
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
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sociétés qui ont été perçues, dans la rupture introduite dans la chaîne des
temps par la Révolution française et par la révolution industrielle, comme des
formes nouvelles (et encore très indécises) de l’organisation économique,
sociale, politique, des modalités inédites du lien social, et par là de la vie
humaine en général – ces formes nouvelles étant appelées à se généraliser à
l’humanité entière, de telle sorte que les nations modernes, les sociétés
civilisées d’Occident, placées à l’avant-garde de l’histoire, montraient à toutes
les autres, exotiques, archaïques, traditionnelles, en arrière sur le chemin de
l’évolution, en retard dans la voie du progrès, l’image (à plus ou moins long
terme) de leur avenir obligé. Dans cette perspective, le recours aux autres
sociétés, extérieures et perçues comme antécédentes (et en tant que telles
inéluctablement périmées), et notamment, dans la tradition française, aux
sociétés "primitives" et par là aux formes considérées comme les plus simples,
élémentaires, des phénomènes sociaux, ne fut généralement pour les
sociologues que le moyen d’expliquer les sociétés modernes. Ce sont celles-ci,
dit explicitement Durkheim (pourtant avec Mauss l’un des plus ethnologues
de tous les sociologues), c’est la réalité actuelle qui nous intéresse surtout de
connaître. L’évolution ultérieure de la discipline n’a fait que confirmer cette
tendance lourde de la sociologie à se préoccuper avant tout de la modernité –
et, ce faisant, des sociologues (qui demeurent dans leur grande majorité des
Occidentaux) à s’intéresser au premier chef à leur propre société, à leur
propre univers social, culturel, historique, et à référer à lui tous les autres.
I.2. L’anthropologie
L’anthropologie – selon le terme qui en définitive s’est imposé – ou
ethnologie – comme on a dit longtemps, surtout dans la tradition française –
a, chez beaucoup, manifesté de non moins vastes ambitions à être la science
générale de la société, voire la science globale de l’homme, mais sa perspective
a été, au départ, dès ses origines, peut-on dire, différente, et même, d’une
certaine manière, à l’opposé : ce fut, accompagnant depuis la Renaissance la
découverte par les Européens de leurs mondes extérieurs (plus ou moins vite
suivie de leur colonisation), la perspective de la diversité – perçue dans
l’expérience (répulsion et fascination mêlées) de l’étrangeté, de l’altérité, de la
différence – des sociétés et des cultures humaines. Et parmi celles-ci son
intérêt s’est fixé de manière privilégiée sur les plus exotiques (occidentalement
parlant), les plus lointaines géographiquement, historiquement et