l’étude de la religion. Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque
une ligne de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que
toutes mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour
être mises en harmonie avec mes vues nouvelles. L’Ethik de Wundt, huit ans
auparavant, n’était pour rien dans ce changement d’orientation. Il était dû
tout entier aux études d’histoire religieuse que je venais d’entreprendre et
notamment la lecture des travaux de Robertson Smith et de son école » [cité
in Lukes, 1973, p. 237].
Le tournant de 1895, celui du cours sur la religion donné à Bordeaux, est
désormais bien connu comme le moment où Durkheim réévalue les faits reli-
gieux pour leur donner in fine une place fondamentale dans le projet socio-
logique. Si ce moment est bien repéré historiquement et si, par ailleurs, on
ne manque pas d’études spécifiques sur la sociologie religieuse durkhei-
mienne proprement dite, il est indispensable d’en évaluer la portée pour l’en-
semble de l’œuvre. C’est en lisant et relisant des textes postérieurs au tournant
de 1895, mais antérieurs à l’écriture des Formes, que l’on s’aperçoit que le
renouvellement du regard durkheimien ne touche pas seulement les faits reli-
gieux eux-mêmes, mais porte sur le cœur du projet sociologique, à savoir la
formation d’une science de la morale.
«Révélation », « ligne de démarcation », « changement d’orientation »:
Durkheim souligne lui-même à quel point la question religieuse va renouve-
ler son travail à partir de 1895. Pourtant, la primauté accordée aux faits reli-
gieux dans l’analyse sociologique est pour le moins étonnante, si l’on considère
la place qui leur était accordée jusqu’alors. Dans De la division du travail
social (1893), la religion est évoquée à plusieurs reprises, mais comme cas
d’application d’idées plus générales, notamment celle qui affirme l’affai-
blissement de la conscience collective suite au développement de la division
du travail. Jusqu’alors, elle n’est pas considérée comme « le germe de toutes
les activités sociales », comme l’écrira Durkheim six ans plus tard dans la
préface du vol. II de l’Année sociologique [1969b, p. 138]. Analysée comme
un fait de représentation ou un fait moral parmi d’autres, la religion n’est
pas encore l’objet d’une discipline spécifique au cœur de la sociologie. Dans
« Le cours de science sociale » (1888), elle fait partie, au même titre que
« les croyances populaires, les croyances politiques, le langage, etc. », de la
« psychologie sociale ». Dès l’article « De l’irréligion de l’avenir », en 1887,
la théorie de Durkheim sur l’évolution de la religion est la suivante : 1) elle
est destinée à disparaître comme instance totalisante des différentes formes
de vie sociale; 2) la science est appelée à la remplacer comme système
d’explication du monde.
Que s’est-il passé entre 1895 (cours sur la religion) et 1913 (publication
des Formes)? Pour quelles raisons le travail sur la religion acquiert-il tant
d’importance dans les recherches de Durkheim durant toute cette période?
S’agit-il d’un élan de mysticisme qui agirait en contraste du projet scientiste
DURKHEIM :ENTRE RELIGION ET MORALE 127
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