I) UNE AXIOLOGIE FLOTTANTE
Si on lit de près le résumé qui est donné de l’ouvrage au début de la conclusion (p.!175-
176/237-238), on constate que le processus décrit est finalement plus ambigu qu’il n’y paraît
de prime abord et il n’est peut-être pas inutile de le reprendre rapidement. Son point de départ
se trouve dans le dualisme judaïque qui oppose le peuple élu aux païens et dont l’écart avec la
sagesse grecque est béant: tandis qu’Hérodote rapporte des faits à seule fin qu’ils demeurent
dans la mémoire des hommes, le second Isaïe, au même moment, est tout entier tourné vers
l’avenir!1. En reconduisant cette scission entre le mondain et le supra-mondain, le
christianisme, d’une part, ôte à l’histoire terrestre comme telle toute signification intrinsèque
et, d’autre part, universalise le salut. C’est pourquoi s’il peut y avoir une théologie juive de
l’histoire, en toute rigueur, il ne peut y en avoir de chrétienne (p.!179/242)!: pour le chrétien,
entre la venue du Christ et le Jugement dernier, il s’agit seulement d’un intérim durant lequel
rien de crucial ne peut se produire. La «!sécularisation!» se définit alors par la réduction de ce
dualisme et l’immersion de ce salut universalisé dans l’histoire!: l’histoire profane –!que le
christianisme lui-même avait contribué à séculariser dans la mesure où il l’avait coupée du
sacré!– s’approprie et réfracte l’orientation eschatologique. Le premier, Joachim de Flore
(1131-1202), tend à «!mondaniser!» la Jérusalem céleste, geste de bien lourdes conséquences:
«!Le Troisième Testament des joachimites apparaît comme la “Troisième Internationale” ou
le “Troisième Reich”, annoncé par un Dux ou un Führer qui triomphe comme Rédempteur et
se voit salué par les “Heil” de millions de gens!» (p.!146-147/198). S’il faut « mettre à part
[ausnehmen]» Joachim dans ledit résumé, c’est parce qu’il anticipe ainsi l’opération
qu’effectuera en son temps la philosophie séculière de l’histoire. Pour en arriver là, c’est-à-
dire finalement à Staline et Hitler, il faudra, primo, annexer sans retour l’histoire sacrée à
l’histoire profane et, secundo, appuyer la réalisation, désormais terrestre, du salut sur le
formidable potentiel démiurgique libéré par la Révolution politique française et la Révolution
industrielle anglaise (p.!177/240).
En ce sens, le dualisme a fait « boule de neige». Alors, à qui la faute _ car c’est bien la
question qu’il faut poser, on y reviendra. Au prophétisme juif!? À l’eschatologie chrétienne!?
À Joachim qui devance le messianisme moderne!? À Vico qui se tient à la frontière de la
sécularisation (p.!128/173)!? A Voltaire, le premier philosophe de l’histoire proprement dit
(p.!11/21 et 99/136)!? À Hegel qui en est le dernier (p.!59/85). En réalité, à la totalité même
du processus!: de l’Ancien Testament à Mein Kampf se dessine une filiation paradoxale et
catastrophique dont chaque maillon est, à vrai dire, décisif.
Et, pourtant, on peut dire aussi: en radicalisant jusqu’au bout cette même « sécularisation»,
on doit en venir, comme Burckhardt, à réduire l’histoire à une pure continuité dépourvue de
1.!Voir p.!15/27. Dans une étude résolument «!anti-sécularisation!» de la théologie augustinienne de l’histoire, H.!Günther
dénonce le caractère simplificateur de cette opposition en même temps qu’il souligne l’héritage grec d’Augustin –!mais il faut
reconnaître que ses arguments ne sont pas d’une parfaite clarté!: voir Le Temps de l’histoire (1993), trad. O.!Mannoni, Paris,
Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p.!35-36, 65-70 et 247-248.