DU SYSTEME DE FILIATION ENTRE L’ANTHROPOLOGIE ET LA SOCIOLOGIE Bernardin MINKO MVE Université Omar Bongo, Libreville (Gabon) Résumé S’il y a un rapport interdisciplinaire qui s’apparente à un véritable système de filiation, c’est bien celui de l’anthropologie et de la sociologie. On peut le situer dès la constitution des deux disciplines. Autant la sociologie est née au XIXème siècle à l’issue d’un besoin de réorganisation sociale conséquence des révolutions politiques et industrielles ; autant l’anthropologie s’est vue reconnaître ses lettres de noblesse par l’intérêt romantique qu’elle porte pour l’exotisme avec le souhait de créer une discipline à orientation philosophique et avec le projet colonial dans la fondation de l’ethnologie. En s’affirmant relativement différentes par leur champ et leur méthode, l’anthropologie et la sociologie cheminent largement de pair dans la voie des grandes fresques historiques et de la patiente accumulation de documents. On voudrait attirer l’attention sur certains aspects de la situation de l’obsolescence de la frontière entre l’anthropologie et la sociologie car, elle nous semble souvent méconnue et parfois déformée par certaines recherches actuelles. Et pourtant, c’est ce que nous tentons de démontrer, les deux disciplines sont liées aux mêmes théories ; elles trouvent souvent des perspectives communes (organisation, institution, intégration, adaptation) et se construisent parfois des démarches assez semblables. Mots clés Anthropologie, sociologie, interdisciplinarité, socio-anthropologie, socio-ethnologie. Abstract If there is a report interdisciplinarity which is connected with a true system of filiation, it is well that anthropology and sociology. One can locate it as of the constitution of the two disciplines. As much sociology was born at the XIXème century with exit need for social reorganization consequence of the political and industrial Annales de l’Université Omar Bongo, n° 11, 2005, pp. 23-49 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie revolutions; as much anthropology is recognizing its letters of nobility by romantic interest it carries for exoticism with the wish to create a discipline with philosophical orientation and with the colonial project in the foundation of ethnology. In affirming relatively different by their field and their method, anthropology and sociology walk on largely together in the way of the large historical frescos and the patient accumulation of documents. We would like to attract the attention on certain aspects of the situation of obsolescence of the border between anthropology and sociology because, it seems to us often ignored and sometimes deformed by certain current research. And yet, it is what we try to show, the two disciplines are related to the same theories; they often find prospects common (organization, institution, integration, adaptation) and build sometimes rather similar steps. Key words Anthropology, sociology, interdisciplinarity, socio-anthropology, socioethnology. Introduction L’avènement du troisième millénaire interroge les divisions disciplinaires telles qu’elles s’étaient établies au cours des vingt dernières années. Depuis que le terrain ethnologique s’est rebellé1, nous nous posons régulièrement la question de la réinterpellation des scolastiques antérieures. Face aux nouvelles situations rencontrées sur le terrain, trois problèmes se posent désormais : l’intertextualité généralisée des cultures, l’interpellation systématique des ethnologues par les populations sur lesquelles ils travaillent, et l’inconfort moral du chercheur dans la relation à l’autre. Témoin des changements sociaux, nous ne manquons pas d’observer des conditions particulières dans lesquelles se développent aujourd’hui l’anthropologie et la sociologie. Sœurs quasi jumelles, anthropologie et sociologie mettent en lumière, selon l’expression d’Alfred Krœber, une distinction des deux disciplines qui n’a jamais été bien nette. Elle l’est moins que jamais aujourd’hui. Prétendre tracer entre les deux disciplines une frontière, établir un bornage, y voir deux 1 Les communautés observées par les ethnologues ne peuvent plus être seulement considérées comme des objets d’étude. Intéressées par des motivations identitaires, leurs stratégies demandent l’établissement d’un nouveau type de rapports. 24 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie projets scientifiques différents, deux activités séparées d’étude du monde social, serait tout à fait vain – et même, désormais, fallacieux. À leur différenciation – toute relative, et qui n’a jamais empêché une large communication – il n’y a, à la vérité, aucun fondement épistémologique sérieux. C’est leur histoire seulement – et celle, générale, des deux derniers siècles – qui permet d’en rendre compte. L’obsolescence d’une frontière entre l’anthropologie et la sociologie, tient d’une réflexion axée tant sur la crise sociétale que sur les potentialités de l’interdisciplinarité. L’émergence et la justification de l’analyse s’expliquent d’abord par les transformations qui affectent les sociétés contemporaines. La dualisation du corps social, la brisure des solidarités organiques et la montée non seulement du chômage mais également de l’exclusion qui concourent au scepticisme ambiant. Le frottement entre anthropologie et sociologie ne s’inscrit pas inopinément dans cette fin du XXe siècle. Les traits caractéristiques de cet espace temporel concourent à son apparition. C’est une émergence qui était peu probable et n’avait effectivement pas eu lieu précédemment ou ne s’en était tenue qu’à des bribes de propositions. Dans la présente réflexion nous voulons reconstituer les traces de cette dynamique interdisciplinaire dont l’importance s’inscrit largement dans des contextes épistémologiques et sociaux. Après avoir présenté la constitution des deux disciplines, nous montrerons leur rapprochement par l’objet qui rend caduque la division actuelle. Cela permet de comprendre enfin comment les faits sociaux contemporains peuvent bénéficier d'une approche à résonance socioanthropologique ou socio-ethnologique. I. La constitution de la sociologie et de l’anthropologie I.1. La sociologie La sociologie s’est constituée au XIXe siècle comme science générale des sociétés, du social en général, mais en se situant dans la perspective, principalement, des sociétés modernes – ces sociétés occidentales en voie d’industrialisation et d’urbanisation, en même temps que de laïcisation et de rationalisation, de démocratisation et de nationalisation, de bureaucratisation et de « scientification »..., de tous ces processus, générateurs de changements permanents, constitutifs de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Des 25 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie sociétés qui ont été perçues, dans la rupture introduite dans la chaîne des temps par la Révolution française et par la révolution industrielle, comme des formes nouvelles (et encore très indécises) de l’organisation économique, sociale, politique, des modalités inédites du lien social, et par là de la vie humaine en général – ces formes nouvelles étant appelées à se généraliser à l’humanité entière, de telle sorte que les nations modernes, les sociétés civilisées d’Occident, placées à l’avant-garde de l’histoire, montraient à toutes les autres, exotiques, archaïques, traditionnelles, en arrière sur le chemin de l’évolution, en retard dans la voie du progrès, l’image (à plus ou moins long terme) de leur avenir obligé. Dans cette perspective, le recours aux autres sociétés, extérieures et perçues comme antécédentes (et en tant que telles inéluctablement périmées), et notamment, dans la tradition française, aux sociétés "primitives" et par là aux formes considérées comme les plus simples, élémentaires, des phénomènes sociaux, ne fut généralement pour les sociologues que le moyen d’expliquer les sociétés modernes. Ce sont celles-ci, dit explicitement Durkheim (pourtant avec Mauss l’un des plus ethnologues de tous les sociologues), c’est la réalité actuelle qui nous intéresse surtout de connaître. L’évolution ultérieure de la discipline n’a fait que confirmer cette tendance lourde de la sociologie à se préoccuper avant tout de la modernité – et, ce faisant, des sociologues (qui demeurent dans leur grande majorité des Occidentaux) à s’intéresser au premier chef à leur propre société, à leur propre univers social, culturel, historique, et à référer à lui tous les autres. I.2. L’anthropologie L’anthropologie – selon le terme qui en définitive s’est imposé – ou ethnologie – comme on a dit longtemps, surtout dans la tradition française – a, chez beaucoup, manifesté de non moins vastes ambitions à être la science générale de la société, voire la science globale de l’homme, mais sa perspective a été, au départ, dès ses origines, peut-on dire, différente, et même, d’une certaine manière, à l’opposé : ce fut, accompagnant depuis la Renaissance la découverte par les Européens de leurs mondes extérieurs (plus ou moins vite suivie de leur colonisation), la perspective de la diversité – perçue dans l’expérience (répulsion et fascination mêlées) de l’étrangeté, de l’altérité, de la différence – des sociétés et des cultures humaines. Et parmi celles-ci son intérêt s’est fixé de manière privilégiée sur les plus exotiques (occidentalement parlant), les plus lointaines géographiquement, historiquement et 26 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie culturellement, les plus "dépaysantes", et elle s’est en fait constituée comme la science des sociétés restées les plus traditionnelles et plus précisément, sous le signe de l’évolution où s’affirme sa spécificité et son autonomie dans les années 1860-1880, comme la science sociale des sociétés primitives. Sa dénomination, cependant, on vient de le voir, a été assez fluctuante et elle n’est pas, du reste, encore aujourd’hui parfaitement établie. Trois termes ont été en usage, qui ont connu de nombreux avatars . Très ancien, le mot anthropologie eut d’abord un sens théologique : « action de parler humainement des choses divines », selon le Vocabulaire de la philosophie de Lalande. Il conserve un sens philosophique2, qui désigne la connaissance globale de l’homme – distinguant l’anthropologie théorique qui est « la connaissance de l’homme en général et de ses facultés ». L’anthropologie pragmatique est « la connaissance de l’homme tournée vers ce qui peut assurer et accroître l’habileté humaine » et l’anthropologie morale est la connaissance de l’homme tournée vers ce qui doit produire la sagesse dans la vie, conformément aux principes de la métaphysique des mœurs. Mais le terme d’anthropologie a pris surtout, dès la fin du XVIIIème siècle, un sens naturaliste, comme équivalent de l’histoire naturelle de l’homme que Linné et Buffon avaient rendu possible, en réintroduisant, contre la théologie régnante et les préjugés métaphysiques traditionnels, et même si c’était à la première place, l’espèce humaine parmi les autres dans le règne animal. Ce sens qui lui est donné pour la première fois, semble-t-il, par Blumenbach en 1795, s’est imposé au XIXème siècle, l’anthropologie étant alors considérée comme l’une des branches des sciences naturelles, celle qui constitue pour ainsi dire la zoologie de l’espèce humaine. De fait, comme la zoologie étudie les animaux du point de vue de leur morphologie et de leur mode de vie, l’anthropologie porte tout en même temps sur les traits physiques et la biologie, et sur les mœurs et les coutumes des êtres humains. Elle a été définie par Broca comme « l’étude du groupe humain, envisagé dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature. L’Anthropologie3, dit-il, est la biologie du genre humain. Étude globale, elle comprend l’anatomie et la physiologie humaines, la préhistoire, l’archéologie, l’ethnographie et l’ethnologie, le 2 Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, 1798. Elle a été particulièrement active en France avec la Société d’Anthropologie (fondée en 1859) de Paul Broca, Paul Topinard et Armand de Quatrefages. 3 27 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie folklore, la linguistique. Naturaliste, elle est élaborée principalement par des médecins anatomistes et physiologistes, mais surtout elle tend à expliquer tout le social par la biologie ; à considérer les divers aspects des sociétés et des cultures humaines « comme une sorte de prolongements ou de dépendances » des caractères somatiques des différentes populations. Dans les pays de langue anglaise, il en est allé un peu autrement. Le terme d’anthropologie s’y est imposé pour désigner la science globale de l’homme, qui a été conçue comme subdivisée en deux branches distinctes : l’anthropologie physique (ou bioanthropologie) d’une part, l’anthropologie sociale et/ou culturelle d’autre part – social anthropology étant l’expression la plus couramment utilisée par les Britanniques, cultural anthropology par les Américains, avec les accentuations différentes que cela implique : chez les uns sur les formes de l’organisation sociale, chez les autres sur les œuvres culturelles. Cet usage anglo-saxon a désormais – l’influence de Claude LéviStrauss ayant été à cet égard déterminante – acquis droit de cité en France. Encore que le déclin, lié à une certaine déconsidération, des études d’anthropologie physique – un peu trop acharnées, pendant toute une époque, pour ne pas finir par devenir suspectes, à mesurer les crânes des gens et déceler les couleurs de leur peau afin de distinguer et hiérarchiser des races –, a conduit en fait à identifier de plus en plus l’anthropologie, dont l’appellation avait longtemps en France été en quelque sorte abandonnée aux naturalistes, sinon confisquée par eux, avec, maintenant, la seule anthropologie sociale et culturelle. I.3. L’ethnologie et l’ethnographie Le mot ethnologie apparaît en 1787, c’est un néologisme qui a été créé par Chavannes4. Il s’agissait pour lui d’une branche de l’histoire, telle qu’il la concevait, consacrée à l’étude des étapes de l’homme en marche vers la civilisation. Mais le terme a pris assez vite l’acception qu’il a conservée pendant tout le XIXème siècle d’une science consacrée à l’étude des caractères distinctifs et à la classification des races humaines : cette notion éminemment confuse de la race, alors quasiment indistincte de celle de peuple (auquel est censé renvoyer le terme grec ethnos), associant les idées de lignée héréditaire 4 A. de CHAVANNES, Essai sur l’éducation intellectuelle dans le projet d’une science nouvelle, Lausanne, I. Hignou, 1787. 28 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie et de racines aux langues et aux genres de vie, mêlant intimement le biologique, le psychique et le moral (au sens des mœurs, des mores latins), faisant l’amalgame de la nature et de la culture, a été une des grandes obsessions, durant plus d’un siècle, de la pensée de la diversité humaine . Ce n’est que vers le début du XXème siècle que le mot ethnologie a commencé, du moins pour ses praticiens, à prendre la signification – démarquée, bien que longtemps encore de manière fort incomplète, de ces implications héréditaristes – d’étude des ethnies, des peuples en tant qu’ensembles culturels, et non plus naturels. Le mot ethnographie est un peu plus tardif. Dû à l’historien allemand Niebuhr, qui l’utilise dans ses cours à Berlin vers 1810, il fut popularisé par la publication par un Italien établi à Paris, Balbi, d’un Atlas ethnographique du globe en 1826. L’ethnographie est alors une classification des groupes humains d’après leurs caractères linguistiques. Le terme, lui aussi contaminé durant plusieurs décennies par la pensée raciale, en est ensuite venu à désigner « la description des divers peuples, de leur genre de vie et de leur civilisation » (définition de Lalande). L’ethnographie est la phase première de la recherche : observation et description, travail sur le terrain. La monographie portant sur un groupe restreint, considéré dans sa singularité, constitue le type même de l’étude ethnographique. Mais en relèvent aussi le classement, la description et l’analyse de phénomènes culturels particuliers, ces opérations dans le cas des objets matériels se poursuivant normalement au musée (musée d’ethnographie, musée de l’Homme...), prolongement sous ce rapport du terrain. Comme on peut le constater, ethnographie, ethnologie et anthropologie ne constituent pas trois disciplines différentes, ou trois conceptions différentes des mêmes études. Ce sont, en fait, trois étapes ou trois moments d’une même recherche, et la préférence pour tel ou tel de ces termes exprime seulement une attention prédominante tournée vers un type de recherche, qui ne saurait jamais être exclusif des deux autres. L’accord, cependant, est assez général à l’heure actuelle pour utiliser le terme anthropologie comme le mieux apte à caractériser l’ensemble de ces trois moments de la recherche. 29 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie II. De la primitivité à la modernité Il se trouve, cependant, que durant toute une époque – qui est celle de la formation progressive puis de l’institutionnalisation des diverses disciplines des sciences humaines, et aussi, dans le même temps, il faut se garder de l’oublier, de la grande expansion coloniale et de la domination impérialiste européenne du monde – la focalisation, pour ce qui est de leurs intérêts principaux et de leurs perspectives mêmes, de l’anthropologie sur la primitivité, sur les sociétés archaïques, et de la sociologie sur la modernité, sur les sociétés industrielles, a eu pour conséquence qu’ont été tenues, en fait, assez largement en dehors de leur champ, à l’une et à l’autre, de nombreuses sociétés et une vaste partie de l’humanité vivante. C’était le cas, en tout premier lieu, des grandes sociétés orientales, qui, analogues en cela aux grandes sociétés de l’Antiquité, se situaient, selon les perspectives de l’évolutionnisme social, à mi-chemin de la « sauvagerie » du premier âge de l’humanité et de la « civilisation » de son troisième âge atteint par le seul Occident, ces sociétés à organisation politique et à culture complexes, à population nombreuse et à longue histoire, qui, vues d’Europe, constituaient l’Orient – lequel, du Proche à l’Extrême, des rivages méditerranéens à ceux du Pacifique, rassemblait le monde arabo-musulman, la Perse, l’Inde, le Tibet, l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire, la Chine, la Corée, le Japon... À l’étude de ces sociétés et de ces civilisations s’est livré un corps particulier de chercheurs désignés (dès la fin du XVIIIème siècle) par le terme d’orientalistes, répartis en plusieurs spécialités : arabisants, indianistes, sinologues, nipponologues, etc. selon les mondes qu’ils étudiaient. Lesquels n’avaient, d’ailleurs, par grandes aires culturelles, guère de ressemblances entre eux – sinon, justement, de n’être ni « modernes » comme les Occidentaux, ni « primitifs » ou « archaïques », comme les Australiens, les Mélanésiens, les Polynésiens, les Africains ou les Indiens d’Amérique (encore que chez ceux-ci l’on ait connu des grands empires, Aztèques, Mayas, Incas..., mais réputés sans écriture, ils tombèrent sous la juridiction scientifique des ethnologues). L’orientalisme, toutefois, ce fut d’abord surtout des études philologiques, paléographiques, épigraphiques, archéologiques. Le modèle explicite étant les études des langues et civilisations de l’Antiquité – études hébraïques, grecques et latines –, la philologie et l’archéologie ont été au cœur de l’orientalisme, 30 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie qui, d’une certaine manière, s’est mis à l’école des lettrés, des artistes et des érudits locaux des siècles passés. L’intérêt principal s’est porté aux documents écrits ou picturaux, à la sculpture, à l’architecture, à toutes les traces laissées par le passé plus ou moins lointain et donc beaucoup plus aux civilisations disparues (Égypte pharaonique, Babylone, Angkor...) qu’aux sociétés et cultures vivantes, ou à l’histoire ancienne (Inde, Chine, Japon...) qu’à l’histoire récente. Et toujours davantage, sinon exclusivement, aux expressions de la culture savante, telles qu’on les retrouve inscrites dans la pierre ou figurant sur les parchemins, qu’aux cultures populaires. Ce qui tend à privilégier les langues littéraires au détriment des langues parlées, l’histoire des États et des dynasties au détriment de celle des peuples et de leur vie quotidienne, et les grandes religions au détriment des croyances et pratiques populaires. En « Orient », dans la répartition des tâches, des intérêts et des compétences, les ethnologues – qui furent d’abord surtout des chercheurs amateurs, en marge de la science officielle, sans reconnaissance académique : missionnaires, médecins, militaires, administrateurs... – n’ont guère de la sorte, pendant toute une époque, été amenés à s’occuper que de ce qui était négligé par les orientalistes : soit des phénomènes « marginaux » dans les grandes sociétés, telles les pratiques et croyances religieuses populaires, volontiers tenues par les savants officiels pour des superstitions, au mieux comme du folklore, soit des peuples eux-mêmes en marge de ces sociétés, des groupes ethniques minoritaires, périphériques (Kabyles et autres Berbères d’Afrique du Nord, « Dravidiens » de l’Inde du Sud, « Mois » de l’Indochine, etc.). Ainsi entre les sociétés occidentales modernes à l’étude desquelles s’attachait sinon de manière exclusive, du moins privilégiée – et toujours, en tout cas, dans leurs perspectives – la sociologie, et, d’autre part, les sociétés réputées primitives, archaïques, élémentaires, sans écriture, ni machinisme, ni villes, ni États et volontiers déclarées sans histoire, qui en Afrique, Océanie, Amérique et sur les confins des grandes sociétés asiatiques, fournissaient aux sociétés « civilisées » l’image de leurs commencements, de leur enfance, de leur préhistoire, à l’étude desquelles s’est attachée principalement l’anthropologie, la science sociale (au sens de projet d’étude globale du social tel qu’en sont porteuses la sociologie et l’anthropologie) a pendant longtemps assez peu 31 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie existé. Malgré quelques notables exceptions, comme Marcel Granet, par exemple, pour la Chine ancienne ou Max Weber pour les grandes religions orientales, ou encore Marcel Mauss très versé (à la suite de Sylvain Lévy qui fut son maître en la matière) dans la connaissance de l’Inde – c’est dans d’autres perspectives et selon d’autres méthodes qu’ont généralement été menées les études – souvent d’une très grande richesse d’ailleurs et du plus haut intérêt – sur les grandes sociétés « orientales » : celles de l’archéologie, de l’histoire de l’art et de la littérature, de l’histoire des religions... Ce n’est qu’assez récemment, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, que les démarches sociologique et surtout anthropologique ont été vraiment introduites dans l’orientalisme. III. La caducité de la division académique Il apparaît, en tout cas, que la répartition des compétences et des domaines des disciplines qui a prévalu un temps – aux ethnologues les sociétés primitives (dont ils avaient pratiquement l’exclusivité, aucune autre discipline ne s’y intéressant) ; aux orientalistes (dans leur diversité) les sociétés intermédiaires, à mi-chemin de l’évolution, et aux folkloristes les milieux ruraux européens (volontiers considérés comme les « Barbares de l’intérieur ») ; aux sociologues enfin (en concurrence, ici, avec d’autres : économistes, historiens, géographes, etc.), les sociétés modernes – que cette division académique du monde humain est désormais largement caduque. Elle est liée à une époque, celle des Empires coloniaux, qui a pris fin avec la seconde guerre mondiale et, définitivement, dans les années soixante. Rétrospectivement, la doctrine évolutionniste, qui sous-tendait cette répartition des disciplines, induisant la tripartition de l’humanité sur une échelle du progrès (dans son expression la plus crue : sauvages, barbares, civilisés), apparaît aujourd’hui largement tributaire de l’idéologie justificatrice de la colonisation, voire comme l’une de ses variantes. Vouloir à toute force perpétuer ces divisions historiques entre disciplines serait déraisonnable. Le monde a changé. Nous ne sommes plus au temps des colonies – cet âge d’or où « la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cent millions d’hommes et un milliard cinq cent millions d’indigènes ». Et depuis la quasi-disparition de ceux-ci, avec la fin – souvent violente – des empires coloniaux, les rapports entre sociétés occidentales et sociétés nonoccidentales se sont profondément modifiés, et avec eux le regard qu’elles se 32 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie portent mutuellement et les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes. Les disciplines des sciences humaines, dans ces conditions, et au premier chef la sociologie et l’anthropologie, ont été amenées – dès les années cinquante, l’époque de la décolonisation – à se redéfinir, à réévaluer leurs rapports, à réexaminer leurs anciennes lignes de démarcation. Sans doute celles-ci n’ont-elles pas complètement disparu et la sociologie et l’anthropologie demeurent-elles à l’heure actuelle deux disciplines relativement autonomes dans le champ des sciences humaines. Mais leurs différences ne cessent de s’atténuer au point de ne plus apparaître, souvent, que comme des nuances. Ainsi dans la méthode – et c’est cela que l’on met le plus volontiers en avant – qui est intensive, qualitative et globalisante dans le cas des anthropologues (travail prolongé sur le terrain, observation participante, prédominance de l’enquête orale, démarche compréhensive et saisie de totalités) et réputée être plutôt extensive et quantitative, portant sur de grands nombres et sur de vastes agrégats appréhendés de manière sectorielle, parcellaire, dans le cas des sociologues. On sait, cependant (on devrait en tout cas le savoir), que depuis assez longtemps – depuis au moins l’École de Chicago dans les années vingt – les sociologues ont adopté et adapté la méthode ethnographique à l’étude des sociétés modernes, de telle sorte que l’opposition qualitatif/quantitatif – non plus que celle de la « compréhension » et de l’« explication », ni aucune autre d’ailleurs s’agissant de la méthode – ne recoupe nullement, loin s’en faut, la distinction des deux disciplines. Pour bien des chercheurs, en tout cas, qui peuvent se dire tout aussi bien sociologues ou anthropologues sociaux, la différence, sur ce plan-là, n’existe plus, et depuis belle lurette. Plus marquée, sans doute, mais sans que l’on puisse là non plus faire état d’une opposition, demeure la différence qui est à l’origine même des deux disciplines : l’attention portée, longtemps de manière exclusive et toujours de manière privilégiée, aux autres sociétés que la leur, aux cultures qui leur sont étrangères, par les anthropologues – observateurs extérieurs par excellence, « astronomes des sciences sociales », selon la formule de Lévi-Strauss –, une conscience plus aiguë en conséquence, car elle est vraiment au fondement de leur pratique disciplinaire, de la diversité des sociétés et de la relativité des cultures, le sens de la pluralité humaine, allant de pair avec un intérêt 33 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie prépondérant accordé à l’étude des formes de vie en société les plus traditionnelles, les plus éloignées de la modernité (et, ce faisant les plus concrètes, les plus chaudes, les plus authentiques) ; alors que bon nombre de sociologues d’aujourd’hui demeurent, eux, occidentalistes, souvent fortement tentés de ne s’intéresser qu’à leurs propres sociétés et à leurs problèmes immédiatement contemporains – et pas toujours très convaincus (infidèles en cela, on peut le regretter, à une part essentielle qui remonte à Montesquieu de leur propre tradition) de la nécessité du détour5, du décentrement, du « déconditionnement mental qu’exige toute approche d’une civilisation différente », du passage par la connaissance des autres univers sociaux pour connaître le leur. La sociologie, pourtant – dans la mesure où la modernité, dont les traits les plus saillants sont l’industrialisation et l’urbanisation, demeure son objet privilégié –, ne saurait plus aujourd’hui se référer aux seules sociétés occidentales, et encore moins se limiter à leur seule étude, cette modernité étant désormais étendue à la quasi-totalité des mondes. L’anthropologie, de son côté – dans la mesure, là aussi, où la tradition demeure son objet privilégié –, ne se cantonne plus, ayant perdu beaucoup de ses terrains d’autrefois, du fait à la fois de la décolonisation et de la « fin des primitifs », et alors que se réduit « le hiatus entre peuples ethnographes et peuples ethnographiables » (Marcel Maget), dans l’étude de petites sociétés isolées, mais s’intéresse aussi aux îlots de tradition, aux formes les plus communautaires du lien social préservées dans les interstices des sociétés modernes. L’anthropologie demeurerait-elle alors, au moins, comme la « science de la culture », la sociologie étant, elle, la « science de la société » ? Sans doute pourrait-on trouver là une indication d’accentuations différentes des intérêts intellectuels : d’une part sur l’organisation sociale, sur la manière dont les êtres humains vivent ensemble, d’autre part sur les représentations, les conceptions qu’ils se font de la vie sociale et le sens qu’ils lui donnent. Indication trompeuse, cependant, quand on voit que autant qu’entre la sociologie et l’anthropologie cette différence d’accentuation concerne l’anthropologie elle-même, avec la distinction que l’on a évoquée de l’anthropologie culturelle américaine (très proche de ce que l’on a désigné longtemps en France comme l’ethnologie) et de l’anthropologie sociale 5 Georges BALANDIER, Le détour, Paris, Fayard, 1985. 34 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie britannique (très proche, elle, de la sociologie, fortement influencée qu’elle a été, notamment à travers Radcliffe-Brown, par la sociologie durkheimienne). Et puis qui ne perçoit aujourd’hui le caractère largement factice de la distinction de la culture et de la société (transposition mutatis mutandis de celle de l’âme et du corps), ce à quoi l’on a à faire dans les sciences humaines étant toujours, indissociablement, du socioculturel, ou mieux encore de l’historico-socioculturel. Reste surtout, mais un peu sur un autre plan, l’empreinte laissée sur les deux disciplines par leur filiation différente. La sociologie, comme on l’a vu, s’est développée dans le sillage de la philosophie, particulièrement des philosophies sociales, des philosophies politiques et des philosophies de l’histoire. Les grands ancêtres dont les sociologues se sont volontiers proclamés les héritiers sont, de fait, principalement des philosophes, de Platon et Aristote à Montesquieu et Rousseau. Les pionniers et fondateurs au XIXème siècle de la discipline sont eux aussi des philosophes, fussent-ils aussi atypiques que Saint-Simon, Proudhon et Marx. Auguste Comte en est un assurément et l’on sait que Durkheim et plusieurs et non des moindres des autres membres de l’École française de sociologie étaient de formation et de tournure d’esprit philosophique, tout comme les premiers sociologues allemands, un Tönnies, un Simmel, un Max Weber, et aussi bien les premiers sociologues américains, de William Sumner et Albion Small à Robert Park. La philosophie est sans conteste la discipline-mère de la sociologie. Si les préoccupations philosophiques ne sont assurément pas absentes dans ce que l’on peut considérer comme la préhistoire de l’anthropologie et dans son histoire même, la filiation dominante est cependant ailleurs : dans les récits de voyages exotiques, les recueils de coutumes étranges, les collections d’objets pour les « cabinets de curiosités », et surtout, pour la période la plus proche, aux XVIIIème et XIXème siècles, l’histoire naturelle. Les voyageurs, du reste, et les explorateurs, qui ont fourni les premiers matériaux sur quoi s’est construite l’ethnologie, ont souvent été et sont de plus en plus devenus au fil des progrès de l’esprit scientifique, des « naturalistes » aussi soucieux de rassembler de la documentation concernant la flore et la faune des pays qu’ils découvraient ou visitaient, que des informations sur les habitants, leurs traits physiques, leurs mœurs, leurs usages, leurs coutumes, leurs religions et leurs institutions. On a vu aussi l’importance de la biologie dans la formation de la 35 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie discipline. De telle sorte que, plus que toute autre, la discipline-mère de l’anthropologie c’est l’histoire naturelle, et son projet fondateur fut, en effet, de se constituer en histoire naturelle de l’humanité. Mais ces plus ou moins lointaines origines sont en passe aujourd’hui d’être en bonne partie oubliées. Les sociologues ne se veulent plus, pour la plupart – même si la tentation n’en est jamais tout à fait absente de leur pratique – des philosophes du social ou de l’histoire. Et les anthropologues, dans leur majorité, ne se soucient plus guère de constituer – même si, là aussi, la tentation naturaliste, biologisante, n’a pas chez eux tout à fait disparu – une zoologie humaine. IV. Rapprochement par l’objet Il y a ainsi rapprochement, jusqu’à souvent les rendre indiscernables, des deux disciplines dans leur objet, comme dans leurs méthodes, leurs conceptualisations et leurs théorisations. À telle enseigne que l’on peut peutêtre aller jusqu’à dire que la distinction qui demeure entre elles aujourd’hui ne tient plus guère qu’à l’existence de leurs deux traditions. Pourtant, si vénérables que soient les traditions, du seul fait que ce sont des traditions, celles-ci ne sauraient suffire à justifier une distinction, dont, encore une fois, on chercherait en vain le véritable fondement épistémologique, une distinction qui est d’ordre historique et, somme toute, contingent, et qui perdure surtout, en réalité, dans les institutions de l’enseignement et de la recherche, par les pesanteurs académiques et universitaires – et aussi, un peu, il faut en convenir, du fait de subalternes querelles de « spécialistes » défendant contre les empiètements adverses leur domaine réservé, les uns leur « paradis d’antiquaire »6, les autres revendiquant la modernité, au fondement de leur identité disciplinaire. Quoi qu’il en soit, à partir de points de départ différents, de disciplines autres de référence majeure, de traditions parallèles, il y a désormais convergence, contre toutes les viscosités mentales, de la sociologie et de l’anthropologie, retrouvant leur projet commun de se constituer en science (science humaine s’entend) générale des sociétés. L’une et l’autre sont légitimées à revendiquer ce titre. Savoir laquelle des deux doit avoir la prééminence, laquelle serait autorisée par sa plus grande et vraie généralité à englober l’autre en son sein, c’est là une question qui ne saurait être décisivement tranchée et qui n’a pas d’ailleurs, convenons-en, 6 Comme disait Malinowski. 36 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie grand intérêt. On peut tout aussi bien, c’est-à-dire avec autant de pertinence épistémologique, considérer, soit que l’anthropologie, science de toutes les sociétés et de toutes les cultures humaines, de l’humanité dans son ensemble, a vocation à englober la sociologie que l’on estime vouée à l’étude des seules sociétés modernes et qui apparaît à ce titre comme une subdivision de l’anthropologie ; soit soutenir la thèse selon laquelle la sociologie, qui est, fidèle en cela à l’ambition durkheimienne, la science du social en général, la science sociale par excellence, englobe les études de toutes les sociétés de tous les temps et de tous les lieux, et par conséquent l’anthropologie, que l’on considère, dans cette perspective, spécialisée dans l’étude des sociétés traditionnelles. Les rapports entre l’anthropologie et la sociologie existaient déjà avant l'apparition de ce que nous appelons aujourd’hui la socio-anthropologie7. A vrai dire, ils remontent à la naissance de l'une et de l'autre qui se joue sur fond d'une compétition ouverte en vue d'être la discipline propre à expliquer les faits sociaux dans leur totalité. A l'origine, étude par excellence des races humaines, l'anthropologie prétend assumer l'explication globale des faits sociaux, des faits imputés à l'espèce humaine, en mettant l'accent sur leurs caractères physiologiques, intellectuels et moraux manifestés dans des langues, des us, coutumes et traditions historiques qui peuvent être envisagés comme des cultures. En cherchant à l'expliquer par la culture, entendue au sens des races humaines remontant à une origine biologique, l'anthropologie, pour rendre compte de l'évolution des langues et des traditions, bref des cultures, fait l'impasse sur la vie sociale, sur ce à quoi contraint la vie en société, objet même de la sociologie. Emile Durkheim le souligne : « Il a pu sembler parfois que l'anthropologie tendait à rendre inutile la sociologie. En essayant d'expliquer les phénomènes historiques par la seule vertu des races, elle paraissait traiter les faits sociaux comme des épiphénomènes sans vie propre et sans action spécifique. De telles tendances étaient bien faites pour éveiller la défiance des sociologues ». La concurrence se joue donc au nom de la discipline appelée à surplomber le « fait humain » de manière à rendre compte de la totalité qu'exprime sa forme : par la culture pour l'anthropologie et par la vie en société pour la sociologie. La différence entre elles affleure en fonction de ce 7 Pierre BOUVIER, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000. 37 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie qui devient leur objet respectif. L'anthropologie, par son développement8, en vient à différencier la culture de la nature à laquelle elle la rattachait en l'associant aux races humaines et à toute autre particularité physiologique. La culture s'entend alors comme « ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social ». La société désigne, en sociologie, l'état des hommes qui vivent en groupe et entre lesquels se nouent des liens suffisamment durables pour « qu'ils soient plus et autre chose que ce que sont les hommes eux-mêmes », suivant la conception qu'a Durkheim des contraintes issues de la vie en société. C'est donc en fonction de l'objet considéré comme point de départ que l'explication couvre un angle plus large et permet à la sociologie ou à l'anthropologie de prétendre expliquer les faits sociaux comme une totalité. La rivalité entre la sociologie et l'anthropologie s'établit encore sous ce jour jusque dans les années 50, comme en témoigne, aux Etats-Unis, le débat entre l'anthropologue Alfred Kroeber et son répondant sociologue Talcott Parsons. Cette rivalité prend ensuite la tangente qui pose que l'anthropologie est essentiellement une « science concrète » et la sociologie, une « science abstraite ». L'anthropologie s'élabore effectivement autour d'une description méticuleuse des coutumes et traditions de chacune des cultures sans véritablement en déterminer le dénominateur commun qui, pour la sociologie, ne peut être spécifié qu'au moyen de ladite théorie. C'est qu'il est possible d'en abstraire des points communs, au sens que le dictionnaire réserve à ce mot : « isoler par la pensée ce qui devient un objet propre à expliquer ». La théorie peut seule remplir cet office, en effet, et la sociologie s'applique à la développer. Objet même de l'anthropologie, la culture se réfère au passé qui, par ricochet, la rapproche de l'histoire. Face à cette dernière, l'anthropologie se constitue en recueillant en quelque sorte ses vestiges. Quand une culture, une civilisation, ne laisse ni écrits, ni monuments comme amorce à son étude, elle 8 Au gré de deux courants sur lesquels je ne veux pas m'étendre ici : l'anthropologie culturelle américaine qui s'inscrit dans la tradition des sciences de la culture élaborées dans l'Allemagne du XIXème siècle et l'anthropologie sociale d'obédience française qui tend à se rapprocher de la sociologie par ses origines et considère que l'analyse de l'état social (ou des structures sociales) est la condition préalable et nécessaire pour mettre en perspective des cultures dans leurs composantes de nature linguistique, technique, physiologique et historique. 38 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie devient à ce point exotique que l'histoire la concède aux anthropologues, dès lors libres d'en traiter sur place et d'observer par eux-mêmes des coutumes et traditions locales. L'anthropologie a donc pour terrain les sociétés qui ne possèdent pas l'écriture, ou à peine, et chez lesquelles la tradition est orale, de même que les communautés rurales dotées de ces mêmes caractéristiques. La sociologie se réserve les sociétés proches et suffisamment avancées dans le temps présent pour échapper au crible de l'histoire. L'enjeu de la concurrence entre la sociologie et l'anthropologie se déplace donc de l'objet visé au terrain qui en constitue l'observatoire parfait. Avec l'école de Chicago, le développement de la sociologie américaine en constitue l'exemple patent. En effet, la ville et l'entreprise sont les biais9 par excellence pour saisir à l'œuvre la transformation des cultures introduites par les immigrants qui constituent le prolétariat urbain américain, plus largement les contraintes sociales qu'illustre le développement brut du capitalisme aux États-Unis. Les études sociologiques de l'école de Chicago se font néanmoins par l'entremise des méthodes anthropologiques. La célèbre étude d'Elton Mayo de la Western Electric, par exemple, a été conduite en compagnie de Lloyd Warner, formé à Berkeley par Robert Lowie et Alfred R. RadcliffeBrown, à son retour d'un séjour chez les Murngin d'Australie. Que l'étude de la ville et de l'entreprise sous-entende l'application de méthodes anthropologiques n'est pas étranger au fait qu'en leur sein déferlent des vagues d'immigrants de cultures diverses, comme les Polonais de Chicago, auxquels on se doit d'ajouter les populations autochtones expulsées de leurs territoires. En pareilles circonstances, l'anthropologie apporte son précieux concours. «Jusqu'ici, l'anthropologie, la science de l'homme, s'est consacrée principalement à l'étude des peuples primitifs. Mais l'homme civilisé est un objet de recherche tout aussi intéressant, sans compter qu'il est plus facile à observer et à étudier. La vie et la culture urbaines sont plus variées, subtiles, complexes, mais les ressorts fondamentaux sont les mêmes dans les deux cas. Les mêmes méthodes d'observation que des anthropologues comme Boas et Lowie ont mis en œuvre pour étudier la vie et les manières d'être des Indiens d'Amérique du Nord peuvent s'appliquer de façon encore plus fructueuse à l'étude des coutumes, des croyances, des pratiques sociales et des conceptions 9 Par biais, j'entends le moyen ou l'intermédiaire par lequel peut être atteint l'objet d'étude visé ; non pas évidemment l'acception du mot connue en statistique selon lequel biais veut dire tout fait susceptible de rendre un fait non représentatif. 39 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie générales de la vie qui règnent dans le quartier de Little Italy ou dans le bas quartier du North Side à Chicago. » (Grafmeyer et Joseph, l984 : 81). L'école de Chicago constitue d'ailleurs un véritable laboratoire des méthodes anthropologiques et le crédit dont elles bénéficient lui assure la suprématie sur la sociologie américaine jusqu'en 1935. A cette date, elle est en butte à la vive concurrence des sociologues de Columbia University de New York qui prennent prétexte des méthodes utilisées pour contester sa domination. Le « conflit des méthodes », qui s'exacerbe alors, verra bientôt la victoire des méthodes quantitatives et, en conséquence, le déclin des méthodes qualitatives, des méthodes anthropologiques en sociologie pour être précis, ainsi que la fin de l'hégémonie de l'école de Chicago. Outre le fait que son objet pousse la sociologie vers les méthodes quantitatives aptes à en donner une vision élargie, le recours à celles-ci prend prétexte de la faible portée des méthodes qualitatives qui ainsi font retour à l'anthropologie pour ses études locales. Par le fait qu'elle a pour terrain de prédilection les sociétés sans écriture, l'anthropologie se voit contrainte de développer ces méthodes susceptibles d'accéder à son objet, la culture, par voie directe ou orale. L'observation participante dont elle se réclame à juste titre depuis Bronislaw Malinowski en est un exemple non négligeable. En vue de saisir une culture donnée, n'importe quelle localité ne peut prétendre être candidate au titre d'observatoire idéal. Elle doit être pourvue de qualités méthodologiques qui l'assimilent à une matriochka, sorte de poupée gigogne russe dont les différents personnages, tous identiques, s'emboîtent les uns dans les autres mais révèlent chacun à son échelle la figure globale. Vue sous cet angle, la localité comporte des qualités méthodologiques qu'Edmund Leach expose en ces termes : « On suppose qu'un système social existe à l'intérieur d'une aire géographique plus ou moins arbitrairement définie ; que la population comprise dans ce système social a une même culture ; que le système social est uniforme. Ainsi l'anthropologue peut choisir une localité de la taille qui lui convient et étudier en détail ce qui s'y passe ; de cette étude, il espère tirer des conclusions sur les principes d'organisation régissant cette localité particulière. À partir de ces conclusions, il formule des généralisations sur la culture de cette société considérée comme un tout... »10. 10 E. LEACH, Les système politiques des hautes terres de Birmanie,trad. fr., Paris, Maspero, 1972. 40 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie En lui permettant de saisir sur le vif certaines coutumes et traditions, l'observation participante ne manque pas de susciter dans l'esprit de l'observateur une distance par rapport à sa propre culture, de prendre la mesure de sa relativité. Cette forme d'observation rend donc possible une démarche d'objectivation qui donne tout son sens à l'« objectivation participante » dont parle Pierre Bourdieu (l978)11. En observant directement une autre culture, l'observateur est contraint de se doter de « critères » et de modalités pour éviter que ses qualités empiriques ne soient investies par sa propre culture. Il est tenu d'établir lui-même sa distance par rapport à l'autre culture en formulant explicitement des critères et modalités qui révèlent une objectivation participante dont la rigueur n'interdit pas l'audace ou l'imagination qu'exprime la subjectivité de l'observateur sur le plan méthodologique. « Sachons que l'objectivité la plus stricte passe nécessairement par la subjectivité la plus intrépide »12. Il reste que les observations, les conclusions auxquelles mène l'observation participante, se constituent d'informations de première main. En effet, l'observation et la collecte des coutumes et traditions, de la culture au sens large, s'élaborent selon des méthodes qui préservent leur qualité empirique, c'est-à-dire la forme dont elles sont pourvues sur le terrain. En d'autres mots, les informations se présentent sous la forme du sens commun. Sans en retracer exactement le fil chronologique, la percée sur ce terrain se manifeste dans l'anthropologie française par l'appel que lance Maurice Godelier13 lors du colloque sur la « Situation actuelle et l'avenir de l'anthropologie » : « Il est temps que certains d'entre nous entreprennent une anthropologie de l'entreprise, des formes de contrôle social qui y règnent, des représentations de leur travail que se font les différentes parties sociales de l'entreprise. On nous objectera que ce n'est pas là une tâche pour les anthropologues, mais l'anthropologie est avant tout une méthode, l'observation participante, et n'est bornée à aucun domaine précis… Aller dans l'entreprise observer directement ce qui s'y passe et non pas l'appréhender de l'extérieur par questionnaires et enquêtes statistiques comme en 11 Quoique chez ce dernier l'objectivation participante prenne moins la forme d'une rupture sur le plan épistémologique que d'une distance de l'observateur par rapport à ses dispositions et positions dans les divers champs de l'espace social. 12 F. ZONABEND, « Du texte au prétexte. La monographie dans le domaine européen », in Etudes rurales, 88-89, 1985, p. 35. 13 Maurice GODELIER, Un domaine contesté : l’anthropologie économique, Paris, Mouton, 1974. 41 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie sociologie, voilà ce que peut faire l'anthropologie et cela suffit à justifier le projet sur le plan scientifique. » (Godelier, l987 : 61-62)14. Cet appel a été bien entendu en anthropologie et c'est par ailleurs dans cette foulée que naît, à l'initiative de Pierre Bouvier, la socio-anthropologie du travail (Bouvier, 1984). On lui doit d'envisager le travail autrement que comme l'action instrumentale de l'économie à laquelle le réduit la sociologie des entreprises, ou comme l'enjeu du conflit entre les parties sociales de l'entreprise que sont le syndicat et le patronat sur lequel l'accent est mis par la sociologie du travail. Si, à n'en pas douter, le travail est l'action instrumentale de l'économie capitaliste et l'objet des conflits entre patrons et syndicats, il possède d'autres qualités sociologiques qui sont passées sous silence. En effet, il s'élabore par d'autres médiations sociales comme le politique, l'ethnie, la religion, la famille, la culture, etc., que l'anthropologie, au moyen de l'observation participante, met parfaitement en relief au sein même des entreprises. De plus en plus, l’anthropologie fait preuve de sa force pour expliquer ce qui semblait autrefois le terrain de prédilection de la sociologie, à savoir l'entreprise dont le développement est avancé dans le capitalisme. Dans cette même voie, elle se targue d'être la seule à mettre en lumière la vie quotidienne, la ville, etc., en rappelant pertinemment qu'elles sont nanties de qualités économiques, politiques, culturelles, religieuses dont la médiation les placent sur le plan du « fait social total ». Sur cette lancée, Marc Augé a pu récemment s'autoriser à évoquer une « anthropologie des mondes contemporains »15 qui, selon toute apparence, souligne l'avance de l'anthropologie sur la sociologie. La sociologie ne veut cependant pas être en reste. Puisque la socioanthropologie attire des sociologues dans son orbite, la sociologie veut qu'on lui attribue aussi le crédit d'éclairer la totalité ou la complexité de ce qu'elle prend pour objet. Elle rappelle, par exemple, que le travail a été réduit par son office à une action économique ou à un conflit entre les parties sociales de l'entreprise pour tenter de représenter l'ensemble de ses qualités par ce biais dont la teneur n'est, de fait, que théorique et méthodologique. L'action 14 Maurice GODELIER : « Met en chantier une vaste étude sur le travail et ses représentations» dont le devis et l'appel sont présentés dans Godelier 1980. 15 Marc AUGE, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994. 42 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie économique et le conflit social auxquels il est ramené ont pour but de représenter les sociétés marquées dans leur totalité par le travail, l'économie et dont l'entreprise constitue l'observatoire idéal. A supposer qu'on le reconnaisse, on ne peut prendre prétexte de cette réduction toute méthodologique pour conclure qu'en sociologie le travail se borne à être un objet uniquement doté de qualités économiques ou politiques. Au contraire, cet objet, par définition, a pour fonction d'exprimer la forme de ce fait social dans sa totalité. Il en va de même pour l'objet de l'anthropologie qu'est la culture. La culture représente aux yeux des anthropologues le biais par lequel le fait humain peut être rejoint dans sa totalité. En tant qu'objet, la culture se conforme à cette visée théorique et méthodologique. La définition de leurs objets respectifs rappelle la différence qui existe entre la sociologie et l'anthropologie. L'introduction de l'anthropologie dans l'entreprise et l'éclatement de cet objet propre à représenter en sociologie les sociétés avancées dans le capitalisme16 inclinent à penser que cette différence tend à s'estomper et correspondrait à la socio-anthropologie. Elle marquerait la fin d'une rivalité devenue inutile en proposant l'association de l'anthropologie et de la sociologie sous les couleurs de l'interdisciplinarité en vogue de nos jours17. Le recours aux méthodes anthropologiques, telle l'observation participante, constitue sans contredit une avancée en sociologie dans la tentative d'« accéder aux faits sociaux dans leur complexité [vue comme la totalité de leur forme ». Cette visée n'est par ailleurs qu'un rappel puisque la sociologie, en sa définition la plus classique, a pour but d'expliquer les faits sociaux comme un « fait social total ». En conséquence, expliquer les faits sociaux dans leur complexité a déjà valeur canonique. En reprenant à nouveaux frais la définition du terme « société », la théorie de la structuration d'Anthony Giddens soutient que l'objet de la sociologie concerne les « effets non voulus et les conséquences non intentionnelles de l'action sociale ». Cet objet rend bien compte, en la nuançant, de l'idée de Durkheim qu'une société est plus et autre chose que la somme de ses parties. En effet, si chez cet auteur le terme société évoque immédiatement l'idée de contraintes qui débordent la somme de ses parties, qui sont assimilables à des 16 17 Alain TOURAINE, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. Pierre BOUVIER, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995. 43 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie contraintes structurelles, « la théorie de la structuration repose sur l'idée que le structurel est toujours à la fois habilitant et contraignant, de par la nature même des rapports qui lient nécessairement le structurel et l'action ainsi que l'action et le pouvoir »18. Dans cette perspective, une société consiste en un ensemble de ressources et de règles récursivement engagées dans l'action par laquelle se reconnaissent ses contraintes structurelles et l'action et le pouvoir de ses propres acteurs. Pour saisir la dimension exprimant l'action et le pouvoir des acteurs sur les ressources et règles qui constituent au premier chef les contraintes structurelles, le sens commun s'avère le biais obligé pour la sociologie. Selon Giddens, la société possède des propriétés structurelles que la « sociologie peut décrire avec des concepts qui font référence à la conscience des acteurs ». Car, en effet, « en tant qu'acteurs sociaux, tous les êtres humains possèdent et utilisent un haut niveau de connaissance dans la production et la reproduction de leurs [actions] quotidiennes, et la plus grande part de ce savoir est pratique plutôt que théorique ». Le sens commun ne peut donc pas être envisagé comme du bon sens, comme des lieux communs que la sociologie a tendance à qualifier de fausse connaissance ou de connaissance fausse. Il constitue bien plutôt une connaissance routinière, c'està-dire une connaissance immédiatement enchâssée dans l'action pratique des acteurs. En conséquence, cette connaissance est bien le biais obligé par lequel la sociologie peut accéder aux règles et ressources qui constituent l'action sociale, et peut mettre au jour les « effets non voulus et les conséquences non intentionnelles » par lesquelles apparaissent les contraintes structurelles qui, depuis Durkheim, donnent tout son sens au terme de société. En tant que connaissance pratique immédiatement liée à leur action, le sens commun apporte aux acteurs sociaux une sécurité ontologique, c'est-àdire la forme des rapports sociaux qui exprime « la confiance de la plupart des êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des environnements d'action sociaux et matériels »19. Les conséquences de la modernité se traduisent par une carence de cette sécurité ontologique que répercute d'emblée l'apparence par laquelle la société prend la forme des exigences objectives de l'économie. La sociologie est alors poussée à favoriser les « relations personnelles d'amitié et d'intimité sexuelle » pour déterminer le biais qui permet d'observer idéalement les contraintes structurelles de la société au sens 18 19 Anthony GIDDENS, La constitution de la société, Paris, Presses Universitaires de France, 1987. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. 44 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie où Giddens entend les ressources et les règles engagées de façon récursive par les acteurs sociaux. En effet, selon Giddens, de nos jours « ce sont d'abord les relations personnelles d'amitié et d'intimité sexuelle qui peuvent jouer le rôle que jouaient les liens de sang dans les sociétés traditionnelles et devenir le deuxième lieu fondamental d'investissement de la confiance… où se joue la sécurité ontologique des personnes » (Giddens, 1993 : 459 et 462). En les expliquant, la sociologie pourra ainsi alimenter la connaissance pratique des acteurs et les rendre aptes à dominer les « effets non voulus et les conséquences non intentionnelles » de leur action lorsqu'elle s'exprime sous la forme des contraintes structurelles qu'elle met au jour. La « démocratisation de la vie » sera alors véritablement possible. Les développements récents de l'anthropologie laissent aussi présager une redéfinition de son objet. Le fil conducteur des travaux et recherches de l'anthropologue Maurice Godelier en fournit un exemple éloquent. Après ses recherches sur l'économie et l'idéologie, Godelier s’est réclamé une conception positive de l'idéologie ou du sens commun, il en est venu récemment à traiter des rapports de parenté qui, pour lui, sont la clef de voûte de toute société20. Si la société est une forme de vie connue par d'autres espèces animales, en revanche seule l'espèce humaine a démontré qu'elle est capable d'agir sur les rapports sociaux qui « étaient les siens à l'origine, de les transformer et d'en produire de nouveau. Les rapports de parenté en furent peut-être les premiers ». Les rapports de parenté sont aux yeux de Maurice Godelier le biais par excellence par lequel l'anthropologie met au jour son objet qui conserve ainsi les caractéristiques biologiques de ses débuts. L'origine biologique de ces rapports les rend susceptibles d'éclairer le fait social en une totalité qui classe ce dernier comme un fait de l'espèce humaine dans sa continuité et sa différence d'avec les autres espèces animales, sinon les autres espèces vivantes. A cet égard, les rapports de parenté donnent des accents de totalité à l'explication avancée par l'anthropologie, qu'elle peut jeter comme un défi à la sociologie dans le feu d'une compétition encore ouverte. Que peut être la socio-anthropologie dans de telles conditions ? Elle exprime une visée interdisciplinaire dont peuvent se réclamer la sociologie et l'anthropologie 20 Pour GODELIER, « Une société est pour certaines espèces un milieu nécessaire pour qu'un individu appartenant à cette espèce atteigne son plein développement. Milieu, c'est-à-dire un ensemble de rapports, une organisation, une logique ». 45 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie pourvu que l'interdisciplinarité à laquelle elle se prête soit déterminée avec toute la circonspection qu'exige leur différence. On peut en définitive dire qu’entre l’anthropologie et la sociologie ce n’est qu’une affaire de points de vue et qui ne mérite point la querelle. Mieux vaut se situer dans la perspective de l’effacement de ce qui apparaît maintenant clairement comme une fausse frontière, du dépassement de la distinction qui a décidément fait son temps des deux disciplines-sœurs qui, ayant absorbé les recherches qui relevaient autrefois du folklore, rejointes par l’orientalisme – qui a ces dernières décennies assez largement dépassé l’érudition passéiste et s’est intégré dans le mouvement général des sciences sociales, adoptant notamment sur ses terrains traditionnels l’esprit et la méthode de l’anthropologie – et entretenant des rapports de fécondation réciproque avec l’histoire, nous rapprocheront, dans un projet scientifique synthétique, d’une meilleure connaissance des sociétés humaines et de leurs œuvres, dans toute leur diversité. De notre point de vue, cela s’inscrit largement dans une tradition. À beaucoup d’égards, l’histoire de l’anthropologie fait partie intégrante de celle de la sociologie – comme tout aussi bien est vrai l’inverse. Les sociologues du passé n’ont pas, loin de là, ignoré les travaux des anthropologues ; ils en ont nourri leurs œuvres, ainsi d’ailleurs que de ceux des historiens (de toutes les époques, de l’Antiquité à la contemporaine), et souvent aussi des orientalistes et des folkloristes. Que l’on pense à Marx et à l’intérêt qu’il a porté avec Engels aux travaux de Morgan, ainsi, bien sûr, qu’à Durkheim, à Mauss et aux autres membres de l’École française de sociologie et à beaucoup d’autres, indépendamment ou à leur suite. Avec, simplement, des moments plus ou moins forts et des lieux plus ou moins privilégiés, les liens, en fait, ont toujours été très étroits et les rapports incessants entre les deux disciplines, sur le plan des idées, des concepts, des théories, des méthodes, des connaissances acquises, ainsi, du reste, très souvent, que sur celui des institutions universitaires et jusque chez bien des chercheurs qui ont été à la fois sociologues et anthropologues sans que la question de l’étiquette leur fût d’un grand souci . C’est cette tradition-là qu’il convient, nous semble-t-il, de perpétuer, dans le sens d’une socioethnologie ou socioanthropologie ayant l’humanité dans son ensemble pour horizon. 46 Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie Bibliographie AUGE Marc, (1995), Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Fayard. BOURDIEU Pierre, (1978), « Sur l'objectivation participante. 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