TROIS OBJECTIONS A KARL LÖWITH. À PROPOS D’HISTOIRE ET SALUT 1 C’est avec un retard en lui-même énigmatique que la « querelle de la sécularisation » 2 aura franchi le Rhin. La place manque ici pour qu’il soit possible de s’arrêter à ce fait en lui-même certainement significatif de ce que la Geschichtsphilosophie n’a jamais cessé d’être présente en Allemagne, tandis qu’en France, depuis le refoulement du positivisme comtien, on lui préféra de tout autres discours. En revanche, on n’échappera pas à la nécessité de bien distinguer les trois prismes à partir desquels peut s’opérer aujourd’hui la rencontre avec le célèbre ouvrage de Löwith. Ce peut être par intérêt pour la philosophie allemande du siècle dernier 3. Ce peut être parce que l’on s’interroge sur la « sécularisation » elle-même, c’est-àdire parce que l’on tente de mesurer la réalité de la puissance formatrice du christianisme sur notre monde contemporain 4. Ce peut être enfin dans la mesure où l’on entend étudier l’histoire des philosophies de l’histoire: tel est ici le cas. Or, dans cette perspective, l’analyse de Löwith apparaît comme un obstacle qu’il importe d’autant plus de lever qu’elle est à l’origine d’innombrables et fastidieux topoï en référence auxquels on se croit autorisé à disqualifier les « philosophies de l’histoire » ou l’« historicisme » sous prétexte qu’il n’y aurait là que « laïcisation » : n’est-il pas bien entendu, par exemple, que l’inusable « ruse de la raison» ne fait que transcrire en termes mondains la providence divine ? Là contre, il convient de formuler trois griefs tout à fait décisifs: l’argumentation de Löwith est axiologiquement indécise, heuristiquement insuffisante et performativement contradictoire. 1. Rappelons que cet ouvrage fut publié par l’Université de Chicago en 1949 sous le titre Meaning and History et traduit en allemand par H. Kesting sous le titre Weltgeschichte und Heilsgeschehen, Stuttgart, Kohlhammer, 1953 ; je traduis ici en renvoyant à la réédition chez le même éditeur, en 1979, de cette version corrigée par l’auteur. Par commodité, j’indique en même temps la pagination dans la traduction française, parue sous le titre Histoire et Salut, que nous devons à J.-F. Kervégan, M.-C. Challiol-Gillet et S. Hurstel, Paris, Gallimard, 2002. L’argumentaire qui suit reprend, sous une forme considérablement modifiée, celui figurant dans « L’anti-historicisme et ses mythes », in La Pensée Politique, n° 1, 1993, p. 182-186. 2. Ainsi que s’intitule l’utile thèse de J.-C. Monod parue chez Vrin en 2002. 3. Voir J. A. Barash, « K. Löwith et la politique de la sécularisation » in Critique, n° 607, décembre 1997. Et aussi, du même, « Mythologies du politique au XXe siècle dans la perspective de H. Heller, E. Cassirer et K. Löwith », in Bulletin du Centre de Recherches Français de Jérusalem, n° 6, printemps 2000. 4. Voir P. Manent, « Quelques remarques sur la notion de sécularisation », in F. Furet et M. Ozouf (éd.), T h e Transformation of Political Culture, 1789-1848, 3, Pergamon Press, 1989, p. 351 : « Plus l’homme est athée, plus l’historien est croyant, plus il croit du moins au pouvoir formateur de la religion. [...] La “sécularisation du christianisme” : telle est l’éponge de toutes les difficultés, telle est la ressource toujours prête de l’historien occupé à reconstituer la généalogie du monde moderne ». I) UNE AXIOLOGIE FLOTTANTE Si on lit de près le résumé qui est donné de l’ouvrage au début de la conclusion (p. 175176/237-238), on constate que le processus décrit est finalement plus ambigu qu’il n’y paraît de prime abord et il n’est peut-être pas inutile de le reprendre rapidement. Son point de départ se trouve dans le dualisme judaïque qui oppose le peuple élu aux païens et dont l’écart avec la sagesse grecque est béant: tandis qu’Hérodote rapporte des faits à seule fin qu’ils demeurent dans la mémoire des hommes, le second Isaïe, au même moment, est tout entier tourné vers l’avenir 1. En reconduisant cette scission entre le mondain et le supra-mondain, le christianisme, d’une part, ôte à l’histoire terrestre comme telle toute signification intrinsèque et, d’autre part, universalise le salut. C’est pourquoi s’il peut y avoir une théologie juive de l’histoire, en toute rigueur, il ne peut y en avoir de chrétienne (p. 179/242) : pour le chrétien, entre la venue du Christ et le Jugement dernier, il s’agit seulement d’un intérim durant lequel rien de crucial ne peut se produire. La « sécularisation » se définit alors par la réduction de ce dualisme et l’immersion de ce salut universalisé dans l’histoire : l’histoire profane – que le christianisme lui-même avait contribué à séculariser dans la mesure où il l’avait coupée du sacré – s’approprie et réfracte l’orientation eschatologique. Le premier, Joachim de Flore (1131-1202), tend à « mondaniser » la Jérusalem céleste, geste de bien lourdes conséquences: « Le Troisième Testament des joachimites apparaît comme la “Troisième Internationale” ou le “Troisième Reich”, annoncé par un Dux ou un Führer qui triomphe comme Rédempteur et se voit salué par les “Heil” de millions de gens » (p. 146-147/198). S’il faut « mettre à part [ausnehmen]» Joachim dans ledit résumé, c’est parce qu’il anticipe ainsi l’opération qu’effectuera en son temps la philosophie séculière de l’histoire. Pour en arriver là, c’est-àdire finalement à Staline et Hitler, il faudra, primo, annexer sans retour l’histoire sacrée à l’histoire profane et, secundo, appuyer la réalisation, désormais terrestre, du salut sur le formidable potentiel démiurgique libéré par la Révolution politique française et la Révolution industrielle anglaise (p. 177/240). En ce sens, le dualisme a fait « boule de neige». Alors, à qui la faute _ car c’est bien la question qu’il faut poser, on y reviendra. Au prophétisme juif ? À l’eschatologie chrétienne ? À Joachim qui devance le messianisme moderne ? À Vico qui se tient à la frontière de la sécularisation (p. 128/173) ? A Voltaire, le premier philosophe de l’histoire proprement dit (p. 11/21 et 99/136) ? À Hegel qui en est le dernier (p. 59/85). En réalité, à la totalité même du processus : de l’Ancien Testament à Mein Kampf se dessine une filiation paradoxale et catastrophique dont chaque maillon est, à vrai dire, décisif. Et, pourtant, on peut dire aussi: en radicalisant jusqu’au bout cette même « sécularisation», on doit en venir, comme Burckhardt, à réduire l’histoire à une pure continuité dépourvue de 1. Voir p. 15/27. Dans une étude résolument « anti-sécularisation » de la théologie augustinienne de l’histoire, H. Günther dénonce le caractère simplificateur de cette opposition en même temps qu’il souligne l’héritage grec d’Augustin – mais il faut reconnaître que ses arguments ne sont pas d’une parfaite clarté : voir Le Temps de l’histoire (1993), trad. O. Mannoni, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p. 35-36, 65-70 et 247-248. sens. S’affranchissant ainsi du préjugé moderne du progrès, on se trouve conduit à un scepticisme vis-à-vis de l’histoire des hommes bien proche de celui qui accompagnait originellement la foi en la providence (p. 165/223 et 182/245-246) _ mais justement sans foi en la providence... En ce sens, Burkhardt paraît bien se tenir « aussi près que possible de la nature de l’histoire » (p. 32/50). Et tout se passe alors comme si la sécularisation avait deux devenirs possibles diamétralement opposés, l’un dans lequel les masses se seraient trouvé prises pour le pire, l’autre conduisant à un moindre mal, une sorte de résignation ésotérique où Löwith lui-même serait tenté de se reconnaître. Or, si l’on y regarde de plus près, cette hésitation participe de l’instabilité générale d’un dispositif dont l’axiologie ne s’avère pas assez ferme pour que cela ne soit pas un embarras. Mieux : le jeu des valorisations impliqué par Histoire et Salut est structurellement aporétique. Si, en effet, le désastre est imputable à la totalité du processus, comment ne serait-on pas réactionnaire, c’est-à-dire tenté de revenir en deçà du processus lui-même ? Puisque, comme le note Marquard, « pour Löwith, la théologie de l’histoire était déjà mauvaise » 1, il est impossible de songer sans nostalgie à une perception de l’histoire incommensurable avec la nôtre : mais si la nostalgie est patente dès lors qu’il est question de la sagesse grecque, il n’est pas pour autant question de faire retour à celle-ci comme Strauss s’y essaie vainement: sans doute l’irréversibilité historiciste a-t-elle du vrai 2. D’un autre côté, ledit processus étant négativement cumulatif, il en résulte inévitablement que plus on remonte à son origine, plus on s’éloigne du désastre qui le consomme. Cela signifie qu’en régressant au christianisme qui avait dépouillé l’histoire profane de tout sens progressif, on rencontre une foi au fond analogue à la sagesse hellénistique et c’est alors à toutes deux qu’il faut opposer les philosophies de l’histoire : « La surestimation moderne de l’Histoire, du “monde” comme “Histoire”, résulte de notre éloignement par rapport à la théologie naturelle des anciens et à la théologie surnaturelle du christianisme. Elle est étrangère à la sagesse comme à la foi» (p. 177/239). C’est pourquoi on ne peut suivre le chemin parcouru par Löwith sans avoir le sentiment de redécouvrir une lucidité perdue en s’émancipant des illusions du progrès. De ce point de vue, dire, par exemple, de la position de Vico qu’elle est « encore théologique » (p. 127/173), c’est la faire bénéficier d’une proximité valorisante à l’origine. Mais, le ver étant dans le fruit, on ne peut pas s’en tirer ainsi. De fait, dire de Comte qu’il fut chrétien par là où il pensait ne plus l’être car son idée de progrès était « encore théologique » (p.81/115), c’est, au contraire, l’accuser d’une naïveté typiquement moderne dont il s’agit justement de se défaire. De ce point de vue, il s’agit bien de n’être plus pieux. Löwith voit alors se retourner contre lui-même sa propre machinerie : comment donc satisfaire une telle exigence ? Si l’on se tourne vers Burckhardt, il faut bien reconnaître qu’il 1. Des Difficultés avec la philosophie de l’histoire (1973), trad. O. Mannoni, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2002, p. 6. 2. Voir la lettre à Strauss du 8 janvier 1933, citée par J. A. Barash, « K. Löwith et la politique de la sécularisation », p. 892. croit encore à la continuité. Si l’on se tourne vers Nietzsche, il faut dire que son prétendu paganisme est encore chrétien, précisément parce qu’antichrétien (p. 203/270). Si l’on se tourne vers Heidegger, il faut dire que sa pensée demeure encore prisonnière de la tradition qu’elle met en cause 1. Et où que l’on se tourne, il est clair qu’il faudra toujours se découvrir encore ce que l’on ne peut que s’épuiser vainement à ne plus être. Derechef, puisqu’on ne peut pas ne plus l’être, il est tentant de ne pas l’être encore, c’est-à-dire d’en revenir aux Anciens. Mais alors on tourne en rond. En vérité, si l’on ne peut pas revenir en deçà de la sécularisation, on ne peut pas non plus s’aventurer au-delà et il ne reste plus qu’à se rêver à côté, en sortant de l’« Europe » et en se perdant dans l’altérité absolue de l’Orient. II) UNE HEURISTIQUE INSUFFISANTE La nature foncièrement téléologique de l’argumentaire d’Histoire et Salut contraint encore à une méconnaissance de l’histoire réelle des « philosophies de l’histoire ». Toute théologie de l’histoire y est perçue comme une philosophie sécularisée potentielle de l’histoire et, inversement, toute philosophie sécularisée de l’histoire y apparaît comme, encore, une théologie de l’histoire : pour Löwith, les chrétiens sont toujours déjà laïcs et les laï cs toujours encore chrétiens. C’est pourquoi tout discours sur l’histoire se trouve irrémédiablement équivoque ou ambigu (doppeldeutig, zweideutig), à commencer par celui de Vico dont la science nouvelle, en se tenant sur l’arête difficile de la théologie et de la philosophie, se trouve « très profondément équivoque [zutiefst doppeldeutig] » 2. C’est à partir de ce fragile point d’équilibre que s’inverse le rapport entre l’avant et l’après: dorénavant, on n’aura plus affaire à des philosophies de l’histoire en puissance, mais à des théologies de l’histoire sécularisées. L’ambivalence des discours considérés n’est donc autre, en dernier ressort, que celle de la finalité elle-même, de l’origine qui est en puissance le terme et du terme qui est encore l’origine. Or aligner de la sorte les philosophies de l’histoire dans le droit fil de leurs esquisses théologiques n’est pas sans inconvénient. Cela contraint à éjecter, de facto, hors du champ « philosophies de l’histoire », tout discours philosophique sur l’histoire réfractaire à ce traitement finaliste. Et une telle démarche repose sur une pétition de principe : si, en effet, à titre de simple définition nominale, j’appelle « philosophie de l’histoire » tout discours philosophique sur l’histoire susceptible d’être interprété comme sécularisation de la théologie de l’histoire, je n’aurai guère de mal à démontrer, cette fois à titre de thèse, le même énoncé ! Mais c’est précisément ce que fait Löwith, en déclarant d’entrée de jeu que, « dans la recherche qui suit, l’expression “philosophie de l’histoire” désigne l’interprétation systématique de l’histoire universelle par le fil conducteur d’un principe au moyen duquel les événements historiques et leurs conséquences sont connectés et rapportés à un sens ultime » (p. 11/21). Ce faisant, non seulement on se donne ce qu’il s’agit d’établir, mais on se rendra incompréhensible la singularité des philosophies de l’histoire considérées qui ne sont 1. Voir la fin de l’appendice sur « Le sens de l’histoire » (1961) inclus dans la traduction française, p. 285. 2. P. 128/173 ; de même, l’idée de « progrès » est dite zweideutig (p.63/90); de même, Hegel n’a pas été conscient de la Zweideutigkeit de son entreprise (p. 60/86). intelligibles que par comparaison avec toutes celles que l’on a tacitement éliminées comme non significatives : où trouver l’eschatologie sécularisée chez Montesquieu, ou chez Ferguson, ou chez Schlözer ? Les décréter hors-jeu n’est pas très satisfaisant. Reste alors à répliquer que, justement, l’absence manifeste de tout messianisme chez ces auteurs est par elle-même significative : leur silence est antichrétien et ce qui est antichrétien est encore chrétien 1. Au fond, ils sont ce qu’ils prétendent ne pas être en ne le prétendant pas puisqu’ils n’en disent rien! A ce jeu-là, naturellement, on gagne toujours. On rétorquera peut-être qu’il est déloyal de reprocher à un historien de n’avoir pas parlé de tout, ou de tous, et de lui opposer des seconds couteaux. Après tout, Löwith légitime expressément dans son introduction le caractère téléologique de sa démarche et il justifie donc indirectement la sélectivité qui en résulte. Mais cette justification tacite est en fait inconsistante. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de revenir un instant, et a contrario, à la légitimation, elle, tout à fait explicite que Fichte donnait de sa méthode en 1806 dans Le Caractère de l’époque actuelle : « [...] le philosophe n’utilise l’histoire, à la vérité, que dans la mesure où elle sert ses fins, et ignore tout ce qui ne les sert pas; et je l’annonce ouvertement: c’est ainsi que je me servirai d’elle dans les recherches qui vont suivre. Ce procédé, parfaitement blâmable dans la simple histoire empirique, et qui détruirait l’essence de cette science, ne l’est pas dans le cas du philosophe _ si et dans la mesure où il a déjà au préalable démontré, indépendamment de l’histoire, la fin à laquelle il soumet l’histoire » (éd. citées, p. 141/151). La clause finale est très claire : la sélection inhérente à l’histoire téléologique (ou philosophique), qui fait par hypothèse abstraction de tout ce qui ne concourt pas à la réalisation du télos, est acceptable si et seulement si la nature de ce dernier a été établie auparavant et sans en appeler à l’histoire elle-même – sans quoi il y a pétition de principe. La définition liminaire que donne Löwith de la « philosophie de l’histoire » devait donc être une définition réelle, justifée en bonne et due forme sans aucun recours à la généalogie de la sécularisation, pour pouvoir ensuite, en tant que fin de celle-ci, jouer la fonction discriminante qui lui serait alors revenue à bon droit. Mais tel n’est pas le cas. Dira-t-on ces considérations bien formelles, et plus fastidieuses encore? On arguera alors de la légitimité pragmatique dont jouit ladite généalogie : l’essentiel, c’est, en fin de compte, la formidable lisibilité qu’acquièrent, ainsi mis en perspective, les grands auteurs passés en revue – et qui sont tout de même, soit dit en passant, les principaux philosophes ayant tenté de penser l’histoire. La sécularisation trouve son bon droit dans ce fait, c’est-à-dire dans cette fécondité exégétique qui est incontestable, et qui lui suffit. Malheureusement, elle n’est pas incontestable. La même contrainte qui force à rejeter hors du champ de l’enquête les « philosophies de l’histoire » non susceptibles d’être interprétées comme théologies sécularisées autrement que par pure négation (chrétiennes parce que 1. L’antichrétien est chrétien : voir p. 63/90 et 203/270. tacitement antichrétiennes), conduit encore à ne considérer, cette fois dans les philosophies de l’histoire retenues, que ce qui peut se concevoir en termes d’apocalypse laïcisée. La belle affaire, dira-t-on ! Toute approche privilégie évidemment certains aspects comme plus significatifs que d’autres. Certes, mais le problème est ici qu’on privilégie, par hypothèse, ce qui est le moins intéressant, puisqu’on laisse de côté tout ce par quoi un auteur se montre inventif, tout ce par quoi il institue autre chose que ce qui existait auparavant. Pour Löwith, le nouveau ne peut être que l’immanentisation de l’ancien : ainsi, par exemple, ce qui, chez Joachim, est « absolument nouveau » par rapport à Augustin, c’est d’avoir plongé l’histoire du Salut dans celle du monde (p. 143/194). Or il est permis de penser que le véritablement nouveau, ce par quoi un auteur peut être qualifié comme « grand auteur», se joue ailleurs que dans ce qui, serait-ce négativement, accomplit l’ancien. On trouve de cela un témoignage frappant dans ce que Löwith dit du Manifeste du Parti communiste dont la caractéristique décisive « n’est pas son matérialisme conscient et ce que Marx lui-même en pense, mais l’esprit du prophétisme » (p. 46/68) : voici Marx rabattu sur ce qui, justement, ne le caractérise pas du tout car « l’esprit du prophétisme », certainement, soufflait sur bon nombre de ses contemporains ; et du même coup, en déclarant non significatif son matérialisme, on laisse de côté ce par quoi il s’est efforcé, quoi qu’on en pense par ailleurs, de concevoir une historicité originale, travaillée par des « contradictions réelles », avançant par « le mauvais côté », etc. 1. De là ce fait remarquable : le lecteur de Löwith n’apprend rien sur les auteurs dont il est question, il se trouve face à une doxographie excessivement prévisible puisque c’est toujours la même chose _ l’espérance eschatologique _ qui s’y trouve redite sous une forme toujours plus mondaine. Voilà, avouons-le, qui ne donne guère envie de les lire, ces esprits si répétitifs. Pourtant, il y eut parfois quelque chose de nouveau sous le soleil... III) UNE CONTRADICTION PERFORMATIVE Par sa nature éminemment téléologique, l’argumentation d’Histoire et salut s’apparente encore à un genre bien précis, celui des généalogies judiciaires. Celles-ci s’efforcent de rendre raison des grandes catastrophes historiques, ou du moins de ce qu’elles apprécient comme telles, en demandant « à qui la faute? » _ à Voltaire ou à Rousseau ? Löwith ne s’en cache d’ailleurs pas et c’est bien ce qui le conduit à distinguer la « responsabilité» des penseurs! qui prédisent et enseignent d’avec celle des acteurs qui se gouvernent, ou gouvernent les peuples, en référence aux premiers (p. 195/262) ? Judiciaires, ces généalogies sont aussi idéalistes pour autant qu’elles cherchent le coupable dans un processus essentiellement spéculatif où l’histoire tout court n’intervient guère qu’à titre exceptionnel: l’ascension de la bourgeoisie commerçante (p. 102/140) ou la révolution industrielle anglaise (p. 177/240) y ont une fonction plus décorative qu’autre chose. Enfin, il est clair que de telles enquêtes sont, au plus fâcheux sens du terme, historicistes, si l’on entend par là le fait qu’elles croient avoir correctement assigné les causes du phénomène visé lorsqu’elles en ont fait la « vérité » d’un processus homogène, irréversible et nécessaire : la catastrophe terminale, c’est 1. Cf. É. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 86 sq. toujours la consommation négative d’une « innere Entwicklung » très caractéristique, telle que chacune de ses figures, toujours pour le pire, s’accomplit irrésistiblement dans la suivante. Bien entendu, les généalogies judiciaires peuvent se donner de multiples objets et l’on peut voir en Guillaume d’Ockham le fauteur des droits de l’homme ou en Herder l’instigateur du relativisme – ce ne sera guère plus intéressant dans un cas que dans l’autre. En ce qui concerne Löwith, comme en ce qui concerne Strauss, dont on aurait tort d’oublier que les leçons de Droit naturel et Histoire sont exactement contemporaines d’Histoire et Salut 1, il s’agit de l’historicisme dont ils considèrent tous deux qu’il s’incarna dans l’Apocalypse allemande. La contradiction performative réside alors en ceci que ces généalogies critiques de l’historicisme reproduisent en elle-même le finalisme intempérant qu’elles dénoncent en ce dernier 2. Mais c’est qu’au fond elles ne firent guère qu’inverser le dessein des généalogies triomphales de ce même historicisme qui, dans la première moitié du siècle, décrivaient sa lente assomption dans l’idéalisme allemand au terme d’une série d’esquisses de plus en plus achevées ; il faut lire Löwith en se souvenant de Meinecke (Die Entstehung des Historismus, 1936). Cela ne signifie naturellement pas qu’il faille refuser a priori toute légitimité au concept de « sécularisation » : comment nier le fait que des thèses originellement théologiques puissent se trouver reproduites et déplacées dans des contextes « modernes » ? Il s’agit simplement de ne pas présupposer que de telles transpositions s’inscrivent dans un processus global et univoque, et de prendre en compte leur diversité empirique. Car elles peuvent être d’envergure très diverses ; elles peuvent obéir à des finalités politiques très diverses; enfin, elles peuvent obéir à des mécanismes de projection très divers. La réduction spéculative de ces diversités ne pouvant que répéter l’historicisme qu’elle combat, il serait préférable de parler, par exemple, de mobilisation d’un schème théologique par un discours qui ne l’est pas ; ce qui obligerait, à chaque fois, à poser la question du pourquoi et du comment : par exemple, pourquoi, dans quelle conjoncture précise et par quels procéds précis Rousseau fut-il amené à mobiliser le thème biblique de la Chute ou Comte la distinction du temporel et du spirituel ? La « sécularisation » interdit de poser de telles questions parce qu’elle y a déjà répondu en procédant, dans le moment même où elle s’y refusait, « zu einer volleren Sinngebung », à une pleine et entière donation de sens. Contre quoi il faut résolument affirmer son caractère punctiforme. Mais alors, en fin de compte, il n’y a rien à sauver de l’ouvrage de Löwith ? La réponse, si elle veut être conséquente, doit être claire : non. Bertrand BINOCHE Université Paris 1 Octobre 2003 1. Elles sont prononcées, en 1949, à l’Université de Chicago aux presses de laquelle elles seront, à leur tour, publiées quatre ans plus tard. 2. Comme l’a remarqué J.-C. Monod : « [...] les thèses de sécularisation peuvent sonner comme rappel ironique de la prégnance d’une tradition refoulé 8ee chez ceux qui s’en croient affranchis » (op. cit., p. 112-113).