question du social et de l’histoire.
697
698
. CL 1, 152.
. CL 1, 152.
- 183 -
1) Mise en cause des vues dominantes
Entendant élucider la question de la société et celle de l’histoire, Castoriadis assure qu’il ne peut
s’appuyer sur la pensée héritée dont le concours ne peut être que fragmentaire — « peut-être est-il
surtout négatif », ajoute-t-il699. S’il reconnaît que parler des limites de la pensée héritée en ce qui
concerne le social et l’histoire « peut surprendre, au vu de la quantité et de la qualité de ce qui,
depuis Platon au moins et singulièrement pendant les derniers siècles, a été fourni par la réflexion
dans ce domaine », Castoriadis n’affirme pas moins que « l’essentiel de cette réflexion (…) s’est
dépensé non pas à ouvrir et élargir la question, mais à la recouvrir aussitôt découverte, à la réduire
aussitôt surgie » Cela tient essentiellement à deux raisons.
Tout d’abord, alors même que la considération de la cohérence d’une société donnée, laquelle est
toujours historique, invite à réunir la question du social et celle de l’histoire en une seule — la
question du social-historique —, la réflexion héritée les tient séparées. La société se trouve alors
référée à autre chose qu’elle-même, « généralement une norme, une fin ou télos fondés ailleurs »,
et l’histoire comprise soit comme perturbation de la norme structurant le social, soit comme un
processus déterminé par son télos, lequel définit le social en son essence. La seconde raison
manifestant les limites de la pensée héritée tient à la logique et à l’ontologie héritées. Castoriadis
dénonce en effet le postulat profond de toute la tradition occidentale selon lequel il ne faut pas
multiplier le sens de : être, puisque cela interdit la prise en compte de la nouveauté radicale. Au
vrai, il n’y a là que « deux aspects du même mouvement, deux effets indissociables de l’imposition
au social-historique de la logique-ontologique héritée ». Ce qui est donc en cause, c’est le refus de
reconnaître le niveau d’être spécifique de ce qui renvoie indissociablement à la société et à
l’histoire. Autant dire que penser le social-historique, le penser vraiment, c’est-à-dire en le
reconnaissant pour ce qu’il est, pousse à sortir du cadre de la pensée classique.
C’est pourquoi, dans un geste qui rappelle celui d’un Merleau-Ponty renvoyant dos-à-dos, au
début de la Phénoménologie de la perception, empirisme et rationalisme, Castoriadis en vient à
ramener les différentes approches de la société et de l’histoire à « deux types essentiels et à leurs
divers mélanges ».
Le premier type — qu’il nomme « le type physicaliste » — « réduit directement ou
699
. IIS, 251. Les citations à suivre qui ne font l’objet d’aucune note de renvoi sont extraites des pages 251 à 264 de cet ouvrage.
- 184 -
indirectement, immédiatement ou en dernière analyse, société et histoire à la nature » ; « nature qui
est, en premier lieu, la nature biologique de l’homme ». Le fonctionnalisme, qui « se donne des
besoins humains fixes et explique l’organisation sociale comme l’ensemble des fonctions visant à
les satisfaire » est alors considéré comme « le représentant le plus pur et le plus typique » de cette
tendance qui pense la société comme la cité du besoin. Mais, comme la critique de la pensée
économique de Marx nous a permis de le souligner, « les besoins humains, en tant que sociaux et
non simplement biologiques, sont inséparables de leurs objets, et les uns comme les autres sont à
chaque fois institués par la société considérée ». Il faut alors convenir qu’une telle vue « recouvre
l’essentiel » puisque cela conduit à effacer la spécificité des sociétés, à annuler leurs différences.
Les approches de type physicaliste, qui supposent en quelque manière des invariants humains à
travers les sociétés et l’histoire, se trouvent ainsi invalidées.
Le deuxième type d’approche de la société et de l’histoire classiquement avancé est « le type
logiciste », lequel peut revêtir diverses formes. Castoriadis considère que le structuralisme, qui
pense l’organisation sociale à partir d’une série de couple d’opposés sans jamais se poser la
question de leur être ni de leur évolution éventuelle, représente la plus pauvre de ces formes. À
l’opposé, et sous sa forme la plus riche, le logicisme se fait dialectique de l’histoire. « N’acceptant
aucune limite », celle-ci doit alors non seulement « remuer toutes les figures de l’univers matériel
et spirituel, afin de les mettre en relation les unes avec les autres, en déterminité achevée et
détermination réciproque exhaustive », mais encore « les engendrer les unes des autres, et toutes à
partir du même élément premier ou dernier, comme ses figures ou moments nécessaires et
nécessairement déployés dans cet ordre nécessaire, dont [la logique à l’œuvre] doit nécessairement
faire partie comme reflet, réflexion, répétition ou couronnement ».
On peut être légitimement surpris de voir ainsi assimilées deux positions aussi éloignées que le
structuralisme et une approche visant à penser la rationalité de l’histoire. Mais ce qui importe à
Castoriadis, et qui explique ses amalgames, c’est l’émergence du nouveau dans l’histoire, la
création sociale, qu’aucune approche traditionnelle ne parvient à reconnaître vraiment. Le
physicalisme s’attache en effet à dégager les causes de ce qui est — « et la causalité est toujours
négation de l’altérité, position d’une double identité : identité de la répétition des mêmes causes
produisant les mêmes effets, identité de la cause et de l’effet puisque chacun appartient
nécessairement à l’autre ou les deux au même ». Quant au logicisme, soit il ne tient pas compte de
l’histoire comme dans le cas du structuralisme, soit « s’il voit les significations dans l’élément de
- 185 -
l’histoire, il est incapable de considérer ces significations autrement que rationnelles (ce qui
n’implique pas, bien entendu, qu’il doive les poser comme conscientes pour les agents de
l’histoire). Mais des significations rationnelles doivent et peuvent être déduites ou produites les
unes à partir des autres. Leur déploiement n’est dès lors qu’étalement, le nouveau est à chaque fois
construit par opérations identitaires (fussent-elles appelées dialectiques) moyennant ce qui était
déjà-là ». La question du social-historique manifeste donc clairement que la pensée héritée se
trouve incapable de saisir l’avènement du nouveau au sens radical du terme.
« Ce qui importe vraiment ici, dit Castoriadis, ce ne sont pas ces conceptions comme telles, ni
leur critique, encore moins la critique des auteurs ». On peut s’en étonner : qu’est-ce qui compte
alors ? La raison profonde pour laquelle on retrouve toujours, au-delà des différentes approches
proposées, la même incapacité à saisir la nouveauté, la même tendance à la ramener à ce qui est
déjà connu. Dans la mesure même où les plus grandes pensées sont impliquées et où l’on trouve les
mêmes travers chez des auteurs « aussi profonds et aussi audacieux » que, par exemple, Aristote,
Kant, Hegel et Marx ou Freud, Castoriadis assure que « des facteurs fondamentaux sont ici à
l’œuvre ». Ceux-ci tiennent à « la logique-ontologie héritée », laquelle est « solidement ancrée dans
l’institution même de la vie social-historique » et « prend racine dans des nécessités inéliminables
de cette institution ». Le noyau de cette logique-ontologie héritée, assure Castoriadis, est « la
logique identitaire ou ensembliste ».
Nous comprenons mieux pourquoi le nouveau n’est jamais saisi : c’est que la pensée se trouve
dominée par des catégories qui sont celles de la logique identitaire. « Cette logique — et
l’ontologie qui lui est homologue —, loin d’épuiser ce qui est et son mode d’être, n’en concerne
qu’une première strate possible ; mais en même temps, son exigence interne est de recouvrir ou
d’épuiser toute strate possible ». On perçoit donc le recouvrement du problème par les réponses
classiquement apportées à la question de la société et à celle de l’histoire : « physicalisme et
logicisme, causalisme et finalisme, ne sont que des manières d’étendre les exigences et les schèmes
fondamentaux de la logique identitaire à la société et à l’histoire ». Ainsi, s’explique la raison de
l’assimilation, que beaucoup jugeront parfaitement abusive, de différentes approches. Encore une
fois, il n’est pas question pour Castoriadis de juger les auteurs et leurs pensées, mais de tâcher de
comprendre comment le nouveau peut émerger puisqu’il émerge.
- 186 -
Son apport premier quant à cette question de la nouveauté, une fois celle-ci reconnue vraiment,
tient à sa prise de conscience du poids de la pensée héritée — c’est à ce niveau qu’il nous semble
que l’œuvre de Lukács a été importante pour lui. Espérer se déprendre de son emprise suppose de
la comprendre au mieux : « on ne pourra résoudre cette question que lorsque l’on l’aura reconnue,
perçue, éprouvée, et cessé de la dénier ou de la recouvrir par le voile de la tautologie »700.
2) Un niveau d’être irréductible
Qu’est-ce donc que Castoriadis entend par logique identitaire ? Elle est la forme de raisonnement
qui sous-tend la rationalité ordinaire, laquelle s’appuie sur les principes d’identité, de contradiction
(ou non contradiction) et de tiers exclu dégagés par les Grecs anciens et qui trouve son
accomplissement « le plus poussé et le plus riche » dans l’élaboration de la mathématique 701. C’est
bien la raison pour laquelle il la nomme logique ensembliste ou ensembliste-identitaire, ou encore,
par contraction, ensidique. Il reprend du reste la définition donnée par Cantor pour un ensemble —
« une collection en un tout d’objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces
objets sont appelés les éléments de l’ensemble » — assurant qu’elle « condense admirablement »
les opérations fondamentales que permet la logique identitaire702.
Elle semble correspondre assez bien à ce que Hegel nommait pensée d’entendement 703. Mais la
comparaison est risquée puisque, comme nous
avons vu au cours de la partie précédente,
Castoriadis récuse le fait que la pensée dialectique s’oppose expressément à celle de l’entendement
comme le pensait Hegel ; elle en représente au contraire à ses yeux comme une pointe avancée :
elle en représente au contraire à ses yeux comme une pointe avancée : « Reconnue depuis Platon et
Aristote, la situation ici décrite est explicitée et universalisée dans l’aboutissement de la logiqueontologie, le système hégélien, qui est nécessairement cyclique »704.
La logique identitaire, explique Castoriadis dans une note accompagnant la publication d’un
entretien et renvoyant à un passage de L’institution imaginaire de la société, est celle qui « institue
700
701
. IIS, 271.
. IIS, 328. « Que la logique identitaire est présupposée par la théorie des ensembles est évident : identité et différence sont à l’œuvre dans la définition
cantorienne, de même que le principe du tiers exclus » (IIS, 334).
702
. IIS, 330.
703
. Notons que Castoriadis lui-même esquisse la comparaison, assurant qu’il nous est impossible de penser ce qui est « comme pure et simple
construction imputable à la “puissance terrible de l’entendement” pour reprendre l’expression de Hegel » (IIS, 401).
704
. IIS, 328.
- 187 -
le monde comme connaissable et manipulable rationnellement et techniquement ; elle se réfère à
des objets distincts et définis pouvant être collectés et former des touts, composables et
décomposables, définissables par des propriétés déterminées et servant de support à la définition de
celles-ci »705. Cette logique, précise-t-il est une nécessité pour la vie sociale, « elle doit être là dès
que la société s’institue et pour qu’elle puisse s’instituer. Quelle que soit l’emprise des
significations mythiques et magiques sur une société archaïque, cette société ne peut pas être
“mythique” et “magique” si deux et deux n’y font pas quatre »706. L’importance de cette logique
n’est donc pas du tout remise en cause, mais bien expressément reconnue par Castoriadis : « il y a
une dimension inéliminable du faire / représenter / social, de toute la vie et toute l’organisation
sociale, de l’institution de la société, qui est et ne peut qu’être congrue à la logique identitaire ou
ensembliste »707. Il insiste même souvent sur ce fait selon lequel « l’existence même de la société,
comme faire collectif organisé, est impossible sans une telle logique à l’œuvre »708.
Mais si Castoriadis n’entend nullement l’abandonner, il prend acte que cette logique n’est pas en
mesure de rendre compte de tout le réel, puisqu’elle ne permet pas la saisie du nouveau : « ce serait
une erreur cruciale, un assassinant de l’objet — l’assassinat structuraliste — que de prétendre que
cette logique épuise la vie, ou même la logique d’une société »709. Mais comme il a été vu, ce n’est
pas seulement le structuralisme qui reste aveugle face à l’effectivité du social, mais toute la pensée
héritée. C’est que « la logique identitaire devient universellement dominante avec la naissance de la
philosophie et de la pensée théorique comme telle »710. Assuré que la logique identitaire « entraîne
ou permet de construire (…) presque tout ce que l’Occident a pensé comme “détermination” de
l’étant », Castoriadis note qu’elle « contient donc le noyau central de sa pensée : la déterminité,
conçue comme immanence à ce qui est de la possibilité d’être défini et distingué ». Il en conclut
qu’une telle logique « vaut décision ontologique sur l’organisation de ce qui est (…), décision qui
va infiniment loin et qui, malgré les réserves, les restrictions, les objections internes produites par
presque tous les grands philosophes, a toujours prévalu en dernière instance dans l’histoire de la
705
706
707
708
. CS, 366 ; IIS, 336.
. CS, 334.
. IIS, 336.
. CL 1, 205. « Truisme, mais disons-le puisqu’on m’a dit que je conçois la révolution comme une table rase absolue, coupure totale avec le passé : la
révolution ne supprimera pas l’arithmétique, elle la mettra à sa place » (CS, 334).
709
. IIS, 336.
710
. CS, 334.
- 188 -
pensée gréco-occidentale711 et donc aussi dans son rejeton, la science moderne »712.
Le problème, nous l’avons dit, est bien que du point de vue de la science elle-même il est
impossible de s’en tenir là. Les avancées récentes en la matière obligent en effet à reconnaître que
« la science comporte l’incertitude en son centre dès lors qu’elle dépasse la manipulation empiricocomputationnelle ou la simple description et qu’elle veut être théorie. À réfléchir sur ce terme
même de théorie, on ne voit pas comment il pouvait jamais en être autrement, et l’étonnement
surgit plutôt de ce que l’on ait pendant si longtemps pu croire le contraire. On ne peut plus le croire
aujourd’hui. (…) l’incertitude est devenue mise en question et crise de l’armature catégoriale de la
science et renvoie ainsi explicitement l’homme de science à l’interrogation philosophique. Cette
interrogation ne laisse rien hors de son champ. Car ce qui est en cause, c’est aussi bien la
métaphysique sous-jacente à la science de l’Occident depuis trois siècles (…) que la logique, dans
l’élément de laquelle ces objets étaient réfléchis ; que le modèle de savoir visé ; que les critères de
ce que l’on a appelé la démarcation entre science et philosophie »713.
Nous nous trouvons là encore devant un propos catégorique certes, mais qui peut paraître bien
problématique : la science n’atteste-t-elle pas tous les jours de sa puissance ? Ce n’est toutefois pas
cela, qui est effectivement manifeste, que Castoriadis entend remettre en cause. Il s’agit plutôt,
comme nous avons tâché de le montrer plus avant, du fait que la domination technique ne peut
suffire : elle ne peut ni passer pour la marque d’une capacité de domination totale, ni se prévaloir
de l’assurance qu’elle finira un jour par rendre compte de l’Être de manière exhaustive. Comme il
n’est plus question de prétendre à quelque refondation que ce soit, il convient d’admettre que la
science, structurée par la logique ensembliste ne peut que fragmentairement rendre compte de ce
qui est, que sa prise sur l’Être reste toute partielle ; ou, pour le dire avec Castoriadis « que ce qui
est, dans n’importe quel domaine, se prête à une organisation ensembliste-identaire et n’est pas
congru à celle-ci de part en part et de manière ultime » 714. La société, dit encore Castoriadis,
« n’est ni ensemble ni système ou hiérarchie d’ensembles (ou de structures) : elle est magma de
magmas »715.
711. Nous avons vu comment Castoriadis rejette la logique dialectique, que Hegel envisageait comme devant relever l’ontologie héritée, du côté de cette
dernière.
.
712. CL 1, 204
713
. CL 1, 152.
714
. IIS, 401.
715
. IIS, 336.
- 189 -
Qu’est-ce qu’un magma ? Pourquoi user d’un tel terme ? « Un magma, dit Castoriadis, est ce
dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre
indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie
ou infinie), de ces organisations »716. C’est dire qu’« un magma “contient” des ensembles — et
même un nombre indéfini d’ensembles — mais n’est pas réductible à des ensembles ou à systèmes
d’ensembles, aussi riches et complexes soient-ils. Et pas davantage un magma ne peut être
reconstitué “analytiquement”, à savoir au moyen de catégories et d’opérations et d’opérations
ensemblistes. L’“ordre” et l’“organisation” sociaux sont irréductibles aux notions habituelles de
l’ordre et d’organisation en mathématique, en physique et même en biologie — du moins telles
qu’elles ont été conçues jusqu’ici »717. La logique ensembliste ne parvient en effet pas à saisir le
type d’unité que représente une société, elle n’a qu’une seule représentation de ce que peut être
l’unité. Mais comment affirmer que “un” « a le même sens qu’il s’agisse de : un espace hilbertien,
une usine, une névrose, une bataille, un rêve, une espèce vivante, uns signification, une société, une
contradiction, une règle juridique, une fourmi, une révolution, une œuvre »718 ? Une pensée
rigoureuse ne peut réduire ainsi les différentes expressions de l’être à un même type d’unité.
Castoriadis donne alors la réponse à la deuxième question — pourquoi user du terme de magma ?
— en assurant que « ce qui importe ici n’est pas cette négation, mais l’assertion positive : le socialhistorique crée un type ontologique nouveau d’ordre »719.
Il faut ici souligner un problème, que d’une certaine manière nous n’allons cesser de rencontrer
dans le suite de cette partie : la définition du magma a été critiquée par plusieurs lecteurs de
Castoriadis. C’est ainsi que Jean-Pierre Dupuy a souligné qu’elle correspond à ce que l’on désigne
en mathématique par le terme de “classe” ; ou que Vincent Descombes, remarquant que le terme
« évoque plutôt une absence d’organisation qu’un autre mode d’organisation », suggère qu’« il ne
peut s’agir là d’une simple question de vocabulaire »720.
Que les problèmes soulevés indiquent des difficultés est une chose, une autre est de reconnaître la
nécessité de trouver le moyen de penser une réalité pour ce qu’elle est. Or, comme le dit
Castoriadis, « on ne peut parler des magmas que dans le langage ordinaire. Cela implique que l’on
716
. IIS, 497 et CL 2, 394.
717
. CL 2, 231.
718
. CL 1, 212.
719
. CL 2, 231.
720
. AAS, 82.
- 190 -
ne peut en parler qu’en utilisant la dimension ensembliste-identitaire de ce langage »721. On peut
comprendre, dans ces conditions, que l’on trouve toujours dans les termes utilisés par Castoriadis
des éléments entraînant une confusion possible. C’est manifestement le cas en ce qui concerne
l’objection de Jean-Pierre Dupuy dont Castoriadis assure qu’elle est « formellement correcte »,
mais qu’elle ne le trouble pas beaucoup, considérant que la notion de “classe”, visant à éviter un
paradoxe logique722, est elle-même mal définie.
L’objection de Vincent Descombes est sans doute plus féconde : elle invite à reconnaître que la
difficulté tient au fait de penser l’identité de manière « relative », de sorte que le concept d’identité
ne soit sensé « qu’employé avec un prédicat (le même village, la même maison,) dont le sens nous
indique quelle proportion de peras et d’apeiron caractérise le genre de chose en question »723.
Mais, au-delà des manières de penser le problème, ce qui compte ici, c’est bien que la spécificité
du social soit reconnue, que l’on perçoive qu’il relève d’un niveau d’être particulier. Ce que
manifestement, beaucoup contestent encore.
3) Une objection irrecevable
Castoriadis invite ici à reconnaître la société, ou plutôt le social-historique, comme irréductible à
autre chose qu’à lui-même : il est un niveau d’être particulier, qu’il faut tenir pour tel. « La société
en tant que toujours déjà instituée, est autocréation et capacité d’auto-altération, œuvre de
l’imaginaire radical comme instituant qui se fait être comme société instituée et imaginaire social
chaque fois particularisé »724. C’est là un propos d’une très grande richesse, que la suite de cette
partie devra s’attacher à élucider.
Mais c’est un propos d’une grande complexité également, posant de nombreux problèmes et
suscitant de nombreuses critiques. La thèse centrale ici énoncée, nous l’avons rencontrée au
moment de traiter de la critique adressée au marxisme ; plus exactement de la notion d’idéologie,
721
. CL 2, 393.
722
. Il s’agit du paradoxe de Russel qui pose le problème de l’appartenance à soi de la classe comprenant les classes ne s’appartenant pas (la classe des
hommes, c’est-à-dire l’humanité, ne se comprend pas elle-même à titre d’élément) : si elle s’appartient, c’est qu’elle a la propriété des éléments de la classe
qu’elle définit, à savoir le fait de ne pas s’appartenir ; si elle ne s’appartient pas, elle est telle qu’elle possède la qualité des éléments qui se classent en elle.
La reconnaissance de ce paradoxe a conduit à proposer une théorie axiomatisée des ensembles permettant de construire des sous-ensembles séparés au sein
d’un ensemble. Voir : D. Vernant, Bertrand Russel (Paris, Flammarion, coll. GF, 2003), qui propose une bibliographie conséquente.
723
. AAS, 85.
724
. CL 3, 114.
- 191 -
qui laissait entendre que l’ordre économique structurerait la vie sociale. Contre cette tendance à
chercher un fondement “réel” à l’institué, Castoriadis a fait valoir que ce prétendu “réel” était luimême institué, et que vouloir traiter comme secondaire, du point de vue du sens, les rites religieux
de certaines tribus indiennes accompagnant le travail agricole révélait davantage la puissance des
catégories de pensée dominantes chez l’anthropologue marxiste qu’une réalité sociale indigène.
Nous en percevons maintenant mieux la portée.
C’est justement pourquoi la thèse de Castoriadis est souvent mise en cause. Les tenants de ce que
l’on nomme l’individualisme méthodologique, n’acceptant pas que le social puisse relever d’un
niveau d’être spécifique, affirment qu’il renvoie plutôt à l’interaction des membres qui le
composent. La sévérité — pour ne pas dire la violence (verbale s’entend) — de Castoriadis à leur
encontre semble bien résulter de ce qu’il ne peut admettre que l’on refuse de reconnaître ce qui lui
paraît de l’ordre de l’évidence725 : « Il est manifeste, assure-t-il, que le social-historique dépasse
infiniment toute “inter-subjectivité”. Ce terme est la feuille de vigne qui ne parvient pas à couvrir la
nudité de la pensée héritée à cet égard. La société n’est pas réductible à l’“inter-subjectivité”, n’est
pas un face-à-face indéfiniment multiplié, et le face-à-face ou le dos-à-dos ne peuvent jamais avoir
lieu qu’entre sujets déjà socialisés »726. Les réactions de Castoriadis sont également liées au fait
qu’il perçoit dans cette mauvaise foi la volonté de justifier un état social, (une organisation
politique) qu’il combat depuis toujours — nous reviendrons assez longuement sur ce problème au
cours du troisième chapitre de la dernière partie de ce travail.
Au moins reconnaît-il à Max Weber de ne pas verser dans ce travers, lui qui dénonçait avec
fermeté toute « valuation individualiste » de la méthode qu’il proposait. C’est la raison pour
laquelle, sans doute, il prend sa théorisation fort au sérieux, même s’il s’applique à montrer qu’elle
n’est pas recevable727. Sa critique relève donc de l’ordre épistémologique si l’on peut dire, non de
l’ordre politique, puisqu’elle ne consiste nullement à la disqualifier comme pure et simple
idéologie, mue par des intérêts autres que ceux expressément avancés . Mais, assure Castoriadis, si
725
. Parlant des pensées “égologiques”, Castoriadis affirme : « deux choses me remplissent d’un émerveillement toujours renouvelé : le ciel étoilé au-
dessus de moi, et l’emprise indéracinables de ces schèmes sur les auteurs contemporains autour de moi » (CL 3, 50).
726
. CL 3, 114.
727
. Individu, société, rationalité, histoire, C L 3, 39-69. On peut lire à propos de ce nous venons de souligner : « Weber, anticipant en pleine conscience
les perversions possibles de cette vue, qualifie d’avance de “monstrueux malentendu” la tentative tirer de cette “méthode individualiste” une “valuation
individualiste” dans n’importe quel sens, comme aussi toute tentative de tirer « du caractère inévitablement… rationaliste de la formation de concepts
scientifiques » des conclusions sur la prévalence des motifs rationnels » dans l’agir humain ou même une “évaluation positive du rationalisme”. Qui connaît
la violence de ses critiques contre R. Stammler peut aisément imaginer les durs sarcasmes avec lesquels il aurait accueilli l’“individualisme” et le
“rationalisme” contemporains en sciences sociales — pour ne pas parler des pseudo-conclusions politiques qu’on tire, moyennant des raisonnements du type
“les licornes existent, donc l’univers est fait de gelée de coing” qui ont fait la gloire de F. von Hayek » (CL 3, 41).
- 192 -
la méthode individualiste « n’implique aucune prise de position “valuative”, encore moins
politique, elle équivaut quand même à une décision ontologique sur l’être du social-historique » 728.
Rappelant la thèse méthodologique de Weber selon laquelle « les structures sociales (l’État, les
“coopératives”, les “sociétés par actions” ou les “fondations”) » doivent être considérés comme
relevant de l’interaction individuelle729, Castoriadis fait remarquer qu’elle emporte une décision
n’allant aucunement de soi : le fait que « seul l’agir individuel serait “compréhensible” »730. Mais,
assure-t-il, cela revient à postuler qu’« il n’y a de sens que “dans”, “par” et “pour” les individus
effectifs (…) en tout cas un sens visé ». Comme par ailleurs, la sociologie entend comprendre autre
chose que ce qui relève de la psychologie purement individuelle, autre chose qu’un sens « isolé »,
elle doit « comprendre des enchaînements d’actes (…). Et ces enchaînements, elle doit en outre les
comprendre comme nécessaires », puisque sinon elle ne pourrait se prétendre science. Autant dire
que la tâche de la sociologie selon Weber est de fournir « une interprétation causale juste d’une
activité concrète », pour laquelle « le déroulement extérieur et le motif sont reconnus comme se
rapportant l’un à l’autre et compréhensibles significativement dans leur ensemble »731.
« Or, note Castoriadis, ce qu’il faut bien, en fin de compte, appeler l’individualisme rationaliste
(méthodologique, mais aussi ontologique) de Weber, se joue tout entier sur cette liaison de la
causalité (nécessité) et de la compréhension, inéluctablement représentée (…) par l’intelligibilité
rationnelle ». Que signifie en effet la causalité sinon « la régularité d’une consécution dont la
nécessité est exprimée par une loi universelle »732 ? Comme l’on dit ordinairement, les mêmes
causes entraînent les mêmes effets ; ce que tout physicien peut vérifier (en droit au moins) en
reproduisant une même expérience. Mais Castoriadis souligne que « ni reproductibilité ni même à
728
729
. CL 3, 41.
. « Il peut être opportun et directement indispensable, pour une autre série de fins de la connaissance (par exemple juridiques) ou pour des buts
pratiques de traiter certaines structures sociales (l’État, les “coopératives”, les “sociétés par actions” ou les “fondations”) exactement de la même façon que
des individus singuliers (…). Par contre, pour l’interprétation compréhensive de l’activité que pratique la sociologie, ces structures ne sont que des
développements et des ensembles d’une activité spécifique de personnes singulières, puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une
activité orientée significativement ». (M. Weber, Économie et société, trad. J. Chavy et É. de Dampierre (dir.), Paris, Agora, coll. Pocket, tome 1, 1995, p.
41).
730
731
732
. CL 3, 42.
. Weber, op. cit., p. 38.
. CL 3, 45. Castoriadis précise qu’« à l’opposé des “régularités stupides” de la nature physique, un enchaînement d’actes rationnellement liés nous
apparaît forcément comme à la fois intelligible et nécessaire » (Ibid.). Ce propos fait allusion, au travers de l’opposition manifestée entre la nature et
l’histoire, à la célèbre formule de Vico affirmant la convertibilité entre le vrai et le fait humain ( Verum et factum convertuntur), laquelle reprise par Dilthey,
conduira à l’opposition entre compréhension et explication. P. Raynaud fait justement remarquer que « Weber met l’accent sur les similitudes
méthodologiques entre les deux types de savoir » et que, chez lui, « même si le problème est toujours de comprendre le sens de l’activité humaine, cette
compréhension doit aussi s’accompagner, pour être objective d’une explication causale » (Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF,
1987, p. 45).
- 193 -
proprement parler répétition non triviales ne sont accessibles dans les phénomènes socialhistoriques ». Ce qui « confère, dans sa perspective causaliste, tout leur poids aux considérations de
Weber sur la “rationalité” et l’intelligibilité » : la reproductibilité des sciences expérimentales se
trouve en effet « remplacée par un énoncé de reproductibilité potentielle indéfinie : “Tout autre
individu rationnel à la place de X et devant les mêmes circonstances aurait décidé d’employer le
même moyen Y” ». Cela signifie, poursuit Castoriadis, qu’« en tant qu’individus rationnels nous
sommes tous substituables les uns aux autres et nous “devrions reproduire” les mêmes
comportements devant les mêmes conditions »733.
Compte tenu de ce que nous avons vu au cours de la partie précédente nous pouvons déjà
comprendre ce qu’une telle vue a d’inadmissible pour Castoriadis : elle pose un invariant de la
nature humaine. Notons que les tenants de l’organisation scientifique du travail n’auraient
nullement contesté un tel invariant : si chaque individu, postulé rationnel, est substituable à un
autre, la direction de l’entreprise a tout lieu de mettre en place un mode de fonctionnement établi
sur des bases purement rationnelles. Nous nous autorisons cette remarque, qui pourra paraître
déplacée, parce qu’elle nous semble assez bien éclairer le mode de pensée de Castoriadis et son
étonnement (ou son désarroi) devant des raisonnements parfaitement valides en eux-mêmes mais
complètement formels au sens où ils ne tiennent pas compte d’une réalité parfois massive au
prétexte qu’elle n’entre pas dans leur champ de réflexion. Pour le dire autrement, comment un
psychanalyste peut-il partager l’idée que les individus seraient rationnels quand il accueille tous les
jours des patients qui souffrent de ne pas pouvoir faire ce qu’ils aimeraient, et face auxquels la
prédication rationnelle n’a aucune efficience — les analysants savent d’un savoir très conscient ne
pas faire ce qu’il faudrait ! Castoriadis ne peut admettre que des théoriciens du social “oublient”
ces faits…
C’est bien fond cela, ce postulat de rationalité chez les individus, que Castoriadis dénonce chez
Weber. « Sans les deux affirmations conjointes et solidaires : il y a du compréhensible dans la
société et l’histoire — et ce compréhensible est (par excellence, si l’on insiste) la dimension
“rationnelle” de l’agir individuel, la méthode wébérienne devient sans objet »734. Nous l’avons
signalé en note, les vues de Weber ont partie liée avec la thèse de Vico sur la convertibilité du vrai
et du fait humain. Pourtant, note Castoriadis, « que tout ce que nous faisons ou que d’autres font ou
ont fait n’est pas intelligible (et souvent même pas compréhensible quelle que soit l’extension que
l’on donnera à ce terme) mérite à peine d’être rappelé. Et beaucoup de choses — les plus décisives
733
734
. CL 3, 46.
. CL 3, 47.
- 194 -
— nous sont intelligibles sans que nous les ayons faites ou que nous puissions les “refaire”, les
reproduire »735.
Et Castoriadis de prendre l’exemple d’une loi : « je pourrais inventer une loi particulière,
reconnaît-il, [mais] non pas l’idée d’une loi sociale (l’idée d’institution) ». Il en va de même du
langage : « arrêtons-nous de rire, suggère-t-il ; et demandons-nous seulement : un individu
“rationnel” et “conscient” est-il concevable comme individu effectif (et même comme sujet
transcendantal) sans langage »736.
Arrivé à ce point, Castoriadis fait une remarque cruciale à nos yeux pour comprendre sa propre
démarche. Il rappelle que Dilthey entendait reprendre, en l’élargissant, la notion d’esprit objectif à
Hegel — laquelle, précise-t-il « recouvre pratiquement ce que j’appelle l’institution » — en
refusant la métaphysique qui la sous-tend ; ce qui rendait sa position philosophique « confuse » :
« Quelque chose “s’objective” — qui n’est pas la Raison ou l’Esprit du monde hégéliens ; il est
appelé en passant “vie” ou “esprit” — et ce dans quoi il “s’”est objectivé nous est, en droit,
compréhensible ». Castoriadis fait alors justement remarquer que, dans la mesure où il postule que
le collectif est réductible aux individus, « cette difficulté n’existe pas pour Max Weber », et au-delà
pour tout individualisme méthodologique, « mais à quel prix ! ».
« Il faut avaliser une ontologie (celle de la philosophie criticiste) qui affirme : s’il y a du sens,
c’est qu’il y a un sujet (un ego) qui le pose (le vise, le constitue, le construit, etc.). Et s’il y a sujet,
c’est qu’il est soit seule source et origine unique du sens, soit corrélat obligatoire de celui-ci. Que
ce sujet soit nommé, en philosophie, ego ou conscience en général et, en sociologie, individu crée
certes des questions graves (…), mais ne change rien au fond de l’affaire. Dans les deux cas, les
postulats et les visées de la pensée sont clairement égologiques ».
Or, martèle Castoriadis, il y a une chose que l’on ne peut pas faire : présenter le social-historique
comme le “produit” de la coopération (ou du conflit) des individus (ou prétendre, atténuation
méthodologique, que nous ne pouvons les penser que dans la mesure où il l’est) »737.
Il faut bien comprendre la portée de ce Castoriadis avance ici et qui condamne non seulement
l’approche wébérienne, mais l’individualisme méthodologique en général.
Cela vaut en particulier pour la tentative de Jean-Pierre Dupuy qui entend renouveler cette
735. CL 3, 48.
736
. CL 3, 48.
737
. CL 3 , 48-49.
- 195 -
approche d’une manière qui pourrait paraître stimulante, en en proposant une version « complexe ».
Il n’est pas possible présenter ici cette dernière. Signalons simplement que Dupuy reconnaît
l’existence d’une dimension transcendant les individus, mais refuse de la penser comme totalité
déjà donnée. Bien plutôt entend-il en proposer une genèse. « Les êtres collectifs ont un mode
particulier d’existence, reconnaît-il, ils peuvent être la cause d’événements ou de phénomènes, le
support de décisions, mais on ne saurait en aucun cas leur attribuer les qualités d’un sujet :
volonté, intention, conscience, etc. C’est la règle d’or de la méthodologie individualiste en sciences
sociales ». Il avance alors la thèse d’une “autotranscendance” du social qui, dit-il, « tient dans la
coexistence apparemment paradoxale de deux propositions suivantes : 1°) Ce sont les individus qui
font, ou plutôt “agissent”, les phénomènes collectifs (individualisme). 2°) Les phénomènes
collectifs sont (infiniment) plus complexes que les individus qui les ont engendrés, ils n’obéissent
qu’à leur lois propres (auto-organisation) »738.
La nouveauté de la thèse de Dupuy par rapport à l’individualisme classique vient essentiellement
de l’affirmation du point 2. Or Castoriadis fait remarquer qu’« il n’y a aucun sens à considérer que
langage, production, règles sociales seraient des propriétés additionnelles, qui émergeraient si l’on
juxtaposait un nombre suffisant d’individus » car, et l’on voit bien que tout tient à ce point, « ces
individus ne seraient pas simplement différents, mais inexistants et inconcevables hors ou avant ces
propriétés collectives — sans qu’ils y soient, pour autant réductibles »739.
Ainsi, c’est toujours et encore l’incompréhension de ce qu’est l’individu, son être même, qui
vicie la thèse de l’individualisme méthodologique. Il est clair, pour Castoriadis, que l’individu ne
peut être compris suivant la pensée égologique : il n’est tel que parce qu’il est institué. La non
reconnaissance du niveau d’être du social-historique est liée à la non reconnaissance du niveau
d’être que représente la psyché.
On peut comprendre que la perception d’un tout social irréductible fasse problème et que
beaucoup, à l’instar de Jean-Pierre Dupuy, refusent de le saisir comme un sujet. Reste ce fait
massif : sans admettre la primauté du social sur l’individu, il n’est pas possible de penser ces
derniers. Castoriadis nous somme d’affronter le problème. Au-delà des réponses qu’il peut luimême apporter, c’est une telle exigence qui nous importe.
738
739
. J. P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logiqus des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1999, p. 15.
. IIS, 267.
- 196 -
CHAPITRE 2
LA DIMENSION IMAGINAIRE
La prise en compte de l’émergence de la nouveauté radicale dans et par le social-historique
permet à la pensée propre de Castoriadis de prendre corps. Une fois les limites de la pensée héritée
perçues, il se devait en effet de s’interroger sur les conditions d’apparition du nouveau radical. Si la
notion de symbolique permet de saisir la spécificité d’une société, elle ne suffit pas à rendre compte
de son altération au cours du temps. Ce pourquoi, avançant une de ses thèses les plus novatrices,
Castoriadis la réfère à une autre instance, plus fondamentale et seule à même de faire être ce qui
n’a jamais été, fût-ce en puissance : l’imaginaire.
Il ne faut pas se cacher que c’est là une vue qui soulève bien des difficultés et dont la théorisation
n’est sans doute pas achevée. Mais c’est une vue dont l’importance et la richesse se mesurent
prioritairement aux possibilités qu’elle offre en ce qui concerne l’analyse du monde socialhistorique. Il suffit alors de prendre connaissance du regard nouveau qu’elle permet d’avoir sur les
sociétés qui restent généralement aveugles sur leur propre imaginaire pour saisir l’intérêt pratique
de la pensée de Castoriadis. Comment en effet ne pas voir l’aliénation à l’œuvre dans le déni de la
contingence de l’ordre social ? Celui-ci est alors perçu comme intangible parce que posé comme
relevant d’une source extra-sociale. C’est dire que la liberté a comme condition première la
reconnaissance par la société du fait que l’on ne peut rapporter son origine à rien d’autre qu’à ellemême. La difficulté est alors redoublée : comment des institutions irréductibles à l’intersubjectivité
pourraient-elles être pour que les individus ne soient pas dominés par elles ?
C’est tout l’enjeu du débat avec le structuralisme que de permettre à Castoriadis de faire valoir
que le symbolique ne se suffit pas à lui-même, mais renvoie nécessairement à autre chose que lui.
Cet autre qui surdétermine le symbolique, c’est l’imaginaire ; dimension que la pensée héritée n’a
jamais voulu ni su reconnaître pour ce qu’elle est.
- 197 -
I. L’imaginaire social
Le précédent chapitre a permis de saisir le problème quant à la nature du social.
Castoriadis manifeste en effet d’une part que ce dernier est à comprendre comme relevant d’un
niveau d’être irréductible, que l’on ne saurait accepter les vues qui prétendent qu’il relève
d’interactions individuelles. Position qu’il partage avec le structuralisme qu’il combat pourtant au
motif qu’il est incapable de rendre compte du nouveau. Ce double rejet — de l’individualisme
méthodologique et du structuralisme — permet de dessiner en creux la position de Castoriadis :
d’un côté, il s’accorde avec l’idée que le social est un élément transcendant les individus, mais
conteste, par ailleurs, le fait que l’on puisse le penser en s’en tenant, comme les structuralistes, au
symbolique. Comment sinon comprendre l’évolution du social ? Et si par ailleurs le symbolique
règle tout, les hommes ne peuvent qu’être aliénés à lui.
Cette critique du structuralisme n’est pas nouvelle. Elle a été faite en France par beaucoup, à
commencer par Lefort pour nous en tenir à un proche de Castoriadis 740. Nous n’allons pas la
reprendre véritablement, choisissant de prendre appui sur un texte particulier pour tâcher de rendre
compte de certaines thèses centrales de Lévi-Strauss et de percevoir l’enjeu du débat du point de
vue de Castoriadis. Même s’il souligne que la critique du structuralisme ne répond à « aucune
nécessité »741 pour sa pensée propre, il nous semble qu’il sera alors bien plus aisé de saisir les vues
de Castoriadis sur l’imaginaire.
1) L’institution : les données du problème
Commençons donc par rapporter un extrait de L’anthropologie structurale742 :
« On sait que chez la plupart des peuples primitifs, il est très difficile d’obtenir une justification
morale, ou une explication rationnelle, d’une coutume ou d’une institution : l’indigène interrogé se
contente de répondre que les choses ont toujours été ainsi, que tel fut l’ordre des dieux, ou
l’enseignement des ancêtres. Même quand on rencontre des interprétations, celles-ci ont toujours le
740. F. Keck consacre la fin de sa présentation de l’œuvre de Lévi-Strauss à exposer de manière synthétique les différentes controverses entre LéviStrauss et Lefort, Sartre, Derrida, Bourdieu, Héritier, Dumont, Dumézil…, (Claude Lévi-Strauss, une introduction, Pocket, 2005).
741. IIS, 210.
742. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.
- 198 -
caractère de rationalisations ou d’élaborations secondaires : il n’y a guère de doute que les raisons
inconscientes pour lesquelles on pratique une coutume, on partage une croyance, sont fort
éloignées de celles que l’on invoque pour la justifier. Même dans notre société, les manières de
table, les usages sociaux, les règles vestimentaires et beaucoup de nos attitudes morales, politiques
et religieuses, sont observées scrupuleusement par chacun, sans que leur origine et leur fonction
réelles aient fait l’objet d’un examen réfléchi. Nous agissons et pensons par habitude, et la
résistance inouïe opposée à des dérogations, mêmes minimes, provient plus de l’inertie que d’une
volonté consciente de maintenir des coutumes dont on comprendrait la raison ».
C’est là un texte qui manifeste clairement l’intention de Lévi-Strauss : montrer que le rapport
des hommes aux règles sociales relève de l’inconscient. Autrement dit, que les hommes ne savent
pas pourquoi ils adhèrent à ces règles. Ce qui vaut pour tous les hommes, et pas seulement pour les
primitifs.
Le problème n’est toutefois pas celui de l’unité (affirmée) de l’espèce humaine, mais plutôt celui
de la raison d’être des institutions : pourquoi les individus s’y conforment-ils ? pourquoi tiennentils tant à le faire ? Comment comprendre la permanence des institutions ? Problème des plus
importants pour un ethnologue qui analyse des institutions dont le sens lui échappe. Ainsi, dans Les
structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss évoque une question qui laisse les observateurs
perplexes : les mariages entre « cousins croisés »743 (les enfants de l’oncle maternel et de la tante
paternelle) sont encouragés, quand ceux entre « cousins parallèles » sont proscrits (les enfants de
l’oncle paternel et de la tante maternelle étant considérés comme frères et sœurs). Plus
généralement, il s’agit donc de rendre compte du sens des institutions, même si celles-ci paraissent
irrationnelles.
Lévi-Strauss entend s’affranchir de l’alternative traditionnelle selon laquelle « une institution ne
peut provenir que de deux sources : ou bien d’une origine historique et irrationnelle ; ou bien du
propos délibéré, donc d’un calcul législateur ; c’est-à-dire soit de l’événement, soit de
l’intention »744. Une telle antinomie oppose en effet « le caractère aveugle de l’histoire et le
finalisme de la conscience »745. Le problème est que l’abandon du finalisme conduit à récuser l’idée
selon laquelle « les phénomènes sociaux sont des touts signifiants, des ensembles structurés »746. Il
743. Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, pp. 114-115.
744. Les structures élémentaires de la parenté, op. cit.
745. La sociologie française, in : G. Gurvitch, La sociologie au XXe, Paris, PUF, 1947.
746. Les structures élémentaires de la parenté.
- 199 -
faut donc le conserver, mais sans le penser à partir d’une conscience intentionnelle, sans quoi on ne
plus parler d’autonomie du social. La solution est de postuler « une activité inconsciente de
l’esprit ».
Ainsi, écrit Lévi-Strauss, « l’inconscient cesse d’être l’ineffable refuge des particularités
individuelles, le dépositaire d’une histoire unique, qui fait de chacun de nous un être irremplaçable.
Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique,
spécifiquement humaine, sans doute, mais qui chez tous les hommes s’exerce selon les mêmes lois,
qui se ramène, en fait, à l’ensemble de ces lois »747.
Tous les hommes, assure Lévi-Strauss, c’est-à-dire pas seulement chez les primitifs. Par ce terme
(primitifs), Lévi-Strauss note qu’il « désigne un vaste ensemble de populations restées ignorantes
de l’écriture (…) touchées, à une date récente seulement, par l’expansion de la civilisation
mécanique : donc étrangères, par leur structure sociale et leur conception du monde, à des notions
que l’économie et la philosophie politiques considèrent comme fondamentales quand il s’agit de
notre propre société ». L’étude de ces peuples primitifs a révélé que les institutions y sont perçues
comme émanant d’une source extra-sociale (les Dieux, ou les ancêtres), et sont donc hors de tout
questionnement. L’indigène n’a nul besoin de saisir le sens d’une règle sociale pour le suivre : il
agit par habitude. Ce qui met en cause l’idée d’une rationalité spontanée des individus qui seraient
à même de justifier les règles sociales ou d’en expliquer le bien fondé : « On sait que chez la
plupart des peuples primitifs, il est très difficile d’obtenir une justification morale, ou une
explication rationnelle, d’une coutume ou d’une institution », écrit Lévi-Strauss dans le texte qui
nous occupe.
Rappelons que l’on justifie en manifestant l’accord de la règle à une valeur posée comme valant
en soi : c’est donc l’adhésion des agents à un système normatif qui est envisagé ; et que l’on
explique en dégageant la fonction sociale de la règle. Dans les deux cas, on rend raison de la règle,
ce que ne peut faire l’indigène : c’est là un fait ; il convient de l’admettre. Et « même quand »
certains tâchent d’interpréter le sens des règles sociales, on ne peut se fier à leur approche, dit LéviStrauss748. Le travail interprétatif consistera donc à retrouver le sens latent dans ce qui est
exprimé749.
747. Anthropologie structurale, op. cit., p. 224.
748. Le terme même d’interprétation renvoie à ce qu’on a appelé les pensées du soupçon — celles de Marx, de Nietzsche, et de Freud — qui postulent
que le sens véritable d’une expression, d’un propos, d’une pensée n’est nullement celui qui est intentionnellement visé, même si ce sens véritable donne dans
l’expression, le propos ou la pensée en question.
749. Ainsi pour Freud, l’interprétation « dégage, à partir du récit que fait le rêveur (contenu manifeste), le sens du rêve tel qu’il se formule dans le
contenu latent auquel conduisent les libres associations. La visée dernière de l’interprétation est le désir inconscient et le fantasme dans lequel celui-ci prend
- 200 -
Dans le texte que nous commentons, Lévi-Strauss note que les interprétations dont il est question
ont le caractère « d’élaboration secondaires ». Qu’est-ce à dire ? Cette expression renvoie à Freud
qui exprime par là le « remaniement du rêve destiné à le présenter sous la forme d’un scénario
relativement cohérent et compréhensible »750. On comprend que ce qui est à l’œuvre est le besoin
d’intelligibilité, comme le signale Freud dans Totem et tabou : « Une fonction intellectuelle nous
est inhérente, qui exige de tous les matériaux qui se présentent à notre perception ou à notre pensée
unification, cohérence et intelligibilité ». Ce qui ne signifie nullement que cela permette la saisie du
vrai. Freud précise du reste qu’une telle élaboration « ne craint pas d’établir des rapports inexacts
lorsque, par suite de certaines circonstances, elle est incapable de saisir des concepts corrects ».
C’est pourquoi Lévi-Strauss peut la rapprocher de la rationalisation, terme qui désigne « le procédé
par lequel le sujet cherche à donner une explication cohérente du point de vue logique, ou
acceptable du point de vue moral, à une attitude, une action, une idée, un sentiment, etc., dont les
motifs ne sont pas aperçus »751.
« Même dans notre société », assure-t-il ; à savoir dans une société qui semble mettre en question
le sens de son organisation sociale, laquelle n’est plus rapportée à une source transcendante, les
règles de vie — des plus anodines (manières de tables) aux plus importantes (attitudes morales,
politiques et religieuses) — sont « scrupuleusement » suivies sans que les individus soient vraiment
conscients de leur raison d’être.
Autant dire que les hommes sont toujours dominés par le poids des structures ! Si « nous
agissons et pensons par habitude », si les normes sociales auxquelles nous nous soumettons ne font
pas l’objet d’un « examen réfléchi », il est difficile de dire que nous sommes maîtres de notre
existence. Et si la prégnance de ces normes relève davantage d’une « inertie » que d’une volonté
consciente de les maintenir, on ne voit guère comment les remettre en question. Lévi-Strauss en
vient ainsi à affirmer une hétéronomie de fait de toute société, dont la loi (nomos) — qui procède
d’un Autre (hétéros) — échappe au contrôle des membres qui la composent.
L’intérêt du texte de Lévi-Strauss est de présenter un point de vue que l’on peut dire objectiviste
(scientifique) qui entend rendre compte de ce qui est indépendamment de la perception et de la
corps » (J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF coll. Quadrige. 1998, p. 207)..
750. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 132.
751. Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 387. Nous soulignons.
- 201 -
pensée spontanée des sujets. Ce qui est ainsi mis en évidence, ce sont les structures pérennes
régissant l’ordre social. C’est précisément cela qui fera réagir, notamment les tenants d’une
approche phénoménologique qui, eux, insistent sur le vécu des acteurs, sur la conscience des sujets
vivant les relations sociales. « C. Lévi-Strauss se détourne d’une analyse phénoménologique. La
réalité la plus profonde c’est, selon lui, la réalité mathématique » note ainsi Lefort. Il rappelle alors
ce mot de Lévi-Strauss : « Le social n’est réel qu’intégré dans un système »752.
Le problème, selon Lefort, est « qu’un tel système n’est obtenu qu’au prix de la négation du
social ». Ainsi, dit-il, « ce que l’on reprocherait à M. Lévi-Strauss, c’est de saisir dans la société
des règles plutôt que des comportements, pour reprendre une expression de M. Mauss ; c’est de se
donner artificiellement une rationalité totale, à partir de laquelle les groupes et les hommes sont
réduits à une fonction au lieu de la fonder sur les relations concrètes que ceux-ci viennent à nouer
entre eux »753.
Bourdieu a bien dégagé la raison de cette impasse, remarquant que « c’est sans doute l’ethnologie
(…) qui présente sous une forme grossie toutes les implications des pétitions de principes de
l’objectivisme »754. Il y a comme une prédisposition de l’ethnologue à l’objectivisme, dans la
mesure où il étudie des populations « indigènes » vis-à-vis desquelles il est désengagé : il n’est pas
impliqué dans le jeu social qu’il analyse, sinon « par choix ou par jeu », n’a pas d’intérêt propre755.
L’ethnologue s’attache ainsi davantage à l’opus operatum qu’au modus operandi, au produit qu’à
l’acte de production. Si la rupture qu’opère l’ethnologue avec le point de vue spontané permet de
752. Les formes de l’histoire, op. cit., p. 31.
753. Ibid., 33-35.
754. Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 56.
755. « La relation que l’ethnologue entretient avec son objet, celle de l’étranger, exclu du jeu réel des pratiques sociales par le fait qu’il n’a pas sa place
(…) dans l’espace observé et qu’il n’a pas à s’y faire une place, est la limite et la vérité de la relation que l’observateur, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache
ou non, entretient avec son objet : le statut de l’observateur qui se retire de la situation pour l’observer implique une rupture épistémologique, mais aussi
sociale, qui ne gouverne jamais aussi subtilement l’activité scientifique que lorsqu’elle cesse de s’apparaître comme telle. Et l’on doit reconnaître dire qu’il y
a peu de domaines où l’effet de la situation d’étranger soit aussi directement visible que dans l’analyse des relations de parenté. N’ayant rien à faire de la
parenté des parents, ou du moins de la parenté des parents des autres, qu’il prend pour objet, sinon des usages cognitifs, l’ethnologue peut traiter la
terminologie indigène de la parenté comme un système fermé et cohérent de relations logiquement nécessaires (…) : faute de s’interroger sur le statut
épistémologique de sa pratique et de la neutralisation des fonctions pratiques qu’elle suppose et consacre, il s’attache au seul effet symbolique de
catégorisation collective qui fait voir et fait croire (…) ; ce faisant, il met entre parenthèses sans le savoir les différents usages qui peuvent être faits en
pratique des relations de parenté sociologiquement identiques. Les relations logiques qu’il construit sont aux relations «pratiques» (…), ce que l’espace
géométrique d’une carte comme représentation de tous les chemins possibles est au réseau des chemins réellement entretenus, fréquentés, frayés, donc
réellement praticables pour un agent particulier. Ce faisant, il porte à oublier que les relations de parenté, auxquelles la tradition structuraliste accorde une
autonomie à peu près entière par rapport aux déterminants économiques, n’existent sur le mode pratique que par et pour les usages officiels et officieux qu’en
font des agents d’autant plus enclins à les maintenir en état de fonctionnement (…) qu’elles remplissent actuellement ou virtuellement des fonctions plus
indispensables, qu’elles satisfont ou peuvent satisfaire des intérêts (matériels ou symboliques) plus vitaux » (Ibid., 57-60).
- 202 -
saisir ce qui n’est généralement pas perçu, Bourdieu assure qu’il faut opérer une deuxième rupture,
avec le point de vue objectiviste cette fois : « c’est seulement par une rupture avec la vision
savante, qui se vit elle-même comme une rupture avec la vision ordinaire, que l’observateur
pourrait prendre en compte dans sa description de la pratique rituelle le fait de la participation (et
du même coup le fait de sa propre rupture) : seule en effet une conscience critique des limites
inscrites dans les conditions de production de la théorie permettrait d’introduire dans la théorie
complète de la pratique rituelle des propriétés qui lui sont aussi essentielles que le caractère partiel
et intéressé de la connaissance pratique ou le décalage entre les raisons vécues et les raisons
“objectives” de la pratique. Mais le triomphalisme de la raison théorique a pour rançon l’incapacité
à dépasser, et cela depuis l’origine, le simple enregistrement de la dualité des voies de
connaissance »756.
La question est alors de réintroduire du sens. Ce qui, selon Lefort, correspond à l’esprit même du
travail de Mauss : « C’est contre l’interprétation de Lévi-Strauss qu’il faut le défendre [Mauss]
(…). La tentative de “réduire” les phénomènes sociaux “à leur nature de système symbolique”, loin
de constituer “le caractère révolutionnaire de l’Essai sur le don”, nous paraît étrangère à son
inspiration ; c’est la signification que vise Mauss, non le symbole ; c’est à comprendre l’intention
immanente aux conduites qu’il tend, sans quitter le plan du vécu, non à établir un ordre logique en
regard duquel le concret ne serait qu’apparence »757.
Pour être globalement en accord de telles critiques, il nous semble que les vues de Castoriadis
relèvent d’une spécificité vis-à-vis d’elles.
2) L’imaginaire au-delà du symbolique
Castoriadis ne conteste pas l’importance du symbolique. Il y fait référence pour dénoncer les
vues fonctionnalistes qui, si elles manifestent justement « ce fait évident mais capital que les
institutions remplissent des fonctions vitales », tombent dans l’erreur de réduire les institutions à un
tel rôle. Nous avons vu, au cours de la partie précédente, que c’est là un point central dans la mise
en cause du marxisme par Castoriadis, faisant valoir l’inconséquence consistant à vouloir dégager,
un « réel », un élément non social à la base du social que l’idéologie masquerait. « Il est impossible
756. Ibid. 61.
757. Les formes de l’histoire, op. cit., p. 24.
- 203 -
de définir un “contenu” de la vie sociale qui serait premier et “se donnerait” une expression dans
les institutions indépendamment d’elles (…). Les “relations sociales réelles” sont toujours
instituées (…) parce qu’elles ont été posées comme façon de faire universelles, symbolisées et
sanctionnées. Cela vaut bien entendu aussi, peut être même surtout, pour les “infrastructures”, les
rapports de production »758.
Mais s’il refuse de sombrer dans une théorie qui conduit à éliminer le sens, et sous une autre
forme à éliminer l’homme759, chez lui, une telle exigence relève de la question de l’autonomie. Il
est très clair là-dessus : les « caractéristiques du symbolisme, si elles indiquent le problème que
constitue chaque fois pour la société la nature symbolique de ses institutions, n’en font pas un
problème insoluble, et ne suffisent pas pour rendre compte de l’autonomisation des institutions
relativement à la société ». Si tel est le cas, on ne saurait parler d’autonomie au sens où il l’entend ;
c’est-à-dire au sens de reprise par les individus des institutions sociales. Il est clair que bien des
sociétés sont hétéronomes dans la mesure où elles se laissent dominer par leurs institutions, mais
cela n’est nullement une fatalité selon Castoriadis.
On peut donc dire, en comprenant bien le changement de sens du terme, que l’autonomie sociale,
telle que la défend Castoriadis, suppose d’éviter l’autonomie du symbolique par rapport au social.
Ce qui est toujours possible en un sens : « Pour autant que l’on rencontre dans l’histoire une
autonomisation du symbolisme, celle-ci n’est pas un fait dernier, et ne s’explique pas par ellemême. Il y a un usage immédiat du symbolique, où le sujet peut se laisser dominer par celui-ci,
mais il y en a aussi un usage lucide ou réfléchi »760.
Prenant l’exemple du langage, Castoriadis assure : « C’est une chose de dire que l’on ne peut
choisir un langage dans une liberté absolue, et que chaque langage particulier empiète sur ce qui
“est à dire”. C’en une autre chose de croire que l’on est fatalement dominé par le langage et que
l’on peut jamais dire que ce qu’il vous amène à dire (…). Il n’en va pas autrement avec le
symbolisme institutionnel »761. Notons au passage que cet exemple n’est nullement anodin, puisque
c’est chaque fois le même — l’exemple du langage — qu’il prend pour contester les vues
individualistes. C’est dire qu’à ses yeux, la question de la liberté, au sens de l’autonomie, n’est pas
éliminée du simple fait que l’on impose une langue à un jeune enfant.
758. IIS, 186.
759. « Les tendances extrémistes du structuralisme résultent de ce qu’il cède effectivement à “l’utopie du siècle”, qui n’est pas “de construire un système
de signes sur un seul niveau d’articulation”, mais bel et bien d’éliminer le sens (et sous une autre forme d’éliminer l’homme) » (IIS, 209).
760. IIS, 188.
761. IIS, 189.
- 204 -
L’idée que Castoriadis doit développer pour parvenir à répondre à son double refus du
fonctionnalisme et du structuralisme est que le symbolique n’est pas le dernier mot du social. Et de
fait, il va montrer que le symbolique ne se suffit pas à lui-même : « Tout ce qui se présente à nous,
dans le monde social-historique, est indissociablement tissé au symbolique. Non pas qu’il s’y
épuise »762. Autrement dit, le symbolique, c’est-à-dire « la manière d’être sous laquelle se donne
l’institution »763, « se réfère nécessairement à quelque chose qui n’est pas du symbolique » 764. Cela
tient au fait qu’il est impossible à une « interprétation purement symbolique des institutions »
d’éclairer les questions qu’elle ne manque pourtant pas de soulever : « pourquoi ce système-ci de
symboles, et pas un autre ; quelles sont les significations véhiculées par les symboles, le système
des signifiés auquel renvoie le système des signifiants ; pourquoi et comment les réseaux
symboliques parviennent-ils à s’autonomiser »765.
Castoriadis illustre ce qu’il avance à partir de deux exemples assez éclairants. Quand on se
représente Dieu, on a bien une signification. Mais celle-ci n’est pas réelle au sens où elle n’est pas
perçue comme peut l’être l’arbre dans le jardin par exemple ; elle n’est pas non plus rationnelle,
même si elle organise le monde dans certaines cultures. « Dieu n’est ni une signification de réel, ni
une signification de rationnel ; il n’est pas non plus symbole d’autre chose ». Que peut être une
telle représentation alors ? La question évidemment ne vaut que pour nous « qui considérons ce
phénomène historique constitué par Dieu et ceux qui croient en lui ». Pour un croyant, la question
ne se pose pas, puisqu’il est assuré que Dieu est la Vérité ; mais pour nous, elle se pose. Tout
croyant se réfère à Dieu à l’aide de symboles, ne serait que parce qu’il le nomme. Mais « Dieu
n’est ni le nom de Dieu, ni les images qu’un peuple peut s’en donner, ni rien de similaire. Porté,
indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des
symboles religieux, une signification centrale, organisation en système de signifiants et de
signifiés, ce qui soutient l’unité croisée des uns et des autres, ce qui permet aussi l’extension, la
multiplication, la modification »766. On peut donc éclairer la genèse des systèmes symboliques
religieux qui se sont formés par constitution de signes ne trouvant appui ni sur le perçu (sur
l’empirique), ni sur le rationnel (le concept).
On comprend qu’une vue qui entend interpréter des systèmes symboliques en s’en tenant à une
762. IIS, 174.
763. IIS, 174.
764. IIS, 219.
765. IIS, 206.
766. IIS, 211.
- 205 -
approche structurale est intenable. Comme le rappelle Axel Honneth, le raisonnement ayant permis
de justifier l’importation de la sémiologie dans le champ des sciences sociales est simple : « si
— tel est le point de départ de Saussure — la signification des systèmes de signes résulte
uniquement de l’ordre respectif des unités de signes élémentaires entre elles, alors les connexions
sociales de sens qui ont trouvé leur expression dans des systèmes culturels symboliques peuvent
manifestement elles aussi être interprétées à l’aide d’une simple analyse de la constellation des
différents éléments symboliques ». Et Honneth de préciser : « dès que les systèmes symboliques
culturels sont donc considérés du point de vue d’une sémiologie universalisée, ils semblent être
interprétables sans aucun rapport avec des états de fait extérieurs aux signes »767. Ce que
Castoriadis conteste justement en montrant que les relations symboliques renvoient à un élément
significatif qui ne s’y laisse pas réduire et qui leur donne sens : « il est impossible de soutenir que
le sens est ce qui résulte de la combinaison de signes »768. C’est là une thèse que Castoriadis ne
cesse d’affirmer : « considérer le sens comme simple “résultat” de la différence des signes, c’est
transformer les conditions nécessaires de la lecture de l’histoire en conditions suffisantes de son
existence »769.
Pour en revenir à l’exemple de Dieu, il faut dire que le symbolisme d’une société théocratique est
créé à partir de la signification Dieu. « Et cette signification, ni d’un perçu (réel) ni d’un pensé
(rationnel), est une signification imaginaire »770.
Le deuxième exemple donné par Castoriadis est celui de la réification. Il faut bien voir que c’est
là une signification sociale, et — faut-il le rappeler ? — « une signification opérante avec de
lourdes conséquences historiques et sociales »771. Il a fallu que celle-ci advienne, qu’elle soit créée,
qu’un sens social nouveau pose que ce qui était perçu comme un homme soit dorénavant perçu
comme une chose pour que le système capitaliste prenne corps. Ce deuxième exemple n’est pas
anodin. Il permet de saisir l’apport de la thèse de Castoriadis en terme politique et la distance prise
avec le structuralisme. Que l’on ne puisse rapporter l’imaginaire à personne ne conduit pas
nécessairement la société à être asservie aux significations qu’il porte. Il est toujours permis à une
société d’agir de manière lucide pour tenter de faire évoluer son organisation interne, et aux
hommes de prendre conscience que les institutions qui les gouvernent relèvent du social lui-même,
767. AAS, 198.
768. IIS, 207.
769. IIS, 208.
770. IIS, 211.
771. IIS, 212.
- 206 -
que le symbolique ne se soit donc pas autonomisé. C’est là quelque chose de possible puisque c’est
quelque chose ayant déjà eu lieu dans l’histoire. Nous avons du reste souligné les effets de la lutte
des hommes contre la tendance à la réification. Ne l’oublions donc pas ; c’est bien la réalité
effective qui a poussé Castoriadis à saisir cette notion : « il est impossible de comprendre ce qu’a
été, ce qu’est l’histoire humaine, en dehors de la catégorie de l’imaginaire »772.
Il convient maintenant de préciser quelque peu la notion de signification imaginaire.
3) Les significations imaginaires sociales
Nous l’avons dit, L’institution imaginaire de la société est un texte hétérogène et inachevé. Le
lecteur pourra se rendre compte de la quasi-disparition du terme de symbolique dans la deuxième
partie. Est-ce à dire que Castoriadis abandonne la notion avec l’abandon de son usage ? Ce serait
mal comprendre sa position. Comme le remarque justement Olivier Fressard, « indépendamment
de la question de vocabulaire, les phénomènes symboliques y gardent toute leur place. S’il y a
substitution de l’imaginaire au symbolisme, c’est au sens où la catégorie de l’imaginaire devient
prépondérante sur celle du symbolisme, mais la dimension symbolique des phénomènes sociaux ne
se trouve en aucun cas oblitérée »773.
Il s’agit effectivement pour Castoriadis de préciser une notion neuve. Autant dire qu’elle
demande une attention particulière. Comme il l’a signifié dans la préface de L’institution
imaginaire de la société, Castoriadis a entrepris un travail proprement infini. On peut alors
raisonnablement penser qu’il n’a pas achevé sa conceptualisation, même s’il pouvait être assuré
d’avoir ouvert une galerie dans le labyrinthe. Il ne saurait donc être question pour nous d’en rendre
compte de manière exhaustive ; nous nous contenterons donc d’esquisser un certain nombre de ses
traits fondamentaux.
Rappelons la définition que Castoriadis donne de l’institution : « un réseau symbolique,
solidement sanctionné, où se combinent en proportions et en relations variables une composante
fonctionnelle et une composante imaginaire »774.
Par imaginaire, il faut ici entendre « la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode
772. IIS, 241.
773. Cahiers Castoriadis n°1, 120.
774. IIS 197.
- 207 -
de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la
perception ou ne l’ont jamais été) ». Il s’agit donc « d’un imaginaire dernier ou radical, comme
racine commune de l’imaginaire effectif et du symbolique », seule instance capable de création
véritable. Insistant sur l’originalité de son approche, Castoriadis précise que l’imaginaire dont il
parle n’est nullement du spéculaire : il n’est pas « image de », mais « création incessante et
essentiellement indéterminée de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il peut être
question de “quelque chose” »775.
Le recours à l’imaginaire se présente ainsi comme la seule réponse cohérente pour rendre compte
des significations sociales, que l’on ne peut ni (re)construire logiquement comme c’est le cas dans
une perspective hégélienne, ni déduire de la nature à la manière des fonctionnalistes : n’étant ni
rationnelles, ni réelles, elles doivent être comprises comme imaginaires. Dire qu’elles sont
sociales, c’est manifester qu’elles ne sont imputables à aucun être empirique, et renvoient plutôt au
collectif anonyme que représente la société : « création de l’imaginaire social, elles ne sont rien si
elles ne sont pas partagées, participées par ce collectif anonyme, impersonnel qu’est à chaque fois
la société ».
C’est là un point central, qui, comme nous avons vu, rend Castoriadis extrêmement critique à
l’égard de ce que toutes les thèses que l’on peut regrouper sous le nom d’individualisme
méthodologique. Il ne cesse de le dire : la société n’est aucunement réductible à l’intersubjectivité
ou à l’interaction individuelle ; et il ne cesse de donner la même preuve de ce qu’il avance : il est
impossible de penser un sujet sans le langage, par exemple, or, fait-il remarquer,
« aucune “coopération” de sujets ne saurait créer le langage »776. Il faut donc le reconnaître, la
société est toujours déjà-là, elle est toujours déjà instituée, ou encore elle s’institue en instituant un
monde significations.
Apparaît ici le paradoxe propre à l’avènement du social : l’institution qui est création d’une
société, la spécifie en retour comme société — c’est-à-dire comme société une.
L’analyse d’une société doit donc tâcher de rendre compte de son imaginaire, lequel se donne à
travers les significations sociales qui y renvoient comme à leur foyer. Parler d’institution
imaginaire de la société, c’est parler de significations sociales, des significations créées par la
société qui la structurent et lui donnent sa spécificité : « Toute société crée son propre monde, en
créant précisément les significations qui lui sont spécifiques », assure Castoriadis qui précise
775. IIS, 7-8.
776
. CL 3, 114.
- 208 -
que « le rôle de ces significations imaginaires sociales, leur “fonction” — en utilisant ce terme sans
aucune connotation fonctionnaliste — est triple ».
Premièrement, elles « structurent les représentations du monde en général, sans lesquelles il ne
peut y avoir d’être humain » ; et ce de manière à chaque fois spécifique ». « Deuxièmement, elles
désignent les finalités de l’action, elles imposent ce qui est à faire et à ne pas faire, ce qui bon à
faire et ce qu’il n’est pas bon à faire : il faut adorer Dieu, ou bien il faut accumuler les forces
productives ». « Et troisièmement, point sans doute le plus difficile à cerner, elles établissent les
types d’affects caractéristiques d’une société. Ainsi il y a visiblement un affect créé par le
christianisme qui est la foi. (…) Cette foi serait absolument incompréhensible pour Aristote, par
exemple. (…) L’instauration de ces trois dimensions — représentation, finalités, affects — va de
pair avec leur concrétisation par toutes sortes d’institutions particulières, médiatrices… »777.
La société est donc toujours institution de soi ou auto-institution. En ce sens, toute société est
temporalité, toute société est altération de soi : « en tant qu’instituée, la société ne peut être que
comme auto-altération perpétuelle »778. C’est dire qu’elle est toujours instituante de son mode
d’être qui est donc l’aspect institué. « Mais cette auto-institution généralement ne se sait pas
comme telle », assure Castoriadis de sorte que l’on peut dire que « l’aliénation ou l’hétéronomie de
la société est auto-aliénation ; occultation de l’être de la société comme auto-institution à ses
propres yeux, recouvrement de sa temporalité essentielle ». Cette auto-aliénation se manifeste par
des représentations sociales qui posent une entité au lieu de l’insondable d’où provient
l’imaginaire : il est alors question d’une origine première et extra sociale, qui conduit à proposer du
sens aux individus en leur interdisant de percevoir l’au-delà de l’institué, le Sans Fond primordial.
Nous verrons que la spécificité de notre société est justement d’avoir entr’aperçu cela ; que c’est
en quoi nous pouvons parler d’autonomie. Nous verrons aussi que celle-ci est fragile et toujours
menacée, certes, mais bien réelle puisque nous en parlons : la sortie de l’hétéronomie « s’exprime
par la création de la politique et de la philosophie (de la réflexion). Politique : mise en question des
institutions établies. Philosophie : mise en question des idolas tribus, des représentations
effectivement admises »779.
777. CL 4, 127.
778. IIS, 536.
779. CL 1, 225.
- 209 -
II. L’imaginaire psychique
Le rappel de la critique de Castoriadis à l’individualisme méthodologique a permis d’en saisir le
fondement : poser que l’institution relève de l’interaction individuelle suppose d’admettre
l’existence d’un sujet capable d’action avec d’autres, c’est-à-dire d’un sujet déjà apte à la vie
collective, il faut donc in fine le dénoncer comme étant égologique. Ce que Castoriadis ne peut
accepter ! Sa vue de l’humaine condition, comme on dit, prend appui sur son rapport à la
psychanalyse qui atteste que l’individu n’est jamais immédiatement donné, que le sujet est toujours
un projet. L’approche de Castoriadis est ici encore fort stimulante en ce qu’elle offre de réelles
perspectives quant à notre questionnement sur la possibilité de l’autonomie.
On pourrait être tenté de penser qu’une telle approche relève tout simplement du holisme. Un
simple rappel de la définition classique de cette notion manifeste pourtant que non. « Le holisme
affirme l’antériorité logique et ontologique de la totalité sociales sur ses parties constitutives »,
précise Jean-Pierre Dupuy780 ; mais dans la mesure où il assure qu’existe toujours chez l’homme un
élément qui se dérobe à la socialisation, il ne paraît pas convenable d’aborder le travail de
Castoriadis en s’en tenant à une classification sociologique classique .
1) La monade psychique
Critiquant sévèrement les théories prétendant rendre compte du social à partir des interactions
individuelles, Castoriadis assure que « l’opposition individu/société, prise rigoureusement, est une
fallace totale »781. Une telle appréciation n’est pas sans rappeler Bourdieu pour qui « de toutes les
oppositions qui divisent artificiellement la science sociale, la plus fondamentale, et la plus
ruineuse, est celle qui s’établit entre le subjectivisme et l’objectivisme »782. La différence se
manifeste toutefois immédiatement dans la mesure où Castoriadis n’adopte aucunement une
perspective sociologique, s’appuyant plutôt sur les apports de la psychanalyse. Il part en effet de la
représentation d’un sujet psychique originairement défonctionnalisé et ne pouvant survivre que
moyennant ce qu’il refuse : la socialisation. Qu’est-ce à dire exactement ?
Commençons par rappeler que Castoriadis ne s’est vraiment tourné vers la psychanalyse qu’à
780. Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, op. cit., p. 29.
781. CL 3, 52.
782. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 43.
- 210 -
partir de 1960, c’est-à-dire au moment de sa découverte de l’imaginaire social-historique instituant.
Ce n’est donc pas en épigone de quelque théoricien de la psychanalyse que ce soit qu’il aborde ce
nouveau champ de pensée, mais afin de préciser son approche de l’autonomie. Et s’il sait gré à
Freud de sa « découverte de l’élément imaginaire de la psyché », il ne souligne pas moins « qu’une
grande partie de son œuvre vise, ou conduit inévitablement à réduire, recouvrir, occulter de
nouveau ce rôle »783. C’est ce qui explique tout à la fois que Freud soit resté dualiste et qu’il n’ait
pu préciser la particularité de l’être l’humain de manière satisfaisante, même s’il « offre en creux
l’origine d’une réponse »784.
Un point central chez Freud est bien sa perception d’un intérêt particulier chez l’homme, et plus
précisément chez l’enfant, pour la chose sexuelle. C’est ici encore un fait, qui est au départ d’une
approche théorique ; ce pourquoi, note Castoriadis, il importe « d’insister sur la question, dans les
paramètres mêmes posés par Freud : Pourquoi y aurait-il — pourquoi, en fait et en effet, y a-t-il
— chez les enfants humains une curiosité sexuelle absente chez les petits des autres mammifères ?
Et pourquoi conduit-elle aux bizarreries des théories sexuelles enfantines ? »785. S’appuyant sur un
texte de Freud de 1915, Les pulsions et leurs destins, dont il estime qu’il n’est jamais bien compris,
Castoriadis retient l’idée que « la pulsion, dont la source est somatique, mais qui pour se faire
entendre de la psyché doit parler le langage de celle-ci, induit dans la psyché une représentation qui
y fait office de délégué ». Ce qui vaut également pour l’animal. La différence apparaît toutefois,
assure Castoriadis « lorsque l’on constate (…) que cette représentation est constante chez l’animal,
et variable chez l’humain ». Il faut comprendre que pour les animaux, « l’excitation sexuelle est
provoquée chaque fois par les mêmes représentations stimulantes », de sorte que « le déroulement
de l’acte est pour l’essentiel standardisé » ; et si exceptions il y a, il faut les prendre comme telles.
Alors que chez l’homme, « l’exception est pour ainsi dire la règle ». En termes psychanalytiques,
continue Castoriadis, on peut dire qu’« il n’y a pas de représentant canonique de la pulsion à travers
l’espèce, ni même pour le même individu dans des circonstances ou des moments différents »786.
Pourquoi une telle différence, demandera-t-on ? La réponse est aisée assure Castoriadis : « la
fonction représentative — composante essentielle de l’imagination — fournit toujours les mêmes
produits alors qu’elle est dégagée, libérée ou affolée, comme on voudra, chez l’humain ».
783. IIS, 411. C’est, entre autres, un reproche similaire qu’il adressera à Lacan, lequel réduit l’imaginaire au spéculaire : « L’imaginaire n’est pas à partir
de l’image dans le miroir ou dans le regard de l’autre » (IIS, 7).
784. CL 5, 133.
785. CL 5, 133.
786. CL 5, 134. « Sans crainte de nous tromper, nous pouvons affirmer que, pour chaque espèce animale, la représentation “représentative” de la pulsion
est fixe, déterminée canonique » (Ibid.).
- 211 -
Autrement dit, si le vivant en général possède « une imagination fonctionnelle aux produits fixes »,
l’imagination humaine est défonctionnalisée.
Il faut noter que « cela va de pair avec un autre trait décisif [de l’humain] : le plaisir de
représentation tend à y prendre le pas sur le plaisir d’organe (une rêverie peut être autant, et même
davantage, source de plaisir qu’un coït) » ; et que ce fait « est à son tour condition nécessaire (mais
non suffisante) d’émergence d’un autre processus uniquement caractéristique des humains (…) : la
sublimation »787. Il faut en effet reconnaître que les hommes peuvent éprouver de la satisfaction à
des activités qui « non seulement ne procurent aucun plaisir d’organe et ne pourraient en procurer
aucun, mais dont la création et la valorisation est sociale »788.
Cette perspective doit encore être complétée, assure Castoriadis, à partir d’une autre analyse
freudienne ayant mis en évidence le désir de “maîtrise” de la réalité par le petit homme. Ce désir
est à comprendre comme « le rejeton et la transposition dans la réalité de la toute-puissance
narcissique originaire »789.
Retenons qu’à la différence des autres êtres vivants, l’être humain est imaginant ; ce qui doit se
comprendre comme une véritable dénaturation au sens de « défonctionnalisation de la
représentation et défonctionnalisation du plaisir ». Pour l’homme, explique Castoriadis, « le plaisir
n’est plus simplement, comme pour l’animal, signe indiquant ce qui est à rechercher et ce qui est à
éviter, mais est devenu fin en soi, même lorsqu’il est contraire à la conservation de l’individu et/ou
de l’espèce ». La psyché humaine est donc originairement un pour soi — une monade dit aussi
Castoriadis — , pour lequel le plaisir de représentation a supplanté le plaisir d’organe. Il s’agit ici
d’une strate qui se trouve comme “en deçà” ou “au-dessous” de l’inconscient freudien, et qui
comprend indistinctement le corps animé et la psyché 790. Compris comme flux incessant composé
de représentations, dont chacune est indicée d’un affect induisant un désir, ce noyau originaire est
a-rationnel, en ce qu’il ignore le temps et la contradiction, et donc la réalité et la logique du monde
extérieur, et a-social puisque, complètement égocentré, il ignore les autres et refuse le délai,
l’attente, dans la satisfaction. Soulignons que, pour une telle instance, le plaisir de représentation
prime sur le plaisir d’organe, comme l’atteste le rêve, vecteur de représentations qui apportent une
satisfaction hallucinatoire, et que ce plaisir représente le sens. Nous pouvons ainsi comprendre que
787. CL 5, 134.
788. CL 5, 134.
789. CL 5, 135.
790. Castoriadis parle de « l’homogénéité substantive, flagrante, évidente et incompréhensible, entre la psyché et le soma de la personne singulière » (CL
5, 258).
- 212 -
« le sujet psychique originaire est ce “phantasme” primordial : à la fois représentation et
investissement d’un Soi qui est Tout »791, et résumer les choses par l’équation : Moi = Plaisir =
Sens = Tout.
2) Une fabrication sociale
Nous venons de voir que si l’être humain est d’abord un être vivant, Castoriadis refuse de
l’assimiler à l’animal, assurant que sa différence spécifique est l’imagination, ou plutôt la
défonctionnalisation de cette dernière. Comme vivant, il est pour soi, c’est-à-dire qu’il crée son
monde propre. Selon une optique fort proche de celle de Franscico Varela 792, Castoriadis insiste
donc sur le fait que le vivant n’existe que dans et par une clôture au sens où il « crée ce qui est,
pour lui, de l’information ». Il faut comprendre qu’il n’y a pas de réalité “objective” pour le vivant,
même s’il y a bien sûr un monde qui l’entoure et qui ne dépend pas de lui, un monde constitué
d’une foule de choses, mais qui ne sont pour lui que pour autant qu’il les a « prélevées, formées et
transformées »793.
Dire que le vivant est pour soi, c’est dire qu’il se pose lui-même comme sa finalité propre ; ce qui
implique toujours « une intention minimale, au moins l’intention de se conserver ; donc aussi une
évaluation, positive et négative, de ce qu’il se présente (représente) ; minimalement donc aussi une
affection du vivant, mode de l’être-affecté, et l’affectation d’une valeur à ce qui est (re)présenté,
donc un affect ». Aussi, assure Castoriadis, « chaque fois que nous avons affaire à du vivant ou,
plus généralement, à du pour-soi auto-constitué, nous trouvons toujours ces trois dimensions : de la
représentation (…), de l’intention, de l’affect ». Dimensions qui se retrouvent « effectivement »,
poursuit-il, quand on considère « les quatre types d’être auto-constitués que nous connaissons : le
vivant, la psychisme humain, l’individu, socialement fabriqué, la société particulière instituée
chaque fois comme distincte des autres sociétés »794.
Il nous importe ici de souligner la distinction que fait Castoriadis entre la psyché et le sujet
socialisé. C’est un point central de toute son approche théorique dont nous assurons qu’elle est
791. IIS, 420.
792. Voir : F. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, Seuil, 1989.
793. CL 5, 204.
794. CL 5, 205.
- 213 -
extrêmement cohérente. Nous l’avons vu, dire que la psyché n’est pas le sujet, lui reconnaître une
dimension spécifique, lui accorder un niveau d’être particulier, invalide toutes les approches du
social refusant de reconnaître la spécificité de ce dernier. Autrement dit, la reconnaissance d’un
niveau d’être entraîne la reconnaissance des autres. Cela se voit également en ce qui concerne le
rapport entre l’homme et l’animal. Si s’expriment fortement, depuis plusieurs années déjà, des
propositions théoriques qui tendent à nier leur différence, Castoriadis l’éclaire de manière toute
nouvelle. Il n’affirme nullement que l’homme possède une faculté dont l’animal serait dépourvu,
comme la raison par exemple, mais assure plutôt qu’il est à comprendre comme un animal fou,
dénaturalisé, puisque caractérisé par une psyché non fonctionnelle. Les pensées ne reconnaissant
pas celle-ci, refusent par là même l’existence des différents niveaux d’être, dénient les faits les plus
massifs, se révélant dominées par la logique identitaire.
Mais revenons à la distinction entre la psyché et le sujet socialisé ; distinction qui manifeste la
contradiction spécifique de l’être humain : étant « un animal fou et un animal radicalement inapte à
la vie », comme dit Castoriadis795, il requiert ce à quoi il est pourtant rétif : la socialisation. Le
processus central par quoi celle-ci s’opère est la sublimation, comprise en un sens
considérablement étendu par rapport à son emploi dans le corpus freudien — nous y reviendrons.
Castoriadis entend en effet par là le procès « moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses
“objets propres” ou “privés” d’investissement (y compris sa propre “image” pour elle-même) par
des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des
“causes”, des “moyens” ou des
“supports” de plaisir »796. Si l’individu investit des objets
“sociaux”, s’il cherche à réaliser des projets, c’est qu’il est sorti du pur plaisir de la représentation
— qui, seul, à l’origine, faisait sens pour sa psyché — en investissant d’autres sources de sens : les
significations imaginaires sociales. Nous savons que ces dernières structurent, de manière
spécifique pour chaque société, les représentations du monde en général et indiquent ce qu’il
convient de faire ou non. Nous voyons qu’elles suscitent également des investissements d’ordre
affectif797.
On dira que l’enfant n’a d’abord de contact qu’avec ses parents. Certes, mais qui ne voit que
ceux-ci sont « la société en personne et l’histoire en personne penchés sur le berceau du nouveau-
795. CL 4, 122-123.
796. IIS, 455.
797. « Il y a visiblement un affect créé par le christianisme qui est la foi », note ainsi Castoriadis (CL 4, 128).
- 214 -
né — ne serait-ce que parce qu’ils parlent »798 ? Avant d’être un moyen de communication, la
langue est en effet un vecteur de socialisation, et il faut reconnaître que « parler, c’est déjà
sublimer »799. « En se socialisant — en devenant individu social —, la psychè intériorise ces
significations et “apprend” que le véritable “sens de la vie” se trouve ailleurs : dans le fait d’avoir
de l’estime pour son clan ; ou l’espoir de pouvoir reposer un jour avec Abraham dans le sein de
Dieu ; ou d’être kalos kagathos, et soigner son kléos et son kudos ; ou d’être saint ; ou d’accumuler
des richesses ; ou de développer les forces productives ; ou de “construire le socialisme”, etc. Nous
voyons encore ici la capacité de l’espèce de substituer le plaisir de la représentation au plaisir
d’organe : la représentation est ici le versant subjectif des significations imaginaires sociales
portées par l’institution »800.
Autant dire que le social structure l’individu de part en part ; de sorte que l’on peut parler de
fabrication sociale des individus. Ce qui pose la question de savoir comment celui-ci peut devenir
autonome.
3) Un au-delà du social
C’est en ce point sans doute que la thèse de Castoriadis est des plus stimulante pour nous. Ce qui
apparaît aisément quand on la compare à d’autres vues, comme celle de Bourdieu que nous avons
évoquée.
L’auteur des Méditations pascaliennes a bien mis en évidence la force symbolique du discours
performatif s’appuyant sur l’habitus : « Produit de l’incorporation d’une structure sociale sous la
forme d’une disposition naturelle, souvent doté de toutes les apparences de l’innéité, l’habitus est la
vis insista, l’énergie potentielle, la force dormante, d’où la violence symbolique, et en particulier
celle qui s’exerce à travers les performatifs, tire sa mystérieuse efficacité ». C’est ainsi que
Bourdieu montre qu’un ordre qui ne devient efficient que par l’intermédiaire de celui qui l’exécute,
ne suppose pas nécessairement « de la part de l’exécutant, un choix conscient et délibéré,
impliquant, par exemple, la possibilité de la désobéissance ». C’est qu’il est « une forme de pouvoir
qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique
(…) elle trouve ses conditions de possibilité (…) dans l’immense travail préalable qui est
798. CL 4, 133.
799. CL 3, 214.
800. CL 4, 123-124.
- 215 -
nécessaire pour opérer une transformation durable des corps et produire des dispositions
permanentes que l’action symbolique réveille et réactive ». On voit que « l’effet de la domination
symbolique (…) s’exerce, non dans la logique pure des consciences connaissantes, mais dans
l’obscurité des dispositions de l’habitus, où sont inscrits les schèmes de perception, d’appréciation
et d’action qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de la volonté, une
relation de connaissance et de reconnaissance pratiques profondément obscure à elle-même ».
À l’appui de sa thèse, Bourdieu cite une note de Baldwin sur les limites signifiées aux noirs par
les blancs dans l’Amérique raciste : « Avant que l’enfant noir ait perçu cette différence, et plus
longtemps encore avant qu’il ne l’ait comprise, il a commencé à y réagir, à être dominé par elle.
Tous les efforts de ses parents pour le préparer à un destin contre lequel ils ne peuvent pas le
protéger le déterminent secrètement, dans la crainte, à commencer à attendre, sans le savoir son
châtiment mystérieux et inexorable. Il doit être sage, pas seulement pour faire plaisir à ses parents
et pour éviter d’être puni par eux ; derrière leur autorité, il y en a une autre, anonyme et
impersonnelle, infiniment plus difficile à satisfaire et terriblement cruelle. Et cela s’insinue dans la
conscience de l’enfant à travers le ton de la voix de ses parents lorsque l’on l’exhorte, le punit ou
l’aime ; dans la note soudaine et incontrôlable de peur qui s’entend dans la voix de son père ou de
sa mère lorsqu’il s’est égaré au-delà d’une limite quelconque. Il ne sait pas ce qu’est la limite et il
n’en a pas d’explication, ce qui est déjà effrayant, mais la peur qu’il entend dans la voix de ses
parents est encore plus effrayante »801.
Bourdieu s’en prend, à juste titre selon nous, à la théorie de l’acteur rationnel, laquelle postule
que nous agissons toujours avec conscience, en connaissance de cause comme on dit ; que nous
sommes conduits à délibérer sur les fins et les moyens de les atteindre. Il va de soi qu’une telle vue
interdit de penser toute forme de domination symbolique et donc toute forme d’aliénation. Nous
insisterons, au cours de la prochaine partie de ce travail, sur la nécessité de repenser la notion
d’aliénation, sans quoi le projet d’autonomie n’aurait guère de sens. Soulignons seulement ici que
si Bourdieu s’oppose efficacement aux théories de l’acteur rationnel, il rend difficile la question de
l’émancipation. Il reste quelque peu spinoziste ici, si l’on peut dire en ce qu’il considère que la part
de liberté que l’on peut espérer conquérir suppose la connaissance de la nécessité de l’ordre social.
C’est là une position fortement critiquée par Jacques Rancière qui assure que l’intellectuel se donne
le beau rôle et qui dénonce, selon une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Lefort au temps
de Socialisme ou Barbarie, une forme de domination maintenue sur ceux-là mêmes que l’on
801. Bourdieu, Méditations pascaliennes, pp. 202-203.
- 216 -
cherche à émanciper802. Sans doute une telle critique, bien trop vive, demanderait à être amendée. Il
n’en reste pas moins que Bourdieu nous paraît plus à même de rendre compte de la domination
sociale, de ses rouages subtils, que des mouvements émancipatoires.
L’originalité des vues de Castoriadis tient, selon nous, à leur capacité à éviter les pièges dans
lesquels tombent celles de Bourdieu : en assurant que le noyau monadique, la psyché originaire,
n’est jamais vraiment atteint par la socialisation, Castoriadis permet d’entrevoir l’origine de la
liberté. Elle semble en effet dériver de ce lieu où coule toujours un flux représentatif qui échappe à
jamais à toute mise en forme de quelque ordre que ce soit.
La difficulté de cette thèse tient sans doute à son intérêt qui est de présenter la psyché ainsi que le
sujet socialisé comme deux niveaux qualifiés de pour soi. Double difficulté même, puisque, d’une
part, il s’agit de penser la manière dont le social peut avoir prise sur la psyché, et de comprendre,
par ailleurs, comment un sujet peut être structuré à partir d’un noyau irréductible à la socialisation
qui continue tout au long de la vie d’être opérant en son sein. Nous ne traiterons pas ici de la
première question qui relève d’une approche psychanalytique. Nous nous contenterons de souligner
que, croisant les préoccupations centrales de Piera Aulagnier, Castoriadis a beaucoup réfléchi sur la
question de rupture de la monade psychique et sur la phase triadique : le sujet, l’autre et l’objet. Il
semble toutefois qu’il n’ait pas atteint un niveau de conceptualisation vraiment satisfaisant. Il notait
ainsi, à la fin de L’institution imaginaire de la société, que « la grande énigme, ici comme partout,
et qui le restera toujours, c’est l’émergence de la séparation. Séparation qui aboutira à
l’instauration distincte et solidaire pour l’individu d’un monde privé et d’un monde public ou
commun »803. Quant à la seconde question concernant la structure d’un sujet construit à partir du
noyau monadique, nous l’aborderons dans la troisième partie en traitant de l’autonomie selon sa
dimension individuelle.
Retenons de ce que nous venons de voir que « la rupture avec l’animalité est conditionnée pare
l’émergence de l’imagination radicale de la psyché singulière, et de l’imaginaire social en tant que
source des institutions, donc des objets et activités pouvant nourrir la sublimation » ; que « cette
émergence détruit la régulation “instinctuelle” de l’animal, ajoute au plaisir d’organe le plaisir de
représentation, fait surgir l’exigence du sens et de la signification et répond à celle-ci par la
création, au niveau collectif des significations imaginaires sociales, qui rendent compte de tout ce
802. J. Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 2002, deuxième partie. Sur cette opposition voir : C. Nordmann, Bourdieu/ Rancière. La
politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
803. IIS, 439. Voir P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1999.
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qui peut, chaque fois, se présenter à la société considérée »804. Si nous ajoutons que, selon
Castoriadis, ce que « la psyché, autant que la société, désire, et ce dont toutes les deux ont besoin,
ce n’est pas le savoir, mais la croyance », nous percevons les difficultés que ne peut manquer de
rencontrer le projet d’autonomie pour devenir effectif. C’est là un point qu’il nous faudra aborder
au cours de la dernière partie.
Il convient pour l’heure de revenir sur cette faculté centrale pour Castoriadis et dont il assure
qu’elle n’a jamais été vraiment reconnue pour ce qu’elle est, et qu’elle a été recouverte aussitôt
qu’aperçue : l’imagination.
III. Le dévoilement d’une faculté
Castoriadis ne cesse de le dire, « l’histoire de l’imagination de la psyché reste à faire »805. Selon
lui elle commence véritablement avec Aristote. Il est vrai que c’est avec lui que l’imagination est
vraiment pensée. Mais c’est Platon qui parle le premier de phantasia. Son approche est telle
toutefois que l’imagination se trouve immédiatement affectée de manière négative. L’image est en
effet révélation d’autre chose qu’elle. « Elle signifie, elle anticipe. Polyvalente, elle s’inscrit dans
un système de renvois »806. Elle inquiète aussi, surtout Platon qui va développer la topique de
l’image-copie ou de l’image simulacre : « le peintre, considéré comme un génial faussaire, côtoie le
sophiste, maître en illusions, le mage voisine avec le philosophe »807.
Il n’est sans doute pas inutile, afin de mieux comprendre la position de Castoriadis de revenir sur
cette histoire de l’imagination. Celle-ci n’ayant pas été réellement appréhendée, c’est par le biais
d’un questionnement sur l’image qu’il s’agira de saisir l’orientation de pensée qui va s’imposer en
Occident par rapport à laquelle la position de Castoriadis se trouve en rupture.
1) Le statut de l’image
Il est deux points forts, philosophiquement parlant, qui sont autant de passages obligés de tout
804. CL 5, 136.
805. CL 6, 229.
806. H. Védrine, Les grandes conceptions de l’imaginaire, Paris, Le livre de poche, 1990, p. 9.
807. Ibid., 19.
- 218 -
discours spéculatif sur l’image et l’imagination. D’une part, il s’agit de s’affronter à la question du
statut génétique de l’image : l’image est toujours une représentation, elle présuppose donc une
entité qui lui est extérieure et dont elle se prétend l’image. Mais comment saisir ce rapport de
conséquent à antécédent ou de copie à modèle ? C’est tout un jeu de ressemblance et de
dissemblance qui est à penser. Ainsi l’image se situe d’emblée au cœur d’un paradoxe : comment
peut-elle être en même temps ressemblante et différente à son modèle ? On peut comprendre que la
question de l’image est d’une portée philosophique majeure, régissant celle de la vérité.
D’autre part, si l’image se comprend par référence à un modèle, il semble clair qu’elle se
présente comme dégradée par rapport à lui. L’image ne peut prétendre avoir la même consistance
d’être. Comment alors penser le statut de l’image sur le plan ontologique ? Comment qualifier le
déficit d’être par rapport au modèle, qui semble la caractériser en tant qu’elle est justement
représentation ? Si l’image relève d’un moindre degré d’être, si elle ne participe pas pleinement à
l’être, on peut alors la soupçonner de n’être qu’apparence trompeuse. À moins, qu’au contraire,
l’on saisisse en elle une manifestation de l’être, ou même une autre forme d’être.
La question de l’image n’est pas anodine : elle est même une voie privilégiée pour penser le réel
et l’être. Elle renvoie en fin de compte à une question ultime, celle de savoir si l’image peut tenir
lieu de représentation entre le sensible et l’intelligible, entre ce qui apparaît et ce qui reste de
l’ordre de la pensée pure ? L’image peut-elle s’interposer entre la donation originelle des choses et
leur saisie intellectuelle ? Il s’agit donc de saisir la nature de l’image comme un entre-deux : entre
intuition et concept, entre réception sensible et activité de réflexive. Ce n’est que par rapport à de
telles questions que l’on peut véritablement saisir les différentes pensées de l’image qui
s’expriment tout au long de la pensée occidentale. Il convient ici de faire quelques précisions.
Toute la problématique de l’image part de sa saisie comme étant représentation : être image, c’est
être à l’image de, c’est-à-dire ne pas exister seulement par soi, mais renvoyer à autre chose que soi.
L’image porte donc, dans sa définition même, l’idée d’une dépendance à l’égard de quelque chose
d’autre qu’elle-même : un modèle qu’elle imite. La qualité et la vérité de l’image, de son
“contenu”, sont conditionnées par une comparaison de cette image-copie avec le modèle, la forme
de référence qui permet d’établir que la copie est à la fois image (= copie) et plus ou moins
ressemblante.
Tout le problème tient au fait que l’image donne une existence nouvelle à une forme qui existe
déjà : l’image doit être ressemblante à son modèle, sans quoi elle n’est pas son image ; mais elle ne
- 219 -
doit pas l’être trop, sinon elle risque d’être confondue avec l’original, cessant du même coup d’être
simple image. À la fois Même et Autre, l’image est toujours à comprendre en termes de filiation.
Étant image de, elle renvoie nécessairement à son origine et exige d’être pensée à travers le
paradigme généalogique. Il n’y a d’image, en effet, que si quelque réalité, idéelle ou matérielle, se
reproduit, c’est-à-dire sort de soi pour engendrer autre chose que soi : il n’y a image que lorsqu’un
être matériel ou idéel se reproduit808.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’expérience d’un double ressemblant est à l’origine
mythique de l’image. L’énigme de l’image est souvent associée à la figure du peintre Apelle (IV e
siècle) qui aurait fait apparaître la figure d’Aphrodite par quelques traces dans la glaise. La
ressemblance s’impose alors même qu’elle n’est pas attendue 809. Sextus Empiricus rapporte ainsi
que, furieux de ne pas arriver à représenter l’écume du cheval, il jeta sur le tableau l’éponge servant
à nettoyer les pinceaux, ce qui eut pour effet de laisser une trace de couleur imitant l’écume du
cheval810. Depuis, le discours sur l’image est hanté par cette propriété étrange de l’image, qui
consiste à répliquer le réel tout en étant autre chose que lui. Nous l’avons dit, l’image doit être une
duplication ressemblante ; sans cela elle pourrait être prise pour un être autre, un être singulier, sui
generis. Seule la répétition des caractères du modèle dans la copie permet de signer la nature
d’image de ce qui apparaît ; autrement dit, la condition de possibilité d’une image réside dans la
bonne imitation, dans une mimesis fidèle. Mais l’image doit, également, être différente de son
modèle : l’écart est donc une autre condition de possibilité de l’image. La ressemblance parfaite
rendrait impossible la qualification de l’image comme image811.
La mimesis se présente bien comme un mixte : équilibre d’attributs opposés. C’est ce qui rend si
difficile son analyse conceptuelle puisque trop de ressemblance fait prendre l’image pour ce qu’elle
n’est pas (= le modèle) ; et trop de dissemblance lui fait perdre son caractère d’image de… Dans
les deux cas, l’image est prise pour autre chose qu’elle n’est ! L’image nous oblige bien à penser
une nature double (contradictoire) faite de Même et d’Autre.
808. On notera que les êtres sensibles ont la possibilité spontanée de laisser apparaître des doubles d’eux-mêmes (ombres, silhouettes, images
spéculaires) ; que les hommes fabriquent des réalités qui ressemblent à d’autres réalités déjà existantes ; et que si des êtres supra-sensibles existent, ils ne
peuvent se manifester qu’en images dans le monde visible.
809. Voir G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1994.
810. Hypothèses pyrhoniennnes, I, 31.
811. Ce n’est donc pas sans raison que depuis l’Antiquité les catégories de la ressemblance extrême suscitent inquiétude et trouble fascination : c’est la
cas du simple trompe-l’œil (ex. les fameux raisins de Zeuxis), pour le sosie, ou même la duplication de l’être (copie-moulage, mannequin de cire,
jumeaux…).
- 220 -
On voit que la question de l’image, de la re-présentation fait signe vers celle de la vérité. Dans la
mesure où l’on pense la vérité comme adeaquatio, elle se confond même avec celle des critères du
vrai. Le problème étant de savoir comment l’esprit peut être sûr de la correspondance entre ses
sensations et le monde extérieur qui les provoquent ? Les re-présentations mentales sont-elles une
inscription de l’image du monde dans les facultés réceptives ? une empreinte adéquate ? une
restitution analogique ? une reconstruction conventionnelle ?
L’énigme de la ressemblance naturelle est amplifiée par la capacité humaine à imiter, à fabriquer
des images ressemblantes. Comment des peintures peuvent-elles donner à voir, à reconnaître un
portrait ou un paysage si différent de cette image qui l’imite pourtant ? Comment rendre compte de
cette ressemblance apparente alors même que nous savons que la réalité première est autre ? L’idée
que l’image n’est ressemblante qu’en apparence, qu’elle n’est qu’une illusion, une idée centrale
pour la pensée platonicienne, donnera lieu à un discours dominant toute l’histoire de la pensée
occidentale. Peut-être vaut-il la peine avant d’en dire un mot de s’arrêter sur quelques définitions
terminologiques.
Dans une très belle étude, Jean-Pierre Vernant a précisé les différents sens des termes que la
langue grecque possède pour désigner ce que l’on nmme image : eidôlon, eikôn et phantasma.
« L’eidôlon est défini par Platon comme un “second objet pareil”, la réplique ou la duplication du
premier, son jumeau en quelque sorte. De ce point de vue, l’image relève de la catégorie du
même », note Jean-Pierre Vernant812. Mais Platon souligne que cela suppose que l’image
reproduise « non seulement la couleur et la forme comme le font les peintres, mais aussi tout
l’intérieur tel qu’il est, allant jusqu’à reproduire la souplesse, la chaleur… »813. « Tel est
précisément le cas de l’eidôlon archaïque sous les trois formes où il se présente : image de rêve,
apparition suscitée par un dieu, fantôme d’un défunt » précise Vernant814. On comprend que « dans
l’eidôlon la présence réelle se manifeste en même temps comme irrémédiable absence. C’est cette
inclusion d’un “être ailleurs” au sein de “l’être là” qui constitue l’eidôlon archaïque, moins comme
image au sens où nous l’entendons aujourd’hui, que comme double (…), apparition réelle insérant
effectivement ici-bas (…) un être qui sous la forme momentanée du même se révèle
812. Naissance d’images, in : Religions, histoires, raisons, Paris, 10/18, 2006, p. 110. Toutes les citations à suivre qui ne font pas l’objet d’un appel de
note sont extraites de ce même texte.
813. Cratyle, 432 b.
814. Vernant prend l’exemple d’Ulysse qui perçoit l’eidôlon de sa mère, Anticléia, avec qui il peut dialoguer. Mais si lui vient le désir de l’embrasser il ne
serre que le vide…
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fondamentalement autre parce qu’il appartient à l’autre monde ». Ainsi, « pour la pensée archaïque,
la dialectique de la présence et de l’absence, du même et de l’autre se joue dans la dimension d’audelà que compose, en tant que double, l’eidôlon dans ce prodige d’un invisible qui pour un instant
se fait voir ». Ce qui caractérise l’eidôlon c’est donc son manque de consistance : il est lié à la
question de l’illusion, du mirage, du rêve. Il faut noter qu’en reprenant cette dialectique de la
présence et de l’absence, et en la transposant dans un vocabulaire philosophique, Platon lui fait
prendre une dimension nouvelle. Dans le Sophiste, eidôlon est le terme générique qu’il s’agit de
diviser : se trouvent donc soulignés tout à la fois son caractère de dépendance vis-à-vis du modèle
ainsi que son autonomie. Pour Platon, l’image « ne se confond pas avec le modèle puisqu’elle est
dénoncée comme non-vraie, non-réelle, elle porte non plus, comme dans le cas de l’eidôlon
archaïque, la marque de l’absence, de l’ailleurs, de l’invisible, mais le stigmate d’un non-être
réellement irréel », explique Vernant. En rappelant que l’image a son être hors d’elle-même, Platon
réfère la question de l’image à celle du non-être, de l’illusoire, du fictif. Ce faisant il soulève un
délicat problème ontologique qui va le conduire à reprendre à nouveaux frais la question de l’être et
celle du statut des Formes. Si l’on s’en tient à une ontologie parménidienne, seul l’être est. L’image
définie comme ce qui manque d’être n’existe donc pas, et les sophistes, dans la mesure même où ils
produisent quelque chose qui est, disent le vrai.
Le deuxième terme grec possible pour ce que nommons l’image, c’est eikôn, la semblance, qui
désigne ces images concrètes que sont les portraits, les statues. Par extension, il désigne aussi les
images mentales qui sont comme des traces dans l’âme. L’eikôn, copie-icône, respecte les
proportions d’un modèle. Il se donne d’emblée comme fait à sa ressemblance et ne laisse pas
confondre avec lui815.
Le phantasme, enfin, formé à partir du verbe phantazesthai, signifiant devenir visible, se
manifester, est le troisième des mots grecs pouvant être traduits par “image”.
2) L’imagination déniée
Lorsque Platon emploie le terme de phantasme, il met l’accent, non sur le rapport à l’objet, mais
au spectateur — ce qui n’est pas sans intention de contribuer à le discréditer. Comment le
comprendre ? La question nous paraît essentielle dans la mesure où elle contribue à fonder la
815. Certains commentateurs voient là la bonne image selon Platon (voir : G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1994, pp. 296-297 ; H. Joly, Le
renversement platonicien, Paris, Vrin 1980, pp. 42, 50, 148 et sq. ; et V. Descombes, Le platonisme, Paris, PUF, 1971, p. 48, note).
- 222 -
légitimité de la lecture de Castoriadis quant aux raisons de l’occultation de l’imagination.
Rappelons, pour éclairer le problème, l’opposition qui se manifestait au temps de Platon entre
deux manières de penser l’art, et que l’on résumera en parlant d’art grec et d’art égyptien. L’art
grec peut être compris comme recherchant la vraisemblance, n’hésitant pas pour cela à user
d’effets d’optique, corrigeant au besoin formes et proportions suivant le point de vue du spectateur.
Ainsi, comme l’indique l’anecdote célèbre quant à un concours de sculpture remporté par Phidias
au détriment d’Alcamène, on n’hésitait pas à user de traits grossiers pour réaliser une statue
représentant une déesse afin que, placée à distance du spectateur, celui-ci ait une impression
d’harmonie816. À cet art du simulacre, dans lequel Zeuxis était passé maître, Platon préfère bien dur
l’art de la copie que manifestent les Égyptiens.
L’art égyptien ne cherche en effet pas à tromper ; il a le souci de l’eidos primordial et préfère le
vrai au vraisemblable : il dédaigne le point de vue du spectateur, alors que le spectateur de l’art
grec devient la mesure des choses représentées. Cet art a su garder les mêmes canons pendant des
millénaires817. C’est qu’il s’agit d’un art profondément religieux qui ne vise pas à représenter une
individualité mais à présenter son essence intemporelle818. Face à l’exaltation de l’éternel, le point
de vue du spectateur est négligeable. Contrairement à l’art égyptien, l’art grec évolue et la
recherche de la beauté pure et quasi-mathématique d’un Polyctète laisse place au réalisme et même
au naturalisme819.
Cette préférence platonicienne fonde l’opposition entre l’activité démuirgique d’une part, et
l’activité mimétique de l’autre. Ce qui se conçoit aisément à partir de l’exemple célèbre des
différents types de lits, proposé au livre X de la République820 : le lit dans lequel on dort, le lit
concret ; le lit peint sur la toile du peintre, lit re-présenté ; et enfin le lit selon le concept, la Forme
de lit. Un même nom donc, mais trois modalités différentes. Il est à noter que la Forme de lit est
816. Le concours auquel nous faisons allusion consistait à réaliser deux statues d’Athéna destinées à être placées sur une haute colonne. Phidias, sculpteur
expérimenté, grossit les traits du visage, ce qui provoqua les moqueries de la foule regardant les artistes au travail. Alcamène, jeune sculpteur s’appliqua à
proposer un visage aux traits fins. Mais une fois les statues hissées sur les colonnes, seule celle de Phidias parut réussie, et c’est lui qui gagna le concours. De
telles compensations étaient courantes : renflement du bas des piliers d’un monument pour éviter l’impression d’évidement, formes elliptiques à la place de
formes circulaires pour conserver l’impression de circularité vues de loin, etc. Sur ce point, voir : M. Haar, L’œuvre d’art. Essai sur l’ontologie des œuvres,
Paris, Hatier, 1994.
817. Cf. Platon, Lois, 656 d - 657 a.
818. Les égyptiens croyaient que le double du corps survivait au défunt, aussi les corps sont-ils présentés au repos dans une immobilité auguste et
immuable : on présente des attitudes complètement stéréotypées ; les figures sont vues de face, de profil ou d’une façon combinée qui est complètement
antiréaliste.
819. Les canons de l’art grec doivent permettre de satisfaire trois exigences d’ordre géométrique (proportions idéales ; rapports entre parties et par rapport
au tout), réaliste (fidélité à l’individuel) et esthétique (satisfaction visuelle du spectateur).
820. République, 597.
- 223 -
dite « selon la nature » et qu’elle est le fait d’un Auteur naturel (phutourgos), comme le lit concret
est le fait d’un artisan (démiourgos). Si le premier œuvre en direction de la nature, le deuxième
œuvre en direction du peuple. On voit donc que l’opposition entre nature et institution ne se laisse
pas comprendre comme opposition entre ce qui est fabriqué et ce qui advient par soi-même.
L’Auteur naturel œuvre, comme l’artisan ; mais son œuvre est unique. D’autre part l’artisan, qui
produit du multiple, ne peut le faire qu’en prenant en compte l’œuvre de l’Auteur naturel. Dire que
lit est « selon la nature » ou au contraire « selon l’usage », n’a pas de sens : il s’agit de deux
modalités différentes, de deux manières de se référer à la même chose. Certes, on ne couche pas
dans la Forme de lit, mais sans elle il n’y aurait pas de lits concrets. C’est pourquoi parlant de
l’artisan, Socrate dit qu’il accomplit son travail « en portant ses regards sur la forme qu’il
fabrique »821. Seul le peintre ici n’est ni ouvrier ni producteur. « Qu’il effectue une copie ou un
simulacre, il reste dans les deux cas un imitateur de ce dont les artisans sont imitateurs » note
Vernant qui précise que « ce qu’il imite ce n’est pas l’essence du lit comme le fait l’artisan quand il
produit tel ou tel lit particulier, lit ressemblant, puisque l’on peut s’y coucher, au Modèle unique,
au seul lit vraiment réel, sans l’être cependant »822. Le peintre ne propose qu’une apparence de ce
qui est déjà apparence. Il n’est au demeurant pas si difficile de faire ce qui semble de l’ordre du
prodige : il suffit, remarque Socrate, de se munir d’un miroir 823. C’est dire que le peintre n’a pas la
Forme en vue, mais simplement le multiple sensible.
On comprend donc que l’image est tout entière du côté des “phénomènes”, du monde sensible
avec ses inconsistances, sa relativité, ses contradictions. « De la phantasia, de l’eikasia, Platon dira
qu’elles sont comme une forme endormie de pensée, un rêve éveillé » indique Jean-Pierre Vernant
qui cite Le Sophiste : « N’affirmerons-nous pas que l’art du maçon crée la maison réelle, et celui du
peintre une autre maison, sorte de songe présenté par la main de l’homme à des yeux éveillés ? »824.
Il n’est guère besoin d’insister pour comprendre comment cette vue platonicienne correspond à
ce que Castoriadis nomme la clôture du sens. « Les Grecs avaient découvert la distinction entre
phusis et nomos, entre la nature et l’institution, et, plus encore, l’avaient mise en pratique en
821. République, 596 b.
822. Naissance d’images, op. cit. p.115.
823. E. Fink souligne que « pour discréditer le poète qui prétend dire le vrai, Platon souligne tous les aspects du phénomène de réflexion montrant que
celui-ci ne crée rien et copie servilement » (Le jeu comme symbole du monde, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Minuit, 1966, p. 107). Signalons
le passage concernant « la distance de l’art par rapport à la vérité dans la République de Platon » dans : Heidegger, Nietzsche, vol. I, trad. P. Klossowski,
Paris, Gallimard, 1971, pp. 156-171.
824. Ibid. (Le passage du Sophiste est en 266 c).
- 224 -
changeant explicitement leurs institutions. Mais leurs philosophes les plus importants à part
Démocrite, se sont abstenus de l’élaborer, et il est clair dans le cas de Platon du moins qu’il
craignaient d’ouvrir la voie à l’arbitraire et à la liberté »825. Les analyses précédentes le montrent
assez, même si elles l’illustrent sur le seul exemple des images non verbales — on pourrait tout
aussi bien le montrer à partir des images verbales. Ce qui compte, c’est que Platon fait de la phusis
la norme même. C’est cela “clôturer” le sens. Il n’y a plus d’invention possible, plus de créativité
autorisée. L’art égyptien est modèle, qui reproduit le même. C’est aussi cela la signification
profonde de l’ontologie que propose Platon et qui ne cesse de s’imposer.
3) L’imagination première
Qu’en est-il alors en ce qui concerne l’imagination ? On peut noter que, quelque soit le terme
employé, l’image est pensée comme renvoyant à quelque chose d’extérieur, de donné, d’envoyé ou
d’inscrit. Elle ne tire jamais sa source d’une faculté active de l’âme. Soit, comme c’est le cas pour
Platon, il y a production — divine ou humaine — d’images, mais cette production renvoie toujours
à une technique, nullement à l’imagination. Soit, comme c’est le cas pour Aristote, l’imagination
est ce par quoi nous disons qu’un phantasma se produit pour nous : l’imagination est alors faculté
réceptive d’un écart par rapport à la sensation (on perçoit plus que ce qui est donné, ou ce qui n’est
plus, ou ce qui n’est pas encore donné). Sa seule activité est alors critique ; elle pousse à juger vrai
ou faux — la plupart du temps les images sont fausses : « les sensations sont toujours vraies,
tandis que les représentations se trouvent être, pour la plupart, fausses » 826.
Telle est du moins la lecture classique de ces auteurs concernant l’imagination, laquelle retient
que ce que nous appelons imagination ne comporte pour les Grecs aucune spontanéité créatrice,
aucune liberté, aucune “fantaisie”. Dans le meilleur des cas, elle permet d’accéder à la structure du
modèle ; elle relève donc de la question de la ressemblance et de la différence. Dans le pire des cas,
elle est l’instrument d’une tromperie — à la fois illusion et erreur. La question est alors celle de la
“sortie” de cette illusion.
Autant dire que si une telle lecture, qui peut certes trouver appui sur les textes, se justifiait
pleinement, Castoriadis n’aurait pas trouvé un grand intérêt à lire Aristote sur ce sujet. Or, il
propose une remarquable lecture du traité aristotélicien De l’âme, pointant comme un impensé en
825. CL 5, 231.
826
. Aristote, De l’âme, III, 3 ; 428 a, trad. P. Thillet, Paris, Galliamrd, coll. Folio, 2005, p. 159.
- 225 -
ce qui concerne la nature profonde de l’imagination. Reconnaissant toute la portée d’une définition
qui prend ses distances face au recouvrement platonicien, il assure que « tout cela apparaît comme
presque négligeable lorsque l’on tente de mesurer l’importance du bouleversement qu’Aristote
opère implicitement dans les chapitres 7 et 9 puis 9 à 11 du livre III » ; c’est que l’imagination à
laquelle pense Aristote qu’il découvre sans la nommer et la thématiser est d’un ordre radicalement
différent »827.
Tâchons de rendre compte le plus clairement possible de cette analyse d’un des textes les plus
difficiles d’Aristote.
Le passage du texte d’Aristote qui est ici essentiel est le suivant : « La représentation est par
ailleurs autre chose que l’affirmation et la négation, car c’est dans une combinaison de concepts
que consistent le vrai et le faux. Mais par quoi les concepts premiers se distingueront-ils, pour ce
qu’ils ne sont pas des représentations ? Ils ne sont certes pas des représentations, mais ils ne sont
pas non plus sans représentations »828.
L’exercice de la pensée, l’expression du vrai et du faux, le travail du jugement supposant analyse
et synthèse de concepts est ici pensé comme renvoyant à la sensation, toujours vraie, d’un côté et à
la pensée intuitive qui envisage les termes simples, toujours vrais également, de l’autre.
L’imagination telle que définie au chapitre trois et que Castoriadis va maintenant appeler
« seconde », est, avec la sensation commune et la prédication, constitutive de la pensée, qui reste
incertaine et toujours exposée au risque du faux.
La percée, si l’on peut dire, que représente l’affirmation du chapitre huit du livre trois du traité
De l’âme consiste à postuler que l’âme qui pense est nécessairement accompagnée d’une image.
Sans entrer dans le détail d’une analyse fort technique, disons que Castoriadis déduit de cela que
« la phantasia est condition de la pensée, en tant qu’elle seule peut présenter à la pensée l’objet,
comme sensible sans matière »829. Prenant l’exemple d’un triangle Castoriadis assure : « je ne peux
le penser, sans un phantasme — une image, représentation, ou “intuition pure” du triangle ». Mais,
poursuit-il, « le triangle n’est pas que ce phantasme. Il est aussi un noème qui se traduit par ceci
qu’il peut être “analysé” en d’autres noèmes (ou “composé” moyennant ceux-ci), soit être défini :
figure plane rectiligne fermée à trois côtés »830.
827. CL 2, 344.
828. De l’âme, III 8 432 a, op. cit., p. 174.
829. CL 2, 341.
830. CL 2, 354.
- 226 -
Du fait que toute idée abstraite s’accompagne donc dans notre pensée d’une image, d’un
phantasme, relevant du sensible même si celui-ci est ici non corporel, Castoriadis n’hésite pas à
parler de schématisme aristotélicien, soulignant qu’il néglige « le risque de l’accusation de rétrolecture »831. Ce terme, qui renvoie à la pensée kantienne, rend compte du fait que les catégories de
l’entendement s’articulent aux impressions sensibles. Plus exactement, et pour le dire avec Jacques
Rivelaygues, le schématisme définit « les seuls cas où les règles catégoriales peuvent s’appliquer :
il doit s’agir de phénomènes temporels ». Il serait en effet impossible que les règles de
l’entendement synthétisent des intuitions si rien de commun n’existait entre eux : il doit donc y
avoir homogénéité en quelque façon. « Le lieu de cette homogénéité est le temps, explique Jacques
Rivelaygues, puisque tous les phénomènes sont temporels, et que, pour entrer en acte, pour
apparaître à la conscience, les concepts doivent se temporaliser ». Ainsi, le schème pour Kant est-il
un concept qui se temporalise, « ce qui a lieu dans l’imagination pure, transcendantale ».
Autrement dit, « le schème est un intermédiaire entre concept et intuition »832.
Parler de schématisme aristotélicien ne va toutefois pas sans risque. Si Kant assure lui-même que
le schème « n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination », il précise toutefois
qu’« il faut bien distinguer le schème de l’image »833. Castoriadis sait bien qu’il ne peut assimiler
ainsi les choses, et reconnaît que « dans le Schématisme aristotélicien, le rôle et la fonction de
l’imagination sont beaucoup moins précis, mais aussi beaucoup plus vastes que dans le
Schématisme kantien »834.
Pourquoi alors user de ce terme s’il recouvre un autre sens ? Il nous semble que cela tient à sa
volonté de montrer que l’imagination première, plusieurs fois aperçue au cours de l’histoire de la
philosophie, a été à chaque fois immédiatement recouverte. Parler de schématisme à propos
d’Aristote, c’est renvoyer à Kant et, au-delà, à Heidegger. Comme l’on sait, ce dernier a insisté sur
l’imagination transcendantale dans sa lecture de Kant, assurant qu’elle « n’est pas seulement et
avant tout une faculté intermédiaire entre l’intuition et la pensée pures, mais [qu’]elle est, avec
celles-ci, une faculté fondamentale en tant qu’elle rend possible l’unité originelle de l’une et de
l’autre et, par là, l’unité essentielle de la transcendance en sa totalité »835. Relevant ce qui pourrait
passer pour une ambiguïté dans le texte kantien — qui tantôt parle de la sensibilité et de
831. CL 2, 347.
832. Leçons de métaphysique allemande. Tome II ; Paris, Grasset, 1992, p. 152-153.
833. Critique de la raison pure, trad. A. Trémésaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1986, p. 152.
834. CL 2, 352.
835. Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1981, § 27, p. 193. Par transcendance, il faut
ici comprendre le mouvement de l’homme vers l’être de l’étant.
- 227 -
l’entendement comme des deux sources fondamentales de la connaissance, et tantôt assure qu’il y a
trois sources subjectives de connaissance —, Heidegger avance la thèse selon laquelle
l’imagination transcendantale ne doit pas être comprise comme « un simple lien extérieur destiné à
nouer les deux extrêmes » que sont la sensibilité et l’entendement, mais qu’elle est « originellement
unifiante ». Ce qui veut dire, précise Heidegger, « qu’elle est la faculté propre qui forme l’unité des
deux autres, entretenant avec elles une relation structurelle essentielle »836. Ce que Kant découvre
ici selon Heidegger, c’est donc explique Rivelaygues « que l’imagination n’est pas un troisième
élément, mais le centre créateur — l’activité inconsciente des deux autres »837.
C’est toutefois une définition de l’imagination comme moyen terme que Kant redonnera dans la
seconde édition de la Critique de la raison pure ; ce qui conduira Heidegger à parler d’un recul de
Kant838. Pourquoi celui-ci a-t-il reculé ? On peut sans doute avancer plusieurs raisons, selon que
l’on envisage les questions théoriques ou pratiques. Du point de vue théorique, Kant aurait
abandonné la déduction subjective des catégories entendant rendre compte de la possibilité du
pouvoir humain de penser. Celle-ci est renvoyée à plus tard. On ne comprend alors pas pourquoi
elle n’est pas reprise dans la seconde édition. Devant l’impossibilité de rendre compte du pouvoir
humain de connaître, c’est la question de l’objectivité qui se trouve fragilisée. Alors, souligne
Rivelaygues, « le seul fondement de l’universalité est l’entendement » ; « d’où la thèse d’un retour
de Kant au primat du logos »839.
Il n’est guère utile, pour ce qui nous concerne ici, de nous attarder sur les causes de ce recul
kantien relevant de la dimension pratique. Disons seulement que Kant pense que si nous pouvions
avoir accès à la sphère nouménale, nous perdrions notre liberté morale : « Dieu et l’éternité, avec
leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux », de sorte que la conformité de nos
actes au devoir relèveraient seulement de la crainte, voire de l’espérance pour quelques-unes,
jamais de la simple considération du seul devoir840.
Selon Castoriadis, Heidegger a parfaitement saisi le problème de l’imagination. C’est à lui, dit-il,
que l’on doit « la restauration à la fois de la question de l’imagination comme question
836. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 195.
837. Leçons de métaphysique allemande. Tome II, op. cit., 395.
838. « Kant, en poursuivant radicalement son interrogation, plaça la “possibilité” de la métaphysique devant cet abîme. Il aperçut l’inconnu et fut
contraint de reculer. Ce n’est pas seulement que l’imagination transcendantale lui fît peur, c’est que dans l’entretemps, il est de plus en plus sensible au
prestige de a raison pure comme telle » (Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 223).
839. Leçons de métaphysique allemande. Tome II, op. cit., 434.
840. Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 2, 1985, p. 787.
- 228 -
philosophique et la possibilité d’un abord de Kant qui rompe avec la somnolence et l’assèchement
néo-kantiens ». Mais, continue-t-il, « je note seulement ici que le “recul” que Heidegger imputait à
Kant devant “l’abîme sans fond” ouvert par la découverte de l’imagination transcendantale, ce
recul, Heidegger lui-même l’effectue après le livre sur Kant. Nouvel oubli, recouvrement et
effacement de la question de l’imagination, dont on trouvera plus de trace dans les écrits ultérieurs,
suppression de ce que cette question ébranle dans toute l’ontologie» 841.
Pourquoi cela ? Pourquoi ce nouveau recul de Heidegger ? Castoriadis ne le dit pas. On peut
penser toutefois que cela n’est pas sans lien avec la difficulté à reconnaître pleinement que
« l’imagination radicale n’est possible que si elle va de pair avec la découverte de l’autre dimension
de l’imaginaire radical, l’imaginaire social-historique, la société instituante comme source de
création ontologique qui se déploie comme histoire »842.
841. CL 2, 330.
842. CL 2, 362.
- 229 -
CHAPITRE 3
PERSPECTIVES SUR LA CRÉATION
Nous venons de voir que Castoriadis assure qu’Aristote a découvert l’imagination comme
imagination radicale (première) ; il s’agit d’« un élément qui ne se laisse saisir ni dans l’espace
défini par le sensible et l’intelligible ni, ce qui est beaucoup plus important, dans celui défini dans
le vrai et le faux, et derrière eux, par l’être et le non être. Il le reconnaissait non pas comme
monstruosité, phénomène pathologique, scorie accident, forme déficitaire (…) mais comme
condition et dimension essentielle de l’activité de l’âme lorsqu’elle est à ses yeux, âme par
excellence : psyché dianoètikè, âme pensante »843.
Une telle découverte est considérable aux yeux de Castoriadis puisqu’elle remet en cause les
partages habituellement admis : sensations et essences ; sensible intelligible ; temps et éternité ;
mais également vrai et faux ! Le passage cité est fort clair sur ce point. Elle ne peut toutefois être
réellement admise que si l’imaginaire social est lui-même reconnu.
Le point où nous sommes arrivés ouvre donc sur des perspectives totalement nouvelles. Elles ne
sont pas aisées à envisager. Leur abord sort du cadre à proprement parler de notre projet qui se
satisfait de ce que la possibilité de l’autonomie est acquise, de l’assurance que les hommes ne sont
pas condamnés à être aliénés à leur institution. Il nous a toutefois paru bon de proposer un rapide
aperçu du problème que pose ce qu’il faut bien nommer le cercle de la création ; qui va nous
conduire à saisir la différence entre autonomie et auto-institution.
S’expliquant sur le choix de ce « terme à l’histoire chargée », qu’est celui de création, Castoriadis
parle bien sûr de sa volonté d’« en finir avec les subterfuges et les sophismes concernant la
question du nouveau » qui n’est pensable que comme création ; mais il ajoute une autre raison :
celle de « mettre en lumière le caractère “intrinsèquement circulaire” de l’apparition de la nouvelle
forme »844. L’important est en effet de reconnaître que « la société est toujours création, et création
843. CL 2, 361-362.
844. CL 5, 212. L’expression même de « cercle de la création » se trouve dans le même texte à la page 223. Voir aussi CL2, 368.
- 230 -
d’elle-même : autocréation ». C’est ici que se fait jour toute la radicalité de la thèse qui conduit à
affronter ce paradoxe qui veut que toute société se présuppose elle-même. Comme le souligne
Castoriadis, « pour qu’Athènes existe, il faut des Athéniens et non pas des “humains” en général ;
mais les Athéniens ne sont créés que dans et par Athènes ». Ainsi devons-nous admettre que « nous
ne nous trouvons pas devant un assemblage d’éléments préexistants, dont la combinaison aurait pu
produire des qualités nouvelles ou additionnelles du tout ; les quasi (ou pseudo) “éléments” d’une
société sont créés par la société elle-même »845.
Castoriadis n’était pas dupe de l’accueil trop souvent réservé à sa thèse. « On hausse les épaules
devant l’idée de création d’un champ social-historique », note-t-il de manière quelque peu
désabusée, avant de souligner qu’une telle attitude relève de la non reconnaissance de l’être même
du social-historique et la résistance psychologique à l’idée de création qui « paraît incroyable »846.
La critique développée par Habermas nous paraît à cet égard fort significative, révélant les
malentendus que l’idée de création imaginaire du social suscite. Si l’auteur du Discours
philosophique de la modernité refuse la thèse de Castoriadis, c’est, dit-il, « parce que l’économie
de sa conception de la société ne laisse aucune place à une praxis intersubjective, qui puisse être
attribuée aux individus socialisés »847. Il faudrait alors éviter de faire de l’origine du social ce point
aveugle lié à l’idée d’autocréation. Ce qui semble tout à fait possible à Jean-Marc M. Ferry qui
entend lui aussi « contester les implications radicales » du « créationnisme historique » de
Castoriadis, lequel aurait péché pour avoir limité l’application du principe de compréhension à la
seule dimension synchronique. « Pourquoi et au nom de quoi, demande ainsi Jean-Marc Ferry,
l’application méthodologique de ce même principe (le principe de compréhension) ne serait-elle
étendue à la diachronie historique, alors même que nous sommes capables de comprendre une
cohérence, dans cette dimension, c’est-à-dire dans la dimension de la succession des formes de vie,
significations, institutions historiques ? » Il donne toutefois la réponse lui-même en précisant que
« l’extension du principe de compréhension dans la dimension de la diachronie historique »
suppose de « faire droit à la représentation d’une succession irréversible, qui est précisément le
“schème” de la causalité [selon Kant]… » 848. Mais c’est là s’en tenir au niveau que Castoriadis
tâche de dépasser : celui de la pensée héritée 849. Il nous semble donc que la critique de la création
845. CL 5, 267.
846. CL 5, 264-65.
847. Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d’homme, Paris, Gallimard, 1986, p. 392.
848. Habermas. L’éthique de la communication, op. cit., p. 456.
849. Sur le fait que l’irréversibilité n’est pas à penser à partir de la causalité, voir : CL 3, 272-73.
- 231 -
imaginaire du social avancée par Habermas et reprise par Ferry porte à faux parce qu’elle rate la
dimension ontologique de l’approche qu’elle conteste et que Fabio Ciaramelli souligne à juste
titre : « ici la circularité n’affecte pas uniquement la compréhension de la création, mais son
événement même, qui demeure insondable »850.
Ainsi, est-ce encore une fois le poids de la pensée héritée qui se trouve en cause en ce qu’elle
interdit de reconnaître l’existence « du social-historique en tant que collectif anonyme », et de
« son mode d’être en tant qu’imaginaire radical instituant et créateur de significations » ; existence
qui se trouve pourtant « montrée (et même “démontrée”) par ses effets irréductibles »851. Et c’est
toujours une même attention soutenue portée à la réalité effective qui conduit Castoriadis à mettre
en lumière les limites de l’ontologie traditionnelle ne reconnaissant que trois types d’être — la
chose, la personne, l’idée —, et qui va le pousser à élaborer de nouvelles catégories de pensée afin
de rendre compte de ce qui est resté incompris jusqu’ici.
Nous ne pouvons évidemment pas traiter ici de cette dimension de la pensée de Castoriadis qui
s’exprime par une tentative de développement d’une nouvelle logique, qui ne soit pas dominée par
l’approche de l’être comme déterminé, ainsi que l’est la logique classique. Celle-ci, nous l’avons
suggéré, règle les opérations consistant essentiellement à classer ou grouper des éléments envisagés
à partir du principe d’identité ; ce pourquoi Castoriadis parle de « logique ensembliste identitaire »
ou, par contraction, de « logique ensidique ». Une telle logique est certes toujours à l’œuvre dans
l’institution sociale852, mais elle ne suffit pas à en rendre compte, incapable qu’elle est de faire droit
à la dimension imaginaire qui suppose l’impossibilité d’une détermination intégrale de que ce qui
se donne. La logique esquissée par Castoriadis doit donc permettre de rendre compte de ce qui
n’étant pas pensable comme ensembles d’éléments identiques à eux-mêmes n’est pourtant pas pur
chaos, sans quoi il ne saurait y avoir institution, et qu’il nomme magma. C’est là une perspective
qui pose sans doute des difficultés, à commencer par le fait que la logique des magmas ne peut se
dire que dans le langage de la pensée héritée qu’elle entend pourtant dépasser ou relever 853. Mais
cela est le propre de toute pensée novatrice, et les écueils rencontrés ne nous paraissent pas devoir
conduire à la mise en cause de l’orientation générale de la thèse de Castoriadis.
850 . Le cercle de la création, in : G. Busino (dir.), Autonomie et autotransformation de la société. La philosophie militante de C. Castoriadis, op. cit., 88.
851
. CL 3, 54.
852
. Voir : CL 1, 205.
853. Voir : CL 2, 393.
- 232 -
L’institution même de la société relève donc d’une création, celle de l’imaginaire collectif et
anonyme que représente cette société. Faut-il le préciser ? cette création n’est pas « création de
“matière-énergie”, mais création de formes (eidè) ». Reconnaissant qu’elle n’est pas « création cum
nihilo, sans “moyens” et sans conditions, sur une table rase », Castoriadis n’enlève toutefois rien à
sa dimension créatrice, puisqu’il souligne simplement par là l’existence d’un conditionnement qui
n’est nullement déterminant ; ce pourquoi il parle de la création de forme comme création ex
nihilo. Autrement dit, même si l’on doit reconnaître que les significations imaginaires sont des
créations « sous contrainte », on peut être assuré que ce sont « des créations libres et
immotivées »854.
Il faut bien le comprendre, le fait même que « le social-historique émerge dans ce qui n’est pas le
social-historique — dans le présocial, ou le naturel »855 n’interdit en rien que l’on parle de création.
Dans une analyse qui n’est pas sans rappeler Merleau-Ponty 856, Castoriadis parle de l’étayage de
l’institution sur cette « première strate naturelle ». La reprise d’un terme freudien, désignant la
manière dont les pulsions sexuelles s’étaient ou « s’appuient » (anlehnen) sur les pulsions
d’autoconservation, vise à souligner que l’organisation du social informe et transforme cette strate
sur quoi elle s’étaie ou « s’appuie », de sorte que le « passage du naturel au social » s’exprime par
l’émergence d’un ordre nouveau : « finalement, conclut Castoriadis, ce sur quoi même il y a
étayage est altéré par la société du fait même de l’étayage ». Mais le donné naturel premier ne peut
être altéré que dans la mesure où il « se laisse altérer », ce qui signifie que « la “réalité” naturelle
est indéterminée à un degré essentiel pour le faire social »857.
Ainsi retrouvons-nous la thèse ontologique déjà signalée sur le rapport de l’être et du temps. «
Création, être, temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un l’autre »,
assure Castoriadis manifestant que l’être est à saisir comme temporalité primordiale 858. Le saisir
suppose de se déprendre de ce que Bergson appelait la dimension spatiale du temps. « Il n’y a
temps essentiel, temps irréductible à une spatialité quelconque, temps qui ne soit pas simple
référentiel de repérage, que si et pour autant qu’il y a émergence de l’altérité radicale, soit création
absolue — c’est-à-dire pour autant que ce qui émerge n’est pas dans ce qui est, fût-ce
“logiquement” ou comme “virtualité” déjà constituée, qu’il n’est pas actualisation de possibles
prédéterminés (…), donc que le temps n’est pas simplement et seulement in-détermination, mais
854. CL 5, 268.
855. IIS, 305.
856. Voir par exemple : Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Tel, 1990, pp. 220-21.
857. IIS, 512-13.
858. CL 2, 8.
- 233 -
surgissement de déterminations ou mieux de formes-figures-images-eidè autres »859.
C’est ici que l’on peut saisir la dimension véritable de l’institution dont le surgissement est
manifestation de l’être comme à-être et dont le sens profond est de masquer le Chaos ou l’Abîme
dont elle procède et qui n’est que l’autre nom de l’être. « La signification émerge pour recouvrir le
Chaos, faisant être un mode d’être qui se pose comme négation du Chaos Mais c’est encore le
Chaos qui se manifeste dans et par cette émergence elle-même pour autant que celle-ci n’a aucune
“raison d’être” »860. Le propos l’atteste, Castoriadis entend en finir avec la fausse opposition de la
transcendance et de l’immanence pour manifester la présence d’une “transcendance” au cœur
même de l’immanence qu’elle ne cesse de “travailler” ou d’altérer. « Le Chaos n’est pas séparé »,
précise-t-il, « il est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui pas reléguée hors
du temps ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment présente dans et par le
temps. Il est littéralement temporalité ».
Ainsi donc, les significations imaginaires sociales tendent à occulter le Chaos. Comme dans La
lunette d’approche, ce tableau de Magritte que commente Pierre Legendre 861, il s’agit de se donner
un paysage pour masquer le vide de la nuit abyssale, de construire un monde, de donner du sens,
c’est-à-dire d’inventer des institutions. Ce que l’on a trop peu remarqué et sur quoi Castoriadis
insiste, c’est que, généralement, l’humanité a répondu à cette exigence en liant ensemble « origine
du monde et origine de la société, signification de l’être et être de la signification ».
En affirmant qu’ici se révèle l’essence de la religion pour laquelle « tout ce qui est devient
subsumable aux mêmes significations », Castoriadis dévoile la présence sourde du religieux au sein
même de la société moderne qui prétend pourtant s’instituer à distance de ce dernier, puisque, pour
elle, « origine du monde et origine de la société, fonctionnement de l’un et de l’autre sont liés
ensemble dans et par la “rationalité”, les “lois de la nature” et les “lois de l’histoire” ». Dans tous
les cas, les significations imaginaires ne se contentent d’être une réponse au Chaos si l’on peut
dire ; elles le dénient, ce qui « entraîne nécessairement la position d’une source extra-sociale de
l’institution ». La société refuse donc de se savoir à l’origine d’elle-même et des significations qui
la structurent, elle occulte sa dimension instituante, pour ne se reconnaître qu’en tant qu’instituée
par un Autre. Ce dernier est donc la source ultime du sens, la réponse dernière à toutes les
859. IIS, 283.
860. CL2, 375. Les citations à suivre qui ne font l’objet d’aucun appel de note sont extraites des pages 364 à 384 du même ouvrage qui reproduisent un
article intitulé Institution de la société et religion.
861. Voir : La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et une Nuits, 1997.
- 234 -
questions qui peuvent se poser pour elle. Castoriadis parle alors d’une clôture du sens, assurant que
les questions qui ne pourraient être élucidées dans et par l’imaginaire social sont « mentalement et
psychiquement impossibles pour les membres de la société »862. Et comme les significations
imaginaires sociales, source de sens, spécifient ce qui est juste et ce qui est injuste, indiquant par là
ce qu’il convient de faire ou non, et établissant des types d’affects sous-tendant les actions qu’elles
valorisent863, nous pouvons considérer le fait de les rapporter à une origine transcendante par
rapport au social comme la marque même de l’hétéronomie au sens propre du terme : recevoir les
lois d’un Autre.
Résumons. L’histoire manifeste l’émergence du nouveau, ce qui impose de reconnaître la
dimension créatrice de la société. Les significations, qui la spécifient comme étant une société, ne
peuvent ni être rapportées à antécédent qui tiendrait lieu de cause, ni déduites de la raison ; elles
relèvent de l’imaginaire collectif. Nous comprenons alors que la société procède d’une
autocréation. Pour le dire avec Castoriadis, « “ce qui” crée la société et l’histoire, c’est la société
instituante par opposition à la société instituée ; société instituante, c’est-à-dire imaginaire social au
sens radical »864. Pourtant ce fait reste trop souvent méconnu puisque les sociétés, en un geste
profondément religieux, rapportent généralement leur origine à une puissance extérieure à elles. Ce
déni de leur propre pouvoir explique que leur institution a lieu dans la clôture du sens, et conduit à
les qualifier d’hétéronomes.
Mais cela ne vaut pas pour toutes les sociétés. L’analyse ici rapportée l’atteste, qui suppose en
effet que la clôture du sens ait été rompue, que la société ait reconnu sa dimension instituante et
connaisse la présence sourde du Chaos qui la traverse. Autrement dit, la mise en évidence de
l’hétéronomie sociale est toujours le signe d’une autonomie. Celle-ci, comme toute signification
sociale, est de l’ordre de la création et l’on ne saurait rendre compte de son origine ; ce qui
n’interdit nullement de tâcher d’éclairer les conditions dans lesquelles elle a émergé. Si tout
discours sur l’autonomie s’exprime nécessairement au sein d’une société ayant rompu la rupture de
la clôture du sens, un regard rétrospectif sur le moment de cette rupture doit permettre de mieux
saisir ce que l’autonomie signifie ; ce qui explique l’intérêt croissant de Castoriadis pour la Grèce,
sa pensée et ses institutions politiques, puisqu’elle est la société où, pour la première fois, s’est
manifestée l’autonomie sociale.
862
. CL 4, 225.
863
. Voir : CL 4, 127-128.
864. CL 2, 264.
- 235 -
- 236 -
TROISIÈME PARTIE
LA POSSIBILITÉ DE L’AUTONOMIE (II)
LA DÉFENSE DU PROJET D’AUTONOMIE
Une fois envisagée la question de la possibilité de l’autonomie dans sa dimension ontologique si
l’on peut dire, il convient de se demander comment la réaliser concrètement. Tâche centrale pour un
penseur dont le souci de l’effectivité ne s’est jamais démenti. Tâche difficile, également, qui pose
toute une série de problèmes ; à commencer par la recherche de principes pour sa mise en œuvre :
comment penser l’organisation d’une société autonome ? Cela suppose de savoir ce que l’on entend
par autonomie.
Castoriadis déclare qu’une société autonome est une société démocratique. Mais en quel sens
doit-on entendre ce terme ? S’il est un domaine où il n’y a pas univocité des concepts, c’est bien en
matière politique. Un simple regard croisé sur les travaux de Castoriadis et Lefort suffit à prendre
conscience des écarts dans leur conception respective de la démocratie ; écarts dont les
conséquences, en termes de charge critique, sont manifestes. Ce qui n’est pas sans lien avec leur
méthode d’approche de leur objet d’étude. Et c’est là une deuxième difficulté qu’il convient
toutefois de traiter prioritairement : comment s’y prendre pour caractériser la démocratie. Si Lefort
développe son analyse à partir du monde dont elle procède, à savoir l’Ancien Régime, Castoriadis
choisit de se retourner vers la Grèce ancienne. Nul doute que cette différence d’approche n’est pas
sans raison ; et même si Castoriadis ne s’y attarde guère, il importe d’en rendre compte. Mais cette
recherche de définition de la démocratie à partir de la Grèce pose en outre une difficulté liée aux
attaques dont elle a fait l’objet, trouvant en Platon son adversaire le plus redoutable ; et ce n’est qu’à
la condition de se déprendre des thèses que ce dernier a formulées à son encontre, que la recherche
des principes de l’autonomie à partir de la démocratie peut espérer avoir quelque légitimité. Encore
faudra-t-il, par la suite, affronter la charge des modernes — plus exactement des libéraux. Ce n’est
du reste pas un mince paradoxe de voir un penseur de la création faire ainsi impasse sur les théories
modernes pour puiser chez les anciens de quoi nourrir la pensée contemporaine. Comment un
antimoderne peut-il proposer du nouveau en matière politique ? Nul doute qu’une grande part de la
légitimité de la proposition de Castoriadis se joue là ; ce qui confirme la centralité de la recherche
des principes de l’autonomie.
Cette centralité doit toutefois être entendue également en un autre sens, dans la mesure où la quête
des principes est une tâche encadrée, si l’on peut dire, par deux autres tâches. Elle présuppose en
effet un travail de légitimation autre que celui opéré dans la partie précédente. Proposer un projet
d’autonomie, c’est dire en effet que celle-ci n’est pas effective ; que les sociétés actuelles ne sont
pas autonomes ou démocratiques puisque ce mot s’impose à présent. Dans la mesure où un tel
jugement est sans doute loin d’être partagé, il convient de s’interroger sur les divergences
d’appréciation. Il n’est toutefois pas difficile de saisir un angle d’analyse, car de deux choses l’une :
soit l’approche de l’autonomie avancée par Castoriadis est nulle et non avenue, soit il faut
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reconnaître que le jugement consistant à penser que les sociétés actuelles sont autonomes est faussé.
La dernière hypothèse conduit à affronter la question de l’aliénation afin de proposer une première
approche de la notion d’autonomie, négative certes, mais requise pour la recherche de principes
d’organisation. Dans la mesure où la question de l’aliénation n’est plus prise en compte depuis
plusieurs décennies, sa reprise suppose simultanément d’en proposer une approche nouvelle, évitant
les travers ayant conduit à son abandon. C’est essentiellement de la dimension individuelle de
l’autonomie qu’il sera alors question. Mais cette dernière ne peut être prise indépendamment du
versant social. C’est bien l’indissoluble lien unissant la dimension individuelle et la dimension
sociale de l’autonomie qui constitue le thème de la deuxième tâche encadrant la recherche des
principes d’organisation d’une société autonome. Une fois ces principes dégagés, il reste en effet à
s’interroger sur la manière de les appliquer dans et pour une société qui ne réclame pas
expressément l’autonomie.
Le désintérêt apparent pour la question de l’autonomie pose en outre un réel problème. Il est en
effet tentant d’y voir le symptôme d’une crise profonde — celle d’une société individualiste,
technique et marchande — dont les effets sont autant de dangers pour les hommes et la planète.
Aussi peut-on se demander si l’urgence n’est pas plutôt à un retour de l’éthique — à moins qu’il
vaille mieux parler d’un retour à l’éthique. Mais si l’on ne voit pas comment l’éthique reviendrait
comme d’elle-même, on ne voit pas non plus comment les individus iraient spontanément vers elle.
Autant dire de la question éthique reste de pure forme tant qu’elle n’est pas comprise dans un
mouvement politique de fond. Mais de quoi procéderait ce dernier, sinon d’une volonté collective de
reprise de l’orientation de la société qui ne désigne pas autre chose qu’une réactualisation du projet
d’autonomie.
Le projet d’autonomie affirme donc à la fois sa cohérence et son actualité, manifestant la
cohérence et l’actualité de la pensée qui n’a cessé de le promouvoir et dont l’unité s’atteste d’une
remarque de Pierre Vidal-Naquet865 révélant que la pensée de la démocratie, expressément affirmée
à partir des années 80, est une constante chez Castoriadis. Socialisme ou Barbarie ; Démocratie ou
Barbarie : c’est tout un ; un même projet, un même parcours.
865. Rappelant, dans ses Souvenirs à bâtons rompus sur Cornelius Castoriadis et “Socialisme ou Barbarie”, que son premier débat intellectuel avec
Castoriadis, qui eût lieu en 1963 au “Cercle Saint-Just”, concerna non le socialisme, mais la démocratie en Grèce ancienne il écrit : « François Châtelet, JeanPierre Vernant et moi (…) représentions, si j’ose dire, la Grèce ancienne, tandis qu’en face de nous se trouvaient notamment Castoriadis et Lefort (…).
N’étant guère accoutumé d’avoir, à l’exception de Vernant, des interlocuteurs d’un tel calibre, je fus proprement ébloui et marquai cet éblouissement d’une
façon, je crois assez candide » (AAS, 19-20).
- 239 -
CHAPITRE 1
LE SENS DE L’AUTONOMIE
Qu’est-ce que l’autonomie ? C’est là une question fort embarrassante puisqu’elle pousse à
proposer une définition de ce qui ne peut en avoir sous peine d’entraîner la perte du caractère ainsi
défini : on ne saurait déterminer a priori ce qui relève de la création. C’est une question qu’il faut
pourtant accepter de prendre en charge afin de ne pas rester dans un vague conceptuel qui risquerait
de porter une atteinte fatale au projet que nous entendons défendre. La difficulté est toutefois plus
apparente que réelle. Il serait certes contradictoire de proposer une définition substantielle de
l’autonomie ; mais cela n’empêche nullement de préciser ce que l’on entend par là. Castoriadis ne
cesse de le dire du reste : l’autonomie, c’est, comme le terme l’indique, le fait de se donner les lois
(nomos) soi-même (autos).
Parler de l’autonomie comme projet, signale toutefois qu’elle n’est pas réellement actualisée, ou
que nous vivons dans un état qui n’en relève pas. C’est donc essentiellement par la négative, que
nous allons pouvoir saisir le sens de l’autonomie, en précisant ce qu’est son contraire,
l’hétéronomie. L’étonnant est que Castoriadis assimile celle-ci à l’aliénation. C’est là en effet une
notion qui renvoie au jeune Marx et à ce qu’Althusser nommait son humanisme ; et les sévères
critiques qu’elle a reçues à ce titre ont conduit la plupart des auteurs contemporains a cessé d’y
avoir recours. Son retour représente donc un risque pour la cohérence de la pensée de Castoriadis
qui prétend tourner le dos au marxisme et, au-delà, aux conceptions traditionnelles. Il convient
donc de l’entendre en un sens renouvelé ; ce qui présenterait l’avantage de revenir sur la
thématique de l’aliénation que l’abandon de la question de l’aliénation a conduit à délaisser.
Il faut dire qu’avec la nouvelle approche du pouvoir, proposée durant les années 70 par Michel
Foucault, c’est l’idéal révolutionnaire lui-même qui semble frappé à mort. Ce qui représente une
deuxième menace pour la validité du projet de Castoriadis qui n’a cessé d’espérer un changement
politique radical. Une étude est donc ici aussi requise pour mesurer l’impact réel de l’apport de
Foucault sur les thèses de Castoriadis ; étude qui pourrait toutefois bien faire apparaître que, loin
d’affaiblir ces dernières, la pensée de Foucault permet d’en mieux mesurer l’intérêt dans l’ordre
pratique. La notion d’imaginaire semble en effet en mesure de répondre aux apories à quoi conduit
la conception du bio-pouvoir interdisant toute échappée hors du plan qu’il définit, sans faire appel à
un quelconque droit naturel pour autant.
Est-ce à dire que l’“ailleurs” que représente l’autonomie par rapport à l’état actuel relève d’une
orientation irénique aspirant à une situation sociale parfaitement harmonieuse ? Ce serait tomber
sous le coup des analyses qui ont su dégager la dimension religieuse au fondement d’une telle vue.
- 240 -
Ici encore des précisions s’imposent devant permettre de montrer que le projet de Castoriadis ne
relève aucunement de cette dynamique ayant entraîné le marxisme vers l’utopie.
C’est donc au travers de trois approches, qui sont autant de confrontation avec des critiques
possibles, mais injustifiées, que nous allons tenter de cerner le sens que Castoriadis donne à
l’utopie.
I. Autonomie et aliénation
Dans le texte de 1963 ayant entraîné la dernière scission du groupe Socialisme ou Barbarie,
Castoriadis rappelait la nécessité de rompre avec le marxisme. « Le moment est venu, assurait-il,
de prendre clairement conscience que la réalité contemporaine ne peut être saisie au prix
simplement d’une révision aux moindres frais, ni même d’une révision tout court du marxisme
classique. Elle exige, pour être comprise, un ensemble nouveau, où les ruptures avec les idées
classiques sont tout aussi importantes (et beaucoup plus importantes) que les liens de parenté »866.
Invitant ses camarades à mesurer la distance séparant les idées lui paraissant essentielles « de
celles du marxisme classique », il rappelait l’importance de la division entre dirigeants et
exécutants867. Nous savons l’importance de cette idée qui permet relativiser le rôle de l’économie :
« la catégorie centrale pour comprendre les rapports sociaux capitalistes était pour Marx celle de la
réification, résultant de la transformation de tous les rapports humains en rapports de marché. Pour
nous, le moment structurant central de la société contemporaine n’est pas le marché, mais
l’“organisation” bureaucratique-hiérarchique. La catégorie essentielle pour la saisie des rapports
sociaux est celle de la scission entre les processus de direction et d’exécution des activités
collectives »868.
Il est alors fort étrange de voir Castoriadis faire appel dans L’institution imaginaire de la société,
au moment de donner un premier aperçu de l’idée d’autonomie prise en elle-même, à la notion
d’aliénation : « Nous essayons de comprendre ce qu’est un individu autonome — et ce qu’est une
société autonome ou non aliénée »869, note-t-il, sans toutefois préciser davantage ce qu’est
l’aliénation. Dans la mesure où il est en effet difficile de ne pas référer ce concept d’aliénation à
Marx, on est amené se demander ce qu’il en est réellement de la nouveauté des analyses que
866. EMO 2, 316.
867. « La division de la société était, pour le marxisme classique, celle entre capitalistes possédant les moyens de production et prolétaires sans propriété.
Elle doit être vue aujourd’hui comme une division entre dirigeants et exécutants » (EMO 2, 317).
868. Ibid. Une note de ce passage assure que « c’est dans une fidélité profonde à cet aspect, le plus important, de la doctrine de Marx, que Lukács
consacre l’essentiel de Histoire et conscience de classe à l’analyse de la réification ». Nous savons qu’il a développé cette notion, retrouvant les thèses de
Marx sur l’aliénation sans connaître les Manuscrits de 1844, qui furent découverts après la rédaction du livre.
869. IIS, 150.
- 241 -
Castoriadis entend promouvoir. La rupture qu’il revendique avec le marxisme ne serait-elle que de
parole ? Comme par ailleurs il faut bien reconnaître, avec Yvon Quiniou, que « le concept
d’aliénation présente une telle variété de significations que l’on peut douter qu’il puisse offrir un
usage rigoureux en politique et, spécialement, dans le champ de pensée ouvert par Marx »870, on
peut craindre que son usage pour l’élucidation de la notion d’autonomie ne rendre cette dernière
fort problématique.
Sans doute la référence à cette notion est-elle une manière pour Castoriadis de souligner la
dimension critique de sa pensée. Devant le risque que cela représente pour le projet d’autonomie, il
nous paraît toutefois nécessaire de rendre compte de l’usage du terme d’aliénation sous la plume de
Castoriadis, fût-ce au prix d’une reconstruction interprétative. Il convient toutefois de commencer
par rappeler en quoi il y a problème.
1) La notion d’aliénation en question
La tradition de pensée critique associe communément la notion d’aliénation à Marx comme si ce
dernier en avait proposé une approche claire. Il faut pourtant reconnaître qu’il n’en est rien. Ce
n’est pas sans raison que les auteurs du Dictionnaire critique du marxisme assurent que
« l’aliénation est sans doute la notion qui, par excellence engage les interprétations les plus
divergentes de la pensée de Marx », avant de conclure par un avertissement : « l’aliénation, en
dehors de l’usage juridico-économique strict ou de son sens philosophique originel, qui ne sont
marxistes ni l’un ni l’autre, n’est qu’une notion confuse dont il conviendra de se défier »871.
Tâchons toutefois de préciser un peu les choses en laissant délibérément de côté les usages
courants du terme aliénation, tels que l’on les trouve dans le Petit Robert, par exemple, où les
acceptions retenues renvoient à des actes juridiques sanctionnant un changement de propriété ou à
la perte de contrôle de soi872. Nous ne tiendrons pas davantage compte des usages que peut en faire
la pensée politique aux XVIIe et XVIIIe et que l’on trouvent chez Hobbes ou Rousseau par
exemple, lesquels qui sont liés à l’idée de contrat social. Certes l’emploi du terme emporte toujours
l’idée de dépossession ou de perte, mais en un sens nouveau, qui apparaît au XIX e et que l’on
perçoit fort bien dans l’étymologie du terme allemand. En français, le mot aliénation « n’implique
qu’une définition métaphysique et verbale : alienatus, celui qui ne s’appartient pas », indique le
870. Pour une actualisation du concept d’aliénation, Actuel Marx, n° 39, Premier semestre 2006, p. 71.
871. G. Bensussan et G. Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1999, pp, 20-21.
872. À l’occurrence “aliénation”, on trouve dans Le nouveau Petit Robert : « 1. Acte translatif de propriété ou de droit, à titre gratuit (donation, legs) ou
onéreux (vente cession) (…). 2. Trouble mental, passager ou permanent, qui rend l’individu comme étranger à lui-même et à la société où il est incapable de
mener une vie sociale normale ».
- 242 -
Vocabulaire technique et critique de la philosophie873. Mais les choses changent avec le terme
allemand Entfremdung, composé du préfixe ent — particule inséparable de composition verbale
marquant le passage d’un état à un autre —, de la racine fremd — signifiant étranger —, et du
suffixe ung — qui est une terminaison nominale appliquée à un verbe pour indiquer une action ou
la réalisation d’un phénomène. Entfremdung signifie donc littéralement : le fait de rendre
étranger874. C’est bien cette dimension de processus par quoi quelque chose devient étranger qui
importe pour la tradition critique liée au marxisme.
On peut en effet dire que, même si elle renvoie à Feuerbach et, au-delà à Hegel, c’est avec Marx
que la notion d’aliénation devient centrale pour tout un courant de pensée, plus précisément, avec
les Manuscrits de 1844875. Il s’agit là sans doute d’un écrit parcellaire, composé de notes
discontinues, d’où il n’est guère possible de dégager une véritable théorisation de l’aliénation. Il
n’en reste pas moins vrai qu’il a représenté une puissante source d’inspiration de sorte que l’on
peut bien s’accorder avec Emmanuel Renault, pour reconnaître que l’on peut trouver dans ces notes
« différents schèmes conceptuels applicables à l’aliénation, telle une boîte à outils qui pourrait bien
avoir aujourd’hui encore son utilité »876. Il n’est guère besoin, dans ces conditions, de revenir sur
les divers sens du terme que proposent les Manuscrits de 1844877 pour comprendre que la
873. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1985, p. 36.
874. Marx, comme Hegel du reste, emploie également, pour la notion d’aliénation, le mot Entäusserung, qui peut se traduire par dessaisissement ; terme
qui lui aussi signale un processus.
875. Parlant des Manuscrits de 1844, E. Renault affirme qu’ils « doivent être considérés comme l’origine de la promotion du terme d’aliénation en
concept fondamental » (Du fordisme au post-fordisme, Actuel Marx, n° 39, Premier semestre 2006, p. 97).
876. Ibid.
877. Il est possible de repérer trois formes d’aliénation dans le premier manuscrit intitulé Travail aliéné et propriété privée. L’aliénation est d’abord
pensée par rapport au produit réalisé : « L’objet que le travail produit, son produit, se dresse devant lui comme un être étranger, comme une puissance
indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. La réalisation du
travail est son objectivation. Dans le monde de l’économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité,
l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement » (Manuscrits de 1844, trad.
J.J Gougeon, Paris GF Flammarion, 1996, p. 109). [« Der Gegenstand, den die Arbeit produziert, ihr Produkt, tritt ihn als ein fremdes Wesen, als eine von
dem Produzenten unabhängige Macht gegenüber. Das Produkt der Arbeit ist die Arbeit, die sich in einem Gegenstand fixiert, sachlich gemacht hat, es ist die
Vergegenständlichung der Arbeit. Die Verwirklichung der Arbeit ist ihre Vergegenständlichung. Diese Verwirklichung der Arbeit erscheint in dem
nationalökonomischen Zustand als Entwirklichung des Arbeiters, die Vergegenständlichung als Verlust und Knechtschaft des Gegenstandes, die Aneignung
als Entfremdung, als Entäußerung. »].
L’aliénation est, ensuite, pensée par rapport aux moyens de production dont le travailleur est dépossédé : « En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier travail, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l’ouvrier ne
s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux ; il ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et
ruine son esprit » (traduction citée, p. 112) [« Worin besteht nun die Entäußerung der Arbeit ? Erstens, daß die Arbeit dem Arbeiter äußerlich ist, d.h. nicht
zu seinem Wesen gehört, daß er sich daher in seiner Arbeit nicht bejaht, sondern verneint, nicht wohl, sondern unglücklich fühlt, keine freie physische und
geistige Energie entwickelt, sondern seine Physis abkasteit und seinen Geist ruiniert. »].
L’aliénation est pensée, enfin, selon le rapport de l’homme à son humanité : « Tandis que le travail aliéné rend étrangers à l’homme 1) la nature et 2) luimême, sa propre fonction active, son activité vitale, il rend aussi l’espèce humaine étrangère à l’homme : il fait pour lui de la vie générique le moyen de la
vie individuelle » (traduction citée, p. 112). [« Indem die entfremdete Arbeit dem Menschen 1. die Natur entfremdet, 2. sich selbst, seine eigne tätige
Funktion, seine Lebenstätigkeit, so entfremdet sie dem Menschen die Gattung ; sie macht ihm das Gattungsleben zum Mittel des individuellen Lebens. »].
- 243 -
thématique de l’aliénation renvoie à l’idée d’une séparation rendant l’homme étranger au monde
comme à lui-même. L’originalité de Marx tient pour partie au fait d’avoir relié ce processus aux
conditions sociales qui le génèrent. Pour le dire avec Emmanuel Renault, « affirmer que la
séparation d’avec le monde et d’avec soi sont solidaires et chercher une origine sociale à cette
double séparation, c’est ce qui définit la problématique de l’aliénation chez Marx et ce qui peut être
considéré comme la matrice de toutes les problématiques de l’aliénation »878.
Dès lors, les critiques de la notion d’aliénation se laissent aisément deviner. « Comment parler
d’une perte de l’homme dans son travail ou d’une humanité rendue étrangère à elle-même, si l’on
ne possède pas par devers soi l’idée d’un vrai être de l’homme ? », demandait Claude Lefort dans
un article paru en 1955. Et de remarquer que le processus d’aliénation se trouve ainsi « en
connexion absolue » avec une dynamique de vérité. Qu’est-ce à dire exactement, sinon que nous
sombrons ici dans un idéalisme « se définissant, non comme une théorie qui prétend expliquer le
réel par les idées, mais comme volonté d’identifier complètement le réel et le rationnel »879 ? C’est
bien un grief du même ordre qui pousse Althusser à récuser les thèses du jeune Marx. Analysant
l’humanisme de ce dernier dans ce qu’il considère être la « seconde étape » de son évolution, c’està-dire entre 1842 et 1845, il note qu’alors « l’histoire, c’est l’aliénation et la production de la raison
dans la déraison, de l’homme vrai dans l’homme aliéné ». Il précisait : « Dans les produits aliénés
de son travail (marchandises, État, religion), l’homme, sans le savoir, réalise l’essence de l’homme.
Cette perte de l’homme, qui produit l’histoire et l’homme, suppose bien une essence préexistante
définie. À la fin de l’histoire, cet homme, devenu objectivité inhumaine, n’aura plus qu’à ressaisir,
comme sujet, sa propre essence aliénée dans la propriété, la religion, et l’État, pour devenir homme
total, homme vrai »880.
Ajoutons que, dans une telle perspective, l’aliénation semble devoir céder le pas à un sujet
transparent à lui-même, pleinement maître de soi et du monde qu’il y aurait davantage lieu de
craindre que d’espérer. Nul besoin ici de revenir sur des critiques tant de fois avancées depuis plus
d’un demi-siècle ; qu’il suffise de rapporter un extrait d’un très beau passage qu’Adorno consacre à
cette notion d’aliénation et à celle, toute voisine de réification, dans Dialectique négative —
passage intitulé : Objectivité et réification. « Celui pour qui le chosifié est le mal radical, note
Adorno, celui qui voudrait dynamiser tout ce qui est en pure actualité, tend à l’hostilité à l’égard de
l’autre, de l’étranger (Fremd) dont le nom ne raisonne pas par hasard dans l’aliénation
(Entfremdung) ; cette non-identité en laquelle non seulement la conscience, mais une humanité
réconciliée serait à libérer. Mais ce serait une dynamique absolue qui se satisfait violemment en
878. Du fordisme au post-fordisme, op. cit., p. 98.
879. Les formes de l’histoire, op. cit., pp. 79-80 et 81-82.
880. Pour Marx, op. cit., p. 232.
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elle-même et mésuse du non identique à ses propres fins »881.
Ces brefs rappels suffisent pour s’étonner du fait que, au début des années 60, Castoriadis
continue à parler d’aliénation, et invitent à voir ce qu’il entend au juste par cette notion. Encore une
fois, c’est la pertinence de sa thèse centrale qui est en jeu.
2) L’aliénation comme hétéronomie
C’est au deuxième chapitre de la première partie de L’institution imaginaire de la société, au
cours d’un point intitulé : Autonomie et aliénation, que Castoriadis tâche, pour la première fois
dans cet ouvrage, de « préciser et d’élucider » la notion d’autonomie882. Nous le soulignons parce
qu’il est tentant de penser que l’emploi de ce terme est ici superflu et qu’il relève davantage d’une
habitude de militant si l’on peut dire, que d’une nécessité conceptuelle. On peut en effet constater,
d’une part, qu’il n’est jamais question de Marx dans ce passage, qu’en outre le terme y est employé
comme synonyme de celui d’hétéronomie, et, enfin, que Castoriadis n’en use plus guère par la
suite. Son emploi ici n’est cependant nullement fortuit : il spécifie qu’en prenant congé du
marxisme, Castoriadis n’abandonne nullement la pensée critique, mais tâche plutôt de lui donner
des bases plus cohérentes. Nous pensons pouvoir trouver dans ces pages les linéaments d’une
approche renouvelée de l’aliénation. Mais avant d’entreprendre de le montrer, il convient de voir
que l’approche de Castoriadis échappe aux critiques généralement adressées aux théories de
l’aliénation.
Nous l’avons dit, lorsque Castoriadis fait référence à la notion d’aliénation, c’est pour l’assimiler
à l’hétéronomie en vue de manifester, par la négative, ce qu’il entend par autonomie. « L’essentiel
de l’hétéronomie — ou de l’aliénation au sens général du terme… », peut-on ainsi lire. Il s’agit
pour lui de rappeler, en s’appuyant sur l’étymologie, qu’au plan individuel, être autonome signifie
être capable de décisions maîtrisées : « si à l’autonomie, la législation ou la régulation par soimême, on oppose l’hétéronomie, la législation ou la régulation par un autre, l’autonomie, c’est ma
loi ». On perçoit aussitôt l’intérêt d’une telle remarque qui inscrit le projet d’autonomie dans toute
une tradition critique allant bien au-delà de l’horizon marxiste : n’est-ce pas « le programme de la
881. Dialectique négative, trad. G. Coffin, J. Masson, O. Masson, A. Renaut, D. Trousson, Paris, Payot, 2001, p. 186. Faisant appel au terme de “bel
ailleurs” (Schöne Fremde), Adorno, parle d’une « disposition réconciliante [qui] n’annexerait pas ce qui est étranger (das Fremd) avec un impérialisme
philosophique, mais trouverait son bonheur à ce que dans la proximité qu’on lui confère, il demeure le lointain et le différent, par-delà l’hétérogène et le
propre ». Et il insiste dans sa dénonciation : « l’accusation infatigable de réification se coupe la possibilité de cette dialectique et c’est là ce qui accuse la
construction historico-philosophique qui porte cette accusation. Les temps chargés de sens dont le jeune Lukács souhaitait le retour, étaient tout autant le
produit de la réification d’une institution inhumaine que celui des temps bourgeois auxquels seuls il l’attribue » (Ibid.).
882. IIS, pp. 150-170. Les citations à venir ne faisant pas l’objet d’un appel de notes sont toutes extraites de ce passage ; notamment des pages 150-164.
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réflexion philosophique sur l’individu depuis vingt-cinq siècles » ? Au fond, il ne s’agit que de dire
que « Je, conscience et volonté, dois prendre la place des forces obscures qui, “en moi”, dominent,
agissent pour moi », note Castoriadis. Il n’y a aucune ironie ici : la philosophie est reconnue
comme ayant, sous un aspect au moins, parti lié au projet d’autonomie ; mais nous savons que sous
un autre aspect, elle représente une menace pour ce même projet, de sorte qu’il ne peut être
question de saisir les choses selon ses propres termes.
C’est l’apport irréductible de Freud que d’avoir permis de théoriser la notion d’inconscient ; et
s’il s’inscrit dans la pensée occidentale, son œuvre signe une profonde rupture, imposant de
reconnaître que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison »883. Ainsi « les forces obscures »
dont il est question prennent chez lui le nom d’inconscient « au sens le plus large », note
Castoriadis, c’est-à-dire au sens du ça de la deuxième topique884. C’est en concluant une conférence
où il expose cette dernière que Freud formule sa célèbre maxime : Wo es war, soll Ich werden ;
maxime que Castoriadis rappelle d’emblée dans sa première tentative d’élucidation de la notion
d’autonomie. Comment la traduire ? L’édition française la plus courante propose : « Là où était Ca,
doit advenir du moi »885. Castoriadis propose, lui, de traduire par : « Où était Ca, je dois
devenir »886. Pourquoi employer le verbe devenir à la place d’advenir, ordinairement utilisé ? D’une
part, explique Castoriadis, parce que, c’est le sens exact de l’allemand werden, mais surtout parce
que la subjectivité autonome est « essentiellement un processus, non pas un état atteint une fois
pour toutes »887.
Il faut insister sur ce point fondamental qui permet de percevoir que la manière dont Castoriadis
pense l’aliénation — et, donc, l’autonomie — ne tombe pas sous le coup des critiques rappelées
plus avant. Il est tout à fait clair sur ce point : « si nous comprenons cette phrase comme voulant
dire : le Ca, le Es, doit être éliminé ou conquis par le Je, le Ich, asséché comme la Zuyder Zee,
nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible et monstrueux »888. Inaccessible,
883. Freud, Une difficulté de la psychanalyse, trad. B. Féron, in : L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1988, p. 186.
Freud précise dans ce même texte que cela représente « la troisième vexation infligée à l’amour-propre », après la destruction par Copernic de l’illusion selon
laquelle la terre serait au centre du monde, et celle par Darwin de l’idée selon laquelle l’humanité serait le centre de la création divine.
884. Deuxième topique : ce terme désigne la nouvelle approche du psychisme proposée par Freud au tournant des années 20 ; approche qui vient
compléter le premier modèle de division topographique du psychisme (ou “première topique”), en inconscient, préconscient et conscient. Ce sont les
résistances des patients au cours de la cure qui poussent Freud à parler maintenant d’une division selon le ça, le moi et le surmoi. Le moi est alors compris
comme une instance de régulation des phénomènes psychiques devant sans cesse trouver l’équilibre entre les exigences du ça et celles du surmoi.
885. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. R.M. Zeitlin, Paris, Gallimard, Folio, 1999, p. 110.
886. Traduction qu’il reprendra plus tard sous une forme légèrement modifiée au cours d’une conférence intitulée Psychanalyse et politique : « Où était
Ca, Je dois /doit devenir » (CL 3, 143). L’ajout du verbe devoir à la troisième personne du singulier semble résulter d’une réflexion approfondie sur la nature
de la sublimation. Nous y reviendrons à la fin de ce travail.
887. CL 3, 145.
888. CL 3, 144. Allusion est faite au propos de Freud qui semble aller dans le sens ici combattu par Castoriadis. « Nous admettrons toutefois que les
efforts thérapeutiques de la psychanalyse se sont choisi un point d’attaque similaire. Leur intention est en effet de fortifier le moi, de le rendre plus
indépendant du surmoi, d’élargir son champ de perception, de consolider son organisation de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du ça. Là
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« puisqu’il ne peut pas exister d’être humain dont l’inconscient a été conquis par le conscient, dont
les pulsions sont soumises à un contrôle complet par les considérations rationnelles, qui a cessé de
phantasmer et de rêver ». Cet objectif est en outre monstrueux, dans la mesure où le propre de
l’homme n’est pas la raison, mais l’imagination. Ainsi note Castoriadis, « si nous atteignions cet
état [d’assèchement du Ça — P.C.], nous aurions tué ce qui fait de nous des êtres humains, qui
n’est pas la rationalité mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable de notre
imagination radicale créatrice dans et par le flux des représentations, des affects et des désirs »889.
D’un point de vue thérapeutique, on peut donc dire qu’« une des fins de l’analyse est de libérer
ce flux du refoulement auquel il est soumis par un Je qui n’est d’habitude qu’une construction
rigide et essentiellement sociale ». Autant dire que l’analysant doit découvrir ses pulsions pour
mieux les réguler. « Ce point est décisif », assure Castoriadis : « il oppose explicitement l’analyse à
toutes les éthiques fondées sur la condamnation du désir, et donc de la culpabilité ». Reprenant un
propos du Sermon sur la montagne, où le Christ radicalise la loi mosaïque, en assurant, notamment,
que tout homme concupiscent est déjà coupable 890, Castoriadis rappelle que l’analyse ne peut
« oublier ce fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie en regardant une femme
pour la désirer » et « que ce désir ne peut jamais être éliminé », puisque « sans lui, nous ne
deviendrions jamais des êtres humains »891. Nous percevons bien le rapport critique que Castoriadis
entretient avec la tradition philosophique. Nous y reviendrons.
Pour l’heure, soulignons qu’il ne s’agit nullement pour Castoriadis de viser « une prise de
pouvoir par la conscience au sens étroit ». Ce pourquoi il propose de compléter la formule
freudienne par : « où Je suis, Ça doit surgir (Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen)892. Ajoutons qu’il
ne perçoit nullement le ça comme relevant de la seule dynamique d’une subjectivité close. Nous
l’avons vu au cours de la partie précédente, la monade originaire doit être forcée, si l’on peut dire,
afin que le sujet puisse vivre. Aussi peut-on reprendre la proposition de Lacan assurant que
l’inconscient, c’est le discours de l’Autre 893 ; ce qui signifie, explique Castoriadis, que l’inconscient
est « pour une part décisive, le dépôt des visées, des désirs, des investissements, des exigences, des
où était ça, doit advenir le moi. Il s’agit d’un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuyderzee » (Freud, Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p.110).
889. CL 3, 144.
890. « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Et moi je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà dans
son cœur commis l’adultère avec elle » (Matthieu, 5.27-28, traduction œcuménique).
891. CL 3, 144-45.
892. Dans son texte Psychanalyse et politique, Castoriadis propose comme complément à la formule de Freud : « Là où Je suis / est, Ca doit aussi
émerger » (CL 3, 143).
893. « La pluralité des sujets, bien entendu, ne peut être une objection pour tous ceux qui sont rompus depuis longtemps aux perspectives que résume
notre formule : l’inconscient, c’est le discours de l’Autre » (J. lacan, Le séminaire sur “La lettre volée”, in : Écrits, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome 1, 1999,
p. 16). Pour une explicitation synthétique, voir : R. Di Ambra, Le concept de sujet dans l’élaboration lacanienne, Paris, Arts Éditions Paris (A.E.P), 2003,
pp. 163-170.
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attentes — des significations dont l’individu a été l’objet, dès sa conception et même avant de la
part de ceux qui l’ont élevé »894. La question de l’autonomie revient ainsi à assurer que « mon
discours doit prendre la place du discours de l’Autre ».
Comment alors éviter les pièges d’une subjectivité pleinement transparente à elle-même, se
voulant maître de soi comme de l’univers 895 ? Le comprendre suppose de saisir que « la
caractéristique du discours de l’Autre du point de vue qui nous intéresse ici, c’est son rapport à
l’imaginaire ». On peut sans doute voir ici un lien rattachant Castoriadis à Marx, puisque cela
revient à dire que « le sujet se prend pour quelque chose qu’il n’est pas (…) et que pour lui, les
autres et le monde entier subissent un travestissement correspondant ». Cela ne doit pas empêcher
de reconnaître la nouveauté de la perspective de Castoriadis pour lequel « l’essentiel de
l’hétéronomie — ou de l’aliénation au sens général du terme — au niveau individuel, c’est la
domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir le sujet et la réalité
et son désir ». Dans ces conditions, l’autonomie c’est le fait d’être capable de développer un
discours à soi, c’est-à-dire un discours qui a nié ce discours de l’Autre, non tant dans son contenu,
avec lequel on peut être parfaitement en accord, mais en tant qu’il est discours de l’Autre. Le sujet
autonome est donc un sujet à même d’expliciter « à la fois l’origine et le sens de ce discours », de
nier ou d’affirmer son contenu « en connaissance de cause », rapportant par là « son sens à ce qui
se constitue comme [sa] vérité ». Soulignons encore une fois que cela ne doit s’entendre ni de
manière absolue, puisque « jamais mon discours ne sera intégralement mien, [que] je ne pourrais
jamais tout reprendre, serait-ce simplement pour le ratifier », ni comme « simple idée régulatrice
définie par référence à un état impossible » dans la mesure où l’on peut vraiment tracer « une
séparation radicale » entre la situation active définissant la conscience autonome et l’hétéronomie.
Castoriadis peut alors assurer que l’autonomie n’est pas « élucidation sans résidu et élimination
totale du discours de l’Autre. Elle est instauration d’un autre rapport entre le discours de l’Autre et
le discours du sujet ».
De telles vues ne tombent nullement sous le coup des critiques rappelées au point précédent, elles
ne renvoient jamais à l’idée d’un sujet visant la pleine maîtrise, dominateur et sans égard pour le
différent. L’altérité est, au contraire, pensée comme constitutive du sujet : « dans le sujet comme
sujet, il y a le non-sujet », note Castoriadis. Et l’enracinement du sujet dans le monde physique et
social n’est aucunement vécu comme une malédiction ; visiblement inspiré ici par Merleau-Ponty,
mais dans une perspective critique, Castoriadis assure en effet que le corps — lequel « n’est pas
aliénation, mais participation au monde et au sens, attachement et mobilité, pré-constitution d’un
894. On peut lire, dans le texte d’une intervention faite en 1989, que « la mère et le père sont bien évidemment la société en personne et l’histoire en
personne penchés sur le berceau du nouveau-né — ne serait-ce que parce qu’ils parlent, et cela n’est pas “groupal”, c’est social » (CL 4, 133). La proposition
lacanienne revient ainsi à reconnaître le fait que l’inconscient, c’est du social.
895. Cf. Auguste : « Je suis maître de moi comme de l'univers ; je le suis, je veux l'être » (Corneille, Cinna, Acte V, sc 3).
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univers de significations avant toute pensée réfléchie » — doit se comprendre comme « le support
de cette union du sujet et du non-sujet dans le sujet, la charnière de cette articulation de soi et de
l’autre »896.
La critique de la pensée idéaliste ne se fait alors pas attendre. « C’est parce qu’elle “oublie” cette
structure concrète du sujet que la philosophie traditionnelle, narcissisme de la conscience fascinée
par ses propres formes nues, ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l’autre que la
corporalité », note ainsi Castoriadis qui n’oublie pas d’égratigner Sartre sans toutefois le
nommer897. Soyons-en assuré : « le sujet en question n’est donc pas le moment abstrait de la
subjectivité philosophique, il est le sujet effectif pénétré de part en part par le monde et par les
autres. Le Je de l’autonomie n’est pas Soi absolu (…) ; il est l’instance active et lucide qui
réorganise constamment les contenus en s’aidant de ces mêmes contenus, qui produit avec un
matériel et en fonction de besoins et d’idées eux-mêmes mixtes de ce qu’elle a trouvé déjà là et de
ce qu’elle a produit elle-même ». On peut maintenant comprendre que Castoriadis ait parlé de
« séparation radicale » entre la situation d’autonomie et l’hétéronomie : l’autonomie n’est pas autre
chose que ce processus caractérisant un sujet « qui n’arrête pas son mouvement de reprise de ce qui
était acquis, du discours de l’Autre, qui est capable de dévoiler ses phantasmes comme phantasmes
et ne se laisse pas finalement dominer par eux ». Elle ne relève donc nullement de l’utopie.
Castoriadis a toujours refusé de voir dans l’autonomie une simple dimension régulatrice 898. Nous y
reviendrons.
Concluons ce point en insistant sur le fait que Castoriadis envisage l’impossibilité de
l’élimination du discours de l’autre non comme une question de fait — il s’agirait alors d’une tâche
interminable —, mais bien comme une question de droit. L’autre est en effet constitutif du sujet
toujours déjà inscrit dans un monde social : « la vérité propre du sujet est toujours participation à
une vérité qui le dépasse, qui s’enracine et l’enracine finalement dans la société et dans l’histoire,
lors même que le réalise son autonomie ». C’est là une affirmation qui impose de reconnaître que
896. Qu’il suffise ici, pour attester de la proximité des propos de Castoriadis avec ceux de Merleau-Ponty, de signaler une note de cours donné par ce
dernier au Collège de France durant l’année universitaire 1959-1960, soit quelques mois avant sa disparition et très peu avant la rédaction du texte de
Castoriadis publié une première fois dans les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie : « Énigme du corps, chose et mesurant toute chose, clos et ouvert,
dans la perception comme dans le désir — Non pas deux natures en lui, mais nature double : le monde et les autres deviennent notre chair » (La Nature.
Notes de cours, Le Seuil, 1995, p. 273).
897. « Et c’est parce qu’elle veut se fonder sur la liberté pure d’un sujet fictif, qu’elle se condamne à retrouver l’aliénation du sujet effectif comme
problème insoluble », écrit Castoriadis. Et deux pages plus loin, à la note n° 36, on peut lire à propos de la formule « l’Enfer, c’est les autres » : « L’auteur de
cette phrase était sans doute certain qu’il ne portait rien en lui-même qui fût d’un autre (sans quoi il aurait pu tout aussi bien dire que l’Enfer c’était luimême). Il a d’ailleurs récemment confirmé cette interprétation, en déclarant qu’il n’avait pas de Surmoi. Comment pourrions-nous y objecter, nous qui avons
toujours pensé qu’il parlait des affaires de cette terre comme un être surgi d’ailleurs ».
898. « Pour autant donc qu’on ne veut pas faire de la maxime de Freud une simple idée régulatrice, définie par référence à un état impossible — donc une
nouvelle mystification — (…) elle doit être comprise comme renvoyant, non pas à un état achevé, mais à une situation active (…). Ce n’est pas là un simple
“tendre vers”, c’est bien une situation, elle est définissable par des caractéristiques qui tracent une séparation radicale entre elle et l’état d’hétéronomie » (IIS,
154).
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« l’autonomie n’est concevable, déjà philosophiquement que comme un problème et un rapport
social ». Il faut se rappeler que Castoriadis s’oppose à tout individualisme méthodologique pour
comprendre que « l’aliénation trouve ses conditions, au-delà de l’inconscient individuel et du
rapport inter-subjectif qui s’y joue, dans le monde social ». Point central s’il en est, puisque alors il
renvoie à la dimension sociale de l’aliénation. Avant d’envisager celle-ci, il nous paraît opportun de
montrer que Castoriadis a déjà avancé tous les éléments nécessaires pour une reconstruction d’une
théorie de l’aliénation individuelle.
3) Les bases d’une nouvelle théorie de l’aliénation
Cette théorie, Castoriadis ne l’a jamais vraiment thématisée comme telle ; il nous semble
toutefois possible sinon de la reconstruire, du moins d’en signifier les lignes directrices à partir de
six points fondamentaux899. La tâche nous paraît importante dans la mesure où la défense du projet
d’autonomie n’a de sens qu’à admettre que les individus pourraient, et même devraient, être autres
que ce qu’ils sont en raison de leurs conditions d’existence, qu’ils sont donc aliénés.
a) Parler d’aliénation suppose une pensée anthropologique rendant compte de la possibilité d’un
autre état que l’état actuel. C’est en cela que la pensée de l’aliénation est une pensée critique : elle
parle au nom d’un autre possible.
Ne pas l’admettre revient à se faire stoïcien en quelque manière, au sens où, comme le mentionne
Pierre Hadot, « l’expérience stoïcienne consiste dans la prise de conscience aiguë de la situation
tragique de l’homme conditionné par le destin ». Pour cette tradition, précise Hadot, « une
nécessité inexorable, indifférente à notre intérêt individuel, brise aspirations et espoirs ; nous
sommes livrés sans défense aux accidents de la vie, aux revers de la fortune, à la maladie. Tout
dans notre vie nous échappe »900. Tout, sauf une chose, une seule chose, que rien ni personne ne
peut nous ôter : la volonté de vivre conformément à la raison. Celle-ci nous invite à reconnaître
l’ordre du monde et à admettre qu’il est vain de vouloir le changer. Comme l’affirme d’emblée
Épictète dans son Manuel : « parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres
dépendent pas de nous » ; et ne dépendent de nous que « jugements de valeur, impulsion à agir,
désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous »901. La force d’une telle pensée n’est
899. Même s’il ignore totalement Castoriadis, nous nous inspirons librement ici de la réflexion qu’Y. Quiniou propose dans son article déjà mentionné,
intitulé : Pour une actualisation du concept d’aliénation.
900. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1995, p. 198.
901. Manuel d’Épictète, trad. P. Hadot, Paris, Le livre de poche, 2000, p ; 161. Notons qu’E. Cattin traduit la première proposition par : « Partage des
choses : ce qui est à notre portée, ce qui n’est pas à notre portée. À notre portée, le jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion : en un mot, tout ce qui est notre
œuvre propre » (Paris, Granier-Flammarion, 1997, p. 61)
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plus à prouver. Ce n’est pas sans raison si Descartes s’appuie sur elle pour sa « morale par
provision »902 ; et nous verrons que Castoriadis y fait indirectement référence en condamnant
l’irrationalité du développement technique actuel sous-tendu par un désir de maîtrise sans limites.
Mais développée à partir d’une représentation du monde comme relevant d’un ordre parfaitement
rationnel, une telle vue conduit à une liberté vide, convenant aussi bien à Épictète et à son état
d’esclave qu’à Marc Aurèle dans son habit d’empereur. Hegel l’a du reste parfaitement vu,
assurant, à propos du stoïcisme, que « son opération est d’être libre, sur le trône comme dans les
chaînes, au sein de toute dépendance quant à son être singulier ; son opération est de se conserver
[dans] cette impassibilité sans vie, qui hors du mouvement de l’agir comme du pâtir, se retire
toujours dans la simple essentialité de la pensée »903.
Il convient donc de proposer une pensée du possible pour l’homme ; mais ce terme doit être pris
avec circonspection : il ne doit pas s’agir en effet d’une virtualité prédéterminée. Sans quoi on
retombe dans les travers de la pensée classique et dans la dualité essence / existence. Il est certes
vrai qu’en un sens les individus qui existent et leurs différentes manières de vivre — « tel homme,
telle société dans leur singularité » — « nous apprennent simplement des possibilités de l’être
homme qui sans eux resteraient inconnue ». C’est là une « idée importante » reconnaît Castoriadis,
non seulement parce qu’elle « ébranle notre tendance à nous confiner à ce qui nous a été donné
comme type moyen et habituel de l’homme et de la société », mais surtout parce qu’elle illustre le
fait que dans « le domaine humain (…) la singularité est essentielle ». Il assure toutefois que « cette
idée reste problématique et décisivement insuffisante ». Elle invite en effet à voir cet « éventail de
singularités, de sociétés et d’individus » que présente l’histoire comme des réalisations des
« possibles de l’être humain ». Mais demande Castoriadis, « oserions-nous vraiment dire que
Socrate (…) ou Tristan et Isolde, ou Auschwitz, ou la Critique de la raison pure, ou le Goulag,
“réalisent des possibilités de l’être humain” au sens où tout triangle que je définis concrètement
réalise les possibilités contenus dans l’essence du triangle ? ». Répondre non, c’est reconnaître que
« le terme “possibilité” comme tel ne peut avoir qu’un sens purement négatif : effectivement, rien
dans l’univers, dans la structure des lois de l’univers ne rendait impossible ni n’interdisait la
construction de la cathédrale de Reims ou l’institution du Goulag. Mais les formes de société, les
œuvres, les types d’individus qui surgissent dans l’histoire n’appartiennent pas à une liste, fût-elle
infinie, de possibles posés et positifs »904. Nous sommes loin de la pensée d’un Leibniz. Nous avons
902. La morale à laquelle il aspire suppose l’édification du système de la science, ce qui nécessite du temps pendant lequel il faut vive et donc agir.
« Ainsi, dit-il, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse
pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes dont je
veux bien vous faire part (…). Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde
» (Discours de la méthode, 3° partie).
903. Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 1, p. 169.
904. CL 4, 106-107.
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vu du reste comment Castoriadis a abandonné le principe de raison en histoire. Il ne s’agit donc pas
dans son approche d’un possible compris comme virtualité ou puissance en attente d’actualisation.
b) Une théorie conséquente de l’aliénation suppose encore que ce possible autre soit un possible
réel, qu’il soit effectivement possible, sans quoi nous retomberions dans l’idéalisme. C’est bien le
cas ici puisque, pris de manière positive, le possible dont parle Castoriadis est création. Autrement
dit, si rien dans l’ordre ou le chaos du monde n’interdit les réalisations humaines, celles-ci ne
représentent pas moins l’émergence des nouveautés radicales. Nous n’avons pas besoin d’insister
sur cette question de la création dans la pensée de Castoriadis que nous avons déjà abordée. Il suffit
de souligner que les créations ouvrent de nouveaux possibles 905. Il ne s’agit nullement, nous le
savons, de prétendre que tout et n’importe quoi peut advenir à tout moment, puisque « l’expression
“possible” n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système de déterminations bien spécifiées ». Pour
reprendre un exemple donné par Castoriadis, il n’y a aucun sens à se demander si la Cinquième
Symphonie est ou non possible au moment du Big Bang : « la question de la possibilité de la
Cinquième Symphonie est posée à partir du moment où les hommes créent la musique ». Il faudrait
sans doute ajouter un certain nombre d’autres conditions. Mais la question n’est pas là, elle est de
rappeler que si « la création présuppose, certes, une certaine indétermination de l’être, au sens que
ce qui est n’est jamais tel qu’il exclut le surgissement de nouvelles formes », elle ne signifie pas
l’indétermination dans l’esprit de Castoriadis906.
Celui-ci invite donc à penser un possible qui est bien un possible effectif, pouvant se réaliser, un
possible qui ne relève donc aucunement de l’utopie au sens fort du mot, sans le penser comme
prédéterminé pour autant.
c) Une pensée de l’aliénation doit faire référence en quelque façon à une nature humaine ; c’est
le troisième point que nous voulions exprimer. S’il convient d’éviter les pièges déjà dénoncés
d’une vision humaniste, il convient également de penser ce qui fait l’unité de l’espèce. Penser
l’aliénation c’est en effet s’ouvrir à l’universel 907. Castoriadis est suffisamment explicite à ce sujet
pour que l’on s’y attarde : « on a abondamment répété, depuis quarante ans, qu’il n’y a pas de
nature humaine ou d’essence de l’homme, note-t-il. Cette constatation négative est tout à fait
905. Les nouvelles formes qui émergent dans le social-historique « sont des créations à partir desquelles de nouveaux possibles, auparavant inexistants car
privés de sens, apparaissent » (CL 4, 109).
906. CL 4, 109. Castoriadis s’est du reste clairement exprimé sur ce point dans un entretien accordé à la revue du M.A.U.S.S. : « le mot d’indétermination
n’est pas du tout le mien, précise-t-il. Je le récuse. N’est-ce pas ? Moi, je parle de création. Et la création ce n’est pas simplement l’indétermination (…). Au
plan ontologique, ce qui définit l’être, ce n’est pas l’indétermination, c’est la création de nouvelles déterminations… » (Revue du M.A.U.S.S., n° 13, p. 29).
907. Si deux pages avant, Castoriadis assure ne pas employer intentionnellement ce terme, c’est parce qu’il est alors question des différentes disciplines
dont le savoir vise à chaque fois « la généricité de l’homme », et que Castoriadis refuse une pensée englobante, prétendant, comme la dialectique, rassembler
l’ensemble du connu.
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insuffisante. La nature, ou l’essence de l’homme, est précisément cette “capacité”, cette possibilité
au sens actif, positif, non prédéterminé, de faire être des formes autres d’existence sociale et
individuelle (…). Cela veut bien dire qu’il y a bel et bien une nature ou une essence de l’homme,
définie par cette spécificité centrale — la création, à la manière et selon le mode selon lesquels
l’homme crée et s’autocrée »908.
d) Cette autocréation renvoie au quatrième élément nécessaire à une théorie conséquente de
l’aliénation : la reconnaissance de la singularité. Nous avons dénoncé les risques d’une vue
normative partant d’une vision positive de l’essence humaine. L’intérêt de l’approche de
Castoriadis tient au fait de proposer une vue originale du rapport entre l’universel et le singulier
dans « le domaine de l’homme » comme il dit. Si en matière de physique ou de biologie, un être
singulier n’est qu’un exemple, « une instanciation particulière des déterminations universelles de la
classe à laquelle il appartient », en ce qui concerne l’humain la singularité n’exemplifie pas une
essence. Elle vaut comme singularité. Penser qu’une singularité donnée représente le propre de
l’homme, c’est verser dans l’anthropocentrisme en considérant que les créations social-historiques
de sa tradition expriment le caractère central de l’humanité, avec les conséquences que cela
comporte quant aux jugements émis sur les autres sociétés. Dire que le propre de l’homme est la
raison technicienne, par exemple, c’est oublier qu’elle est une création social-historique.
Mais toute singularité est à comprendre ici comme une singularité humaine. Aussi doit-on
reconnaître que la singularité de l’homme « n’est pas étrangère à l’essence ». Comme dit
Castoriadis, « la singularité est essentielle, c’est chaque fois une autre face de l’être de l’homme qui
émerge, se crée, à travers tel individu ou telle société particuliers »909. Laurent Van Eynde souligne
opportunément l’importance de cette approche : « le véritable enjeu de l’anthropologie, en tant
qu’elle est le foyer de la réflexion philosophique chez Castoriadis, est de penser comment la
singularité modifie l’essence de l’homme et cela même en continuant à faire essence. Car en effet,
il ne saurait s’agir de renoncer à l’universalité : il s’agit bien de faire une science de l’homme, de
continuer à pouvoir nommer l’homme — ce qui signifie bien sûr que l’on prend en vue sa
généricité », et de préciser : « telle est l’originalité du domaine de l’homme que la singularité y
contraigne à revoir l’essence sans jamais prétendre que celle-ci en soit brisée ou révoquée »910.
Il y a donc bien « une relation originale, unique au domaine humain, qui fait que tel homme, telle
société, par leur singularité même et non en dépit de celle-ci modifient l’essence de l’homme ou de
la société, sans cependant cesser de leur appartenir ». Sans doute faut-il reconnaître, avec
908. CL 4, 109.
909. CL 4, 106.
910. Le point de vue de l’anthropologie philosophique, Cahiers Castoriadis n° 1, 65.
- 253 -
Castoriadis lui-même, qu’une telle perspective n’est pas encore « explorée suffisamment »911 ; elle
n’en marque pas moins une direction allant à rebours de bien de vues actuelles tendant à effacer la
frontière entre l’homme et l’animal. Il ne s’agit évidemment pas d’aborder ici cette question, mais
simplement de souligner qu’il est fort possible de reconnaître une sensibilité et même une forme de
rationalité à l’animal, sans pour autant perdre de vue la distance qui nous en sépare 912.
e) Cette reconnaissance de la singularité dans sa pleine dimension n’est pas sans poser
problème puisqu’elle semble mettre en cause l’idée même d’aliénation. Celle-ci est en effet souvent
inconsciente, de sorte qu’un jugement portant sur l’aliénation ne peut se satisfaire de ce qu’énonce
expressément le sujet913, comme c’est le cas pour la souffrance par exemple. C’est pourtant parce
que cette dernière relève d’une singularité irréductible, que l’on ne peut juger à la place de
l’autre914. Comment et pourquoi accepter l’expression subjective dans un cas et pas dans un autre ?
On sait bien que beaucoup de ceux que l’on juge aliénés ressentent cela comme une atteinte à leur
identité. Il faut cependant admettre qu’une marque de l’aliénation est de déformer la perception que
le sujet a de lui-même. C’est là le cinquième point que nous voulions retenir.
Comme le notait déjà Rousseau, « les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en
sortir »915. Marx ne disait pas autre chose en notant que « même le besoin de grand air cesse d’être
un besoin pour l’ouvrier »916. Mais sans doute est-ce chez Platon qu’il faut chercher la première
réflexion construite de cette thématique, quand il invite à se demander, au livre VII de la
République, comment des prisonniers enchaînés depuis leur enfance dans une caverne où ils ne
peuvent voir que des ombres portées sur la paroi qui leur face, pourraient ne serait-ce que
s’imaginer qu’ils ne voient que des ombres. Julia Annas note qu’il s’agit là de « la description la
plus sombre et la plus pessimiste qu’ait tracée Platon de l’état de ceux qui ne sont pas éclairés par
la philosophie. Impuissants et passifs, ils sont manipulés par les autres. Bien pire, ils sont habitués
à cet état et l’aiment, résistant à tout effort qui viserait à les en libérer. Leur satisfaction est une
911. CL 4, 106.
912. Faut-il rappeler la leçon de R. Antelme ? Parlant de son expérience concentrationnaire, il écrit : « Nous sommes sur le point de ressembler à tout ce
qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce (…). Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des
hommes, nous ne finirons qu’en hommes » (L’espèce humaine, Paris, Tel-Gallimard, 2002, p. 239). Voir le commentaire de M. Blanchot (L’entretien infini,
Paris, Gallimard, 1986, pp. 191-200).
913. Cette remarque ne remet nullement en cause ce que nous avons avancé à quant aux vues de P. Gottraux concernant les acteurs de Socialisme ou
Barbarie.
914. Comment juger de la souffrance réelle d’autrui sinon en acceptant son témoignage — fût-il non verbal ? L’impossibilité de souffrir à la place de
l’autre n’empêche pas l’empathie. Mais, comme l’a montré Rousseau celle-ci, qu’il nomme pitié, requiert l’imagination : « comment nous laissons-nous
émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre
le sien ? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible
que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui » (Rousseau, Émile, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, tome IV, p. 505-506).
915. Du contrat social, Livre I, chap. 2, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, tome III, p. 352.
916. Manuscrits de 1844, op. cit., p. 187.
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sorte de conscience aveugle de leur état ; ils ne peuvent même pas reconnaître la vérité de leur
terrible condition, ou y réagir »917. Perspective qui se retrouve quelques vingt-cinq siècles plus tard
sous la plume d’Herbert Marcuse quand il s’interroge pour savoir comment des individus qui « ont
subi une domination efficace et réussie » peuvent « créer par eux-mêmes les conditions de la
liberté »918. Nous tâcherons de reprendre le problème en fin de travail.
f) Il reste un dernier élément à prendre en compte pour le renouvellement d’une pensée de
l’aliénation : celui de la dimension normative du jugement d’aliénation. Ce dernier emporte
toujours avec lui une orientation pour l’action. Nous l’avons dit, juger qu’un individu est aliéné,
c’est juger qu’il devrait être autre ; juger qu’un état est aliénant, c’est juger qu’il faut le combattre.
Castoriadis l’indique clairement : « l’autonomie, telle que nous l’avons définie, conduit
directement au problème politique et social. La conception que nous avons dégagée montre à la fois
que l’on ne peut vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous et que sa réalisation ne peut se
concevoir pleinement que comme entreprise collective »919.
Il faut donc maintenant voir ce qui permet de penser concrètement la réalisation d’un tel projet.
Mais un doute subsiste, qu’il convient d’abord de lever : une telle perspective peut-elle être
maintenue après les analyses de Michel Foucault ? Celui-ci a développé au cours des années 70
une approche fort originale du pouvoir qui pourrait en effet rendre caduque toute volonté
d’émancipation vers de nouveaux horizons. Il convient donc, avant toute chose, de mettre l’analyse
castoriadienne à l’épreuve des thèses avancées par l’auteur de La volonté de savoir.
II. Le bio-pouvoir ou la fiction de l’aliénation
Abordant un tournant dans son travail au cours des années 70, Foucault va dégager une nouvelle
approche de la notion de pouvoir : compris comme bio-pouvoir, pouvoir de gestion de la vie, le
pouvoir cesse alors de se présenter de manière toute négative pour se comprendre comme ce qui à
917
. Introduction à la République de Platon, op. cit., p. 319.
918. « Toute prise de conscience, toute expérience qui n’accepte pas les intérêts sociaux dominants comme une loi suprême de pensée et de conduite, doit
mettre en question les besoins et les satisfactions de l’univers établi en terme de vrai et de faux. Ces termes sont avant tout historiques et leur objectivité est
historique. Juger des besoins et de leur satisfaction dans des conditions données, implique que l’on admet des critères de priorité, des critères qui ont des
rapports avec le développement optimal de l’individu, de tous les individus, grâce à une utilisation optimale des ressources matérielles et intellectuelles dont
ils disposent (…). Ce sont les individus eux-mêmes qui doivent répondre à la question sur les vrais et les faux besoins, mais seulement en dernière analyse,
c’est-à-dire quand ils sont libres de donner leur propre réponse. Tant qu’on les prive d’autonomie, tant qu’ils sont endoctrinés et conditionnés (même au
niveau de leur instinct) la réponse qu’ils donnent à cette question ne peut-être considérée comme la leur (…). Comment des gens qui ont subi une domination
efficace et réussie peuvent-ils créer par eux-mêmes les conditions de la liberté ? » (L’homme unidimensionnel, trad. M. Wittig et l’auteur, Paris, Minuit,
1979, p. 32).
919. IIS, 159. Nous soulignons.
- 255 -
la fois limite et majore les capacités humaines, comme ce qui assujettit au sens fort du mot.
Comment, dès lors, ne pas trouver bien naïve la volonté d’émancipation ? Si le pouvoir est ce qui
produit les sujets, n’est-il pas inconséquent de s’imaginer des rapports sociaux qui ne soient pas en
quelque façon des relations de pouvoir ? Resterait alors à s’interroger sur le fait que Castoriadis n’a
nullement tenu compte des travaux de Foucault, approfondissant sans cesse les problèmes posés
par la pensée de l’autonomie. Alors que Foucault assure, dans La volonté de savoir, c’est-à-dire en
1976, qu’« il n’y a pas au principe des relations de pouvoir, et comme une matrice générale, une
opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés » 920, Castoriadis, qui pense alors
l’autonomie comme autogestion, continue de lutter contre toute forme de hiérarchie instituée 921.
Nul doute qu’à ses yeux, l’approche foucaldienne est surestimée. On trouvera, non sans raison, le
jugement bien sévère. Mais au-delà de son caractère polémique 922, il pourrait toutefois se
comprendre si, comme nous en faisons l’hypothèse, les travaux de Foucault, loin d’invalider la
pensée de Castoriadis, permettent d’en mieux saisir l’intérêt.
1) L’hypothèse du bio-pouvoir selon Foucault
Pourquoi donc Foucault pense-t-il que la dynamique de l’émancipation est devenue obsolète ? Il
convient ici faire un bref rappel de l’évolution de sa pensée au cours des années 70. C’est au
milieu de cette décennie, en 1976, dans son cours donné au Collège de France intitulé Il faut
défendre la société et dans La volonté de savoir, qu’il énonce clairement son hypothèse sur le biopouvoir923. Celle-ci consiste à postuler une transformation radicale du mode d’exercice du pouvoir,
920. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 124. Cité VS.
921. C’est dire s’il reste fidèle à l’orientation révolutionnaire donnée au temps de Socialisme ou Barbarie qui se devait de combattre prioritairement de
combattre « la scission entre les processus de direction et d’exécution des activités collectives » (EMO 2, 317) ; en témoigne les titres de certains articles
marquants de l’époque : La hiérarchie des salaires et des revenus (1974) ; Autogestion et hiérarchie (1974) ; L’exigence révolutionnaire (1977) ou le fait qu’il
accorde un long entretien avec des militants du P.S.U. (1974).
922
. En 1977, Castoriadis publie un texte dans le Nouvel Observateur où allusion est faite à Foucault et dont le titre — Les divertisseurs — donne à la
fois le ton et l’orientation du contenu. On peut y lire le passage suivant : « Les divertisseurs sont là » — qui évacuent le problème posé par l’échec de Mai
68 : « comment ce fantastique déploiement d’activité autonome pouvait-il instituer des organisations durables qui l’expriment sans le dessécher ou le
confisquer, comment les contenus politiques qu’il créait à profusion pouvaient-ils trouver les nouvelles formes — surtout politiques — qui leur permettraient
d’accéder à une pleine effectivité social-historique ? ». Puis, parlant de ces divertisseurs donc : « Les uns font joujou avec le “désir”, la “libido », etc.
dénoncent la responsabilité comme un terme de flic », piègent et se piègent dans le cul-de-sac de schizophrénisation. Leur complément rigoureux, Foucault
(“Ce siècle sera deleuzien ou il ne sera pas”, dit-il. Rassurons-nous : il ne l’est pas) présente toute la société comme entièrement résorbée dans les rets du
pouvoir, gommant les luttes et la contestation qui mettent celui-ci en échec la moitié du temps » (SF, 227). Souvenons-nous que La Volonté de savoir,
premier tome d’une Histoire de la sexualité a paru en 1976, année du cours au Collège de France intitulé Il faut défendre la société. Il nous paraît que la
dimension polémique de l’article ne saurait se réduire à n’être que l’expression, sinon d’un ressentiment, du moins d’un fort agacement de Castoriadis devant
l’engouement de beaucoup pour ces intellectuels, alors que lui-même, bien qu’ayant publié L’institution imaginaire de la société, restait fort peu reconnu —
il n’entrera à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales qu’en 1980. Il y va d’un réel problème de fond.
923
. Il s’agit bien d’une simple hypothèse. Hubert Dreyfus et Paul Rabinov notent que, dans La volonté de savoir, Foucault formule « un certain nombre
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entraînant la nécessité d’aborder le pouvoir de façon à le saisir dans son effectivité même. Foucault
semble en effet convaincu qu’il est impossible de percevoir la nature du pouvoir si l’on se contente,
comme d’ordinaire, de l’envisager selon la dimension de la souveraineté ; autrement dit, il postule
que le concept juridique du pouvoir en masque la réalité plus qu’elle ne la révèle.
Dès lors l’analyse du pouvoir va être menée parallèlement sur deux fronts. Du point de vue que
Foucault appelle historico-politique, il va s’agir d’appréhender le pouvoir dans son effectivité
même ; ce qui se traduit, du point de vue que l’on peut dire épistémologique, par une remise en
cause des savoirs dominants sur le pouvoir. Comme le souligne Y.C. Zarka, « l’opération
proprement épistémologique consiste donc à réintégrer dans le champ historiographique des textes
et des récits de luttes, de combats ou de révoltes que l’histoire du pouvoir avait rendus muets ou
soumis à l’oubli »924. C’est ainsi que Foucault faisait part, au cours d’un entretien accordé en 1977,
de son refus de ramener le problème du pouvoir à celui de la souveraineté, de l’y réduire : « ce
problème posé par les juristes monarchistes et antimonarchistes depuis le XIII e siècle jusqu’au
XIXe siècle, c’est ce problème-là qui continue à nous hanter et me paraît disqualifier toute une série
de domaines d’analyse ; je sais qu’ils peuvent paraître bien empiriques, et secondaires, mais après
tout ils concernent nos corps, nos existences, notre vie quotidienne. Contre ce privilège du pouvoir
souverain j’ai voulu essayer de faire valoir une analyse qui irait dans une autre direction » 925.
Il ne peut alors être question de proposer une théorie générale du pouvoir. Seule une analytique
sera à même de rendre compte des mécanismes réels du pouvoir. Foucault est du reste est très
explicite sur ce point également. Débutant son cours au Collège de France de 1977-78 qui entend
aborder l’étude du bio-pouvoir, il précise qu’il « s’agit simplement dans cette analyse [des
mécanismes de pouvoir] de savoir par où ça passe, comment ça se passe, entre qui et qui, entre quel
point et quel point, selon quels procédés et avec quels effets »926. Pour le dire avec Deleuze, il ne
s’agit alors plus de se demander ce qu’est le pouvoir, mais de rendre compte de la manière dont il
s’exerce927.
Le premier résultat d’une telle approche est de révéler que « l’Occident a connu depuis l’âge
de propositions concernant le pouvoir [qui] constituent davantage des réflexions prudentes inspirées de l’expérience que des thèses fermement établies » ( M.
Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, coll. Folio, 1992, p. 298. Cité DR).
924. Cités n° 2, Paris, P.U.F, pp. 43-44. On voit que saisir la transformation du mode d’exercice du pouvoir, suppose de l’appréhender selon une approche
nouvelle.
925
. Les rapports du pouvoir passent à l’intérieur du corps, in Dits et écrits, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994, p. 231.
926
. Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France 1977-78, Hautes Études, Paris, Gallimard - Seuil, 2004, p. 3. Foucault est on ne peut plus
clair ici assurant que « l’analyse de ces mécanismes de pouvoir n’est en aucune une manière une théorie générale du pouvoir ». Comme le notent Hubert
Dreyfus et Paul Rabinov, « Foucault ne cherche pas édifier son analyse du pouvoir en théorie. En d’autres termes, il ne s’agit pas pour lui de nous fournir une
description acontextuelle, ahistorique, ou objective. Ni une généralisation qui puisse s’appliquer à toute l’histoire. Il s’attache plutôt à nous présenter ce qu’il
appelle une “analytique du pouvoir”, qu’il oppose à une théorie du pouvoir » (DR, 264-65).
927
. G. Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 2004, p. 78.
- 257 -
classique une très profonde transformation des mécanismes du pouvoir » : le pouvoir souverain —
se caractérisant comme droit de vie et de mort — « se donne maintenant comme le complémentaire
d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la
multiplier, d’exercer des contrôles précis de régulation d’ensemble » 928. Ainsi le droit du glaive
n’est plus l’expression même du pouvoir. Il s’est relativisé, au point de n’en être plus qu’un aspect.
Il est maintenant ordonné à une nouvelle modalité du pouvoir se comprenant comme gestion de la
vie : « au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou
de rejeter dans la mort »929. Ne craignons pas d’insister sur l’importance que revêt cette
transformation aux yeux de Foucault. « La vie entre dans le domaine du pouvoir, assure-t-il :
mutation capitale, l’une des plus importantes dans l’histoire des sociétés humaines »930.
De quoi s’agit-il au juste ? Du fait que le pouvoir moderne prend en compte la vie en tant que
telle, en se plaçant essentiellement au niveau de la population — « masse globale affectée de
processus d’ensemble qui sont propres à la vie (…) comme la naissance, la mort, la (re)production,
la maladie, etc. »931. Comme Foucault l’indique lui-même, le bio-pouvoir, c’est « l’ensemble des
mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques
fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une
stratégie générale du pouvoir. Autrement dit, comment la société, les sociétés occidentales, à partir
du XVIIIe, ont repris en compte le fait biologique fondamental que l’être humain constitue une
espèce humaine »932. C’est là un fait de toute première importance : « le XVIII e siècle a découvert
cette chose capitale : que le pouvoir ne s’exerce pas seulement sur des sujets, ce qui était la thèse
capitale de la monarchie ; selon laquelle il y a le souverain et le sujet. On découvre que ce sur quoi
il s’exerce, c’est la population. Et population, cela veut dire quoi ? Cela ne veut pas dire un groupe
humain nombreux, mais des êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois
biologiques »933. Dès lors, le pouvoir, compris comme bio-pouvoir, va tâcher de gouverner les
populations, de les contrôler, de les médicaliser, de favoriser leur croissance et leur bien-être.
Il devient clair à partir de là, que ce pouvoir de gestion de la vie ne peut se comprendre comme
visant simplement l’exploitation de la seule force de travail. Il faut le penser plutôt comme élément
d’une bio-histoire au cours de laquelle le savoir scientifique a rendu possible une transformation la
vie visant à la majorer. Ainsi l’hypothèse du bio-pouvoir se conçoit à partir de la volonté de rendre
928
. VS, 179-180.
929
. VS, 181.
930
. Les mailles du pouvoir, in : Dits et écrits, vol. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 194.
931
. Il faut défendre la société, Cours au collège de France 1977-78, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 1997, p. 216.
932
. Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 3.
933
. Les mailles du pouvoir, op. cit., 193.
- 258 -
compte d’une situation nouvelle où le biologique se réfléchit dans le politique 934. La biopolitique
s’adresse ainsi à l’homme vivant : non plus un être singulier, mais à tous ; non plus au corps, mais
à « une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie » 935. Elle
s’applique à divers processus : la naissance, la mort ou les maladies considérées comme des
facteurs de soustraction des forces, également la vieillesse, les accidents, et plus largement tout ce
qui requiert des mécanismes d’assistance et d’assurance, ou encore le rapport entre l’espèce et le
milieu (la ville par ex.). Son objet, avons-nous vu, est la population conçue comme problème
scientifique et politique. Elle porte donc sur des phénomènes collectifs ayant des effets politiques
dans la durée et s’efforce de réguler ces phénomènes : il s’agit alors d’ « installer des mécanismes
de sécurité autour de cet aléatoire inhérent à une population d’êtres vivants, d’optimaliser (…) un
état de vie »936. Il faut souligner que dans un tel cadre, la loi cède nécessairement le pas à la norme.
Nécessairement puisque « la loi se réfère toujours au glaive », qu’elle « ne peut pas ne pas être
armée, et [que] son arme, par excellence, c’est la mort », quand le bio-pouvoir a plutôt besoin « de
mécanismes continus, régulateurs et correctifs ». Un tel pouvoir ne peut pas simplement user de la
loi alors même qu’il a « à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester
dans son éclat meurtrier ». N’ayant pas « à tracer la ligne qui sépare des sujets obéissants, les
ennemis du souverain», il ne va pas sanctionner par le glaive, mais va plutôt « opérer des
distributions autour de la norme »937.
L’analytique du pouvoir qu’il opère, conduit Foucault à émettre une série de doutes quant à ce
qu’il nomme l’hypothèse répressive938. C’est essentiellement le deuxième de ces doutes qui nous
934
. Signalons que, pour nouvelle qu’elle soit, cette situation ne conduit pas Foucault à récuser purement et simplement ses études préalables : mieux vaut dire
avec M. Senellart qu’en introduisant le concept de bio-pouvoir ou de biopolitique il « rectifie son hypothèse d’une “société disciplinaire généralisée” en montrant
comment les techniques de disciplines s’articulent aux dispositifs de régulation » (Sécurité, territoire, population, op. cit., pp. 393-94).. C’est que « les disciplines
du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie » (VS, p. 183). Dans
Surveiller et punir, il montrait que le pouvoir disciplinaire tend à majorer la force utile des corps individuels. Le bio-pouvoir se comprend, lui, comme une
technologie non disciplinaire, mais qui n’exclut pas la technologie disciplinaire : elle « l’emboîte », « l’intègre », l’utilise « en s’implantant en quelque sorte en
elle (…). Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire, tout simplement parce qu’elle est à un autre niveau, elle est à une autre échelle » (Il
faut défendre la société, op. cit., p. 216). Il s’agit donc, si l’on veut bien saisir le pouvoir dans son effectivité, de distinguer le niveau individuel où opère la
discipline qui individualise et le niveau collectif où joue la biopolitique qui, elle, est massifiante.
935
. Ibid.
936
. Id., p. 219.
937
. VS, 189. Si, comme il apparaît, le bio-pouvoir est davantage affaire de norme que de loi, on comprend aisément que son étude ne puisse se faire
selon une approche classique de la souveraineté. S’exprime ici la dimension critique que représente l’affirmation de son hypothèse qui conduit non seulement
à abandonner le concept juridique du pouvoir, mais encore à manifester que les codes du droit et de la souveraineté sont autant de masques des nouveaux
modes d’exercice du pouvoir. Aussi « les Constitutions écrites dans le monde entier depuis la Révolution française, les Codes rédigés et remaniés, toute une
activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptables un pouvoir essentiellement
normalisateur » (VS, 190). Ce pourquoi Foucault n’hésitera pas à assurer que la théorie juridique est « le grand piège dans lequel on risque de sombrer quand
on veut analyser le pouvoir » (Il faut défendre la société, op. cit., p. 31).
938
. Dans La volonté de savoir Foucault est très sévère à l’égard de cette l’hypothèse répressive, selon laquelle la sexualité notamment se serait trouvée
brutalement non seulement interdite hors de sa fonction de reproduction, mais encore tenue au silence. Appelant à « une transgression des lois, une levée des
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importe ici, lequel prend la forme d’une question : « la mécanique du pouvoir, et en particulier
celle qui est en jeu dans une société comme la nôtre, est-elle bien de l’ordre de la répression ? » 939.
L’interrogation même le laisse entendre, Foucault vise à se dégager d’une vue essentiellement
négative du pouvoir940 en s’affranchissant de la manière habituelle de le penser pour en révéler la
face positive : le pouvoir comme mécanisme visant à la multiplicité, à l’intensification, à la
majoration de la vie. Se détournant donc du concept juridique, Foucault se détourne de ce qui
pourrait être comme le foyer central du pouvoir pour le saisir dans ses manifestations diffuses, et
découvre que si « le pouvoir est partout, ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout
»941. Ainsi, « le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une
certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom que l’on prête à une situation
stratégique complexe »942.
Suivant cette ligne d’approche, Foucault en vient à formuler cinq propositions quant au pouvoir.
Ce qui a été dit permet de comprendre le sens de la troisième de ces propositions qui interdit de
voir « au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et
globale entre les dominateurs et les dominés »943 et de mesurer le risque qu’elle représente pour la
pensée de Castoriadis. Il convient également signaler la dernière qui, elle aussi, pourrait porter un
coup fatal à une œuvre cherchant à penser l’autonomie dans le paradigme de la révolution. C’est
qu’une telle orientation récuse avec force l’idée d’un lieu compris comme l’autre du pouvoir, « lieu
du grand Refus — âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure révolutionnaire ». La
résistance, assure Foucault, ne peut se penser qu’au pluriel : des résistances donc qui, « par
définition, ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir » 944. Nouées
au pouvoir, celles-ci ne peuvent s’exprimer qu’au lieu de son inscription, à savoir au plan de la vie.
Pour le dire autrement, la vie est ce sur quoi le pouvoir a prise et, partant, ce qui lui résiste : « la vie
interdits, une irruption de la parole, une restitution du plaisir dans le réel, et toute une nouvelle économie dans les mécanismes de pouvoir » (VS, 12), cette
hypothèse répressive nourrit le désir révolutionnaire — d’autant que « faisant naître l’âge de la répression au XVII°, après des centaines d’années de plein air
et de libre expression, on l’amène à coïncider avec le développement du capitalisme : il ferait corps avec l’ordre bourgeois » (VS, 12).. S’il ironise quelque
peu au sujet d’une telle vue — « Ce discours sur la moderne répression tient bien. Sans doute parce qu’il est facile à tenir » — Foucault n’entend pas la
récuser complètement : « les doutes que je voudrais opposer à l’hypothèse répressive ont pour but moins de montrer qu’elle est fausse que de la replacer dans
une économie générale des discours sur le sexe à l’intérieur des sociétés modernes depuis le XVII° siècle » (VS, 19).
939
. VS, 18.
940
. Foucault parle de « tous ces éléments négatifs — défenses, refus, censures, dénégations — que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme
central destiné à dire non » (VS, 21).
941
. VS, 112. Comme le remarque Deleuze, « la définition foucaldienne du pouvoir et très simple», elle consiste en effet à dire que « le pouvoir est un rapport
de forces, ou plutôt que tout rapport de forces est un “rapport de pouvoir”. Comprenons que le pouvoir n’est pas une forme, par exemple la forme-État (…). En
second lieu, la force n’est jamais au singulier, il lui appartient essentiellement d’être en rapport avec d’autres forces » (Foucault, op. cit., p. 77).
942
. VS, 123.
943
. VS, 124. Les cinq propositions quant au pouvoir sont les suivantes : « le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert » ; « les relations de pouvoir ne
sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (processus économique, rapport de connaissance, relations sexuelles) »; « le pouvoir vient
d’en bas »; « les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives » ; « là où il y a pouvoir, il y a résistance ».
944
. VS, 126.
- 260 -
comme objet politique a été en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui
entreprenait de la contrôler. C’est la vie, beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l’enjeu
même des luttes politiques, même si celle-ci se formulent à travers des affirmations de droit ».
C’est bien dans la vie que les luttes politiques s’enracinent ; c’est ainsi que « s’exprime un droit à
la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins», qui est à comprendre comme
« la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles du pouvoir qui (…) ne relèvent pas du
droit traditionnel de la souveraineté »945.
2) Vers l’abandon des luttes d’émancipation ?
Inutile de dire que refusant, ou plutôt dépassant, l’analyse juridique du pouvoir, repensant la
résistance en termes vitalistes, l’approche foucaldienne du pouvoir n’a pas toujours trouvé un
accueil favorable. Parmi les réactions les plus vives qu’elle provoqua, celle de Luc Ferry et Alain
Renault qui consacrent un chapitre de leur livre sur La pensée 68 à ce qu’ils nomment « le
nietzschéisme français »946 fit date, qui provoqua une réponse acerbe de Deleuze 947. Ce qui n’a pas
empêché Renaut de réitérer ses critiques à l’égard d’une approche qui commet, selon lui, le double
péché de penser le phénomène de résistance « non en termes de droit, mais en termes de force», et
partant comme un processus « immanent à la vie » 948. Un tel modèle serait invalide car incapable de
faire face au vieux problème traversant la pensée du droit — et réactualisé dans l’immédiat aprèsguerre par Léo Strauss — de la résistance légitime aux lois injustes. Plus nuancé dans son analyse
que l’on pourrait l’imaginer, Renaut n’en conclut pas moins en demandant comment « en se
déplaçant de l’humanisme au vitalisme, la pensée du droit parvient-elle encore à fonder vraiment
cette fonction critique du droit ? »949. L’attaque peut paraître bien ciblée. Il semble pourtant qu’elle
repose sur un malentendu. Il paraît en effet difficile de reprocher à Foucault de n’être pas en
mesure de penser véritablement la résistance au prétexte qu’il appréhende le pouvoir sans référence
au droit. Mais pour l’admettre, encore faut-il saisir que son analyse conduit à une reformulation de
la notion d’assujettissement.
Selon l’approche traditionnelle en effet, celle du « pouvoir qui est loi », « le sujet qui est
945
. VS, 191.
946
. La pensée 68, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1988. Il s’agit du troisième chapitre.
947
. Désignant L. Ferry et A. Renaut sans toutefois les nommer, Deleuze écrit : « d’autres, qui prennent leur bêtise pour un mot d’esprit, disent que c’est
suppôt d’Hitler ; du moins qu’il a offense aux droits de l’homme… » (Foucault, op. cit., p. 11). Et un peu plus loin : « Il y a trois siècles, des sots
s’étonnaient parce que Spinoza voulait la libération de l’homme, bien qu’il ne crût pas à sa liberté ni même à son existence spécifique. Aujourd’hui, de
nouveaux sots, ou les mêmes réincarnés, s’étonnent parce que Foucault participaient aux luttes politiques, lui aussi avait dit la mort de l’homme. Contre
Foucault, ils invoquent une conscience universelle et éternelle des droits de l’homme qui doit rester à l’abri de toute analyse » (Id., p. 96).
948
. A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, P.U.F., 1991, pp. 54-55.
949
. Id., p. 56. Pour ce qui est de L. Strauss, voir notamment : Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. Dampierre, Paris, Flammarion, 1986.
- 261 -
constitué comme sujet — qui est “assujetti” — est celui qui obéit », de telle sorte que l’on peut
bien parler d’opposition entre le pouvoir législateur et le sujet soumis 950. Or dans la perspective de
l’hypothèse du bio-pouvoir, une telle approche révèle immédiatement ses limites. C’est que l’on est
ici aux prises avec un pouvoir qui ne soumet pas ce sur quoi il s’applique : « il n’est pas en lui
même une violence (…) ou un consentement (…). Il est un ensemble d’actions sur des actions
possibles (…) : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite
(…), il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils
agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions » 951. Il faut comprendre que le
mode d’être du pouvoir que Foucault nous amène à prendre en considération s’appuie sur l’activité
du sujet ; que celle-ci se révèle du même coup partie prenante du processus de pouvoir qui pose le
sujet. La structuration qu’opère le pouvoir ne relève donc pas d’un cadre juridique préalable. Elle
est plutôt de l’ordre du gouvernement entendu au sens large que l’on accordait à ce terme au XVI e
siècle, où l’on parlait du « gouvernement des enfants, des âmes, des communautés, des familles,
des maladies »952. Ce qui compte ici, c’est bien que le pouvoir ainsi compris agit sur des possibles.
Autant dire
que les pratiques subjectives ne sont pas annulées par les effets d’un pouvoir
extérieur : elles sont au contraire activées par un pouvoir « travaillant » de manière immanente.
L’assujettissement s’entend dès lors aussi en un sens positif, constitutif. Ainsi comprend-on ce que
veut dire Foucault en affirmant que « le problème central du pouvoir n’est pas celui de la
“servitude volontaire” : au cœur de la relation de pouvoir, la “provoquant”sans cesse il y a la
rétivité du vouloir et l’intransitivité de la liberté. Plutôt que d’un “antagonisme” essentiel, il
vaudrait mieux parler d’un “agonisme” — d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et
de lutte »953. Le propos est clair, qui, n’en déplaise à Alain Renaut, assure que la pensée de
Foucault ne récuse nullement les phénomènes de résistance. Elle oblige simplement à les saisir
autrement. Dans la mesure où il ne saurait être question de continuer à parler en termes d’aliénation
ou de soumission, les conceptions classiques des luttes visant l’émancipation n’ont plus lieu être.
Autrement dit, les résistances effectives, celles dont parle Foucault sont un effet nécessaire du
pouvoir, au point qu’elles doivent être perçues comme un élément constitutif de ce à quoi elles
paraissent s’opposer.
Arrivé à ce point, le projet d’autonomie que Castoriadis n’a cessé de défendre semble perdre
toute crédibilité, dans la mesure où il resterait prisonnier d’une conception du pouvoir que
l’approche foucaldienne contraint de réviser. Que dire alors de la remarque de Castoriadis à propos
de Foucault dans son article de 1977, où il lui reproche d’envisager « toute la société comme
950
. VS, 112.
951
. Deux essais sur le sujet et le pouvoir, in : DR, p. 313.
952
. DR, 314.
953
. DR, 315.
- 262 -
entièrement résorbée dans les rets du pouvoir, gommant les luttes et la contestation interne qui
mettent celui-ci en échec la moitié du temps » 954 ? N’est-elle pas l’expression de la critique qui sera
développée par Alain Renaut et dont nous venons de dire qu’elle portait à faux ? Cela supposerait
que Castoriadis fasse lui aussi appel au concept juridique.
Or tel n’est pas le cas. Issu de la tradition marxiste, Castoriadis ne s’est jamais vraiment
préoccupé d’études juridiques, préférant, à l’instar de Foucault, se tourner vers le concret des
relations effectives. Et si ce dernier s’est intéressé au fonctionnement d’institutions comme
l’hôpital psychiatrique ou la prison, nous savons que Castoriadis, lui, s’est beaucoup penché durant
la période de Socialisme ou Barbarie sur la vie des ouvriers au sein de l’usine, convaincu que la
compréhension du social ne peut se faire sans porter attention à ce domaine primordial qu’est le
domaine de la production955. Le parallèle entre cette attention portée aux actions informelles des
ouvriers, à leurs gestes apparemment anodins, qui y décèle une réaction — au sens propre du mot
— à l’organisation capitaliste, et la manière dont Foucault pense les rapports de pouvoir est assez
frappant956. Nous avons bien deux analyses qui prétendent révéler une réalité jusqu’alors inaperçue
dans les rapports de pouvoir en contestant les démarches traditionnelles.
Mais il semble qu’il faille aller encore plus loin dans le rapprochement. Il se pourrait en effet que
l’approche foucaldienne qui tâche de rendre compte de l’aspect positif du pouvoir, de son rôle
d’assujettissement entendu comme processus de subjectivation, vienne éclairer a posteriori ce que
Castoriadis aurait perçu sans parvenir à le thématiser. Il n’est qu’à jeter un œil sur un texte de 1958,
où Castoriadis traite de la réaction des ouvriers à l’organisation capitaliste de la production qui
prétend s’appuyer sur des normes de travail, pour être tenté le penser. « Les ouvriers luttent contre
les normes. On ne peut voir dans cette lutte qu’une “défense contre l’exploitation”. Mais en fait,
elle contient infiniment plus : précisément pour se défendre contre l’exploitation l’ouvrier, est
obligé de revendiquer le droit de déterminer lui-même son rythme de travail, de refuser d’être traité
954
. SF, 277.
955
. Dans l’introduction à L’expérience du mouvement ouvrier, Castoriadis écrit : « Nous devons (…) nous absorber dans la considération de l’effectivité du
prolétariat, nous demander dans quelle meure se dégage de son faire une tendance (…) et quelle en est la signification » (EMO 1, 79). Et dans le second volume, il
précise : « Nous commencerons l’analyse de la crise du capitalisme par l’analyse des contradictions de l’entreprise capitaliste. Les concepts et les méthodes acquis
ainsi dans le domaine primordial, le domaine de la production, nous permettrons de généraliser ensuite et d’y soumettre les différentes sphères sociales et
finalement le tout social comme tel » (EMO 2, 14-15). Un peu plus loin il assure qu’on ne peut comprendre le sens de ce qu’on appelle ordinairement luttes — «
révolution ou grève générale » —, si on ne les ressaisit pas comme « des moments d’un processus d’action et d’organisation permanent, qui trouve son origine
dans les profondeurs de la vie quotidienne de l’entreprise et qui ne peut rester vivant et adéquat à ses intentions qu’à condition d’y retourner constamment. Cette
action et cette organisation quotidiennes, auxquelles il faudra désormais reconnaître l’importance qui est la leur, nous les englobons sous le terme de lutte
implicite » (EMO 2, 75).
956. D’autant que Castoriadis souligne qu’une telle réalité reste inaperçue par une pensée usant de catégories traditionnelles comme celle de sujet : « La lutte
pour le prolétariat n’a été en général connue et reconnue que pour autant qu’elle a été explicite, ou manifeste, exprimée au grand jour (…). La raison essentielle en
est que les luttes explicites (…) correspondent la plupart du temps tant bien que mal aux concepts et aux catégories que le théoricien s’est déjà construits (…). Le
schème qui opère à l’arrière plan est toujours celui d’un sujet (individuel ou collectif) se proposant des fins claires et distinctes et posant ses actions comme
moyens de les atteindre. Mais la lutte implicite du prolétariat est absolument insaisissable dans cette optique » (EMO 1, 93).
- 263 -
comme une chose. La norme une fois définie, les problèmes sont loin d’être réglés. Ce n’est qu’un
terrain de bataille qui vient d’être circonscrit. Dans cette bataille, la bataille du rendement effectif,
les ouvriers sont amenés à s’organiser, à inventer des moyens d’action, à définir des objectifs. Rien
ne leur est donné d’avance ; tout doit être créé et conquis de haute lutte (…). Les ouvriers sont
amenés à lutter contre l’ensemble des méthodes d’organisation capitaliste de la production. Ils sont
également amenés à s’organiser de manière “élémentaire” ou “informelle”, sous des formes que le
capitalisme disloque et qu’ils recréent à chaque fois à nouveau. Nous ne disons pas que les ouvriers
réussissent à réaliser ces objectifs toujours ou même la plupart du temps (…). Mais aussi
longtemps que l’organisation capitaliste est là, la lutte renaît toujours de ses cendres et est amenée,
à la fois par sa propre dynamique et par la dynamique objective de la société capitaliste, à s’étendre
et à s’approfondir »957.
Au-delà de l’emploi du terme “bataille” cher à l’auteur de Surveiller et punir958, ce texte semble
bien faire signe vers l’idée de pouvoir que Foucault développera. Ce qui frappe en effet dans ces
propos, c’est l’insistance de Castoriadis à souligner le fait que l’organisation capitaliste du travail
ne peut qu’induire des réactions visant à en limiter les effets, et que celles-ci ne se contentent pas
d’être simple défense contre l’exploitation : l’appel par la direction de l’entreprise à des normes de
travail pousse les ouvriers à inventer, à créer des formes de luttes. N’est-ce pas dire qu’il y a là
assujettissement au sens où Foucault entend ce terme, au sens de processus de subjectivation ?
Mais il a plus. Selon Castoriadis, ces résistances — produits de ce qu’elles combattent — sont
nécessaires, l’ouvrier ne pouvant accepter, assure-t-il, d’être traité comme une chose. Comment ne
pas voir là ce qui aux yeux de Foucault représente l’essentiel en ce qui concerne la notion de
pouvoir ? Celui-ci assure en effet que « le point le plus important, c’est évidemment le rapport
entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontements. Car s’il est vrai qu’au cœur des relations de
pouvoir et comme condition permanentes de leur existence, il y a une “insoumission” et des
libertés essentiellement rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance » 959.
Ainsi faudrait-il admettre que l’analyse de Foucault permet de repérer chez le militant de
Socialisme ou Barbarie de fortes intuitions, lesquelles auraient malheureusement été barrées par un
univers de pensée restant prisonnier de conceptions devenues obsolètes. Resterait donc à les
dégager d’une représentation trop empreinte du pathos révolutionnaire.
Selon une telle optique, on dira que l’analyse du capitalisme par Castoriadis, de sa contradiction
957. EMO 2, 75-76.
958
. Rappelons pour mémoire les derniers mots devenus célèbres de Surveiller et punir : « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument
de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs qui sont eux-mêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le
grondement de la bataille » (Paris, Gallimard, 1998, p. 360).
959
. Deux essais sur le pouvoir, DR, 319.
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profonde, pour être novatrice, n’en conduit pas moins à des orientations qui ne sont plus tenables. Il
aurait certes eu le mérite d’avoir perçu que le mode de production capitaliste ne peut qu’entraîner
des résistances qui lui sont nécessaires puisqu’il ne peut fonctionner que s’il échoue dans sa
volonté de réification des ouvriers 960. Pour peu que l’on laisse de côté la thématique de l’aliénation
— le passage du texte de Castoriadis datant de 1958 que nous venons de citer est tiré d’un
paragraphe significativement intitulé La lutte ouvrière contre l’aliénation —, on trouve ici une
analyse qui anticipe clairement les vues de Foucault selon lesquelles le pouvoir se déploie au
travers de la multiplicité concrète des luttes ; multiplicité qui ne peut jamais atteindre l’état de
stabilité que représenterait l’annulation des luttes. C’est que cette dernière est indéfiniment reportée
ou différée — la cohérence du dispositif de pouvoir reposant en fin de compte sur son « autre», à
savoir les possibles offerts aux sujets qui s’actualiseront comme résistances, et que le pouvoir
cherche à gouverner.
Or, c’est bien une telle approche dynamique que Castoriadis paraît percevoir quand il dénonce les
vues marxistes selon lesquelles le système tend à produire des luttes qui engendreront son
effondrement. Contre une telle vision, qui suppose, que les motivations des travailleurs sont
essentiellement d’ordre économique, il en appelle aux résultats effectifs des luttes, dont il faut bien
reconnaître qu’ils « se traduisent par des modifications du système, qui en ont en fait permis le
fonctionnement et la survie »961. On a bien affaire à un jeu réciproque entre le pouvoir et la
résistance, à une instabilité foncière qui ne débouche nullement sur l’éclatement du système, mais
sur une tension qui au bout du compte représente son histoire : « Quelle est donc l’histoire et la
dynamique de la société moderne ? demande Castoriadis. C’est l’histoire et la dynamique du
développement du capitalisme. Mais le développement du capitalisme signifie littéralement le
développement du prolétariat. Le capital produit l’ouvrier et l’ouvrier produit le capital — non
seulement quantitativement, mais qualitativement »962.
Il semble donc tout à fait possible de lire Castoriadis à partir de Foucault. Resterait à mesurer
l’intérêt d’une telle lecture. Question qui pourrait conduire à percevoir que celle-ci n’est pas si
légitime qu’il paraît, tant elle fait violence à la position réelle de Castoriadis ; de même qu’elle
s’interdit inutilement de penser l’autonomie.
3) L’intérêt du recours à l’imaginaire
960
. Castoriadis estime que là se trouve la contradiction du capitalisme, comme nous avons vu au cours de la première partie: « La contradiction profonde
du capitalisme se trouve dans la production et le travail. C’est la contradiction contenue dans l’aliénation de l’ouvrier : la nécessité pour le capitalisme de
réduire les travailleurs en simples exécutants et son impossibilité de fonctionner s’il y réussit ; son besoin de réaliser simultanément la participation et
l’exécution des travailleurs à la production » (CMR 2, 49).
961
. EMO, 97.
962
. CMR 2, 110.
- 265 -
Demandons-nous ce que l’on gagne à lire le travail de Castoriadis à partir de celui de Foucault ?
La confirmation que les analyses de ce dernier sur le pouvoir valent également pour les rapports de
travail, quelles sont bien opératoires pour la saisie du fonctionnement de notre monde ? Mais
comment, dans ces conditions, éviter de dénoncer l’inconséquence de Castoriadis qui, bien
qu’ayant parfaitement saisi la logique d’un pouvoir qui n’est jamais transcendant par rapport à son
objet, n’a nullement cessé de défendre le projet d’autonomie ? Doit-on penser qu’il est aveugle au
point de critiquer les positions de Foucault que lui-même aurait anticipées ? N’est-il pas préférable
de chercher la spécificité de son approche plutôt que de la rabattre sur celle d’un autre ? Non
seulement on en sauverait la cohérence, mais on y trouverait peut-être de quoi éviter le morne
horizon indéfini de luttes toujours reprises, toujours à reprendre, à quoi la pensée de Foucault
semble nous condamner.
Il faut dire alors que ce qui caractérise les analyses du jeune Castoriadis, n’est pas tant ce qu’il a
perçu des rapports entre le capitalisme et les résistances qu’il engendre 963 que son effort pour
dégager le sens de ces dernières, pour expliciter ce qui s’y dit encore confusément et « qui est en
rupture profonde avec l’univers capitaliste »964. La sévérité de Castoriadis à l’égard des appareils
syndicaux tient justement au fait que, structurés de manière bureaucratique puisque reproduisant au
sein de leur organisation la scission entre dirigeants et dirigés, ils ne perçoivent généralement pas la
portée réelle des luttes menées par leur « base » : « Les bureaucrates (…) ne veulent voir dans les
luttes du prolétariat qu’une tendance vers l’amélioration de son niveau de vie, ou à la rigueur une
lutte contre “l’exploitation”. Mais la lutte du prolétariat n’est pas et ne peut pas être simplement
une lutte “contre” l’exploitation ; elle tend nécessairement à être une lutte pour une nouvelle
organisation des rapports de production », assure Castoriadis 965.
Ce qui compte donc, c’est bien cette tendance obscure vers un « ailleurs » que manifestent les
luttes ouvrières. Et si Foucault soutient que la résistance « n’est jamais en position d’extériorité par
963
. Castoriadis souligne clairement les limites d’une telle approche : « Le fonctionnement du capitalisme assure la permanence d’un conflit économique
entre prolétariat et capital autour de la répartition du produit, mais ce conflit n’est, par sa nature même et dans les faits, ni absolu ni insoluble ; il se “résout” à
chaque étape, resurgit à l’étape suivante, ne fait naître que d’autres revendications économiques, à leur tour satisfaite tôt ou tard. Il en résulte la quasipermanence d’une action revendicative du prolétariat, d’une importance fondamentale à une foule d’égards et surtout pour ce qui est du maintien de sa
combativité, mais rien, qui de près ou de loin, le prépare à la révolution » (SB, 34).
964
. EMO 1, 97.
965. EMO 2, 74. « Nécessairement », puisque, comme nous avons vu au cours de la première partie, Castoriadis use de la catégorie de la totalité pour
manifester que l’autonomie du milieu où s’exerce le travail social n’est que relative, qu’il existe un « passage » vers la société prise dans son ensemble. C’est
en quoi les revendications apparemment sectorielles sont en fait politiques. Qui ne voit, pour prendre un exemple lié à l’organisation scolaire, qu’en
revendiquant une baisse du nombre d’élèves par classe, les enseignants invitent à engager une réflexion concernant les choix budgétaires du gouvernement ?
Qu’on nous permette par ailleurs de souligner la pertinence des analyses de Castoriadis en matière d’organisation syndicale, en mentionnant le titre éloquent
(quant à la stabilité de la direction de ces appareils) d’un ouvrage de M. Vuaillat, qui fut secrétaire nationale du SNES : J’ai vu passer sept ministres (Paris,
Plon, 2001).
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rapport au pouvoir »966, Castoriadis assure, pour sa part, que la critique authentique « ne peut
exister que dans et par l’instauration d’une distance avec ce qui est, laquelle implique la conquête
d’un point de vue au-delà du donné, donc un acte de création » 967. On mesure tout à coup la
distance qui sépare deux conceptions que l’on a pu croire proches. Au-delà d’une manière
commune de chercher l’effectivité du pouvoir, qui pousse à se détourner des discours tout faits
pour se rendre attentif à la manière dont les choses se passent concrètement, de leur prise de
conscience des rapports complexes qui se nouent dans les rapports de pouvoir, les pensées de
Castoriadis et de Foucault divergent profondément dès qu’il est question de résistance 968 : l’un la
pense comme devant se référer à un au-delà de ce à quoi elle résiste, quand l’autre l’envisage, dans
l’immanence pure, au niveau de la vie. Il nous semble que cette divergence résulte d’une approche
différente de ce qui se joue concrètement dans la société. Nous l’avons souligné, l’un se penche sur
la vie de l’atelier de production et les luttes politiques, quand l’autre étudie le fonctionnement des
institutions d’État. Il est toutefois surprenant que Foucault n’ait guère pris en considération tous ces
moments historiques — de La Commune de Paris à Mai 68 en passant par les soviets — au cours
desquels des orientations nouvelles s’expriment et qui, pour cela justement, focalisent l’attention de
Castoriadis. Au-delà de leur brièveté, de tels événements valent en ce qu’ils manifestent que
d’autres rapports sociaux sont possibles. De sorte que l’on peut bien dire que les quelques semaines
que durèrent les événements de Hongrie en 1956 « ne sont pas moins importantes et significatives
pour nous que trois mille ans de l’histoire de l’Égypte pharaonique » 969. Elles ont en effet rendu
manifeste une volonté d’auto-organisation de la part du peuple, dont Castoriadis assure qu’elle
s’est concrètement traduite au sein des Conseils ouvriers par l’établissement de la démocratie
directe, un enracinement au sein de population, ainsi que des revendications relatives à
l’autogestion et à l’abandon des normes de travail. Ce qui atteste d’un effort pour abolir à tous les
niveaux la division entre dirigeants et dirigés, dont la réalité se trouve du même coup confirmée.
Reconnaissons que la vision de la résistance en termes vitalistes paraît ici atteindre ses limites
dans la mesure même où elle n’éclaire guère ces expériences dont on vient de souligner
l’importance. Comment comprendre « ces quelques moments heureux de l’histoire », comme dit
966
. VS, 126.
967
. CL 3, 23.
968
. Cela apparaît très clairement dans la remarque faite par Castoriadis dans Les divertisseurs. Parlant de Foucault, il note ironiquement : « Aux
dernières nouvelles, il a découvert lui aussi une “plèbe” — mais qui se “réduit” dès qu’elle “se fixe elle-même selon une stratégie de résistance”. Résistez si
cela vous amuse — mais sans stratégie, car alors vous n’êtes plus plèbe mais pouvoir » (SF, 227). Avouons qu’il n’exagère pas vraiment puisque Foucault
lui-même assure qu’« en somme toute stratégie d’affrontement rêve de devenir rapport de pouvoir ». « En fait, continue-t-il, entre relation de pouvoir et
stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel » (Deux essais sur le sujet et le pouvoir, DR, 320)
969
. La source hongroise, CS, 388. Castoriadis ajoute : « Et si je l’affirme, c’est parce que je pense que ce que contiennent en puissance les Conseils
ouvriers hongrois, dans leur formation et dans leur but, c’est la destruction des significations sociales traditionnelles, héritées et instituées, du pouvoir
politique d’une part, et, d’autre part, de la production et du travail — et donc le germe d’une nouvelle société ».
- 267 -
Hannah Arendt, où liberté et politique sont allés de pair 970, si l’on refuse toute transcendance par
rapport au donné ? Car il faut y insister, « toute critique présuppose qu’autre chose que ce qu’elle
critique est possible et préférable »971. Mais comment penser celle-ci si l’on récuse la solution d’un
appel à un droit naturel anhistorique ?
C’est à ce point que se révèlent tout l’intérêt et toute l’originalité de la pensée de Castoriadis, qui
parle de création, c’est-à-dire d’imaginaire. La mise en cause de la situation présente qu’emporte le
projet d’autonomie, ne prend nullement appui sur un élément transcendant par rapport à la société,
même s’il l’est par rapport à l’état présent. Le projet d’autonomie n’est pas une invention
individuelle ; il est porté par toute une tradition à laquelle se rattache celui qui le défend.
Castoriadis assure ainsi que le « corrélat » de son interprétation est un projet révolutionnaire bien
réel, « créé dans et par l’histoire effective » : « personne ne peut effacer le fait que des hommes se
sont levés en pour hurler “vivre en travaillant ou mourir en combattant”, pour chanter “ni Dieu, ni
César, ni tribun”. Le projet révolutionnaire est là dans l’histoire effective, il parle, il se
parle puisque ce n’est pas une “tendance objective”, mais une manifestation de l’activité des
hommes »972.
Partant de là, on peut émettre l’hypothèse que c’est plutôt l’approche foucaldienne qu’il faut lire
à partir des thèses de Castoriadis que l’inverse : les analyses quant au bio-pouvoir ne sont en effet
pas à rejeter comme tend à le suggérer la critique d’Alain Renaut par exemple. Mais si elles restent
tout à fait pertinentes, voire novatrices, c’est bien en tant qu’elles apportent un éclairage neuf sur la
réalité d’une forme de pouvoir qui à la fois exprime et se déploie à partir d’une signification
imaginaire : celle de la volonté de maîtrise illimitée. Mais, nous l’avons vu, celle-ci n’est pas seule
à structurer la modernité, même si elle tend à s’imposer de manière toujours plus forte. Autrement
dit, il convient de percevoir que les rapports relevant du bio-pouvoir sont institués. Si Castoriadis a
pu reprocher à Marx de faire de l’économie la base du social, d’envisager donc une “infrastructure”
comme “extérieure” au social puisque le conditionnant, il semble bien que l’on puisse reprocher à
Foucault de n’avoir pas su rapporter le bio-pouvoir à la dimension instituante de la société. Il faut
dire que celle-ci est généralement occultée ; ce qui, selon Castoriadis, représente la dimension
sociale de l’aliénation qu’il convient maintenant d’aborder.
III. Projet d’autonomie et aspiration religieuse
970
. Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, pp. 79-80. « Ce faisant ils ont été normatifs, poursuit Arendt : non que
leurs formes d’organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés
pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée ».
971
. EMO 2, 12.
972. CS, 341.
- 268 -
Nous venons de suggérer que les analyses de Foucault sur le bio-pouvoir peuvent se comprendre
comme un précieux éclairage de la nature du projet de maîtrise duquel nous avons soigneusement
distingué le projet d’autonomie. Nous ne faisons là qu’appliquer la lecture de la modernité avancée
par Castoriadis telle que à la fin de la première partie de ce travail. Nous avions alors souligné,
qu’en pratique, les deux projets ou les deux significations imaginaires structurant le monde
moderne se sont nourris mutuellement. La prise en compte d’une seule de ces significations, le
projet de maîtrise en l’occurrence, au détriment de l’autre doit être comprise comme un effet de sa
puissance. Celle-ci n’a jamais semblé aussi grande que depuis quelques décennies ; et peut-être
faut-il parler de l’éclipse du projet d’autonomie, comme l’a fait Castoriadis dès la fin des années
50. Nous reviendrons sur ce point à la toute fin de notre travail. L’important ici, c’est bien la
tendance qui fait que l’institué n’est généralement pas perçu comme tel ; tendance qui amène à
penser qu’il est des éléments structurant le monde social ne relevant pas de ce dernier : ils sont
alors perçus comme “naturels” ou “nécessaires”. Nous avons pourtant vu qu’il n’y a pas à chercher
un “réel” hors de la société et qui la fonderait. D’où vient alors que cela ne soit généralement pas
accepté ? Castoriadis y voit l’expression de l’aliénation selon son versant collectif. Comprendre la
nature profonde de celle-ci conduit à saisir l’essence du religieux, dont la sourde présence se laisse
alors percevoir jusque dans les pensées qui lui sont apparemment le plus opposé. Envisager la
possibilité d’une société entièrement pacifiée et autorégulée n’est-ce pas encore exprimer le refus
de la contingence et de la nécessité d’une vue politique au sens plein du terme ? Où l’on voit que la
visée de l’autonomie ne doit nullement se confondre avec les aspirations « mythiques » portées par
toute une tradition critique.
1) L’aliénation sociale
« Tout se passe comme si la société ne pouvait pas se reconnaître comme se faisant elle-même,
comme institution d’elle-même comme auto-institution », note Castoriadis973 qui perçoit en cela la
marque de l’aliénation sociale. Que désigne-t-il au jute par cette expression ?
Nous savons que l’émancipation qu’il vise passe par l’abandon des rapports fixes entre dirigeants
et dirigés ; ce qui invite à reconnaître le caractère aliénant de bien des institutions 974. C’est là un
point évidemment fort important, et nous verrons, au cours du prochain chapitre, comment on peut
973. IIS, 317.
974. « Les instituions peuvent être, et sont effectivement, aliénantes dans leur contenu spécifique. Elles le sont pour autant qu’elles expriment et
sanctionnent une structure de classe, plus généralement une division antagonique de la société, et concurremment, le pouvoir d’une catégorie sociale
déterminée sur l’ensemble » (IIS, 163).
- 269 -
espérer lutter contre un tel état des choses. Mais, par aliénation sociale, Castoriadis entend aussi et
surtout autre chose de bien plus profond et bien plus problématique sans doute.
Il s’agit en effet de se rendre compte qu’existe une dimension de l’aliénation qui ne concerne pas
seulement des rapports sociaux au sein d’une société : « il y a aliénation de la société toutes classes
confondues à ses institutions »975, assure Castoriadis. Il faut comprendre qu’une fois créées, les
institutions ont tendance à s’imposer comme allant de soi : « tout se passe comme si la société ne
pouvait pas se reconnaître comme se faisant elle-même, comme institution d’elle-même, comme
institution », note Castoriadis976, manifestant par là une dénégation par la société de son propre
geste créateur qu’elle réfère à un élément extérieur à elle. Il apparaît que selon sa dimension
sociale, comme c’était le cas pour sa dimension individuelle, l’aliénation est synonyme
d’hétéronomie : la société aliénée se trouve en effet en position de recevoir sa loi d’un Autre. Ainsi
l’aliénation sociale s’exprime-t-elle par la domination des institutions, leur autonomisation en
quelque sorte, de sorte qu’au lieu de servir la société, celle-ci « devient une société au service des
institutions »977.
Castoriadis a donc raison d’assurer que « l’aliénation ou hétéronomie de la société est autoaliénation (…). Cette auto-aliénation (…) se manifeste dans la représentation sociale (elle-même,
chaque fois, instituée) d’une origine extra-sociale de l’institution de la société (origine imputée à
des êtres surnaturels, à Dieu, à la nature, à la raison, à la nécessité, aux lois de l’histoire ou à l’être
ainsi de l’Être) »978. Ce qui compte, c’est bien ce geste consistant à reporter son origine au-delà de
soi-même, de sorte que Castoriadis peut caractériser comme hétéronomes des sociétés extrêmement
diverses dans leur fonctionnement. Il ne cesse de le dire : l’hétéronomie, c’est le fait de recevoir la
loi qui nous gouverne d’un autre. « Qu’est-ce que l’hétéronomie ? » demande-t-il, avant de
répondre : « L’hétéronomie, c’est que la question [“est-ce que cette loi est juste ?” — P.C.] ne sera
pas soulevée comme on dit dans les tribunaux. La question ne sera pas posée. C’est interdit. Si
vous êtes un vrai juif, vous ne pouvez pas poser la question : est-ce que les prescriptions qu’il y a
dans l’Exode et le Deutéronome sont justes ou ne sont pas justes ? La question n’a pas de sens. N’a
pas de sens parce que le nom de Dieu est Justice et que ces lois sont la parole de Dieu. Alors dire
que c’est injuste, c’est dire que le cercle est carré. Voilà. Là, c’est la forme la plus évoluée, la plus
subtile, la plus grandiose de la chose ; mais la chose vaut pour tout ce que j’appelle les sociétés
975. IIS, 164.
976. IIS, 317.
977. Tâchant de rendre compte de ce qu’il entend par aliénation sociale, Castoriadis écrit : « Nous visons ce fait (…) que l’institution une fois posée
semble s’autonomiser, qu’elle possède son inertie et sa logique propre, qu’elle dépasse, dans sa survie et dans ses effets, sa fonction, ses “fins” et ses “raisons
d’être”. Les évidences se renversent ; ce qui pouvait être vu “au départ” comme un ensemble d’institutions au service de la société devient une institution au
service institutions » (IIS, 164).
978. IIS, 517.
- 270 -
hétéronomes »979. Il est alors possible, de ce point de vue, et quelles que soient les différences les
plus extrêmes par ailleurs, d’assimiler les sociétés les plus diverses quant à leur organisation
interne. Peu importe que la loi en question soit celle des dieux, des ancêtres, de la nature ou du
marché980 ! Ce qui compte, c’est le refus par la société en question de percevoir que ce à quoi elle
se réfère est toujours institué, et donc relève d’elle ; c’est le fait de s’y soumettre en le tenant hors
de tout questionnement.
Il convient sans doute, avant de tenter de préciser les conséquences d’une telle position, d’éviter
deux rapprochements qui entraîneraient plus de confusion que de clarté. Il est en effet tentant de
voir, comme Marc Augé, « une parenté frappante » entre l’analyse de Castoriadis et la théorie de
l’idéologie telle qu’Althusser la développe dans Pour Marx981. Althusser, qui assure que « les
sociétés humaines sécrètent l’idéologie comme l’élément et l’atmosphère même indispensables à
leur respiration, à leur vie historique », propose de penser l’idéologie comme le « rapport vécu [des
hommes] à leur monde ». « Dans l’idéologie, précise-t-il, les hommes expriment en effet, non pas
leur rapport à leurs conditions d’existence, mais la façon dont ils vivent leur rapport à leurs
conditions d’existence : ce qui suppose à la fois rapport réel et rapport “vécu”, “imaginaire”.
L’idéologie est, alors, l’expression du rapport des hommes à leur “monde”, c’est-à-dire l’unité
(surdéterminée) de leur rapport réel et de leur rapport imaginaire à leurs conditions d’existence
réelles ». C’est dans cette « surdétermination du réel par l’imaginaire et de l’imaginaire par le réel »
qu’Althusser voit le « principe actif » de l’idéologie. Ainsi comprise, la fonction sociale de celle-ci
ne se réduit nullement au « cynisme d’un mythe (…) que la classe dominante fabriquerait et
manipulerait du dehors, pour tromper ceux qu’elle exploite », puisqu’elle est « active sur la classe
sociale dominante elle-même et contribue à la façonner, à la modifier ses attitudes pour l’adapter à
ses conditions réelles d’existence ». L’idéologie ne saurait donc s’effacer avec la suppression des
classes : « dans une société de classe, l’idéologie est le relais par lequel, et l’élément dans lequel, le
rapport des hommes à leurs conditions d’existence se règle au profit de la classe dominante. Dans
une société sans classe, l’idéologie est le relais par lequel, et l’élément dans lequel, le rapport des
hommes à leurs conditions d’existence se règle au profit de tous les hommes »982. Mais, outre
qu’une telle vue pense l’idéologie comme une des trois instances constitutives de toute formation
979. Revue du M.A.U.S.S. n°14, p. 202.
980
. Voir, par exemple, La montée de l’insignifiance où il est dit que les sociétés hétéronomes « créent certes leurs propres institutions et significations,
mais elles occultent cette auto-création, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout cas à l’activité effective de la collectivité effectivement
existante : les héros, les dieux, Dieu, les lois de l’histoire ou celles du marché » (CL 4, 224).
981. C’est B. Quiriny qui indique ce rapprochement opéré par M. Augé en note de son travail. (La démocratie dans l’œuvre de C. Castoriadis, op. cit., p.
219, note 879).
982. Pour Marx, op. cit., 239-243.
- 271 -
sociale avec l’économie et la politique983, elle la pense dans son rapport au “réel” et au “rationnel”.
Castoriadis souligne opportunément qu’« il y a idéologie lorsque la tentative de justification de
l’état de choses existant (…) se déploie comme “argumentation et par là même accepte de se
soumettre, du moins extérieurement, à un contrôle “rationnel, à une critique, à une confrontation
avec les faits ». Et si « le discours idéologique ne peut expliciter ses présupposés ultimes (…), il ne
reste idéologique que dans la mesure où il garde un degré important de contact avec la “rationalité”
et la réalité »984. Ce que Castoriadis pense de l’aliénation sociale, est autre chose : c’est une
signification imaginaire centrale (voire plusieurs) pour la société qui la conditionne dans tous ses
aspects, et qui ne peut donc être comprise comme une parmi d’autres ; une signification qui permet
d’instituer ce qui est “vrai” et ce qui ne l’est pas, ce qui relève ou non de la “rationalité”.
Plus opportun serait sans doute un rapprochement avec la manière dont Nietzsche rend compte de
la fondation de la métaphysique. Jean Granier l’a montré avec une très grande clarté, ce processus
se déroule comme suit : « on commence par se donner le système des valeurs métaphysiques sous
la forme d’un “fait foi d’auteur” tel que l’impératif catégorique kantien, puis on opère
réflexivement vers les conditions de possibilité et l’on aboutit alors à un être-en-soi qui, objet d’une
certitude théorique ou d’une croyance pratique, peu importe, consacre définitivement la validité
métaphysique de l’Être »985. Il y a donc bien à la fois institution de valeurs, et d’une puissance
sensée les prescrire, qu’accompagne l’“oubli” de cette institution, de sorte que le rapprochement
avec la thèse de Castoriadis paraît légitime. Ajoutons que celui-ci trouverait sans doute à se
renforcer d’une analyse croisée du paragraphe 344 du Gai savoir, qui dévoile, sous la volonté de
vérité, une croyance à l’éternité de l’Être, source du vrai 986, et de l’approche du religieux selon
Castoriadis que nous allons immédiatement préciser. Dans les deux cas, c’est une même
dénonciation de l’idéalisme qui est à l’œuvre. Mais là encore il y a un risque d’égarement dans la
mesure où Castoriadis n’envisage aucune généalogie partant de cette hypostase de l’être-en-soi
comprise comme symptôme pour opérer une typologie morale à la manière de Nietzsche.
983. Ibid., 238.
984. DG, 226.
985. Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1996, p. 152.
986. Le paragraphe, intitulé : En quoi nous sommes, nous aussi encore pieux [Inwiefern auch wir noch fromm sind], se conclut comme suit : « Mais on
aura compris où je veux en venir : c’est sur une foi métaphysique que repose encore notre foi dans la science ; chercheurs de la connaissance, impies,
ennemis de la métaphysique, nous empruntons encore nous-mêmes notre feu au brasier qui fut allumé par une croyance par millénaire, cette foi chrétienne,
qui fut aussi celle de Platon, pour qui le vrai s’identifie à Dieu et toute vérité est divine… Mais si cela devient de plus en plus incroyable ? si rien ne s’avère
plus divin, hormis l’erreur, l’aveuglement et le mensonge ? et s’il appert que Dieu lui-même a été notre plus long mensonge ? ». [Doch man wird es begriffen
haben, worauf ich hinaus will, nämlich dass es immer noch ein metaphysischer Glaube ist, auf dem unser Glaube an die Wissenschaft ruht, - dass auch wir
Erkennenden von heute, wir Gottlosen und Antimetaphysiker, auch unser Feuer noch von dem Brande nehmen, den ein Jahrtausende alter Glaube entzündet
hat, jener Christen-Glaube, der auch der Glaube Plato's war, dass Gott die Wahrheit ist, dass die Wahrheit göttlich ist... Aber wie, wenn dies gerade immer
mehr unglaubwürdig wird, wenn Nichts sich mehr als göttlich erweist, es sei denn der Irrthum, die Blindheit, die Lüge, - wenn Gott selbst sich als unsre
längste Lüge erweist ?]. Nous ne pouvons mieux faire de que renvoyer à la très belle analyse d’H. Birault reproduite dans : J.F. Balaudé et P. Wilting (dir.),
Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de poche, 2000, pp. 408-467.
- 272 -
Castoriadis enregistre un fait — « l’origine, la cause, le fondement de la société est la société
elle-même, comme société instituante. Et jusqu’à maintenant, cela n’a pas pu être reconnu »987 —,
et le dénonce comme expression même de l’aliénation ou de l’hétéronomie sociale. Cette
dénégation, il tâche de l’analyser selon trois niveaux qui, « loin de se contredire ou de s’exclure
mutuellement, convergent ». D’une part, en effet, elle « correspond aux besoins de l’économie
psychique des sujets en tant qu’individus sociaux ». En rompant la monade psychique, la société
oblige certes l’individu à reconnaître « l’autre, la différence, la limitation, la mort », mais elle leur
« ménage une compensation » en assurant que sa propre source est hors d’atteinte, qu’elle est
pérenne. En second lieu, cette dénégation « exprime, tout aussi profondément, la logique même de
la logique, une nécessité essentielle de la logique identitaire-ensembliste », laquelle est
consubstantiellement liée aux « nécessités de la philosophie et de l’ontologie traditionnelles pour
qui « être a toujours signifié être vraiment, et être vrai a toujours signifié être ». Il y a enfin un
troisième élément explicatif de l’occultation par la société de sa propre dimension créatrice :
« l’institution au sens profond du terme ne peut être qu’en se posant comme hors du temps, en
refusant son altération, en posant la norme de son identité immuable »988.
L’importance de ces brèves remarques sur l’origine de l’hétéronomie sociale se révèle clairement
quand on perçoit qu’elles mettent en lumière une dimension essentielle de la religion. Comme le
souligne Castoriadis, « la liaison profonde et organique de la religion avec l’hétéronomie de la
société s’exprime dans ce double rapport ; toute religion inclut dans son système de croyance
l’origine de l’institution ; et l’institution de la société inclut toujours l’interprétation de son origine
comme extra sociale, et renvoie par là à la religion »989.
2) L’essence du religieux
Il ne faut nullement s’étonner de ce lien que tisse Castoriadis entre l’institution sociale et la
religion. Comme il le rappelle lui-même, Durkheim avait bien vu que « la religion est “identique” à
la société au départ et pendant très longtemps : en fait, pour la totalité presque des sociétés
connues. Toute l’organisation du monde social est, presque partout, presque toujours,
essentiellement “religieuse”. La religion n’“accompagne” pas, n’“explique” pas, ne “justifie” pas
l’organisation de la société : elle est cette organisation dans son noyau trivial (organisation qui
987. CL 2, 381.
988. IIS, 317-318.
989. CL 2, 372-373.
- 273 -
certes inclut toujours sa propre “explication” et “justification”) »990.
Ce faisant elle refoule la tendance, toujours menaçante pour l’institué, que représente la
dimension instituante du social. Autrement dit, pour se maintenir, pour ne pas se trouver minée par
une création nouvelle, l’institution s’assure (et assure) qu’elle est l’expression même de la nécessité
: « la “solution” a été de lier ensemble origine du monde et origine de la société, signification de
l’être et être de la signification ». Selon Castoriadis, « telle est l’essence de la religion : tout ce qui
est devient subsumable aux mêmes significations »991. Nous comprenons ainsi que « les sociétés
hétéronomes s’instituent dans la clôture du sens », comme dit Castoriadis : « toutes les questions
formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse dans ses significations
imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non tellement interdites que mentalement et
psychiquement impossibles pour les membres de la société »992.
Marcel Gauchet, sur qui l’influence de Castoriadis transparaît ici clairement, a bien mis en
évidence l’hétéronomie que représente « le parti central de permanence coutumière et de
dépendance sacrale en lequel réside l’essence primordiale du religieux » : « Ce qui donne sens à
l’existence, ce qui dirige nos gestes, ce qui soutient nos usages n’est pas de nous, mais d’avant, et
pas d’hommes comme nous, mais d’êtres d’une autre nature, dont la différence et la sacralité
consistent en ceci surtout qu’eux furent des créateurs, alors qu’il n’y a plus eu que des suiveurs ;
rien de ce qui est qui n’ait eu sa place et sa destination fixées en ces temps d’advenue auxquels a
succédé notre temps de la répétition ; et rien par conséquent des choses établies qui ne soit à
reconduire tel au travers de la relève successive des générations. En bref, le dehors comme source
et l’immuable comme règle : voilà véritablement le noyau dur des attitudes et de la pensée
religieuses prises comme phénomène historique »993. L’essence du religieux correspond bien au
déni par les hommes de leur pouvoir de création et le report de cette puissance sur une source
transcendante par rapport au social. C’est ce qui explique le refus de tout changement et qui fait
dire à Gauchet que « l’essence du religieux, c’est d’être contre l’histoire et contre ce qui nous
l’impose comme destin »994.
Ce refus de toute évolution n’est toutefois pas premier, assure Gauchet, mais dérive d’un désir
plus profond encore : le désir d’unité, lequel combat farouchement toute division sociale. Cette
990. CL 2, 372.
991. CL 2, 371.
992. CL 4, 224.
993. Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, pp. 19-20.
994. La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2002, p. 35. Trois pages avant, on peut lire : « Religion : le refus par l’homme de sa
propre puissance de créateur, le déni radical d’être pour quelque chose dans le monde humain tel qu’il est ; le report ailleurs, dans l’invisible, des raisons
présidant à l’organisation de la communauté des vivants-visibles (…). Notre loi, c’est du dehors qu’elle vient, notre manière d’être, c’est d’autres que nous la
devons, tout ce qui est, nature et culture confondues, a son principe et ses raisons au-delà de notre prise comme de notre pouvoir, au sein de la surnature »
(Ibid., 32).
- 274 -
thèse, qui doit beaucoup à Lefort, pourrait bien se retourner contre le projet d’autonomie ; aussi
convient-il de s’y arrêter un instant. Dans un article intitulé Esquisse d’une genèse de l’idéologie
dans les sociétés modernes, Lefort a montré comment l’annulation des effets de la division sociale
n’est possible que parce que les représentations symboliques occultent cette même division, son
caractère historique, en la rapportant à un ordre naturel dont la source échappe à l’emprise des
hommes. Il pousse ici une intuition de Marx qui, partant de l’analyse du despotisme asiatique, a su
dégager « la singularité d’un mode d’institution du social dans lequel les effets de la division et de
l’historicité ne peuvent plus être neutralisés sous le signe de la représentation ». Lefort assure que
l’on ne peut rendre compte de la pérennité de ce mode de production sur laquelle Marx réfléchit
qu’en reconnaissant « la pleine efficacité d’un dispositif symbolique qui (…) rend possible
l’inscription de l’ordre établi entre les groupes et les agents sociaux dans l’ordre du monde et
désamorce ainsi les effets de la division sociale. Dispositif dont la nature singulière est d’assurer
les conditions de l’occultation sans que puisse surgir la question d’une opposition entre
l’imaginaire et le réel ». C’est que, comme Lefort le précise, le réel « ne s’avère alors déterminable
qu’en tant qu’il est supposé déjà déterminé en vertu d’une parole qui, mythique ou religieuse,
témoigne d’un savoir (ne pouvant) mettre en jeu le fondement »995.
Partant, Marcel Gauchet montre, qu’au-delà de ses formes explicites, la religion a
fondamentalement la forme de l’Un, et qu’elle se spécifie par l’affirmation d’une triple unité : unité
du ciel et de la terre par un pouvoir médiateur ; unité du social et du pouvoir par le biais des
hiérarchies ; unité, enfin, des hommes au sein du social. « Une triple union qui condense sans doute
l’essentiel de ce que fut la structuration religieuse des sociétés », assure-t-il996.
Il peut alors mettre en évidence une forme persistance de religiosité, présente même dans les
expressions qui lui sont apparemment les plus opposées : « l’étonnant, remarque Gauchet,
l’extraordinaire même, est que cette forme implicite va se révéler capable de survivre à la
destruction de ses instruments explicites (…). Elle va hanter les esprits les plus (…) antireligieux à
travers tout le XIXe et jusque durant le premier XX e siècle. Elle va fournir le moule dans lequel va
se couler l’idée de son contraire : l’idée d’une histoire faite par les hommes et tournée vers
l’avenir ». Et Gauchet d’assurer que « la forme de l’Un, issue de l’âge de l’hétéronomie, va
commander jusqu’aux versions les plus radicales de l’autonomie »997.
Que faut-il penser d’une telle affirmation ? Comment comprendre ce retournement paradoxal, par
995. Les formes de l’histoire, op. cit., pp. 504-505. Lefort reconnaît qu’il va ici au-delà de Marx : « À coup sûr nous transgressons les frontières du
marxisme, en rejetant l’idée que mythes et religions sont de simples fictions humaines, mais pour tenter de penser dans son sillage un modèle dans lequel le
dispositif symbolique est tel que la dissimulation de la division sociale coïncide avec le pouvoir effectif d’enrayer ses effets, et la dissimulation de
l’historique avec le pouvoir effectif de barrer la voie du changement ou de contenir son cours » (Ibid., p. 506).
996. La démocratie contre elle-même, op. cit., p. 103. Nous soulignons.
997. Ibid., 104.
- 275 -
lequel l’autonomie se renverse dans son contraire ? Mais surtout, question qui doit évidemment
nous retenir, le projet d’autonomie tel que Castoriadis le porte tombe-t-il sous le coup de cette
critique ?
On ne saurait en effet défendre un projet contradictoire au point de se faire l’écho de ce qu’il
dénonce consciemment. Pourquoi du reste défendre un projet devenu caduc ? Gauchet précise en
effet que c’est le travail même de l’histoire « qui avait rendu la religion implicite de l’histoire, à un
moment donné », qui aujourd’hui « a rendu impensable la figure de la fin de l’histoire et [qui] a
dissout simultanément les prestiges obsédants de l’Un collectif ». Et de conclure que la perspective
révolutionnaire est ainsi privée de sens — thèse qui nous contraint à montrer qu’elle ne s’applique
nullement au projet de Castoriadis.
3) Une acception mythique de l’émancipation
Il n’est pas très difficile en vérité de défendre le projet d’autonomie porté par Castoriadis contre
les critiques avancées par Marcel Gauchet. Il y a peu de chances du reste que ce dernier ait pensé,
en parlant des « versions les plus radicales de l’autonomie », à l’auteur de L’institution imaginaire
de la société ; ouvrage qui dénonce explicitement « le “communisme” dans son acception
mythique ». L’emploi des guillemets suggère que ce qu’il faut entendre par là ne relève nullement
d’un communisme authentique ; de sorte que se manifestent les divergences avec Gauchet qui, pas
plus que Lefort, ne croit que l’on puisse aujourd’hui envisager sérieusement une autre société que
la nôtre.
Mais tenons nous-en à la position de Castoriadis et tâchons de comprendre ce qu’il a en vue en
parlant d’« acception mythique du communisme ». Nul doute qu’il se réfère à une certaine
orientation de Marx concernant « la phase supérieure du communisme » dont il est notamment
question dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand 998. Cela pourra surprendre tant
il semble difficile d’associer les thèses Marx à des perspectives mythiques ou utopiques au sens
trivial du mot, désignant un projet irréalisable, une sorte de rêve éveillé. Souvenons-nous que le
Manifeste communiste consacre plusieurs pages à dénoncer le « socialisme et [le] communisme
utopiques et critiques », et que son auteur a vivement réagi, dès le premier numéro de La revue
communiste, contre le projet du citoyen Cabet qui, las d’être persécuté et calomnié par tous pour
ses positions communistes, invitait ses camarades à fuir la France pour le Texas 999. Castoriadis
998. Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, tome 1, p. 1420.
999. Marx, Œuvres, I, pp. 190-193. Cabet est l’auteur de Voyage en Icarie, récit des aventures de Lord W. Cansdal, paru en, 1847 où il présente son désir
de fonder une société communiste en terre “vierge” de toute idéologie. Le texte de Marx est reproduit, accompagné d’un très beau commentaire, in : L.
Marin, Utopiques: jeux d’espace, Paris Minuit, 1973, pp. 343 sq.
- 276 -
reconnaît que les idées de Marx quant à la phase supérieure du communisme « sont restées
imprécises »1000 , mais ne rappelle pas moins que le Manifeste communiste parle du moment où
« les différences de classe auront disparu », où donc « le pouvoir public perdra son caractère
politique » — moment qui doit être celui d’une société comprise comme « une association où le
libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous »1001.
Aussi, même s’il admet que « dans les intuitions de Marx concernant le dépassement de
l’aliénation, il y a une foule d’éléments d’une vérité incontestable », notamment la nécessité de
l’abolition des classes et d’une transformation des institutions entraînant un bouleversement dans
les vies individuelles comme dans la vie collective, Castoriadis invite à reconnaître que « ces
éléments ont subi, parfois chez Marx et Engels eux-mêmes, et en tout cas chez les marxistes, un
glissement vers une mythologie mal définie mais finalement mystificatrice »1002 — et c’est cela
qu’il dénonce. « Si par communisme (“phase supérieure”) on entend une société d’où serait absente
toute résistance, toute épaisseur, toute opacité ; une société qui serait elle-même pure transparence,
où les désirs de tous s’accorderaient spontanément (…) ; une société qui découvrirait, formulerait
et réaliserait sa volonté collective sans passer par des institutions, ou dont les institutions ne
feraient jamais problème — si c’est de cela qu’il s’agit, il faut dire clairement que c’est là une
rêverie incohérente, un état irréel et irréalisable dont la représentation doit être éliminée », assure
Castoriadis avant de conclure que c’est là « une formation mythique »1003.
Un tel jugement ne prend tout sens que rapporté à son approche de l’individu et du social. En ce
qui concerne l’individu nous savons qu’il n’est ni possible, ni souhaitable, d’imaginer arriver à un
état qui serait comme un assèchement de l’inconscient. Le social non plus ne peut jamais être
totalement maîtrisé : il est un collectif anonyme qui certes se donne comme « structure des
ensembles humains », mais qui « dépasse toute structure donnée, un productif insaisissable, un
formant informe, un toujours plus et toujours aussi autre ». Le collectif anonyme, continue
Castoriadis, « c’est ce qui ne peut se présenter que dans et par l’institution, mais qui est toujours
infiniment plus que l’institution puisqu’il est, paradoxalement, à la fois (…) ce qui la crée, la
maintient en existence, l’altère, la détruit »1004.
Il importe de souligner qu’il n’y a là aucun fatalisme, nulle affirmation d’une aliénation
structurelle. « Notre rapport au social — et à l’historique qui en est le déploiement dans le temps
— ne peut pas être appelé rapport de dépendance, cela n’aurait aucun sens. C’est un rapport
d’inhérence, qui comme tel n’est ni liberté, ni aliénation, mais le terrain sur lequel la liberté et
1000. IIS. 164.
1001. Marx, Manifeste communiste, op. cit., 182-183.
1002. IIS, 165.
1003. IIS, 165-166.
1004. IIS, 166-167.
- 277 -
l’aliénation peuvent exister, et que seul le délire d’un narcissisme absolu pourrait vouloir abolir,
déplorer, ou voir comme une condition “négative” »1005, précise Castoriadis sont nous savons qu’il
refuse de voir là comme une malédiction.
Ouvrons une parenthèse pour préciser que, lors d’un entretien accordé pour la revue Esprit en
1979, Castoriadis assure que cette analyse de L’institution imaginaire de la société dont nous
venons de citer un extrait, répondait implicitement à une thèse soutenue par Merleau-Ponty 1006.
Celui-ci justifiait sa rupture avec le marxisme, ce qui pour lui signifiait son renoncement à la
révolution, d’une prise de conscience du poids structurel de l’institué. Cette thèse, Castoriadis la
rapporte et la commente alors comme suit : « Le père de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui
écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation
au contenu de l’histoire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse :
toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. Conséquence
immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité. J’ai longuement,
quoiqu’indirectement, discuté cette thèse dans L’institution imaginaire… (Chapitre II) »1007. Le
passage auquel Castoriadis fait référence nous paraît se situer dans l’épilogue de l’ouvrage de 1955
où Merleau-Ponty, constatant « que toutes les révolutions connues dégénèrent », assure « que ce
n’est pas là un hasard », puisqu’elles « ne peuvent jamais, comme régime institué, être ce qu’elles
étaient comme mouvement ». C’est pourquoi il en vient à affirmer que « les révolutions sont vraies
comme mouvements et fausses comme régimes », se demandant « s’il n’y a pas plus d’avenir dans
un régime qui ne prétend pas refaire l’histoire par la base, mais seulement la changer, et si ce n’est
pas ce régime qu’il faut chercher, au lieu d’entrer une fois de plus dans le cercle de la
révolution »1008. Cette thèse, que Castoriadis désigne du nom de « révoltisme », s’énonce bien à
partir d’une certaine conception de la révolution qui serait condamnée à déchoir une fois son élan
premier retombé. Conception au nom de laquelle Merleau-Ponty assure — en des lignes que nous
pensons être celles auxquelles Castoriadis fait référence — que défendre la révolution, « c’est faire
comme si tout ce qui existe historiquement n’était pas à la fois mouvement et inertie, c’est placer
dans l’histoire comme des contenus d’une part le principe de la résistance, qu’on appelle
bourgeoisie, d’autre part le principe du mouvement qu’on appelle prolétariat, alors qu’ils sont la
structure même de l’histoire en tant que passage à la généralité et à l’institution des rapports entre
personnes »1009.
On comprend que Castoriadis tienne à réfuter pareille position qui rend caduque toute velléité
1005. IIS, 167.
1006. Voir aussi supra. Partie III, chap. 1, note 33.
1007. CS, 347.
1008. Les aventures de la dialectique, op. cit., 287.
1009. Id., p. 305.
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émancipatrice1010. Ce qu’il fait en la rapprochant d’une autre formule de Merleau-Ponty, qu’il
donne comme étant : « Il y a comme un maléfice de l’existence à plusieurs »1011. Et de préciser :
« Comme en dehors des phantasmes d’une philosophie égologique (dont Merleau-Ponty se révèle
ici prisonnier), il n’y a pas d’existence autre qu’à plusieurs, la phrase équivaut à : il y a un maléfice
de l’existence, point. Idée privée de sens »1012. Il est étrange que le penseur qui a magnifiquement
montré comment le corps, loin d’être aliénant, est ouverture au monde, ne saisisse pas qu’il en va
de même pour le social-historique. Castoriadis y voit l’indice du poids de la pensée héritée 1013.
Refermons cette parenthèse en soulignant fortement que le refus de penser l’aliénation comme
relevant de la structure du social-historique ne conduit pas Castoriadis à croire possible la parfaite
maîtrise de ce dernier. Il dénonce au contraire avec énergie le refus d’une situation qui nous
échappe nécessairement : « Cette idéologie qui ne peut pas accepter l’inhérence, la finitude, la
limitation et le manque, cultive le mépris de ce réel trop vert qu’elle peut atteindre, sous une double
forme : par la construction d’une fiction “pleine” et par l’indifférence quant à ce qui est et ce que
l’on peut en faire. Et cela se manifeste, sur le plan théorique, par cette exigence exorbitante, de
récupération intégrale du “sens” de l’histoire passée et à venir ; et sur le plan pratique ; par cette
idée non moins exorbitante, de l’homme “dominant son histoire” — maître et possesseur de
l’histoire, comme il serait sur le point de l’être de la nature. Ces idées, pour autant que l’on les
trouve dans le marxisme, traduisent sa dépendance de l’idéologie traditionnelle »1014.
Castoriadis considère que, malgré des avancées remarquables, Marx n’a pas su se dégager de
l’ontologie hérité, restant donc « en sevrage auprès de Hegel, d’Aristote et de Platon »1015. C’est
toujours la même critique qui revient ici : « La vue hégélo-marxiste, indissociablement
1010. Comme le remarque Castoriadis, « si l’aliénation appartient à la structure de l’histoire, elle ne peut pas comporter de plus et de moins. À partir de
quoi, et moyennant quoi, pourrait-on alors préférer telle forme de société à telle autre ? » (CS, 347-49).
1011. Merleau-Ponty assure exactement qu’il y a « comme un maléfice de la vie à plusieurs » (Humanisme et terreur, op. cit., p 68). La thèse se retrouve
dans les Notes sur Machiavel : « Comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la
constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en quelque sorte la vérité de l'action
historique. Le pouvoir porte autour de lui un halo, et sa malédiction — comme d'ailleurs celle du peuple qui ne se connaît pas davantage — est de ne pas voir
l'image de lui-même qu'il offre aux autres. C’est donc une condition fondamentale de la politique de se dérouler dans l’apparence » (Éloge de la philosophie,
Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p. 295-296).
1012. CS, 348.
1013. Castoriadis parle du « clivage de la pensée de Merleau-Ponty à cet égard (en apparence étrange, mais en vérité nécessaire) » : « l’occultation du
social-historique est condition de possibilité de la pensée héritée). Pour Merleau-Ponty, l’idée que je serais “emprisonné dans mon corps”, que la corporéité
serait synonyme d’esclavage ou d’aliénation, est absurde, mon corps ne me “limite” pas, il est ouverture et accès au monde. Et cela est évident. Or, je suis un
être social-historique, à cet égard, comme je suis “corporel” : la dimension social-historique de mon être n’en est pas une “limitation”, elle en est le sol même
— à partir de quoi seulement des “limitations” peuvent apparaître ou ne pas apparaître. L’existence de “plusieurs” autres, et d’une infinité d’autres et de
l'institution dans et par laquelle seulement ils peuvent être, comme moi, n’est pas « maléfice », elle est ce à partir de quoi je suis fait moi-même et j’existe. Or
cela Merleau-Ponty à la fois le voit (c’est éclatant lorsqu’il s’agit du langage, mais pas seulement dans ce cas) et il ne peut/veut pas le voir dans ses
conséquences ultimes surtout lorsqu’il s’agit de politique (de même qu’il voit que faire, un enfant ou un métier, n’a rien à voir avec le savoir absolu sans être
pour autant une activité aveugle — et qu’il continue implicitement à soumettre la politique révolutionnaire à l’exigence d’un savoir absolu) ».
1014. IIS, 168.
1015. EMO 1, 17.
- 279 -
téléologique et théologique, est celle d’une histoire qui, à travers peut-être les accidents, les retards
et les détours, serait finalement cumulation et centration, clarification et synthèse, recollection »1016.
Sans doute est-il plus facile d’adresser un tel reproche à Hegel qu’à Marx. C’est en effet de
manière tout à fait explicite que celui-là expose le désir de retrouver l’unité perdue. Il en fait même
une exigence, parlant de la philosophie comme d’un besoin pour une société qui, comme celle à
laquelle il appartient, connaît la séparation
1017
. Nulle affirmation de ce genre chez Marx ! Pourtant,
comme nous l’avons dit, il pense le stade supérieur du communisme comme une société sans
conflit, où, assure-t-il, reprenant une formule de Prosper Enfantin, « la société pourra écrire sur ses
bannières : “De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins !” »1018. Or cette thèse, qui
semble la solution enfin trouvée à la question de la justice posée par Aristote, Castoriadis se
demande dans quelle mesure elle ne « revient pas à une suppression des conditions sous lesquelles
il y a problème » ; et si elle « ne signifie pas en vérité que la seule manière de résoudre la question
de la justice (c’est-à-dire, de la politique) est de créer les conditions pour que cette question ne se
pose plus ». Il ajoute : « Est-ce que le caractère apparemment “inattaquable” de la réponse de
Marx ne vient pas précisément de son contenu mythique ? » Tout se passe en effet comme si ce que
Marx visait n’était pas simplement de s’évader du droit bourgeois, mais bien du droit tout court,
c’est-à-dire « de résorber totalement la loi dans le comportement effectif des individus, de
supprimer tout écart aussi bien entre le privé et le public qu’entre la société instituante et la société
instituée, de revenir à une naturalité (surnaturelle) de l’homme, lequel n’étant plus asservi par
l’“abstraction”, deviendrait immédiatement un universel concret, à savoir, selon la propre
expression de Marx, “homme total” »1019.
Mais que faut-il au juste entendre par cette expression d’homme total ? Henri Lefebvre l’explique
clairement : « L’homme total est le sujet et l’objet du devenir (…). L’homme total est le sujet-objet
1016. SB, 54.
1017. « La division en deux est la source du besoin de la philosophie ». (Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling,
op. cit., p. 109). Deux pages plus loin, on peut lire : « Sous la forme de la réflexion fixée d’un monde d’essence, pensante et pensée, opposée à un monde réel
cette division entre sujet et objet tombe dans l’Occident du nord. À mesure que la culture prospère et que se diversifie le développement des expressions de la
vie où peut venir s’enlacer la division en deux, celle-ci devient plus puissante (...) et les efforts de la vie qui cherche à renaître d’elle-même dans l’harmonie
se font plus étrangers à la culture totale plus insignifiants ». Hegel n’a cessé de regretter que « la culture en progrès » se soit séparée « de la perfection
esthétique suprême, telle qu’elle se forme en une religion déterminée, où l’homme s'élève au dessus de la dichotomie et voit, dans le royaume de la grâce,
disparaître la liberté du sujet et la nécessité de l’objet ».
1018. « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et,
par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail ne sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais encore le
premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la
richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement on pourra s’évader de l’horizon étroit du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses
drapeaux “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” » (Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, tome 1, p. 1420).
1019. Cl 1, 303-304. « L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total » (Marx, Manuscrits de 1844, op.
cit., p. 148).
- 280 -
d’abord déchiré, et dissocié et enchaîné à la nécessité et à l’abstraction. À travers ce déchirement il
va vers la liberté ; il devient nature, mais libre. Il devient totalité, comme la nature, mais en la
dominant. L’homme total est l’homme “désaliéné” (…). La fin de l’aliénation humaine sera ”le
retour de l’homme à lui-même”, c’est-à-dire l’unité de tous les éléments de l’humain. Ce
“naturalisme achevé” coïncide avec l’humanisme. Il créera l’homme humain en gardant toute la
richesse du développement ». Lefebvre précise quelques lignes plus loin qu’en cela « l’idée de
homme total prolonge » les tentatives passées où « l’unité de l’homme avec la communauté était
recherché dans les rites religieux ou les impératifs moraux » et où « l’unité de l’homme avec
l’univers semblait atteinte dans certains moments de communion extatique où la conscience sortait
de soi ». Mais, ajoute-t-il, « après le moment de la conversion, ou de la communion, ou de l’extase,
l’être humain retrouvait son malheur », de sorte qu’il faut reconnaître que « cet effort vers l’unique
[nous soulignons], s’est presque toujours manifesté jusqu’ici dans l’aliénation ». Mais, assure-t-il,
si l’idée de l’homme total s’inscrit dans cette quête, c’est « sur un plan positif et efficace » :
« l’homme total est l’Idée, cette idée que l’idéalisme réduisait à l’activité théorique, et qu’il
concevait hors de la vie, toute faite dans l’absolu ». Convaincu que « l’individu périssable a dans
son Moi plus que lui-même : l’homme, l’esprit, l’être » et que « l’homme humain veut transmettre
et perpétuer cet être, l’élargir, l’approfondir », Henri Lefebvre conclut par un appel à une
« philosophie nouvelle » dont la tâche sera « d’“effectuer” les liaisons implicites entre tous les
éléments et aspects du contenu de la conscience et de l’être humains » et dont le seul critère sera
« un critère pratique : éliminer ce qui arrête le mouvement, ce qui sépare et dissocie, ce qui
empêche le Dépassement »1020.
Il n’est sans doute pas meilleure illustration de ce qu’avance et combat Castoriadis ! Le
marxisme, dans certaines de ces expressions tout du moins, relève bien encore du religieux. Loin
de signifier une sortie de l’aliénation, une telle perspective doit être comprise comme une de ses
expressions les plus insidieuses et rapprochée du sentiment « océanique » dont parle Freud1021.
L’autonomie à quoi en appelle Castoriadis est évidemment tout autre puisqu’elle suppose la
reconnaissance explicite de la finitude humaine et du chaos du monde : « la question de la société
autonome est aussi celle-ci : jusqu’à quand l’humanité aura-t-elle besoin de se cacher l’Abîme du
1020. Le matérialisme dialectique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1990, pp. 159-164.
1021. Au début de Malaise dans la culture, Freud rappelle les réactions d’un lecteur de L’avenir d’une illusion — il s’agit de Romain Rolland : « Je lui
avais adressé le petit livre où je traite la religion d’illusion ; il me répondit qu’il serait entièrement d'accord avec moi s’il ne devait regretter que je n’eusse
tenu aucun compte de la source réelle de la religiosité. Celle-ci résiderait, à ses yeux, dans un sentiment particulier dont lui-même était constamment animé,
dont beaucoup d’autres lui avaient confirmé la réalité, dont enfin il était en droit de supposer l'existence chez des millions d'êtres humains. Ce sentiment, il
l’appellerait volontiers la sensation de l’éternité, il y verrait le sentiment de quelque chose d'illimité, d’infini, en un mot : d’“océanique”. Il en ferait ainsi une
donnée purement subjective, et nullement un article de foi. Aucune promesse de survie personnelle ne s’y rattacherait. Et pourtant, telle serait la source de
l’énergie religieuse, source captée par les diverses Églises ou les multiples systèmes religieux, par eux canalisée dans certaines voies, et même tarie aussi.
Enfin la seule existence de ce sentiment océanique autoriserait à se déclarer religieux, alors même qu’on répudierait toute croyance ou toute illusion »
(Malaise dans la civilisation, trad. Ch. Et J. Odier, Paris, PUF, 1986, pp. 5-6).
- 281 -
monde et d’elle-même derrière les simulacres institués ? »1022.
La question paraît désespérée. Mais son expression même atteste qu’il est possible de se dégager,
au moins partiellement, de l’emprise des représentations traditionnelles. Et ce, parce que nous
sommes d’une société ayant rompu la clôture du sens — situation qui ne s’est produite que deux
dans l’histoire affirme Castoriadis, en Grèce ancienne et en Europe occidentale ; parce que « de
cette rupture nous sommes héritiers », ajoutant que rupture qui « implique le refus d’une source de
sens autre que l’activité vivante des humains » s’exprime par la création de la politique et de la
philosophie1023.
Anticipant sur ce qui va nous occuper à présent, nous pouvons conclure ce point par une dernière
remarque quant à la question de l’aliénation dont nous avons dit, avec Emmanuel Renault, qu’elle
se pose à partir de l’idée d’une séparation d’avec soi et d’avec le monde en raison de conditions
sociales données. Si le projet d’autonomie vise au dépassement de telles séparations, c’est, d’une
part, qu’il suppose que les individus s’inscrivent dans une tradition historique, celle qui porte ce
projet justement, se réappropriant ainsi le monde social en quelque façon, et, d’autre part, qu’il n’a
de sens que dans la mesure où les individus se reconnaissent comme libres par leur citoyenneté
affirmée.
1022. CL 2, 383.
1023. CL 4, 225.
- 282 -
CHAPITRE 2
L’AUTONOMIE COMME DÉMOCRATIE
Le chapitre précédent a permis de préciser ce que Castoriadis entend par autonomie :
essentiellement l’établissement de rapports spécifiques entre les instances psychiques pour ce qui
est de l’individu, et avec l’institution pour ce qui est de la société dans son ensemble. D’un côté, il
s’agit de prendre conscience que l’on est structuré par des désirs et des représentations qui
s’imposent à nous afin, non pas de les éliminer, mais de mieux les maîtriser. C’est ainsi que l’on
peut et que l’on doit accepter sa finitude ; ce qui n’empêchera jamais la présence en soi d’un désir
d’immortalité. D’un autre côté, la société autonome ne doit pas se laisser dominer par l’institué en
déniant le fait qu’il relève toujours de son ou de ses institutions, c’est-à-dire de son imaginaire
instituant.
Ainsi pensée, l’autonomie ne peut se réaliser sans de profonds changements. Le projet qui vise
celle-ci suppose donc une transformation radicale, une subversion de l’“ordre” établi ; de sorte que
l’on peut admettre qu’il s’agit bien d’un projet révolutionnaire. Faut-il le souligner ? Par révolution
Castoriadis n’entend ni barricades ni prise du Palais d’Hiver ; elle ne suppose, selon lui, « ni
fusillade ni effusion de sang »1024. Mais c’est un mot trop chargé aujourd’hui — « prostitué » dit
Castoriadis — pour que l’on puisse continuer de l’utiliser sans risque de confusion. Sans doute estce la raison pour laquelle, à partir du milieu des années 70, il se fait plus rare sous sa plume et que
celui de démocratie s’impose d’autant. Le vocabulaire change, mais la chose reste : il s’agit
toujours d’organisation d’une société autonome, sans laquelle l’autonomie individuelle ne peut
qu’être partielle. En 1963, dans l’article Recommencer la révolution, il écrivait : « Pour nous, au
centre de tout, se place l’autonomie des travailleurs, la capacité des masses à se diriger ellesmêmes, sans laquelle toute idée de socialisme devient immédiatement une mystification »1025. Près
de trente années plus tard, en 1990, il assurait, s’appuyant sur l’étymologie, que la démocratie,
c’est le « kratos du dèmos, le pouvoir du peuple »1026.
Sans doute peut-on percevoir une évolution dans la représentation du régime visé accompagnant
la substitution des termes ; une insistance plutôt sur le fait que c’est la totalité de la population qui
est concernée et non seulement les masses dominées. Mais ce changement d’accent ne doit pas
masquer l’essentiel, qui concerne les éléments permettant de penser collectivement la mise en place
1024. CL 6, 129.
1025. EMO 2, 320.
1026. « L’étymologie ne résout pas tous les problèmes de substance, mais parfois aide à penser. Démocratie : dèmos et kratos, kratos du dèmos, le
pouvoir du peuple » (CL 6, 145). Signalons qu’en 1999, au cours d’un entretien, il assure qu’il a décrit le régime démocratique auquel il pense dès 1957 :
« Si ça valait la peine… je peux vous ressortir une description du régime démocratique tel que je l’ai toujours pensé et décrit, depuis Socialisme ou
Barbarie » (Revue du M.AU.S.S., n° 14, p. 197)
- 283 -
d’une autre société. Ce qui conduit, secondairement, à dénoncer les démocraties occidentales
comme n’étant démocratiques que de nom 1027. Cela peut étonner, voire choquer ou offusquer. La
question n’est cependant pas là, mais dans la considération de la cohérence des propositions de
Castoriadis qui conduisent à la défense d’une démocratie directe. Il faut bien reconnaître que les
expériences historiques ne plaident pas en sa faveur. Platon a en tiré immédiatement les leçons, et
l’on peut se demander si elles ne sont pas toujours valables, comme semblent l’admettre bon
nombre de penseurs modernes considérant les risques d’un pouvoir sans limites aux mains des
masses. Castoriadis ne les prend guère en compte pourtant, sinon pour les mettre en cause. Si son
attitude est souvent cavalière, il faut surtout se demander ce qui la justifie. Mais, avant tout, il faut
commencer par revenir sur ce qui a poussé Castoriadis à se tourner vers la Grèce ancienne.
I. Questions de méthode
Si Castoriadis se tourne donc vers la Grèce ancienne pour penser la démocratie comprise la
forme politique de l’autonomie, c’est qu’elle est le lieu d’invention de la politique. Qu’est-ce à dire
au juste ? Et pourquoi se tourner vers la Grèce ? La modernité ne fournit-elle pas suffisamment
d’éléments pour cela ? Ce qui a paru possible à Lefort — mettre en évidence la spécificité de la
démocratie par une analyse comparée avec l’ordre ancien — ne le serait donc pas pour Castoriadis.
Est-ce là l’expression d’une sensibilité personnelle, ou faut-il y voir davantage ?
Il est à noter, par ailleurs, que Castoriadis parle de la politique, assurant que son intérêt pour la
Grèce tient au fait qu’elle est le lieu de son expression première. Il ne fait pas de doute pourtant
qu’il connaît la mise au point faite par Lefort en ce qui concerne l’emploi de ce terme, qu’il sait
parfaitement que ce dernier parle du politique — qu’il tient soigneusement à distinguer de son
usage au féminin. Voici donc deux auteurs qui usent des mêmes termes dans des sens différents ;
ce qui justifie le propos de Lefort quant à l’ambiguïté du terme “politique” 1028, et nous invite tâcher
de rendre raison de ces différences terminologiques. Comme, à notre connaissance, il n’existe pas
de texte abordant explicitement ce point1029, nous commencerons par une rapide étude comparée
des modes d’approche de la démocratie de Lefort et de Castoriadis.
1027. « Il y a aussi ce que les journalistes et les politiciens appellent la “démocratie” et qui est en fait une oligarchie libérale » (CL 4, 62).
1028. « Le mot politique nous met en présence d’une ambiguïté qu’il faut trancher pour savoir de quoi l’on parle. Le fait qu’on choisisse de dire le
politique ou la politique fournit, comme chacun sait, un indice de cette ambiguïté » (Essais sur le politique, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 2001, p. 279).
1029. On trouve, bien entendu, des références éparses, souvent implicites du reste, à Lefort sous la plume de Castoriadis. Mais celui-ci n’a pas produit de
texte, hors ceux de la période de Socialisme ou Barbarie, procédant d’une analyse systématique des vues de Lefort.
- 284 -
1) Le et la politique
Si Lefort opère une distinction entre le et la politique, c’est qu’il entend démarquer son travail de
la science ou sociologie politique ; qui parce qu’elle se prétend science, se doit d’obéir à des
impératifs d’objectivité et de neutralité axiologique, comme l’a clairement manifesté Max
Weber1030. Autant dire qu’elle ne peut émettre que des jugements de fait ; les jugements de valeur
relevant de prises positions politiques. C’est là un thème bien connu que Weber a clairement
abordé dans sa conférence sur le savant et le politique : le savant en tant que tel, ne peut se
prononcer sur la valeur des présupposés de l’action ou des fins qu’elle poursuit, devant se contenter
d’élucider les conséquences ou les attentes d’une position donnée 1031. L’exigence d’objectivité
conduit par ailleurs à circonscrire, au sein même du monde social, le domaine de l’activité
politique. Comme dit Lefort, « l’opération de connaissance qui met en relation avec l’objet (…) le
fait surgir en le séparant d’autres objets définis ou définissables. Le critère de ce qui est politique se
donne comme critère de ce qui est non politique »1032. C’est ainsi que l’approche sociologique ou la
science politique comprennent la démocratie comme un système politique se distinguant d’autres
systèmes possibles par la nature de ses institutions. L’élément discriminant pour une telle
analyse, étant le pouvoir dont Weber assure qu’il est le moyen, pour un individu ou un groupe,
d’exercer une domination spécifique sous un rapport d’autorité.
Lefort souligne qu’une telle démarche, se voulant objective, ignore que l’accès au social procède
du social lui-même. La science politique est donc dénoncée comme une idéologie, au sens que nous
avons donné à ce terme dans la première partie de ce travail ; au sens où Jean Granier parle « d’une
pensée oublieuse de ses assises existentielles, d’une pensée qui s’arrache au processus de la praxis,
dont elle n’est qu’un moment, pour s’ériger en origine transcendante de ses actes de signification et
pour déployer le monde matériel comme un spectacle qu’elle dominerait »1033. Ainsi, la science
politique, prenant comme universel ce qui n’est que particularité, se figure que la structuration du
social qu’elle appréhende est toujours opératoire, alors qu’elle est le fait même des sociétés
modernes. Autant dire qu’elle reste aveugle sur l’émergence de la différenciation des sphères
(politique, économique, religieuse, etc.) caractéristique de ces sociétés, sur l’événement par quoi
surgissent les sociétés modernes. À l’encontre de cette science de la politique, Lefort propose une
pensée du politique. « Nous visons par ce terme, explique-t-il, (…) les principes générateurs de la
1030. Essais de la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Pocket, 1992.
1031. M. Weber, Le savant et le politique, trad. non précisée, Paris, Plon, coll. 10/18, 1990. Voir l’introduction de R. Aron qui met en évidence la portée
de la thèse de Weber en la reliant à son refus d’admettre la possibilité de fonder rationnellement les valeurs ; ce qu’il exprime au travers de l’expression « la
guerre des dieux ». On pourrait dire que, selon Weber, le savant est dans la même situation que la raison kantienne en ce qui concerne les impératifs
hypothétiques : l’objectivité ne peut porter que sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre une fin qui relève de la volonté du ou des sujets de l’action.
1032. Essais sur le politique, op. cit., p. 279.
1033. Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, op. cit., p. 153.
- 285 -
société, ou, à mieux dire, des diverses formes de sociétés »1034. Autrement dit, si la politique
envisage un système politique compris par opposition à d’autres, le politique doit se comprendre
comme ce qui opère « une certaine mise en forme de la coexistence sociale »1035. Aussi le politique
a-t-il affaire avec l’institution même du social ; ce pourquoi Lefort précise, à la page suivante, que
« la notion de mise en forme (…) implique celle d’une mise en sens et d’une mise en scène des
rapports sociaux ». La mise en forme ne tire son efficience en effet que parce qu’elle est
immédiatement perçue par tous les membres de la société si l’on peut dire, que parce qu’elle
s’impose à eux comme cadre signifiant et normatif.
C’est au lieu du pouvoir, assure Lefort, qu’il est possible de saisir cette mise en forme de la
société. Il est en effet le « pôle symbolique » qui “tient” la société, qui fait qu’une société existe,
qu’il n’y a pas simple agrégat d’éléments épars. Il est donc à la fois ce qui spécifie la société et qui
permet son déchiffrement, de sorte que l’on peut dire qu’il est comme en extériorité vis-à-vis
d’elle1036 : les principes organisateurs de la société qui s’y manifestent ne sont de personne. La
différence entre les vues de Lefort et celles de la sociologie politique devient claire : le pouvoir tel
que Lefort l’envisage n’est jamais réductible à un simple moyen. Sans doute possède-t-il aussi une
dimension instrumentale, mais celle-ci présuppose toujours une dimension symbolique sur laquelle
les détenteurs du pouvoir ne peuvent avoir prise puisque leur compréhension d’eux-mêmes et du
social en dépend.
La question qui se pose au penseur du politique n’est donc pas d’analyser un système donné,
mais plutôt de déchiffrer les significations qui s’expriment en ce lieu spécifique du pouvoir. Cela
suppose un travail d’interprétation qui, partant des formes explicites et apparentes du pouvoir, doit
en chercher l’origine au niveau de la matrice symbolique organisatrice. Cela suppose également un
travail comparatif, afin de pas se laisser abuser par un seul type de pouvoir, qui pourrait alors
facilement passer pour “naturel”. C’est ainsi que Lefort va entreprendre de penser la démocratie par
confrontation avec l’ordre ancien : « la singularité de la démocratie ne devient pleinement sensible
qu’à se souvenir de ce que fut le système monarchique sous l’Ancien Régime », assure-t-il1037. La
conclusion qu’il en tire est bien connue : la démocratie est le seul régime « dans lequel soit
aménagée une représentation du pouvoir qui atteste qu’il est un lieu vide, qui maintienne ainsi
l’écart du symbolique et du réel. Cela par la vertu d’un discours d’où il ressort que le pouvoir
n’appartient à personne ; que ceux qui l’exercent ne le détiennent pas, mieux, ne l’incarnent pas ;
que l’exercice du pouvoir requiert une compétition périodiquement renouvelée, que l’autorité qui
1034. Essais sur le politique, op. cit., p. 280.
1035. Ibid., p. 281.
1036. « Le pouvoir, avant même qu’on l’examine dans ses déterminations empiriques, s’avère ce pôle symbolique ; il manifeste une extériorité de la
société à elle-même, lui assure une quasi-réflexion sur elle-même. Cette extériorité, nous devons certes nous garder de la projeter dans le réel ; il ne ferait
plus sens alors pour la société. Mieux vaut dire qu’il fait signe vers un dehors, depuis lequel elle se définit » (Essais sur le politique, op. cit., p. 291).
1037. Essais sur le politique, op. cit., 27.
- 286 -
en a la charge se fait et se refait en conséquence de la manifestation de la volonté populaire »1038.
Pour sommaire qu’il soit, ce rappel de certaines thèses cardinales de Lefort quant à sa pensée de
la démocratie, nous paraît suffisant pour dégager, par contraste, l’originalité de la démarche de
Castoriadis. Ce qui frappe immédiatement pourtant, ce sont plutôt les points de convergence quant
à l’approche du social. Tout comme Lefort, Castoriadis refuse en effet l’approche de la science
politique — même s’il parle d’imaginaire plutôt que de symbolique. Et pour la même raison : la
société n’est pas un simple objet d’étude : on ne peut s’en extraire pour l’étudier comme un
élément extérieur à soi. « Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une théorie de l’institution, assure
Castoriadis, car la théorie c’est la theôria : le regard qui se met en face de quelque chose et
l’inspecte. Nous ne pouvons pas nous mettre en face de l’institution et l’inspecter puisque les
moyens, pour ce faire, font eux-mêmes partie de l’institution »1039. Comme Lefort, il est alors
amené, non pas à étudier empiriquement des systèmes établis, mais à analyser les significations
sociales à l’œuvre : « l’objectif ultime de la recherche sociale et historique est de restituer et
d’analyser, tant que faire se peut, ces significations dans le cas de chaque société étudiée ».
Castoriadis considère que de telles significations ne sont aux mains de personne, qu’elles relèvent
d’un collectif anonyme — ce qui est encore un point de convergence avec Lefort : « nous ne
pouvons penser cette création que comme l’œuvre non pas d’un ou de quelques individus
désignables, mais de l’imaginaire instituant, auquel, à cet égard, nous donnerons le nom de pouvoir
instituant. Pouvoir qui n’est jamais pleinement explicitable »1040.
Pourtant, comme nous avons dit, Lefort et Castoriadis ne pensent pas le politique et la politique
de la même manière. Comment le comprendre ? Il ne nous semble pas qu’il n’y ait là qu’une
simple question de vocabulaire. Nous pensons, au contraire, qu’au-delà des convergences
constatées, ce sont deux approches du social qui s’affirment 1041, donnant lieu à deux appréciations
politiques différentes, à deux conceptions de la démocratie. C’est ce qui ressort des griefs à
l’endroit de Lefort que la démarche de Castoriadis invite à formuler — même si, répétons-le,
hormis un rapide jugement, nous n’avons rien trouvé sous la plume de Castoriadis concernant ce
point. Ces griefs peuvent se rapporter suivant deux axes critiques.
On peut tout d’abord contester le sens que Lefort donne au terme “politique”. Comme nous
savons, ce dernier entend se démarquer de la politique qui désigne à ses yeux l’approche
sociologique. Mais ce terme est ordinairement employé pour rendre compte d’une activité plutôt
1038. Essais sur le politique, op. cit., 291.
1039. CL 6, 115.
1040. CL 4, 159. L’emploi de l’expression « pouvoir instituant », nous paraît un signe de la convergence dont nous parlons — tout comme le fait que
Lefort emprunte à Piera Aulagnier, qui fut l’épouse de Castoriadis et dont les vues psychanalytiques sont fort proches des siennes, l’expression de “mise en
sens”. Lefort signale lui-même cet emprunt (Essais sur le politique, op. cit.,p. 282).
1041. Cette divergence était déjà manifeste à propos de la question de l’organisation.
- 287 -
que d’une théorisation. Ce pourquoi, pensons-nous, Castoriadis se refuse à l’abandonner, alors
même qu’il en critique l’usage. À en croire Julien Freund, la politique représenterait en effet
« l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la
sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre
au milieu de ces luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des
intérêts »1042. On comprend que Castoriadis refuse une telle réduction du champ politique, et qu’il
préfère nommer ce que Julien Freund désigne ici comme le politique, réservant l’emploi du terme
au féminin à « l’activité qui vise l’institution comme telle »1043. On peut, par ailleurs contester à
Lefort d’avoir pensé la structuration des sociétés modernes, leur mise en forme, en sens et en scène,
simplement à partir de l’opposition qu’elles manifestent par rapport à l’Ancien Régime, interdisant
de saisir leur profonde dualité. L’analyse de Castoriadis a pourtant permis de dégager deux
significations imaginaires centrales à l’œuvre dans le mode contemporain.
Ces reproches en entraînent un autre, consistant à remarquer qu’il semble impossible à Lefort de
développer une pensée critique des sociétés modernes. D’une part le terme politique, qu’il soit
employé au féminin ou au masculin, renvoie toujours pour lui à autre chose que l’activité des
hommes visant à transformer le social de manière volontaire et consciente. L’on ne voit pas,
d’autre part, dans sa définition de la démocratie de point d’appui pour dénoncer l’organisation
politique effective du sociétés occidentales1044.
Il nous paraît que la terminologie dont use Castoriadis est fort cohérente ; nous retiendrons donc
que le politique renvoie à la dimension du pouvoir institué qui, comme tel, existe dans toutes les
sociétés — et existera aussi dans une société autonome. Quant à la politique, elle exprime l’activité
mettant l’institution en jeu et ne peut donc exister que dans une société ayant reconnu sa dimension
instituante. On peut comprendre, dans ces conditions, que Castoriadis l’assimile parfois à la
démocratie. Indiquant au cours d’un de ses séminaires intitulé Création de la démocratie et de la
philosophie, qu’il aurait mieux fait de proposer comme titre La création de la politique et de la
philosophie en Grèce ancienne, il précise que « cette oscillation entre politique et démocratie [dans
le choix du titre de son séminaire] se comprend très facilement » — sa conception de la politique
étant « indissociable du fait que la collectivité décide de prendre en main ses affaires, et pas
1042. L’essence du politique, Paris, Dalloz, 2003, p. 751.
1043. CFG, 57. Nous soulignons. « Ce qui existe nécessairement dans toute société, c’est le politique — la dimension explicite, implicite, parfois
insaisissable —, qui a affaire avec le pouvoir, à savoir l’instance (ou les instances) instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables et qui doit
comprendre toujours, explicitement, ce que nous appelons un pouvoir judiciaire et un pouvoir gouvernemental (…). Le politique est tout ce qui concerne ce
pouvoir explicite » (CL 4, 221-222 et 224).
1044. Castoriadis ne s’est du reste pas privé de dénoncer cela de manière expresse : « Je trouve que chez Lefort, il y a une apologie de la démocratie en
général — une théorie de la démocratie si l’on veut (…). Ce que je ne vois pas chez Lefort (…), c’est une quelconque critique de la société contemporaine »
(Revue du M.A.U.S.S. n° 13, p. 24).
- 288 -
seulement les affaires au jour le jour mais ce que l’on appellerait en langage courant sa législation,
c’est-à-dire finalement son institution »1045.
Retenons donc que « discuter de la démocratie, c’est discuter de la politique », et que « la
politique n’existe pas partout et toujours » mais « résulte d’une création social-historique rare et
fragile »1046. Celle-ci n’ayant eu lieu, selon lui, que deux fois dans l’histoire de l’humanité en Grèce
ancienne et en Europe occidentale. Mais comme cette dernière est également porteuse d’une autre
signification imaginaire avec le projet de maîtrise de la nature et des hommes, une analyse de la
démocratie en elle-même passe par une étude de la Grèce ancienne. Avant d’étudier celle-ci, sans
doute convient-il de préciser quelque peu la nature du rapport que Castoriadis entretient avec elle.
2) Pourquoi et comment étudier la Grèce ancienne ?
Castoriadis n’en fait pas mystère, son intérêt pour la Grèce ancienne « va au-delà de la simple
interprétation, c’est-à-dire d’un travail simplement théorique ». Et de préciser : « quand nous
abordons la naissance de la démocratie et de la philosophie, ce qui nous importe, pour l’exprimer
brièvement, c’est notre propre activité et notre propre transformation »1047.
Il est fort tentant, à la lecture de ces propos de faire un parallèle avec Nietzsche — comme c’était
le cas pour la question de la capacité d’une société à se reconnaître comme instituante. Celui-ci
traite en effet, dans la seconde de ses Considérations inactuelles, de la manière dont il convient
d’envisager l’histoire. Débutant sa préface par un mot de Goethe déclarant détester « tout ce qui ne
fait que [l’]instruire, sans augmenter [son] activité ou l’animer directement », il continue en
assurant que « nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur
raffiné des jardins du savoir (…). Nous en avons besoin pour vivre et pour agir »1048. Ce qui est
commun à la démarche de Nietzsche et de Castoriadis, c’est d’abord la volonté de ne pas s’en tenir
à simple connaissance pour la connaissance, ni même à la compréhension pour la
1045
. CFG, 57.
1046
. CL 4, 221.
1047. CFG, 52, nous soulignons.
1048. Considérations inactuelles, trad. . Rusch, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, tome 2, p. 93. La citation de Goethe est extraite de la
Lettre à Schiller du 19 décembre 1798. Comment l’histoire peut-elle servir la vie ? De trois manières différentes répond Nietzsche. D’une part, l’histoire peut
transmettre le souvenir de la grandeur humaine ; il s’agit alors de ce que Nietzsche nomme l’histoire monumentale, pour laquelle le rappel des grandes œuvres
du passé permet à la fois de lutter contre l’oubli et de poser des modèles, ce qui a comme conséquence d’interdire la création, toute nouveauté étant jugée à
l’aune de ces œuvres devenues classiques. La deuxième manière pour l’histoire de servir la vie représente une forme dégradée ou dégénérée de l’histoire
monumentale : il ne s’agit plus en effet de se souvenir des œuvres admirables, et donc “mémorables”, mais de vénérer le passé parce qu’il est passé. Ici
l’historien se confond et se perd dans les objets de sa recherche : ne pouvant les métamorphoser, il les collectionne. Ce pourquoi Nietzsche parle d’histoire
traditionaliste ou antiquaire. Mais il est encore une troisième forme d’histoire qui relève d’une volonté de ne plus être dominé par le passé, qui est à même
de « traîner l’histoire en justice » : il s’agit de l’histoire critique, la seule permettant la création.
- 289 -
compréhension1049 ; c’est aussi sans doute le fait de penser nécessaires les diverses manières de se
rapporter à l’histoire1050. Mais comme le titre du texte de Nietzsche l’exprime, il est question, pour
lui, « de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie ». Ce qui n’est pas
exactement la préoccupation de Castoriadis ; qui ne pourrait souscrire à la thèse selon laquelle « le
besoin d’histoire est toujours orienté vers la vie, et se trouve donc toujours dirigé et dominé par
celle-ci »1051.
Sans doute vaut-il mieux, suivant sa propre réflexion, confronter la démarche de Castoriadis avec
« deux pré-conceptions opposées et symétriques », dont il juge qu’elles ont « empoisonné » les
discussions modernes sur la Grèce. « La première, celle que l’on rencontre depuis quatre ou cinq
siècles, consiste à présenter la Grèce tel un modèle ou un paradigme éternels ». La deuxième
conception, plus récente, préconise de traiter la Grèce comme toute autre société ; ce pourquoi
Castoriadis parle de « sociologisation » ou « d’ethnologisation »1052. Il juge toutefois que « sur un
plan formel, cette seconde attitude est sans nul doute correcte ». Il rappelle en effet, d’une part,
qu’« il ne saurait y avoir la moindre différence de “valeur humaine”, de “mérite” ou de “dignité”
entre des peuples et des cultures différents », et, d’autre part, que rien ne s’oppose au fait d’user des
mêmes méthodes — « si tant est qu’il y en ait » — pour les Grecs et pour les autres peuples. Mais
poursuit-il, « cette seconde approche passe néanmoins à côté d’un point infime et en même temps
décisif » : c’est avec la Grèce qu’apparaît un véritable intérêt pour les autres. Rappelant qu’Hannah
Arendt voyait l’objectivité présente pour la première fois chez Homère, Castoriadis insiste sur le
fait que cela résulte « du regard critique et interrogateur que [les Grecs] portaient sur leurs propres
institutions »1053.
N’est-ce pas là une manière de faire qui n’est pas comme les autres, et qu’il convient de saluer ?
Car « de deux choses l’une », affirme Castoriadis : « ou bien aucune activité sociale n’a de
privilège particulier par rapport à telle autre ou telle autre », Ou bien, « nous acceptons, postulons,
1049. « Si on nous pose la question : pourquoi voulez-vous comprendre le monde grec ancien, nous répondrons, certes, que nous voulons le comprendre
pour le comprendre (…). Mais cela coexiste avec : comprendre pour agir et pour nous transformer » (Castoriadis, CFG, 52).
1050. Si Nietzsche affirme que « tout homme, tout peuple a besoin, selon ses buts, ses forces, ses manques, de posséder une certaine connaissance de son
passé, tantôt sous forme d’histoire monumentale, tantôt sous forme d’histoire traditionaliste tantôt sous forme d’histoire critique » (Considérations inactuelles,
op. cit, p. 114), Castoriadis pense que la création a valeur d’exemple au sens où Kant assure que les œuvres géniales sont exemplaires, ce qui conduit à honorer
certaines œuvres ou à privilégier certains moments historiques.
1051. Considérations inactuelles, op. cit, p. 114. nous soulignons. « Mais ce besoin d’histoire n’est pas celui d’une nuée de purs penseurs qui ne font
qu’assister en spectateurs à la vie, ni celui d’individus qui ne connaissent d’autre soif et d’autre satisfaction que le savoir, d’autre but que l’augmentation des
connaissances, ; il est au contraire toujours orienté vers la vie, et se trouve donc toujours dirigé et dominé par celle-ci ».
1052. CL 2, 262. Selon une telle approche, « les différences entre les Grecs, les Nambikaras et les Bamilékés sont purement descriptives », note
Castoriadis. Il vaut la peine de se reporter au texte de Nicole Loraux intitulé Back to the Greeks ? (La tragédie d’Athènes, Paris, Seuil, 2005, pp. 9-29).
1053. CL2, 262. Dans Le concept d’histoire, Arendt écrit : « L’impartialité, et avec elle toute historiographie vraie, est venue au monde quand Homère
décida de chanter les actions des Troyens non moins que celles des Achéens, et d’exalter la gloire d’Hector non moins que la grandeur d’Achille » (La crise
de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p. 70).
- 290 -
posons en principe une différence qualitative entre notre approche théorique des autres sociétés et
celle et les approches des “sauvages” — et nous attachons à cette différence une valeur bien
précise, limitée, mais solide et positive. Alors commence une discussion philosophique. Alors
seulement, et non pas avant »1054. Dans le premier cas, on verse dans le relativisme total, de sorte
que, « le psychanalyste, par exemple, n’est que la variante occidentale du chaman, comme
l’écrivait Lévi-Strauss », note Castoriadis qui ajoute perfidement qu’il faut alors reconnaître que
« Lévi-Strauss lui-même, ainsi que toute la confrérie des ethnologues, ne sont aussi qu’une variété
de sorciers qui se mêlent, dans ce groupe de tribus particulier qui est le nôtre, d’exorciser les tribus
étrangères et de les soumettre à quelque autre traitement — la seule différence étant qu’au lieu des
les anéantir par fumigation, ils les anéantissent par structuralisation ».
Le second cas soulève généralement de fortes objections. Ainsi Alain Caillé laisse entendre que
la position défendue par Castoriadis verserait dans l’ethnocentrisme 1055. L’accusation est grave,
aussi mieux vaut-il, avant de lui accorder trop de crédit méditer l’exemple donné par Castoriadis :
peut-on penser que le psychanalyste n’est qu’une variante de chaman ? Ou plutôt qui est à même de
le penser ? Qu’est-ce qui autorise un tel rapprochement ? On peut admettre l’efficacité de l’action
du chaman, même si celle-ci ne relève nullement de la démarche scientifique. En cela, la
comparaison avec la psychanalyse est tout à fait possible puisqu’elle ne procède pas non plus d’une
démarche relevant de la science positive. Mais la psychanalyse, telle que Castoriadis la pense, et
contrairement à la pratique chamanique, ne se contente nullement de guérir ou du moins de
soulager un patient : elle est une praxis qui vise l’autonomie. La comparaison entre psychanalyse et
chamanisme ne tient qu’à éliminer cette dimension centrale de la première. Si Alain Caillé voit un
paradoxe dans la thèse de Castoriadis, c’est qu’il ne perçoit pas cette visée spécifique de la praxis.
Ce faisant il ne peut que refuser l’universalité à l’horizon de la pensée de l’autonomie. Comme le
souligne très opportunément Castoriadis, quand nous assurons que nous préférons l’autonomie à
l’hétéronomie, nous jugeons « comme des hommes, des êtres — des anthrôpoi, pas des mâles —
politiques et nous disons : voilà, nous sommes pour… par exemple, les droits de l’homme et
l’égalité des femmes, et contre… par exemple, l’infibulation vaginale et l’excision »1056.
Ce débat permet d’insister sur un point essentiel à nos yeux : par définition, le projet
d’autonomie n’est à personne en propre. C’est pourquoi il est potentiellement universel comme le
1054. CL 2, 263.
1055. Au cours d’un entretien Caillé fait part à Castoriadis de son incapacité à comprendre comment il parvient à reconnaître que les cultures se valent
tout en privilégiant la culture grecque. Et après une longue réponse de Castoriadis, insistant sur l’autoquestionnement des Grecs, il reprend : « vous avez beau
faire, je ne vois pas comment vous pourriez ne pas valoriser, ne pas accorder une valeur éminente à cet autoquestionnement (…). Et à partir du moment où
vous l’acceptez (…), nécessairement vous devez valoriser et penser comme plus égale que les autres, comme supérieure, la seule société dans l’histoire qui
place en son cœur l’acceptation de l’indétermination » (Revue du M.A.U.S.S. n° 13, p. 29).
1056. Revue du M.A.U.S.S. n° 13, p. 30.
- 291 -
suggère Castoriadis assurant que les valeurs d’autocritique et de démocratie « exercent une sorte
d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens
pour la démocratie »1057.
On peut certes comprendre que, compte tenu de l’histoire des trois derniers siècles, compte tenu
notamment de ce que fut la colonisation et de la destruction planétaire liée à l’essor inconsidéré de
la technique, que les occidentaux se sentent mal placés pour mettre une de leur valeur propre en
évidence1058. Mais, outre que la culpabilité ne peut faire office de pensée, il s’agit de se demander
quel est l’imaginaire à l’œuvre dans la conquête du monde par l’occident, et si le projet
d’autonomie est en quelque manière mêlé à cela. Répondre par l’affirmative, revient à assurer que
tout jugement d’aliénation enveloppe une tendance à la domination. Ce qui représente une
étonnante radicalisation de la position, défendue par Lefort du temps de Socialisme ou Barbarie,
selon laquelle toute action menée en vue de l’émancipation des travailleurs est potentiellement
usurpatrice ; on en vient à dire maintenant que le seul fait de penser qu’il y a aliénation représente
une violence symbolique intolérable. Les camarades de Lefort s’interdisaient de militer trop
activement, certains aujourd’hui refusent de juger !
Il nous paraît, non seulement que la position de Castoriadis ne peut en aucune façon être
assimilée à un ethnocentrisme, mais qu’elle permet plutôt d’en combattre la source profonde.
Castoriadis s’étonnait que l’on puisse faire du racisme une invention de l’Occident, y voyant pour
sa part, « une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation », et assurait, au
contraire, que « le racisme participe de quelque chose de plus universel que l’on ne veut bien
l’admettre d’habitude ». Il voyait dans le racisme « un trait empiriquement presque universel des
sociétés humaines » relèvant de « l’apparente capacité de se constituer comme soi sans exclure
l’autre — et de l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et finalement, le
haïr »1059.
Convenons que si Castoriadis n’avait eu la prudence de parler d’apparente capacité, les
interrogations d’Alain Caillé auraient quelque fondement. Mais le propos de Castoriadis laisse
penser qu’il n’en va pas toujours ainsi ; ce que manifeste l’interrogation même de Caillé, traduisant
un réel souci de l’altérité. Car si l’on ne peut adhérer à l’idée que l’homme serait naturellement
altruiste, si l’on n’accepte pas qu’il y ait des sentiments inscrits dans l’être humain dès la
naissance ; bref, si l’on refuse de faire appel à une nature humaine, il faut reconnaître que
l’attention à l’autre relève de la socialisation. On peut alors se demander si la prise de conscience
1057. Débat avec le M.A.U.S.S. n° 13, p. 31 ; nous soulignons le dernier propos.
1058. Faut-il rappeler le mot célèbre de Lévi-Strauss, extrait de sa fameuse conférence à l’UNESCO intitulée Race et histoire, ? : « le barbare, c’est
d’abord l’homme qui croit à la barbarie » (Paris, Gallimard, coll. Folio, 1987, p. 22.
1059. CL 3, 28-29.
- 292 -
du caractère institué de toute société n’est pas une condition ou une pré-condition pour une pensée
de l’universel. Nous l’avons déjà suggéré, c’est bien dans la mesure où rien n’est justifié par nature
ou par une transcendance quelconque, que se pose la question des valeurs, permettant sans doute
une meilleure réception du “différent”. Est-ce vraiment un hasard si l’anthropologie s’est tant
développée en Occident ? Et si elle a tant fait pour combattre le racisme colonial ? Quoiqu’il en
soit, Castoriadis montre bien, que l’on ne trouve nulle trace de mépris de la part des Grecs,
parfaitement conscients et fiers de leur spécificité pourtant, à l’égard de leurs propres ennemis :
« dans l’Iliade, il n’y a aucun privilège des Grecs par rapport aux Troyens, et en vérité le héros le
plus humain, le plus émouvant, c’est Hector plutôt qu’Achille (…). Des siècles plus tard, même
attitude : dans les Perses (472 av. J.-C.), pas un mot dépréciateur à l’égard du formidable ennemi
qui a voulu réduire la Grèce en esclavage. Perses et Grecs sont mis rigoureusement sur le même
plan… »1060.
3) La rupture de la clôture du sens
Quelle Grèce Castoriadis étudie-t-il exactement ? Répondant à cette question, il assure lui-même
que « la Grèce qui importe est la Grèce qui va du VIII e au Ve siècle »1061. Mais comme le note
Pierre Vidal-Naquet, « il est clair que, à ses yeux, comme pour toute une historiographie qui
commence avec Thucydide et se prolonge de Plutarque à Toynbee, le V e siècle, des guerres
médiques à la chute d’Athènes, est le Grand Siècle »1062. Ces précisions assurent que ce qui importe
à Castoriadis c’est l’autoinstitution qui va de pair avec la perte du sacré, très sensible déjà chez
Homère dont les poèmes datent du milieu du VIII e, mais pour laquelle ce qui compte vraiment,
c’est le « mouvement, qui ébranle, à partir de la fin du VII e, à la fois les institutions politiques et
sociales et les idées et représentations jusqu’alors incontestées ». Et, dans la mesure où ce
mouvement « est contestation et mise en question de l’imaginaire social institué, de l’institution
(politique, sociale, “idéologique”) établie de la cité et des significations imaginaires et sociales que
celle-ci porte », on peut bien dire que c’est à travers lui que « naissent simultanément démocratie et
philosophie »1063.
Soulignons que Castoriadis ne dissocie pas la création de la démocratie et celle de la philosophie,
qu’il assimile à la création de la politique, dont nous avons dit qu’elle relève d’une action
1060. CFG, 281.
1061. CL 4, 163.
1062. CFG, 23.
1063
. CL 1, 271. Comprenons bien: il ne faut pas voir le mouvement dont il est ici question comme « simple mise en question de cette institution-ci à
laquelle on préférerait une autre ; mais comme mise en question du fondement et de la raison d’être de l’institution, de la justification du nomos — de ce
nomos-ci comme de tout nomos possible. » (Ibid.)
- 293 -
consciente et délibérée. C’est là point de désaccord avec Jean-Pierre Vernant qui assure, lui, que la
raison est fille de la cité1064. « Tout en étant d’accord dans l’ensemble avec cette formule, note
Castoriadis au cours d’un séminaire, je la trouve quand même un peu unilatérale. Ma position, c’est
que philosophie et démocratie naissent ensemble et du même mouvement — on ne peut dire de la
raison qu’elle est fille de la cité que dans un sens très second. La naissance de la polis est en même
temps naissance d’une mise en question généralisée. La raison au sens premier, c’est cela. Ou pour
le dire autrement, la constitution de la polis et d’une communauté qui se pose la question de la loi
est déjà une philosophie en acte »1065.
Ce qui caractérise la Grèce classique pour Castoriadis, la rupture historique qu’elle manifeste,
c’est donc la rupture de la clôture du sens qui « s’exprime par la création de la politique et de la
philosophie (de la réflexion) »1066, et dont on ne saurait rendre compte de manière exhaustive 1067. Il
y a là une impossibilité de droit qui n’est pas liée à la Grèce ancienne, à sa spécificité, mais qui
concerne la réalité sociale comme telle. Celle-ci étant toujours à comprendre à partir des
significations imaginaires qu’elle porte, aucune approche historique, aussi fine soit-elle, ne pourra
rendre compte de son origine, dans la mesure où, comme nous savons, il y a irréductibilité de la
signification à la causation1068. Nous savons aussi que cela n’empêche nullement qu’une « critique
historique concrète » contribue à « “rendre intelligible” (…) une partie considérable de
l’enchaînement des événements, des actions des hommes, et de leurs réactions, etc. » 1069. Et, de fait,
nombre de travaux remarquables nous permettent de connaître assez bien le monde Grec de
l’époque qui nous importe ici1070.
Notre propos n’étant pas historique, nous nous contenterons de souligner deux éléments
constitutifs de cet avènement de la politique et de la philosophie. Ce mouvement va de pair avec la
1064. « La raison grecque, c’est elle qui permet d’agir de façon positive, réfléchie, méthodique, sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses
limites, comme dans ses innovations, elle apparaît bien fille de la cité » (La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque, in : Mythes et pensée
chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1998, p 402).
1065. CFG, 181-182. Sans doute Vernant qui a tant combattu la notion de « miracle Grec », ne pouvait-il pas vraiment accepter l’idée de création, même
au sens de Castoriadis, pourtant tout à fait opposé, lui aussi, cette vue d’un « miracle Grec ». Il ironisait en parlant de « mirage Grec ». Voir : CFG, 73.
1066
. « Politique : mise en question des institutions établies. Philosophie : mise en question des idola tribus, des représentations collectivement admises »
(CL 4, 225).
1067
. « Qu’est-ce qui fait que “à un moment donné”, comme on dit, en Grèce ancienne l’idée de la polis, ce que j’appelle la signification imaginaire
sociale polis, la cité comme communauté / collectivité de citoyens responsables de leurs lois, de leurs actes et de leur destin, et tout ce qui va avec cette
signification émerge ?”, demande Castoriadis, avant d’assurer que “toutes les “explications” fonctionalistes, économiques, “matérialistes historiques” ou
même psychanalytiques sont impuissantes (…) devant cette émergence » (CL 6, 121).
1068
. IIS, 68.
1069
. CS, 384. Il faut cependant reconnaître qu’une telle critique ne « permet jamais de sauter de cette description et de cette compréhension partielle des
situations, motivations, actions, etc., à l’“explication du résultat”. » (Ibid.).
1070
. Nous pensons notamment aux textes de J. de Romilly, M. Détienne, N. Loraux, C. Mossé, J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet, ainsi qu’à ceux de M.
Finley.
- 294 -
création d’un espace public. Ce qui signifie qu’ « un domaine public est créé qui appartient à tous
(ta koina) », que « le « public » cesse d’être une affaire « privée » — du roi, des prêtres, des
hommes politiques, des spécialistes, etc. », que « les décisions touchant les affaires communes
doivent être prises par la communauté » 1071. Marcel Detienne a bien éclairé le changement de
régime de vérité contemporain du mouvement qui nous occupe 1072. La vérité a longtemps été le
domaine réservé des poètes et des mages inspirés, chargés de lutter contre l’oubli par le rappel des
nobles actions. Elle relevait ainsi de l’assertorique : s’imposant d’elle-même, elle ne supportait
aucune contestation. Mais, au cours du VI e siècle, apparaît, au sein d’un espace démocratique de
discussion, une autre forme de vérité s’opposant non plus à l’oubli, mais à la tromperie et à
l’erreur, insistant sur les procédures de sa propre validation. C’est ainsi que la Grèce marque non le
passage d’une pensée mythique à une pensée rationnelle, comme le veut Jean-Pierre Vernant, mais
bien une création. Soulignons toutefois que Vernant assure que « l’œuvre des Milésiens représente
bien une innovation radicale » (nous soulignons) : « Ni chanteurs, ni poètes, ni conteurs, ils
s’expriment en prose, dans des textes écrits, qui ne visent pas à dérouler, dans la ligne de la
tradition, le fil d’un récit, mais à exposer, concernant certains phénomènes naturels et
l’organisation du cosmos, une théorie explicative »1073.
L’émergence de la rationalité est évidemment liée à l’autre élément sur lequel nous voulions nous
arrêter : la perte du sacré. Il faut dire que cette nouvelle rationalité doit beaucoup à l’épopée
homérique qui contient en germe la pensée hellénique à venir 1074. Car Homère, s’il propose une
théogonie, fait des dieux des êtres poétiques auxquels les Grecs ne croient pas vraiment. Un seul
exemple suffira ici, même si à notre connaissance Castoriadis ne le mentionne pas, emprunté aux
Euménides. On se souvient de la tragédie d’Oreste qui, ayant été poussé, pour sauver l’honneur de
son père, à tuer sa mère, Clytemnestre, se tourne vers Athéna afin de connaître le sort qu’il mérite.
Mais la déesse assure que, pas plus que les humains, elle ne peut se prononcer, et choisit de
constituer un tribunal1075. Que dire d’une telle réponse, du fait qu’une déesse refuse d’intervenir
1071
. CL 2, 294.
1072
. Les maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, Agora, 1995.
1073
. Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La découverte, 1996, p. 405. « De l’oral à l’écrit, du chant poétique à la prose, de la narration à l’explication,
le changement de registre est entièrement neuf ; neuf par l’objet qu’elle désigne : la nature, la phusis ; neuf par la forme de pensée qui s’y manifeste et qui est
toute positive. » (Ibid.).
1074
. Voir : W Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Paris Gallimard, coll. Tel, 1988.
1075
. « - Oreste : Je suis Argien et tu connais fort bien mon père, Agamemnon, le chef de l’armée navale des Grecs, avec lequel tu as détruit de fond en
comble la ville de Troie. Il a péri sans gloire, ce roi, à son retour dans sa maison et c’est ma mère aux noirs dessins qui l’a tué, en l’enveloppant d’un filet
brodé, qui témoignait du meurtre accompli dans le bain. Et moi à mon retour, car j’étais exilé auparavant, j’ai tué ma mère (…). C’est à toi de juger si j’ai
bien ou mal fait. Quoique tu en décides, je m’y soumets entièrement.
- Athéna : Si l’on tient cette affaire trop importante pour que des mortels en décident, il ne m’est pas permis non plus à moi de me prononcer sur un
meurtre qui excite d’âpres colères (…). Mais puisque l’affaire en est à ce point, je vais choisir des juges du meurtre que je lierai par serment, et former un
tribunal destiné à durer toujours… » (Eschyle, Les Euménides, trad. E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1984, vers 460 sq. pp. 221-22).
- 295 -
dans les affaires humaines sinon que « les dieux des Grecs n’ont rien à voir avec la religion »,
comme l’assure Heidegger1076 ?
On note donc que les penseurs grecs inaugurent une nouvelle dimension du divin qui se
comprend comme immanence. Qu’est-ce à dire ? Répondant à cette même question, Yirmiyahu
Yovel, spécialiste de Spinoza, mettait trois éléments en évidence : « D’abord l’affirmation que ce
monde-ci, celui où nous vivons, ne laisse rien derrière ni au-delà. Ce monde est l’horizon total de
l’être, il n’y pas d’autres domaines qui lui serait transcendant (…). Deuxièmement, ce monde est la
seule norme et le seul contexte de toutes les normes éthiques ou politiques. La source des valeurs
morales et sociales ainsi que la légitimité politique ne sont pas à chercher dans un au-delà. Elles se
trouvent dans les êtres humains qui s’interrogent pour les élaborer. Troisièmement, ces deux
premiers éléments sont la condition de toute émancipation, de toute libération — aussi restreinte
soit-elle — dont l’humanité est capable, et le salut, qui ne peut être que partiel, est à chercher dans
le monde fini où nous vivons et non dans un espace métaphysique situé ailleurs ». Et il précisait :
« Spinoza n’est pas l’inventeur de cette immanence. Elle se trouve déjà chez les plus anciens
philosophes grecs. Mais elle avait été submergée par la culture judéo-chrétienne et la théologie
médiévale »1077.
Castoriadis a donc raison d’affirmer que « la création de la démocratie et de la philosophie, et de
leur lien, trouve une pré-condition essentielle dans l’imaginaire grec » 1078. Or, ce qui caractérise
fondamentalement cet imaginaire, ce sur quoi il faut ici insister, c’est son caractère tragique. Ce
que Castoriadis n’hésite pas à mettre en lumière à partir du questionnement kantien, qui invite à se
demander ce qu’en tant qu’être humain, c’est-à-dire en tant qu’être radicalement fini dont
l’entendement ne peut opérer que dans les limites de l’expérience possible, je puis savoir, je dois
faire, et il m’est permis d’espérer. Les Grecs n’ont pas apporté de réponse aux deux premières
questions dans la mesure où, rompant la clôture du sens, ils ont plutôt ouvert un débat sans fin.
Mais à la troisième, celle concernant l’espoir, ils ont répondu, souligne Castoriadis, par « un : rien,
massif et retentissant »1079.
Cette vision tragique s’exprime de manière parfaitement assumée dans la poésie homérique
comme l’atteste la réponse que fait Achille à Ulysse au royaume des morts, assurant qu’il vaut
mieux être un valet de bœufs, au service d’un pauvre fermier, que de régner sur un peuple de
morts1080. Et elle trouve très tôt une traduction philosophique dans un des premiers textes dont on
1076
. M. Heidegger et E. Fink, Héraclite, trad. Jean Launay et Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1973, p. 22. On peut lire à la même page que « les Grecs
n’ont pas cru à leurs Dieux ».
1077. Le Monde du 23-06-1992.
1078
. CL 2, 283.
1079
. CL 2, 283-84.
1080
. Homère, Odyssée, Chant XI, v 488-91, trad. V. Bérard, Le livre de poche, Paris, 2005, p. 291.
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peut être assuré de l’authenticité : celui d’Anaximandre qui fait de l’aperion, de l’illimité,
l’élément même de l’être. Ce qui conduit à voir la dikè, la justice comme réparatrice de ce chaos
primordial, et non comme l’expression d’un ordre prédonné1081.
L’expérience grecque fondatrice est bien celle de l’absence d’ordre naturel, de la primauté du
chaos sur le cosmos. Et c’est d’elle, assurément, qui a suscité le questionnement philosophique,
compris comme questionnement sans fin. C’est cette expérience encore qui rend nécessaire
l’institution sociale, laquelle se doit de structurer ce qui ne l’est pas naturellement. Castoriadis n’a
donc pas tort de dire qu’il y a « plus que convergence profonde », mais bien « identité essentielle
entre cette saisie imaginaire du monde et l’activité politique (et philosophique) du monde Grec
»1082.
La rupture historique fondamentale qui s’opère en Grèce classique, et qui doit se comprendre
comme rupture de la clôture du sens, se manifeste principalement à travers la découverte — au sens
fort du mot : découverte, « dés-obturation » comme dit Castoriadis — de l’Abîme, du Chaos
comme élément même de l’Être et la reconnaissance du fait que cette absence d’ordre conduit les
hommes à l’hubris, à la démesure. Ce qui conduit à l’affirmation de la nécessité de lutter contre
l’hubris par le biais de l’institution. Comme le note Castoriadis, « la création de la démocratie est,
philosophiquement, une réponse à l’ordre a-sensé du monde, et la sortie du cycle de l’hubris. Elle
n’est cela que parce que, simultanément et consubstantiellement, elle contient la reconnaissance de
ce qu’aucune autre tradition (ou prescription divine) ne fournit la norme qui pourrait régler les
affaires humaines. La polis pose et crée sa loi — dans une contingence qui se connaît comme telle
(…) puisque la loi, résultat d’une délibération, est elle-même toujours sujette à discussion et
passible de modification et d’abrogation. Contingence de toute loi particulière — et noncontingence du fait même de la loi »1083.
On le voit, la vision que Castoriadis propose de la Grèce est fort éloignée de celle d’un Léo
Strauss pour lequel l’essentiel de l’apport des Grecs était la découverte de la nature comme
norme1084. C’est bien plutôt la reconnaissance de l’absence de norme fondamentale, du fait donc
qu’il ne saurait y avoir de norme de la norme, qui nous semble remarquable, puisque c’est à partir
de là que l’on peut parler d’auto-institution. Il s’agit maintenant d’éclairer quelque peu les
1081
. Simplicius : « Anaximandre a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont… » (Fragments, B I, trad. J.P. Dumont, Les Présocratiques, Paris,
La Pléiade, 1988, p. 39). « Pour Anaximandre aussi, l’être est apeiron, : indéfini et indéterminé, illimité et sans forme, hors terme et hors mesure. Le terme,
la mesure, l’harmonie, grecs sont créés et conquis sur et contre cette expérience fondamentale et originaires des Grecs » (CFG, 279).
1082
. CFG, 288-89.
1083
. CFG, 291.
1084
. L. Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, chap. III : L’origine du droit naturel, pp. 82-114.
Sur L. Strauss, voir : A. Renaut. et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, PUF, 1991, pp. 99-127. Et plus précisément, pour ce qui est de “l’expérience
grecque du droit naturel”, pp. 109-111.
- 297 -
principes de la démocratie à partir de son expression première.
II. Le sens de la démocratie
Ce qui selon Castoriadis caractérise la Grèce, ce qui fait qu’il n’a cessé de s’y intéresser, qu’il
l’étudie avec autant de passion, c’est fondamentalement la rupture de la clôture du sens qu’elle
opère et qui s’exprime par la création de la politique comme activité collective visant les
institutions, et de la philosophie comme activité réflexive — la reconnaissance du chaos ne pouvant
que conduire à un travail d’organisation de la vie de la Cité à partir de valeurs et d’orientations que
rien ne légitime, sinon un accord entre ses membres. Encore faut-il que ceux-ci puissent réellement
avoir voix au chapitre. L’intérêt du regard porté sur la Grèce tient ici à l’analyse de la façon dont a
été pensée la participation des citoyens, aux principes mêmes qui la rendent possible.
Ne pas envisager une telle étude de manière purement historique conduit à se demander si de tels
principes sont, en quelque façon, applicables aux sociétés modernes. On fera ainsi remarquer que
délibérer collectivement dans une Cité aux dimensions restreinte est une chose, et d’envisager une
participation générale dans un monde de plus en plus mondialisé en est une autre. Mais, plus
profondément, la question est de savoir si de tels principes sont souhaitables ? Ce qui suppose de
prendre en compte les situations effectives auxquelles ils ont conduit. Or chacun sait que la
démocratie athénienne1085 a mal tourné, conduisant Platon à devenir un adversaire acharné de ce
type de régime.
Quel intérêt alors y a-t-il pour nous à se tourner vers le fonctionnement de la démocratie
athénienne ? La question vaut d’être prise en compte puisque Castoriadis n’a cessé de défendre et
de promouvoir les principes de cette dernière en les plaçant au cœur d’une organisation politique
authentique, c’est-à-dire autonome. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut juger de la validité de
ses thèses, dont la radicalité peut surprendre ou inquiéter, mais qui sont difficilement prises en
défaut.
1) Les principes cardinaux de l’autonomie politique
Si la Grèce ancienne inaugure le projet d’autonomie, c’est en raison du fait qu’elle manifeste une
activité d’auto-institution explicite. Les Grecs pouvaient en effet dire : « c’est nous qui posons nos
lois ». Mais, demandera-t-on, que recouvre ce “nous” ? qui est le “sujet” de l’autonomie ici ? La
1085
. La question de savoir si le régime athénien a été la règle ou l’exception sera rapidement abordée dans la suite.
- 298 -
réponse est bien connue : il s’agit du dèmos, du peuple, ou plus exactement de la communauté des
citoyens — car il faut reconnaître que n’était concerné que le dixième de la population puisque les
femmes, les esclaves ou les étrangers étaient exclus d’une telle participation. Mais cela ne doit pas
masquer pas l’essentiel pour nous, à savoir que l’organisation sociale était telle que les lois
relevaient d’une décision collective. C’est là le sens premier de la démocratie qui veut que le
pouvoir (kratos) soit aux mains du dèmos.
Précisons bien les choses. Le dèmos est dit autonome dans la mesure où il est lui-même
effectivement responsable des affaires de la Cité. Ce qui suppose la participation des hommes libres
qui se matérialise dans l’ecclèsia, « l’Assemblée qui est le corps souverain agissant », et dans les
tribunaux. Et c’est l’ecclèsia, assistée du Conseil (la boulè) qui légifère et gouverne : « Tous les
citoyens ont le droit de prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids
(isopsèphia), et l’obligation morale est faite de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la
participation se matérialise aussi dans les tribunaux où il n’y a pas de juges professionnels ; la
quasi-totalité des cours sont formées de jurys dont les membres sont tirés au sort », rappelle
Castoriadis1086. De sorte que nous avons bien une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont
autant de refus, doivent retenir notre attention. Ce sont en effet des points que Castoriadis n’a
jamais cessé de défendre et de promouvoir, et dont la valeur s’atteste du fait qu’ils ont toujours été
réactivés si l’on peut dire dans les phases révolutionnaires — ce qu’il importe de souligner : « à
chaque fois que dans l’histoire moderne une collectivité politique est entrée dans un processus
d’autoconstitution et d’auto-activité radicales, la démocratie directe a été redécouverte ou
réinventée »1087.
Il y a tout d’abord le refus de la représentation. C’est là une caractéristique essentielle de
l’autonomie de la Cité, qui « ne souffre guère la discussion » 1088. Sur ce point, Castoriadis suit
clairement Rousseau dont il cite souvent le célèbre passage du livre trois du Contrat social
brocardant les anglais : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle peut
être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente
point: elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont
donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien
1086
. CL 2, 288. Il y avait à Athènes deux conseils en fait, mais, indique Moses Finley, traitant de la participation populaire, « l’Aréopage, survivance
archaïque, composé d’anciens archontes, membres à vie, n’eut plus qu’une existence fantomatique après que, en 462, toutes ses fonctions importantes furent
passées au Conseil des Cinq Cents ». Et, précision importante quant à notre propos, ses membres « étaient désignés par tirage au sort parmi les citoyens âgés
de plus de trente ans qui acceptaient que leur nom soit proposé, avec une répartition géographique obligatoire. La charge était d’un an, et l’on ne pouvait être
conseiller que deux fois dans sa vie » (M. Finley, L’invention de la politique, trad. J. Carlier, Flammarion, 1985, p. 113).).
1087
. Comme H. Arendt, Castoriadis insiste donc sur ces moments particuliers d’intense activité politique : « conseils communaux (town meetings)
durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale » (CL 2,
288). Comme elle il propose ainsi un autre regard sur l’histoire.
1088
. CL 2, 289.
- 299 -
conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est
point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection
des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts
moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde »1089. Rousseau avance ici
comme la matrice de toute critique de la représentation politique. La position de Castoriadis y
renvoie clairement : « La “représentation” est, inévitablement, dans le concept comme dans les
faits, aliénation (au sens juridique du terme : transfert de propriété) de la souveraineté, des
“représentés” vers les “représentants” »1090. Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut
être consulté chaque fois qu’une décision le concernant doit être prise ou même simplement
débattue, et que l’on ne saurait se passer de délégués ou de représentants. Mais alors ils doivent être
révocables ad nutum ; en effet, dès qu’il y a permanence, même temporaire, de la représentation, «
l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens » 1091. Or, dans la
mesure où, comme le remarque Bourdieu, « l’usurpation est à l’état potentiel dans la
délégation »1092, la représentation revient à se lier les mains.
Castoriadis va toutefois au-delà des thèses de Rousseau en ce qu’il ne contente pas de dénoncer
la représentation comme inacceptable politiquement, mais assure encore qu’elle est injustifiable
théoriquement ; ce qui explique que personne n’ait pu lui donner des assises véritables. « Pourquoi
nos philosophes politiques, demande-t-il, n’évoquent-ils jamais la métaphysique de la
représentation, et pourquoi laissent-ils dédaigneusement la réalité effective aux “sociologues” ?
Cela est typique de la “philosophie (ou théorie) politique” contemporaine ; l’idée, centrale, de la
“représentation” ne connaît aucune élucidation philosophique, et les discours que l’on tient làdessus n’ont aucun rapport avec la réalité »1093. Si tel est le cas, c’est bien parce que la
représentation est contradictoire avec la liberté individuelle que les sociétés modernes revendiquent
comme une valeur cardinale. Cela transparaît déjà d’un simple point de vue juridique : « pourraiton concevoir, dans la conceptualisation juridique occidentale, et en général, une règle qui
m’empêcherait de modifier mon testament, ou de révoquer une délégation de pouvoirs supposée
être mon seul intérêt (et non pas contractuelle) ? » C’est pourtant ce qui se passe avec la
représentation qui « signifie que nous accordons dans notre seul intérêt (et non pas celui des
“représentants aussi”), pour une période de quatre, cinq ou sept ans, peu importe, une délégation
irrévocable de pouvoir à quelqu’un. Mais un mandat irrévocable dans le seul intérêt du mandant,
même pour une durée limitée, évidemment inconnu en droit privé, est absurde, impossible à
1089
. Du contrat social, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, p.p. 429-430.
1090
. CL 5, 66.
1091
. CL 2, 289.
1092
. La délégation et le fétichisme politique, in : Choses dites, Éditions de Minuit, 1987, p. 190.
1093
. CL 5, 65.
- 300 -
construire juridiquement »1094. Mais, la représentation est en outre philosophiquement incohérente :
comment un individu pourrait-il re-présenter la volonté d’un ou de plusieurs autres individus ? Cela
relève d’une « métaphysique implicite » que Castoriadis dénonce ironiquement en comparant les
élections à l’Eucharistie : « tous les quatre ou cinq ans, un dimanche (…), la volonté collective se
liquéfie ou fluidifie, est recueillie goutte à goutte dans des vases sacrés / profanes appelés urnes, et
le soir, moyennant quelques opérations supplémentaires, ce fluide, condensé cent mille fois, est
transvasé dans l’esprit, désormais transsubstantié, de quelques centaines d’élus »1095.
Le deuxième principe fondamental de la démocratie directe est le refus de l’expertise politique.
« L’expertise, la technè au sens strict, est liée à une activité “technique” spécifique, et est
reconnue dans son domaine propre », si bien qu’il ne saurait y avoir d’experts politiques : « l’idée
dominante qu’il existe des “experts en politique”, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et
des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie »1096. Position qu’il faut
rapporter à un principe central de la conception grecque de la démocratie qui veut que le bon juge
du spécialiste, n’est pas un autre spécialiste mais l’utilisateur : ce n’est pas le forgeron qui peut
juger de la qualité d’une épée, par exemple, mais le guerrier. Et pour ce qui est des affaires
publiques, qui d’autre que le peuple lui-même peut en juger ? Comme nous savons, c’est là un
point que Platon contestera vivement. Nous y reviendrons.
Le troisième et dernier principe à retenir, est le refus d’un État compris comme instance séparée
de la société. Non seulement « la polis grecque n’est pas un “État” au sens moderne du terme »,
note Castoriadis, « mais le mot d’“État” n’existe pas en grec ancien ». Aussi peut-on comprendre
que cette idée « d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens eût été
incompréhensible pour un Grec »1097. Et s’il va de soi que la communauté politique en tant que telle
existe hors de la présence concrète et effective de ses membres, que « par exemple, les traités sont
honorés indépendamment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée,
etc. », cette “personne morale” n’est pas à comprendre comme un État. De même s’il existe une
administration — « mécanisme technico-administratif » comme dit Castoriadis —, elle ne saurait
être comprise comme « appareil d’État ». C’est là encore une constance dans la pensée politique de
Castoriadis. Proposant, en 1957, une analyse du fonctionnement des Conseils, compris comme
« forme universelle d’organisation de la vie sociale », il dénonçait le rôle exorbitant de l’État dans
la société capitaliste d’alors, et assurait qu’il convenait de transformer les « administrations en
1094
. CL 6, 156.
1095
. CL 6, 157.
1096
. CL 2, 290.
1097
. CL 2, 291.
- 301 -
entreprises de même statut que les autres entreprises », de sorte qu’elles soient gérées par « le
Conseil des travailleurs qu’elles occupent » et que leur rôle soit limité « aux tâches d’exécution qui
leur incombent et dont l’objet et l’orientation générale sont définis par la société »1098.
Qu’il soit clair en outre que l’abolition de l’État ne représente nullement la suppression du
pouvoir pour Castoriadis, qui entend bien, comme nous savons, dissocier ces deux notions.
« L’État est une création historique que nous pouvons dater et localiser : Mésopotamie, Est et SudEst asiatiques, Méso-Amérique précolombienne. Une société sans un tel État est possible,
concevable, souhaitable. Mais une société sans institutions explicites de pouvoir est une absurdité,
dans laquelle sont tombés aussi bien Marx que l’anarchisme », assure-t-il avec force et
constance1099.
Retenons que la communauté peut exister sans État. Ce que manifestement les modernes ont du
mal à admettre, comme en atteste la traduction allemande de la Politéia de Platon par Der Staat,
alors que le terme grec « désigne à la fois l’institution / constitution politique et la manière dont le
peuple s’occupe des affaires communes », rappelle Castoriadis1100. Il est de même tout à fait
révélateur que l’on « s’obstine à traduire le traité d’Aristote, Atènaiôn Politéia, par “la constitution
d’Athènes” », alors même qu’il s’agit de « la Constitution des Athéniens », ou « Le Régime
(politique) des Athéniens » selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet 1101, puisque là encore
l’implication effective des individus empiriques est effacée derrière la référence à une entité
collective pérenne. Il n’est sans doute pas sans intérêt, afin de manifester la nécessité de ne pas
confondre la cité et la communauté, de rappeler au passage, avec Castoriadis, que, selon
Thucydide, Thémistocle finit par imposer sa tactique pour la bataille de Salamine en menaçant ses
alliés de partir avec tous les Athéniens fonder une nouvelle cité à l’ouest, alors même que « pour
les Athéniens — plus encore que pour les autres Grecs — leur terre fût sacrée et qu’ils fussent fiers
de proclamer qu’ils étaient autochtones »1102.
Voilà, sommairement dégagés, ce qui représente aux yeux de Castoriadis les trois principes
centraux de la démocratie grecque ; principes qui manifestent et expriment une volonté délibérée
d’autonomie.
1098
. CS, 193-194. Si la tendance actuelle va dans le sens d’une transformation de l’administration en entreprise, celle-ci est pensée sur le modèle
capitaliste, et non comme autogérée. Ce qui évidemment change tout. Voir sur ce point l’analyse, dans la première de ce travail, des thèses de L. Boltanski et
É. Chiapello, quant au rôle des avant-gardes, avancées dans Le nouvel esprit du capitalisme.
1099
. CL 4, 222.
1100
. CL 2, 291. Castoriadis précise que » le latin respublica est moins sinnwidrig », un moindre faux sens.
1101
. CL 2, 291. La traduction du titre du traité d’Aristote par Vidal-Naquet est proposée en note de son introduction à Ce qui fait la Grèce (CFG, 25).
1102
. CL 2, 291. Notons que, pour “sacrée” que fût leur terre, les Athéniens étaient capables d’en partir.
- 302 -
2) La leçon de Platon
Nous l’avons dit, la Grèce qui occupe Castoriadis est celle qui va d’Homère à Socrate. Autant
dire qu’elle n’est pas celle de Platon, lequel, profondément marqué par le déclin d’Athènes après la
guerre du Péloponnèse, va s’attaquer avec la virulence à la démocratie. Il n’est guère besoin
d’insister sur la portée historique d’un tel discours ayant marqué la pensée occidentale jusqu’à nos
jours où certains ont entrepris de la déconstruire. Il importe toutefois de s’arrêter sur les raisons de
cette influence qui semblent bien relever d’un double registre. Au plan politique, il s’agit de
considérer l’axe des critiques adressées par Platon à la démocratie, et de saisir comment cette
opposition se double, au plan philosophique, d’une approche visant à réinstituer la clôture du sens.
Comprendre le projet de Platon — « ennemi acharné » de la démocratie, et qui « crée un système
dont l’objectif essentiel est d’en finir avec [elle] » rappelle Castoriadis 1103, suppose, nous semble-til, d’entendre ce qu’il dit dans la lettre VII, dont Luc Brisson a récemment montré que
l’authenticité ne pouvait guère plus être remise en cause 1104. Platon rend compte en effet dans cette
lettre du désarroi qui fut le sien quand il prit conscience de la réalité sociale : « il y avait, tant dans
les lois écrites que dans les règles de la coutume, une corruption dont l’étendue était si
prodigieusement grande que moi, qui avais commencé par être plein d’un immense élan vers la
participation aux affaires publiques, je finis alors, en portant mes regards sur ces choses et en
constatant que tout allait absolument à vau-l’eau, par être pris de vertige et par être incapable
désormais de me détacher de l’examen des moyens grâce auxquels pourrait bien se produire un jour
une amélioration, tant à l’égard des susdites circonstances cela va de soi, que par rapport au régime
politique en général ». C’est ainsi qu’il en vint à penser que « les races humaines ne verront pas
leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l’État la race de ceux qui pratiquent
la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine,
la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États »1105.
Il n’est guère besoin d’insister sur cette théorie du “philosophe-roi”. L’important pour notre
propos est son origine : la délitescence d’Athènes. Il nous semble qu’il est difficile de comprendre
l’allégorie de la Caverne dont nous avons déjà fait état, sans tenir compte de cette dimension
politique1106. C’est bien parce que les hommes ne jugent qu’à partir de leurs passions, qu’ils sont
ainsi comparables à des prisonniers au fond d’une caverne prenant les ombres d’objets portés par
des passants qu’ils ne voient pas pour la réalité, manipulés qu’ils sont par de beaux parleurs qui
1103
. SV, 332.
1104
. « À mes yeux l’auteur de cette lettre est bien Platon, qui non seulement se serait identifié, mais qui aurait en quelque sorte authentifié son écrit… »
(L Brisson, Lectures platoniciennes, Paris, Vrin, 2000, p. 17). Voir l’ensemble de l’étude intitulée : La Lettre VII de Platon, une autobiographie ?, pp. 15-24
1105
. Platon, Lettre VII, 326, trad. L. Robin, Paris, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1990, tome 2, 1186-87.
1106
. L’interprétation de J. Annas dont il a déjà été question donne quelque crédit à notre approche.
- 303 -
n’hésitent pas à flatter leur spontanéité, que Platon refuse la démocratie. Il en dénonce l’apparente
beauté, assurant que, pareille à « un manteau multicolore », elle est « brodée d’une juxtaposition de
toutes sortes de caractères ». Au-delà de l’impression colorée, c’est bien la « juxtaposition de
caractères », soit l’absence de tout lien social, qui compte. Comment en effet des hommes tenaillés
par des désirs propres pourraient-ils exprimer autre chose que des opinions reflétant ces désirs ?
Dans la mesure où « la cité devient pleine de liberté et de licence de tout dire », où « on y a la
possibilité de faire tout ce que l’on veut », « il est visible que chacun voudra, pour sa propre vie,
l’arrangement particulier qui lui plaira »1107. Quid alors du bien public ? Notons que Platon propose
là une remarquable analyse de l’éclatement du corps social en raison de ce que l’on appellerait
aujourd’hui l’“individualisme”.
Platon entend alors éviter que la cité ne « s’enivre de liberté pure au-delà de ce qu’il
conviendrait »1108 ; ce qui selon lui passe par le fait de limiter le domaine d’intervention de chacun à
celui de sa compétence. Et si les philosophes doivent devenir rois — ou les rois philosophes —
c’est parce que seule la philosophie permet de se dégager de ses passions pour saisir le Bien. C’est
ici que la position politique se double d’un discours philosophique, ou plutôt métaphysique posant
que le Bien structure l’Être, et se décline comme le Juste, le Vrai et le Beau. Pour la cité, le Bien
c’est l’ordre, dont un des éléments caractéristiques est la division du travail, laquelle vaut
évidemment aussi pour la direction des affaires publiques. La spécificité des tâches est chose
essentielle au bon fonctionnement de la collectivité : être juste, c’est faire ce qui nous incombe et
s’en tenir là !
La pertinence de l’analyse ne peut manquer de troubler — d’autant qu’elle résonne d’une étrange
actualité. Il n’est pas sûr toutefois qu’elle représente une réelle objection au projet d’autonomie si,
comme nous pensons, ce n’est pas l’organisation politique que Castoriadis envisage qui est en
cause.
Selon Platon, la démocratie est issue de l’oligarchie, c’est-à-dire d’un régime « qui recrute ses
dirigeants à partir d’une estimation des fortunes » et pour lequel donc la richesse est devenue la
valeur centrale. Or explique Socrate, dans un tel régime, les hommes font « asseoir à terre » les
éléments de leur âme qui représentent la raison et le cœur ou le courage et font de « l’élément
désirant et amoureux des richesses (…) un grand Roi (…) le couronnant de tiares, de colliers de
métal et le ceignant du sabre de court », de sorte qu’il n’y a pas manière « à la fois aussi rapide
et efficace pour transformer un jeune d’ami des honneurs en ami d’argent » 1109. Ce que Platon
1107
. Platon, République, 557 c., trad. P. Pachet, Gallimard, coll. Folio, 1993, p. 428.
1108
. République, 562 d ; trad . citée, p. 437.
1109
. République, 553 d ; trad. citée, p. 422. P. Pachet précise que tiares, colliers de métal et sabre de court « font partie de l’apparat traditionnel du grand
Roi de la Perse ».
- 304 -
dénonce là, ce qui, selon lui, contribue à l’effacement des idéaux supérieurs n’est donc pas la
démocratie, régime où le public devient totalement public et dans lequel chacun se sent porté vers
la politique, mais plutôt ce que l’on peut nommer avec Michel-Pierre Edmond une oklocratie, à
savoir une société atomisée où chacun ne vise que son intérêt propre. Or, comme le précise
Edmond, l’oklocratie « désigne un agrégat d’individus, une multitude d'éléments disparates ; il
signifie l’atomisation de la vie sociale et de la vie politique, voire celle de chaque individu qui se
divise à l’infini en lui-même »1110. En fait l’oklocratie s’oppose à la démocratie, comme le
libéralisme à la société autonome. D’un côté on assiste à une privatisation croissante de l’individu
et des institutions, quand de l’autre on en appelle à rendre le public vraiment public.
Le paradoxe de la position de Platon est, comme le souligne Castoriadis, qu’elle « restaure une
sorte de monde asiatique, dans lequel les affaires publiques deviennent affaire privée d’une caste, la
caste des philosophes-gouvernants, qui, eux, savent. Dans ce monde, non seulement la philosophie
elle-même n’est plus une activité libre de l’esprit qui met en question les représentations instituées
ou prévalentes à un moment donné mais elle ne peut plus être exercée — en tout cas comme
activité publique — que par ceux qui appartiennent à la caste des philosophes »1111.
Aussi l’analyse de Platon en tant que mise en cause de la souveraineté populaire ne nous paraît
guère pertinente. Et l’on comprend que Castoriadis parle de « torsion platonicienne » 1112, entendant
par là l’opposition au mouvement qui s’était affirmée durant les trois siècles précédents par le biais
d’une invention politique et philosophique remarquable. L’essentiel étant que la lutte de Platon
contre la démocratie s’assure d’un discours philosophique qui relève d’une ontologie unitaire,
puisque l’Être est posé comme le Bien, qui est à la fois le Juste, le Vrai et le Beau. Un tel discours
peut et doit alors se comprendre comme une théologie rationnelle, qui conduisant à la clôture du
sens et à l’effacement de l’autonomie. « Non seulement donc par sa conception politique, mais
aussi par l’idée qu’elle propose de la philosophie dans la cité, l’œuvre de Platon signe la fin de la
liberté grecque (…). Le point central de la torsion platonicienne — le foyer idéal de sa trajectoire
— est cette inversion de la vue du monde démocratique telle qu’elle s’était affirmée dans nombre
de cités grecques et singulièrement à Athènes. À cette visée, au sens le plus profond du terme, toute
l’ontologie de Platon est intimement liée, si l’on ne peut pas dire qu’elle en “découle” », note
Castoriadis1113.
1110
. Le philosophe-roi, Paris, Payot, 1991, p. 111.
1111. SV, 325.
1112
. Voir : SV. 322-328 et 336-354.
1113
. SV, 326-327.
- 305 -
3) La démocratie ou le régime du risque
Si les critiques de Platon ne semblent pas affecter un authentique régime démocratique, il ne
faut pas perdre de vue qu’elles ont été élaborées à partir d’une situation bien réelle, ayant laissé
paraître un très grave problème que la pensée démocratique ne peut esquiver : celui du risque que
représente la non-limitation du pouvoir. Castoriadis en convient, qui rappelle que « la chute
d’Athènes — sa défaite dans la guerre du Péloponnèse — fut le résultat de l’hubris des
Athéniens ». Et il précise que cette hubris, cette démesure, « ne suppose pas simplement la
liberté », mais encore « l’absence de normes fixes, l’imprécision fondamentale des repères ultimes
de nos actions »1114.
On peut comprendre dans ces conditions, et après les tragédies du siècle passé, que beaucoup
aient pensé le recours au droit comme salutaire. Compte tenu du risque que représente un régime
d’institution de soi par la société, n’est-il pas nécessaire de prévenir le danger par les armes du
droit, c’est-à-dire en établissant une série de procédures visant le respect effectif de libertés jugées
fondamentales ? Il sera alors question de l’inscription de droits fondamentaux dans une
Constitution comportant les modalités de sa propre révision, de l’institution de “Cours suprêmes”,
etc. Nombreux sont ceux qui pensent que c’est là un réel progrès. Mais qui ne voit pourtant qu’une
telle réponse ne peut tenir ses promesses, et que si progrès il y a, c’est plutôt du côté des esprits
qu’il faut le chercher ? Les lois positives ne tirant jamais leur force que de l’adhésion aux valeurs
qui les sous-tendent, le jour où celle-ci fait défaut elles deviennent caduques. Faisant preuve d’un
réalisme de bon aloi, Castoriadis note que « la vérité, en l'occurrence, est très simple : face à un
mouvement historique qui dispose de la force (…) les dispositions juridiques ne sont d’aucun
effet »1115. On ne peut que s’étonner de l’énergie mise par les individus à tenter de nier ce que
l’histoire montre sans cesse.
Mieux vaut s’y résoudre : en démocratie, « il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une
hubris collective. Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide »1116. Quand
bien même serait-elle efficace, la “solution libérale” au risque démocratique n’est donc pas
souhaitable. Prétendant poser a priori des règles afin d’éviter le risque d’une démesure collective,
elle conduit en effet au recouvrement de l’Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et
réellement démocratique se sait et doit se savoir exister.
Aussi est-on conduit à mettre en question une récente proposition de Robert Legros sur cette
question. Proposition d’autant plus séduisante pourtant qu’elle entend prévenir les risques de la
démocratie sans faire appel, comme Léo Strauss, à un droit naturel, ni non plus à une convention
1114. CL 2, 297.
1115
. CL 2, 298.
1116
. CL 2, 297.
- 306 -
juridique quelconque1117. M. Legros défend ainsi l’idée d’une démocratie indirecte limitant la
souveraineté populaire au nom de l’autonomie de l’homme en tant que tel. Comprendre : de
l’homme ouvert à son humanité réelle, c’est-à-dire dégagé de ce qui la recouvre immédiatement, à
savoir la tradition particulière dans laquelle il est toujours immédiatement plongé — du moins estce ainsi que nous entendons que la limitation moderne de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le
principe de l’autonomie de l’homme —, implique « l’idée d’une ouverture de chaque peuple à un
principe qui le transcende »1118. Une telle perception est limitative en ce qu’elle impose aux
différentes juridictions de respecter l’humanité de tous sous peine de perdre toute légitimité ; elle
l’est également en ce qu’elle fait jouer, en chacun, l’homme comme homme contre l’individu
empirique inséré dans une communauté toujours particulière. Mais qui ne voit que cette idée de
l’homme en tant que tel est une création social-historique n’ayant d’autre réalité que celle que lui
donne l’adhésion des hommes empiriques ? Comment sinon éviter de la sacraliser, d’en faire une
transcendance réelle, c’est-à-dire de poser un voile sur l’Abîme ?
Castoriadis oblige donc à reconnaître qu’à vouloir éliminer catégoriquement le risque
démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique. Celle-ci, par définition même, ne peut
que refuser l’idée d’une garantie ultime ; et c’est pourquoi elle sait aussi devoir s’auto-limiter.
L’étude de la Grèce enseigne que la démocratie antique avait inventé deux dispositifs tout à fait
remarquables visant à prévenir l’hubris, la démesure : l’ostracisme et la graphê paranomôn. Le
premier de ces dispositifs consistait à bannir pour dix années un individu dont la trop grande
influence sur ses concitoyens pouvait s’avérer un danger pour la démocratie même, quand le
second permettait de juger quiconque avait fait une proposition illégale. Finley, à qui l’on doit la
prise de conscience de l’importance de cette étonnante institution, assure que sa fonction était
double : il s’agissait, d’une part, « de modérer l’iségoria — c’est-à-dire le droit reconnu à chacun
de s’exprimer à l’Assemblée — par la discipline », et, d’autre part, de donner au peuple « la
possibilité de reconsidérer une décision prise par lui-même ». Est-il vraiment nécessaire de
souligner la distance avec le fonctionnement des démocraties modernes ? « Une graphé
paranomon aboutissant à une condamnation avait pour effet d’annuler un vote au profit de
l’Assemblée grâce au verdict, non pas d’une élite restreinte telle la Cour Suprême des États-Unis,
mais du dèmos, par l’intermédiaire d’un jury populaire nombreux, choisi par tirage au sort », note
Finley, faisant remarquer au passage que « si notre système protège la liberté des représentants
grâce aux privilèges parlementaires » — lesquels « protégent aussi l’irresponsabilité des
représentants » —, « le paradoxe athénien se situait dans une voie tout à fait opposée », puisqu’il
1117
. La question de la souveraineté, Paris, Ellipses, 2001. pp. 22-40. Du même auteur voir : L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999, et
L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990.
1118
. R. Legros, La question de la souveraineté, op. cit., p. 32.
- 307 -
« protégeait à la fois la liberté de l’Assemblée dans son ensemble, et celle de ses membres pris
individuellement en leur refusant l’immunité »1119.
Mais au-delà de tels dispositifs, il faut bien voir que la limitation, ou plutôt l’auto-limitation, des
citoyens relevait de la présentification même du risque de la démesure par la tragédie. Le stasimon
d’Antigone en est le plus bel exemple, qui assure qu’entre toutes les merveilles, l’homme est la plus
merveilleuse1120. Au cours d’un bref commentaire de cette tragédie, Castoriadis invite à se départir
d’une interprétation qui en ferait « une espèce de pamphlet contre la loi humaine et pour la loi
divine » et souligne opportunément que « le célèbre hymne à la gloire de l’homme, le bâtisseur des
cités et le créateur des institutions, s’achève sur un éloge de celui qui est capable de tisser ensemble
“les lois du pays et la justice des dieux à laquelle il a prêté serment” » 1121. Hegel nous l’a appris : si
tragédie il y a, c’est parce que chacun des points de vue qui s’y exprime est à la fois justifié et
limité1122. Mais, selon Castoriadis, le ressort tragique ne repose pas sur une opposition entre deux
types de droit, celui de la famille ou du domaine privé et celui de la Cité ou du domaine public ; en
effet, « obéir aux lois divines est aussi une loi de la cité, obéir aux lois de la cité est aussi une
injonction divine »1123. La légitimité de Créon vient de la nécessité de lois humaines et du fait que
nulle cité ne peut accepter que la soif personnelle de pouvoir la mette en péril ; sa décision, qui est
bien politique, est parfaitement fondée. Son tort est de penser avoir raison seul. Castoriadis
remarque justement que « les bases politiques les plus solides peuvent se révéler vacillantes si elles
ne sont que “politiques” ». Cela revient à dire que « rien ne peut a priori garantir la justesse d’un
acte — pas même la raison » ; c’est dire aussi et surtout que c’est folie que de prétendre à tout prix
« être sage tout seul ». Antigone vise ainsi à mettre les citoyens en garde contre la démesure qui
peut « prendre la forme de la volonté inflexible » ou « s’abriter derrière des motivations nobles et
dignes — qu’elles soient rationnelles ou pieuses »1124.
On perçoit bien l’illégitimité des critiques de Platon à l’égard de la démocratie athénienne : si
celle-ci était consciente des risques dont elle était porteuse au point de s’autolimiter, elle ne saurait
être comprise comme ce régime où l’on « s’enivre de liberté pure au-delà de ce qui
conviendrait »1125 qu’il dénonce. Partant, on comprend que Castoriadis affirme que « la démocratie
est le régime de l’autolimitation » ; et donc aussi « le régime du risque historique — autre manière
1119
. Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1994, pp. 77-78.
1120
. « Polla ta deina kouden anthrôpou deinoteron pelei » (Sophocle, Antigone, v. 332).
1121
. CL 2, 300-301.
1122
. Voir : Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 2, p. 32. Il nous semble que Hegel a mieux saisi la portée de la pièce que Castoriadis semble le
penser.
1123. CL 4, 215.
1124
. CL 2, 302-303.
1125
. Platon, République, VIII, 562 d, op. cit., p. 437.
- 308 -
de dire qu’elle est le régime de la liberté — et un régime tragique ». Ce qui invite à une triple prise
de conscience, conduisant à reconnaître qu’« il n’est pas de norme de la norme qui ne serait pas
elle-même une création historique » ; qu’« il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une
hubris collective » ; et que poser a priori des règles afin d’éviter le risque d’une démesure
collective, revient à nier le chaos sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se
sait et doit se savoir exister1126.
C’est là une position qui pourra paraître radicale ; elle n’est pourtant que l’expression
conséquente du refus de toute transcendance. Elle ne méconnaît pas « l’échec de la démocratie » à
quoi Platon a voulu répondre « en apportant une mesure externe à la société » ; elle assure
seulement que c’est là une « réponse fausse — et même vide »1127, puisque se contentant d’occulter
le problème par une construction théorique conduisant à la forclusion de tout questionnement sur le
sens de l’être. On comprend la sévérité de Castoriadis à l’égard des conceptions procédurales visant
à limiter les risques inhérents à la démocratie par les armes du droit, qu’il considère comme
relevant de la simple rhétorique doublée d’une imposture.
III. Une pensée anti-moderne ?
Ce qui étonne à la lecture des textes spécifiquement consacrés à la question politique que
Castoriadis a produits à partir des années 70, ce n’est pas tant le retour permanent sur la Grèce
ancienne dont la richesse ne se dément pas, mais bien l’absence de référence aux pensées
modernes. Tout se passe comme si Castoriadis avait décidé avec l’abandon du marxisme de se
détourner de la modernité.
Mais une chose est de s’intéresser à la première institution démocratique, une autre de faire une
impasse presque totale sur ce qui a pu être exprimé à ce sujet depuis ce qu’il nomme la
redécouverte de l’autonomie. Les trois derniers siècles n’ont-ils vraiment rien apporter de neuf ?
Que faire de tous les discours sur la liberté et la justice ? N’auraient-ils rien à voir avec ce qui
l’occupe ? Et que dire des critiques adressées à la Grèce ancienne justement par tout un courant de
pensée ?
Nous avons certes postulé que si, contrairement à Lefort, il a été amené à penser la démocratie à
partir de la Grèce c’est parce qu’il a dégagé la dualité du monde moderne. Mais est-ce là un
argument suffisant ? Le doute vient de ce que la position d’anti-moderne qu’il peut paraître occuper
sied mal à qui prétend promouvoir le projet d’autonomie : comment en appeler la création et
refuser d’envisager positivement les formes nouvelles qui se sont produites en matière politique
1126
. CL 2, 296-97.
1127
. CFG, 305.
- 309 -
avec l’avènement de la modernité ? Cela demande pour le moins à être précisé.
1) L’affirmation des modernes
Quand nous parlons d’impasse faite par Castoriadis sur la pensée moderne, il va de soi que nous
entendons qu’il n’y fait pas positivement référence, non qu’il ne la connaît pas. En attestent les
violentes critiques qu’il adresse aux modernes, notamment à ceux qui affectent de déconsidérer les
Grecs, c’est-à-dire à ceux que nous nommerons par commodité les libéraux. Si nous nous
autorisons ce qualificatif, sans envisager de le justifier dans la mesure où il n’est évidemment pas
question pour nous d’aborder la pensée libérale en tant que telle, c’est, d’abord, parce qu’il recoupe
un sens entré dans le langage courant, et, surtout, parce que nous pensons que les développements à
venir légitimeront son emploi.
Répétons-le notre propos n’est pas l’étude de la pensée libérale 1128 ; nous ne l’envisageons qu’au
travers des critiques que Castoriadis lui adresse, qui concernent son rapport à la Grèce et la manière
dont elle en tire conséquence pour justifier ses thèses sur la liberté « négative ».
Castoriadis le rappelle à plusieurs reprises, toute une tradition de Benjamin Constant à Fustel de
Coulanges invite à se défier de « certaines réminiscences antiques »1129. La raison étant que le
monde ancien ne permettait pas l’expression de la liberté individuelle ; Athènes figurant comme
une heureuse exception dans la mesure où « l’asservissement de l’existence individuelle au corps
collectif n’est aussi complet [qu’ailleurs] »1130. Citons un passage qui donne bien le ton. Parlant des
anciens, Constant assure que leur liberté « consistait à exercer collectivement, mais directement,
plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et
de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les
jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître
devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même
temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec
cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble (…).
Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à
l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout
sous le rapport de la religion (…). Dans les relations les plus domestiques, l’autorité intervient
1128. Nous renvoyons pour cela essentiellement aux travaux de Pierre Manent : Les libéraux, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1986 ; Histoire intellectuelle
du libéralisme, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1987.
1129. B. Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes,1819. Source : http://classiques.uqac.ca/classiques/
1130. B. Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, op. cit.
- 310 -
encore (…). Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires
publiques, est esclave dans tous les rapports privés »1131.
Le propos est clair, et il n’est guère besoin de commenter. Mieux vaut chercher à savoir ce qu’il
convient de penser d’un tel propos. À ce sujet Castoriadis est aussi explicite qu’expéditif.
Considérant la question de l’exceptionnalité d’Athènes, il assure que « contrairement au
stéréotype mis en circulation par B. Constant, vulgarisé par Fustel de Coulanges et devenu depuis
le maigre fonds de commerce des intellectuels concernant la cité grecque, le régime athénien —
laisser les individus faire ce qui leur plaît, Périclès dans Thucydide II, 37 — est considéré, à juste
titre, par Aristote comme la règle, non pas l’exception. L’exception est la polis Lacédémonienne où
tout est régimenté »1132. L’Éthique à Nicomaque assure en effet qu’« il n’y a que dans la Cité de
Lacédémone ou peu s’en faut que le législateur semble s’être préoccupé de la manière d’élever les
enfants et de régler leurs conduites. Dans la grande majorité des Cités, en revanche, ce genre de
choses ne fait l’objet d’aucune préoccupation particulière et chaque particulier y vit comme il le
souhaite »1133.
Ceci étant, faut-il penser que les Cités grecques interdisaient une vie individuelle ? Castoriadis
insiste souvent, sur un fait qui lui paraît largement suffisant pour tordre le cou à une telle idée : « ce
n’est pas de ma faute, dit-il à l’adresse d’un contradicteur, si le plein déploiement des trois sphères
et leur distinction / articulation dans un sens démocratique a eu lieu pour la première fois en
1131. B. Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, op. cit. Quant à Fustel de Coulanges, il écrit : « La vie privée n’échappait pas
à cette omnipotence de l’État. Beaucoup de cités grecques défendaient à l’homme de rester célibataire. Sparte punissait non seulement celui qui ne se mariait
pas, mais même celui qui se mariait tard. L’État pouvait prescrire à Athènes le travail, à Sparte l’oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque dans les plus petites
choses ; à Locres, la loi défendait aux hommes de boire du vin pur ; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux femmes. Il était ordinaire que le
costume fût fixé invariablement par les lois de chaque cité ; la législation de Sparte réglait la coiffure des femmes, et celle d’Athènes leur interdisait
d’emporter en voyage plus de trois robes. À Rhodes la loi défendait de se raser la barbe ; à Byzance, elle punissait d’une amende celui qui possédait chez soi
un rasoir ; à Sparte, au contraire, elle exigeait qu’on se rasât la moustache. L’État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes ou
contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui il naissait un tel enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes de Sparte et de
Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes ; nous savons seulement qu’Aristote et Platon l’inscrivirent dans leurs législations idéales. Il y a dans
l’histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau admiraient fort. Sparte venait d’éprouver une défaite à Leuctres et beaucoup de ses citoyens avaient
péri. à cette nouvelle, les parents des morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait que son fils avait échappé au désastre et
qu’elle allait le revoir, montrait de l’affliction et pleurait. Celle qui savait qu’elle ne reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples en
remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l’État qui ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi ! L’État n’admettait pas
qu’un homme fût indifférent à ses intérêts : le philosophe, l’homme d’étude n’avait pas le droit de vivre à part. C’était une obligation qu’il votât dans
l’assemblée et qu’il fût magistrat à son tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne ne permettait pas au citoyen de rester
neutre ; il devait combattre avec l’un ou avec l’autre parti ; contre celui qui voulait demeurer à l’écart des factions et se montrer calme, la loi prononçait une
peine sévère, la perte du droit de cité » (N.D. Fustel de Coulanges, La cité antique, Paris Hachette, 1900, Livre 3, chap. XVIII, p. 278. Texte accessible sur :
http://classiques.uqac.ca/classiques/).
1132. CL 5, 63. Thucydide rapporte les mots suivants de Périclès : « Tolérants dans les relations particulières, nous n’en sommes pas moins, dans la vie
publique, pénétrés par une révérence qui nous incite à nous soumettre mieux que quiconque à l’ordre établi » (La guerre du Péloponnèse, trad. D. Roussel,
Paris, Le livre de poche, 1966, Livre II, chap. 1, p. 187-188.
1133. Éthique à Nicomaque, X, 1180 25-29, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, coll. GF, 2004, p. 543.
- 311 -
Grèce »1134. Il entend par là la sphère privée (oikos), la sphère qu’il nomme « privée / publique »
(agora), et la sphère publique (ecclesia), dont il donne quelques détails ailleurs. La question est
d’importance puisque Castoriadis assure que « ces sphères ne sont nettement distinguées (et
proprement articulées) que sous un régime démocratique »1135.
L’oikos, c’est le domaine de la « maison - famille » dans lequel « formellement et en principe, le
pouvoir ne peut ni ne doit intervenir ». Mais il va de soi, précise Castoriadis, que, « comme pour
tous les sujets dans ce domaine, même cela ne peut pas être pris absolument ». C’est qu’il convient
d’interdire de porter l’intégrité corporelle des membres de sa famille ou de rendre l’instruction
obligatoire. L’agora, est le « marché - lieu de rassemblement », dit Castoriadis, c’est-à-dire le lieu
où je rencontre les autres et où j’échange avec eux au divers sens du mot. Et si ici aussi le pouvoir
ne doit en principe pas intervenir, il faut reconnaître qu’encore une fois il ne peut s’appliquer de
manière absolue. Reste l’ecclesia, qui est le lieu du pouvoir, le lieu vraiment public.
Cette question de la nécessité de penser l’existence et l’articulation de différentes sphères au sein
même de la société est d’une grande importance. Elle permet notamment de spécifier les régimes
totalitaires en ce qu’ils n’autorisent pas de sphère privée. On ne peut même pas dire que celle-ci est
effacée par la sphère publique puisque Castoriadis estime qu’en régime totalitaire il n’y a pas de
sphère publique ; tout étant aux mains de l’appareil bureaucratique. Ce n’est sans doute pas par
hasard si, dès le début de son célèbre 1984, Orwell fait référence au panoptisme si bien analysé par
Foucault1136. L’intérêt de l’analyse de Castoriadis ne tient pas vraiment au fait qu’il reprend ici des
thèses bien connues, mais plutôt à ce qu’il s’appuie sur cette même analyse pour dénoncer le
caractère faussement démocratique des sociétés modernes. Il assure ainsi que, « paradoxalement,
les pseudo-“démocraties” occidentales contemporaines ont rendu pour une grande partie en fait
privée, la sphère publique », puisque « les décisions vraiment importantes sont prises en secret et
dans les coulisses »1137. Nous allons revenir sur cela au prochain paragraphe.
Il semble que la querelle menée par Constant et Fustel de Coulanges ait tourné court. Comme
l’affirme Castoriadis, et « contrairement aux stupidités qui ont abondamment cours, au moins
depuis Fustel de Coulanges, l’individu n’est pas “résorbé” par la collectivité dans la cité grecque
classique démocratique ». Un doute subsiste toutefois, que les propos de Castoriadis ne font que
1134. CL 5, 63
1135. CL 4, 229. Les citations qui suivent renvoient à cette même page.
1136. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, pp. 228-264. Dès la troisième page de 1984, on peut lire : « Le télécran recevait et
captait simultanément (…). Naturellement, il n’ay avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé (…). On devait vivre, on vivait, car
l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu » (G. Orwell, 1984, trad. A.
Audiberti, Paris Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 13).
1137. CL 4, 229.
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confirmer, puisqu’il continue en affirmant que dans cette démocratie grecque, « la hiérarchie des
valeurs est claire et univoque. Les vertus suprêmes de l’homme sont les vertus civiques ou
politiques »1138. N’est-ce pas justement ce que craignent les modernes ? Ceux-ci n’entendent
nullement abolir les libertés politiques, mais seulement ne pas y être soumis. Constant est très clair
sur ce point ; et s’il proclame : « la liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté
moderne », il continue immédiatement en assurant que « la liberté politique en est la garantie », et
qu’elle « est par conséquent indispensable ». Il affirme seulement que l’on ne peut « demander aux
peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la
liberté politique » ; précisant une nouvelle fois : « vous voyez Messieurs, que mes observations ne
tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique »1139.
Ne faut-il pas du reste voir dans le large écho que cette thèse a trouvé et qu’elle continue de
trouver, autre chose que les « stupidités » dont parle Castoriadis ? Certes le regard sur le monde
Grec a changé, mais l’enjeu s’est aussi déplacé, ou précisé du moins, comme cela apparaît dans les
propos de Benjamin Constant que nous venons de rappeler : il ne s’agit pas tant de juger la
démocratie des Anciens que de préserver ce qui est perçu comme un acquis du monde moderne. On
ne parle pas du reste dans les mêmes termes dans la mesure où le couple positif / négatif s’est
substitué au couple Anciens / Modernes. Il est clair toutefois, pour ce qui nous préoccupe, que cela
n’a guère d’importance. Ce pourquoi Castoriadis reprend sa critique contre Isaiah Berlin, dont on
sait qu’il est un des plus importants théoriciens de la question et qu’il promeut les libertés
“négatives” opposées à une idée de la liberté positive. Castoriadis assure au contraire que celle-ci
est « apparentée à la conception démocratique antique (grecque), selon laquelle tous les citoyens
doivent participer au pouvoir »1140. Si Bernard Quiriny a sans doute raison de prétendre que
l’opposition mise en avant par Berlin « structure aujourd’hui le débat sur la liberté », il semble
difficile de le suivre quand il affirme « c’est également dans ces termes que raisonne
Castoriadis »1141.
Nous inclinons en effet à penser que Castoriadis ne rentre pas vraiment dans les cadres d’un
débat qu’il aborde malgré lui, et pour le dénoncer. C’est ainsi qu’il écrit à la fin de son grand texte
La polis grecque et la création de la démocratie — texte que nous avons largement suivi tout au
long de ce chapitre : « Dans son “Oraison funèbre” Périclès montre implicitement la futilité des
faux dilemmes qui empoisonnent la philosophie politique moderne et, d’une manière générale, la
mentalité moderne : l’“individu” contre la “société”, ou la “société civile” contre l’“État” »1142 ?
1138. CL 4, 225.
1139. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, op. cit.
1140. CL 4, 237.
1141. La démocratie dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis, op. cit., p. 126.
1142. CL 2, 305.
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D’aucuns diront que c’est là l’indice le plus sûr de son opposition aux modernes. Qu’en est-il au
juste ? Il convient de voir les choses de plus près.
2) La liberté en question(s)
À en croire Philip Pettit, les modernes défendent la liberté négative depuis le XVIII e au moins
puisque l’on trouve une de ses premières expressions en 1776 sous la plume de Jeremy Bentham.
Celui-ci écrivait alors à un correspondant : « Je vous fais part d’une sorte de découverte selon
laquelle l’idée de liberté ne comportait rien de positif, qu’elle était simplement négative et que je
la définissais par suite en termes d’absence de “restrictions” »1143. En 1958, Isaiah Berlin ne dit pas
vraiment autre chose en définissant le sens « négatif » de la liberté qu’il assure être contenu dans la
réponse à la question : « Quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet — individuel ou collectif
— doit ou devrait faire ou être ce qu’il est capable de faire ou d’être sans l’ingérence
d’autrui ? »1144. La conception négative de la liberté renvoie donc à une question politique comme
le souligne Arendt1145, qu’il faut d’abord à saisir en un sens “physique”, si l’on peut dire, puisqu’il
s’agit avant tout de ne pas rencontrer d’obstacles. Elle est une capacité d’action non contrainte par
une force extérieure. Partant, on comprend qu’elle ne soit pas liée à un type d’organisation
politique particulière, puisqu’elle vise avant tout la limitation du pouvoir. Berlin assure du reste
qu’elle « n’est pas incompatible avec certaines formes d’autocratie ou du moins avec l’absence de
démocratie »1146.
La liberté négative se fonde sur une opposition, qu’elle contribue à renforcer, entre l’individu et
le pouvoir: elle vise à protéger celui-là de celui-ci. C’est ainsi que l’on en viendra à parler d’habeas
corpus et à définir juridiquement la personne1147. Elle se conçoit donc immédiatement dans et à
partir de son opposition au pouvoir. C’est sans doute à Montesquieu que l’on doit d’avoir le mieux
précisé les choses en termes de conséquences politiques ; et Pierre Manent n’a certainement pas
tort de préciser qu’« en voyant dans l’opposition entre le pouvoir et la liberté le centre du problème
politique fixe ce que l’on pourrait appeler le langage définitif du libéralisme »1148. Castoriadis voit
1143. Cité par P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, pp. 67-68.
Castoriadis la trouve déjà chez Fergusson, voir : Débat avec le M.A.U.S.S. n° 14, p. 200.
1144. Il s’agit bien de « cette liberté que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique » laquelle est « l’opposé même de la “liberté
intérieure”, cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres. Ce sentiment interne demeure sans
manifestation externe et de ce fait, par définition, ne relève pas de la politique » (Deux conceptions de la liberté, in : Éloge de la liberté, trad. J. Canaud et J.
Lahana Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 190).
1145. Qu’est-ce que la liberté ?, in : La crise de la culture, op. cit., p. 190.
1146. Éloge de la liberté, p. 172.
1147. Berlin parle de l’« essence d’homme », Éloge de la liberté, p. 175.
1148 . Histoire intellectuelle du libéralisme, op. cit., p. 123.
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donc juste en disant que si le « déploiement et la réalisation de cette liberté présupposent des
dispositions institutionnelles précises », ces dernières, à leur tour, « présupposent (…) qu’il y a,
posé en face, un pouvoir étranger à la collectivité, indéplaçable, inentamable, par essence hostile et
dangereux, dont il s’agit de borner, dans la mesure du possible, la puissance »1149.
Or c’est évidemment cela qu’il ne peut accepter. Il considère que le pouvoir appartient aux
hommes, à tous les hommes, et non pas seulement à un seul ou à quelques-uns. Sans quoi on ne
peut plus parler de liberté : « comment donc pouvez-vous être libre si les autres ont plus de pouvoir
que vous ? », demande-t-il ingénument, avant d’affirmer que, « comme l’idée d’une société sans
aucun pouvoir est une fiction incohérente », « la première partie de la réponse à la question de la
liberté c’est l’égalité ». C’est là un point tout à fait central. « Une société libre est une société où
le pouvoir est effectivement exercé par la collectivité, par une collectivité à laquelle tous
participent effectivement dans l’égalité. Et cette égalité de participation effective, ne doit pas rester
une règle purement formelle ; elle doit être assurée, tant que faire se peut, par des institutions
effectives »1150.
Nous reviendrons sur cette question de l’égalité de tous, de la manière dont il faut la penser et ce
qu’elle implique, notamment en matière d’éducation. Ce qu’il convient de souligner ici, c’est que
Castoriadis se refuse à considérer que la démocratie puisse simplement se penser à partir des droits
et procédures qui définiraient les cadres d’une expression limitée du pouvoir. Nous le savons,
fondamentalement, il n’est pas possible de s’en tenir là puisque les règles de droit ne sont
efficientes que si les individus y adhèrent en quelque façon. Ce qui ne peut se faire sous la
contrainte permanente. C’est pourquoi il est nécessaire que les citoyens exercent effectivement le
pouvoir. Il serai
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