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Discussion III
Philosophie et politique. Livrio
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Etienne Parain Les motifs de vos réflexions reviennent très
fréquemment à Cornelius Castoriadis qui est, rappelons-le, le fondateur
du groupe « Socialisme ou Barbarie » dans les années 50. Vous lui avez
consacré toute la première partie de votre triptyque « Devenir et
Temporalité ». En quoi est-il un auteur qui intéresse notre monde
contemporain ?
Jean-Philippe Pastor Evidemment, le vocabulaire
philosophique qu’utilise Castoriadis peut sembler appartenir à
celui de la deuxième moitié du siècle dernier. La rhétorique
employée paraît faussement désuète étant donné que Castoriadis est avant tout un
penseur politique et que notre société par certains aspects rivalise d’innovations
pour faire de notre monde social une structure collective ne fonctionnant plus
exclusivement dans et par le politique. Politique signifie traditionnellement
participation active des citoyens à la vie publique. Dans ses livres et ses
interventions, Castoriadis juge que manifestement nos contemporains ne souhaitent
plus initier de renouvellement significatif dans ces domaines autrefois considérés
comme centraux par nos sociétés.
E.P. Ne peut-on pas considérer qu’il applique à notre monde actuel des schémas philosophiques
empruntés à des mondes disparus ?
En réalité, nos sociétés modernes n’ont jamais été politiques au sens où l’étaient par
exemple les cités grecques, si c’est ce que vous voulez dire. Et Castoriadis le sait. Et
peut-être plus que tout autre. La société moderne est fondamentalement différente
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de la polis antique; non seulement on ne peut pas la concevoir sur le modèle de
celle-ci ce que Montesquieu par exemple avait déjà vu très clairement- mais
encore la vie de la polis n’est pas compatible avec le fonctionnement de la société
moderne. Les sociétés modernes ne sont pas des sociétés politiques, comme
l’étaient les Cités-États grecques ou italiennes. La tentative visant à faire de la
politique le lien unificateur unique donnant aux États modernes leur cohésion doit
nécessairement conduire à des conséquences discutables, ainsi que certains aspects
la Révolution française l’ont montrés[...]. En réalité, ce n’est ni une volonté
politique commune ni une croyance commune qui donne à nos États leur cohésion,
mais un élément tiers, que les économistes anglais du XVIIIe siècle furent les
premiers à percevoir.
E.P. Le fait que Castoriadis persiste à donner une
inflexion systématiquement politique à ses travaux,
notamment philosophiques, n’est-ce pas là justement la
preuve d’une démarche trop exclusive ?
Que le problème politique joue un rôle de toute
première importance dans la pensée, et l’œuvre
de Castoriadis, n’a rien qui puisse nous surprendre. C’est le contraire, plutôt, qui
aurait été étonnant de la part d’un Grec. Aucun Grec ne peut évidemment se
désintéresser de la vie politique ; et moins que quiconque, sans doute Castoriadis
par la vie qu’il a menée et sa confrontation directe avec l’Histoire du siècle dernier.
Et son éloignement du communisme, extrêmement précoce, s’est imposé à lui dès
les années 40…Ce rejet l’a amené à réfléchir sur le devenir politique des sociétés
occidentales hors du contexte marxiste. Par la suite, avec la création de « Socialisme et
Barbarie », sa seule posture a constamment défié les fausses évidences des discours
unanimement admis.
Mais on pourrait à ce sujet en dire davantage. On pourrait dire que non seulement
l’œuvre de Castoriadis, mais également toute œuvre philosophique est sous-tendue
par des préoccupations politiques ; et que les problèmes que les philosophes
étudient sans discontinuer le problème de la raison, de l’enseignement, de la
justice ne sont, au fond que des problèmes politiques au sens fort.
E.P. N’est-ce pas là une considération trop « historique » des choses ?
L’Histoire est faite pour être réfléchie. Pas pour y trouver des modèles à suivre,
mais pour susciter la réflexion et le débat. La participation à la vie politique était
considérée par les Grecs comme un privilège incessible de l’homme libre, l’essence
de la nature hellénique de l’homme qui le distinguait des « barbares ». Aussi, aucun
peuple ne s’est-il jamais autant préoccupé de politique que les Grecs qui ont réalisé
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ou essayé tous les types de constitutions possibles et imaginables et qui, non
contents de cela ont réussi les seuls parmi les peuples de l’antiquité – à formuler
une véritable philosophie politique. Pour Castoriadis, tout comme Platon dont
beaucoup disent que la philosophie n’est autre qu’un immense commentaire sur
plus de deux millénaires de ses dialogues, la question politique et l’interrogation
philosophique ne font qu’un. Hors de toute considération à l’Histoire, ce que
Castoriadis prétend c’est que nos sociétés actuelles non seulement ne peuvent faire
l’impasse sur la question du collectif mais ont en plus un profond besoin de
renouvellement politique.
E.P. On peut cependant être philosophe et ne rien avoir à faire avec
la politique…
Le philosophe étranger à la politique, étranger à la Cité lui
préférant le Royaume de l’Esprit, celui de la Morale ou la
réflexion sur le souci-de-soi, celui de la littérature et des
arts, c’est là une solution tout à fait possible. Non seulement possible pour certains
penseurs modernes, mais même préférable pour la plupart d’entre eux. Et peut-être
même la seule envisageable si l’on admet déjà avec Hérodote dans les temps
anciens que la politique est mauvaise et injuste par essence, et que toutes les formes
sous lesquelles elle se présente ne recouvrent que la réalité du pouvoir et de ses
méfaits. Cependant, ce n’est jamais une solution parfaite. Et la philosophie, quoi
qu’en dise et quelle que soit sa nature, a toujours à voir avec la perfection, l’accès à
l’Idéal qui lui est concomitante. La vie humaine, pleine et réalisée – Castoriadis en
est totalement convaincue est par conséquent impossible hors du contexte
politique. Psyché/Société sont les faces d’une seule et même pièce de monnaie. Un
Dieu peut s’isoler et vivre heureux sans contrepartie dans le temps ; un animal
comme le loup ou certains squales aussi. Mais non un homme, pas même s’il est
philosophe…
E.P. Est-ce qu’en ce sens on ne peut pas dire de Castoriadis ce que l’on pourrait dire des anciens
maîtres de la pensée qui ont balisé le paysage des années 60 jusqu’à la fin des années 80 ? A
savoir qu’ils correspondaient à une époque désormais révolue et que leur influence aujourd’hui est
faible ? N’avons-nous pas passé un cap ?
C’est ce qu’on disait déjà de la génération qui est venue après Sartre. On la trouvait
a-politique, ironique, très concentrée sur des considérations éthiques et personnelles.
Ce qui prédominait chez « l’intellectuel spécifique » c’était déjà le sentiment que les
grandes structures politiques et économiques ne pouvaient plus être organisées
selon le modèle d’une société littéraire, gouvernée par une élite « éclairée ». Peu à
peu, le philosophe n’a plus senti la nécessité d’intervenir dans le débat public.
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Aujourd’hui, le risque pour les intellectuels est de faire de la démocratie un simple
avatar de la principale invention social-historique de notre époque, à savoir la mise
en scène instituée de la frivolité et du spectacle comme mode politique du
traitement social des problèmes de société. La démocratie est alors perçue comme
un simple effet de la société de consommation qui s’étend maintenant à dessein,
selon les termes de Castoriadis, vers le vide, la dispersion, l’insignifiance au rang de
signification imaginaire centrale de notre société. De ce point de vue, Castoriadis a
décrit très précisément le monde dans lequel nous vivons. Il l’a fait avec une
perspicacité et une lucidité qui nous permet encore de lui faire confiance dans son
diagnostic pour les temps imminents que nous allons vivre.
E.P. Le paysage intellectuel a tout de même changé depuis la
parution de « L’Institution Imaginaire de la Société » !
Oui vous avez raison, il y a aujourd’hui un véritable
désaveu proclamé des élites à l’égard des dérives de
la social-démocratie actuelle. Il est bien vu de
prendre pour cible « les classes moyennes », les
masses qui paraissent donner le ton à la société et à ses choix fondamentaux. La
critique de l’individualisme démocratique se fait de plus en plus audible. Cette
rumeur se propage par la voix du politiquement correct, voix anonyme où toute
opinion hors norme a nécessairement la structure d’une arrière-pensée refoulée. Les
opinions ne sont plus faites pour être exprimées, on ne peut les défendre qu’à partir
du moment où un autre les a émises, sans les défendre soi-même, simplement pour
les faire circuler. Quant aux intellectuels qui n’ont pas ce genre de velléités, ils ne
parlent plus ; par nécessité plutôt que par conviction, ils préfèrent le silence. Ils se
considèrent comme les derniers vestiges d’un monde disparu, un peu à la manière
des derniers viennois comme Stefan Zweig ou Hugo Von Hofmannsthal, comme
les derniers penseurs dans un sens d’ailleurs très nietzschéen. Cette sensibilité
aristocratique, de droite comme de gauche, a des effets néfastes très étendus dans
l’opinion. Les gens ne prêtent plus aucune oreille à des personnages qui les
méprisent. De son côté, l’intello joue sans cesse d’une esthétisation du chaos qui le
dévalue. Tout projet de changement ou d’interrogation sur les institutions sociales
et politiques disparaît…
E.P.- Tout de même, cette rhétorique de Castoriadis sur la révolution paraît bien datée…
Jusqu’à la chute du bloc communiste, la vie intellectuelle et politique en France était
à l’horizon de quelque chose qui s’appelait la Révolution, même lorsqu’il s’agissait
d’en faire la critique ou d’en exprimer le dédit. Le terme de Révolution était
rhétoriquement pertinent. Non parce qu’on attendait la Révolution ou qu’on la
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préparait mais par ce que son évocation structurait implicitement le
fonctionnement de notre vie politique, y compris pour ceux qui s’employaient
continuellement à la discréditer. C’est une particularité de notre pays qu’il n’est pas
possible de gommer en quelques décennies. Or, soudain à partir de 89, le mot
même disparaît. Ceux qui l’utilisent sont déclassés, ringardisés. On organise même
très officiellement son enterrement. Au matin de ces festivités que le monde entier
nous regarde organiser avec une incompréhension amusée, il n’y a même plus
besoin de se situer par rapport à un idéal révolutionnaire quelconque. Cette
disparition bouleverse l’organisation intérieure de la vie politique parlementaire.
Sans repère, elle n’a plus d’autre horizon qu’elle-même. La politique devient dès
lors autosuffisante et François Mitterrand excelle dans l’art et la mise en scène de
cet hermétisme politicien.
E.P.- N’a-t-on pas connu depuis deux siècles de ces aller-retours
au sujet de la Révolution française ? En la pensant définitivement
enterrée, ne travaille-t-on pas à sa soudaine et brusque
réapparition dans un prochain avenir ?
Qui sait ? Il est sûr que la grande lutte émancipatrice
issue de la Révolution s’estompe puis revient comme un serpent de mer tout au
long du XIXème et XXème siècle, ou plutôt elle se déplace sur des registres sans
cesse différents. D’une certaine façon, toute la vie intellectuelle française non
seulement s’inspire de ce passé mais en vit et n’a d’existence que par rapport à son
évocation. On ne peut parler véritablement de la littérature française qu’en se
représentant l’espace politico-romanesque nécessaire à son exceptionnel
épanouissement. Tout chez Chateaubriand et chez Stendhal ne se comprend qu’à
l’aune de l’idéal révolutionnaire. Et même chez les auteurs qui nourrissent un
intérêt moindre et plus subalterne à son égard, la question reste centrale. Certes,
pour Bouvard et Pécuchet, ou pour M. Bergeret d’Anatole France, c’est moins la
révolution qui importe que les questions républicaines. Mais en creux, c’est la
question du monde démocratique que l’on pressent depuis Tocqueville comme un
univers morne et sans qualité qui occupe les esprits. Au regard de l’époque
révolutionnaire, la politique au sens démocratique apparaît comme règne de l’ennui,
du nivellement et de l’opinion moyenne. Finalement, ces aller-retour structurent
tout notre passé républicain. Ils sont la vie même de notre nature politique et
républicaine. Déjà, dans une société qui a tué son roi et où se transforme lentement
la fonction du mari et du père, les questions de filiation, omniprésentes dans le
roman du XIXème prennent une évidente signification métaphorique. Si on
considère que pour Freud dans la Vienne fin de siècle, la politique est une question
de filiation, si on considère le principe selon lequel toute la politique peut se
ramener au conflit originel entre le père et le fils, voyez les conséquences qu’une
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