DURKHEIM : ENTRE RELIGION ET MORALE
Fabien Robertson
La Découverte | « Revue du MAUSS »
2003/2 no 22 | pages 126 à 143
ISSN 1247-4819
ISBN 2707141860
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-2-page-126.htm
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Fabien Robertson, « Durkheim : Entre religion et morale », Revue du MAUSS 2003/2 (no 22),
p. 126-143.
DOI 10.3917/rdm.022.0126
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DURKHEIM : ENTRE RELIGION ET MORALE
par Fabien Robertson
Considérons un savoir qui aurait la morale pour objet central, qui en ren-
drait raison de manière scientifique et qui, de surcroît, pourrait éclairer la
direction qu’elle doit prendre. Ce savoir représente le projet même de la socio-
logie durkheimienne, tel qu’il s’exprime dès les premières œuvres. Un pro-
jet positif en premier lieu, où la difficulté la plus évidente est d’étudier des
faits a priori imperméables à la raison scientifique. Un projet normatif aussi,
puisque Durkheim entend tirer de la science sociologique, d’une manière ou
d’une autre, des réponses aux crises qu’affrontent ses contemporains.
L’attention accordée au fait moral ne se dément pas dans l’ensemble de
l’œuvre. Au-delà des articles et cours qui lui sont spécifiquement consacrés,
les grands ouvrages durkheimiens font toujours de la morale une de leurs
questions les plus importantes et les plus prometteuses. La publication de la
Division du travail social en 1893 se présente précisément comme l’ébauche
d’une science de la morale; quelques années auparavant, lors de la conférence
introductive au cours de science sociale qu’il inaugure à Bordeaux en 1887,
il s’adresse ainsi aux étudiants de philosophie : « C’est de la science sociale
que relèvent les problèmes qui jusqu’ici appartenaient exclusivement à l’éthique
philosophique. Nous les reprendrons à notre tour. La morale est même de
toutes les parties de la sociologie celle qui nous attire de préférence et nous
retiendra tout d’abord. » Et son intérêt retiendra Durkheim tout le long de
son œuvre, sans jamais se démentir. « Seulement, nous essaierons de la traiter
scientifiquement » [1975b, p. 106].
Voilà bien tout le problème : la science a-t-elle son mot à dire sur le bien-
fondé de nos actions? au regard de quoi? Des règles sociales? Il faut encore
trouver où elles s’expriment le mieux. Voyant progressivement dans la religion
un des lieux les plus favorables à l’élucidation de ces règles, c’est au milieu
des années 1890 que Durkheim en fera un des objets les plus cruciaux pour
l’élaboration de la discipline sociologique. Il n’est guère de meilleur témoin
pour confirmer l’importance de cette question que de considérer rétrospecti-
vement la publication, en 1913, des Formes élémentaires de la vie religieuse,
qui reste un événement majeur de l’histoire de la sociologie.
En 1907, dans une lettre au directeur de la Revue néoscolastique, Durkheim,
tout en se défendant de l’influence des sociologues allemands sur ses théories
en matière de religion, indique clairement à quel moment celle-ci a pris une
telle importance à ses yeux : « C’est seulement en 1895 que j’eus le sentiment
net du rôle capital joué par la religion dans la vie sociale. C’est en cette année
que, pour la première fois, je trouvais le moyen d’aborder sociologiquement
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l’étude de la religion. Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque
une ligne de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que
toutes mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour
être mises en harmonie avec mes vues nouvelles. LEthik de Wundt, huit ans
auparavant, n’était pour rien dans ce changement d’orientation. Il était dû
tout entier aux études d’histoire religieuse que je venais d’entreprendre et
notamment la lecture des travaux de Robertson Smith et de son école » [cité
in Lukes, 1973, p. 237].
Le tournant de 1895, celui du cours sur la religion donné à Bordeaux, est
désormais bien connu comme le moment où Durkheim réévalue les faits reli-
gieux pour leur donner in fine une place fondamentale dans le projet socio-
logique. Si ce moment est bien repéré historiquement et si, par ailleurs, on
ne manque pas d’études spécifiques sur la sociologie religieuse durkhei-
mienne proprement dite, il est indispensable d’en évaluer la portée pour l’en-
semble de l’œuvre. C’est en lisant et relisant des textes postérieurs au tournant
de 1895, mais antérieurs à l’écriture des Formes, que l’on s’aperçoit que le
renouvellement du regard durkheimien ne touche pas seulement les faits reli-
gieux eux-mêmes, mais porte sur le cœur du projet sociologique, à savoir la
formation d’une science de la morale.
«Révélation », « ligne de démarcation », « changement d’orientation »:
Durkheim souligne lui-même à quel point la question religieuse va renouve-
ler son travail à partir de 1895. Pourtant, la primauté accordée aux faits reli-
gieux dans l’analyse sociologique est pour le moins étonnante, si l’on considère
la place qui leur était accordée jusqu’alors. Dans De la division du travail
social (1893), la religion est évoquée à plusieurs reprises, mais comme cas
d’application d’idées plus générales, notamment celle qui affirme l’affai-
blissement de la conscience collective suite au développement de la division
du travail. Jusqu’alors, elle n’est pas considérée comme « le germe de toutes
les activités sociales », comme l’écrira Durkheim six ans plus tard dans la
préface du vol. II de l’Année sociologique [1969b, p. 138]. Analysée comme
un fait de représentation ou un fait moral parmi d’autres, la religion n’est
pas encore l’objet d’une discipline spécifique au cœur de la sociologie. Dans
« Le cours de science sociale » (1888), elle fait partie, au même titre que
« les croyances populaires, les croyances politiques, le langage, etc. », de la
« psychologie sociale ». Dès l’article « De l’irréligion de l’avenir », en 1887,
la théorie de Durkheim sur l’évolution de la religion est la suivante : 1) elle
est destinée à disparaître comme instance totalisante des différentes formes
de vie sociale; 2) la science est appelée à la remplacer comme système
d’explication du monde.
Que s’est-il passé entre 1895 (cours sur la religion) et 1913 (publication
des Formes)? Pour quelles raisons le travail sur la religion acquiert-il tant
d’importance dans les recherches de Durkheim durant toute cette période?
S’agit-il d’un élan de mysticisme qui agirait en contraste du projet scientiste
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propre aux premières œuvres, dont les Règles de la méthode sociologique
(1895) forment le manifeste? Faut-il croire que Durkheim, à l’instar de Comte
et de Saint-Simon, a fini par baisser la garde et par admettre les forces irra-
tionnelles de la religion, dont la science positive aurait pourtant dû les pré-
venir? Doit-on admettre, en conséquence, que la sociologie ne peut
qu’abandonner ses ambitions normatives les plus fortes, si elle ne veut pas
céder au prophétisme?
L’AVÈNEMENT DE LA SOCIOLOGIE RELIGIEUSE
La religion d’un point de vue sociologique
Dans les années 1890, Durkheim lit avec beaucoup d’intérêt les anthro-
pologues anglo-saxons. Il en tire un ensemble d’analyses concernant la parenté
ou le droit, dont témoignent les nombreux commentaires écrits dans l’Année
sociologique. En outre, ses lectures lui font apercevoir la possibilité d’étu-
dier les faits religieux de manière parfaitement sociologique, c’est-à-dire non
seulement de donner une explication sociologique de ce type de faits mais de
prétendre, par la sociologie, en donner la meilleure explication possible.
Pourtant, la religion est, parmi les différents domaines de l’activité humaine,
de ceux qui échappent le plus fortement à l’arraisonnement scientifique.
Durkheim y est sensible et tentera de montrer que, s’il veut donner les rai-
sons sociologiques des représentations et pratiques religieuses, il n’entend
pas dénier au croyant l’authenticité de ses sentiments. Bien sûr, c’est déjà tout
un problème, puisque ce que Durkheim marque comme « authentique » dans
l’acte de croire n’est pas tant son contenu propre que les forces sociales qui
le mettent en mouvement.
Par ailleurs si le rapport de la science à la religion est celui d’un savoir à
son objet – à un objet qui lui échappe qui plus est –, il est, à un autre niveau,
le rapport entre deux manières humaines de se représenter le monde qui se
sont affrontées au cours de l’histoire. La rationalisation scientifique, si elle
peut nier la véracité des mythes et semer le doute sur les dogmes les plus pré-
cieux, peut-elle être amenée à remplacer la religion? Durkheim ne le croit
pas : « En demandant que la religion devienne objet de science, je n’entends
nullement qu’elle doive disparaître dans la science. Sous ce rapport, il y a lieu
de distinguer entre les deux fonctions très différentes que la religion a rem-
plies au cours de son histoire. Les unes sont vitales, d’ordre pratique : elle a
aidé les hommes à vivre, à s’adapter à leurs conditions d’existence. Mais,
d’un autre côté, elle a été aussi une forme de la pensée spéculative, un sys-
tème de représentations uniquement destiné à exprimer le monde, une science
avant la science, et une science concurrente de la science à mesure que celle-ci
s’établissait » [1975c, p. 162].
QUEST-CE QUE LE RELIGIEUX ?
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Il est entendu que la science doit suppléer à la religion en tant que sys-
tème d’explication du monde. Mais le savoir scientifique ne peut devenir de
lui-même le ferment d’une vie pratique accomplie. La facilité avec laquelle
les religions ont su commander la vie morale échappe à la discipline scienti-
fique, tout entière tournée vers le savoir. Durkheim aurait pu arrêter définiti-
vement la question en admettant que la modernité impose un partage des
tâches entre science et religion, la première étant chargée de formuler les lois
de la nature, la seconde de donner aux hommes un système de pratiques et
d’obligations.
Il n’est pas certain, toutefois, que l’on puisse séparer aussi facilement les
deux fonctions. Ainsi, enlever à la religion la valeur de ses croyances les plus
fortes, c’est déjà saper la base de sa signification pratique. Pourquoi? Parce
qu’elle est comprise, par Durkheim lui-même, comme un système de pra-
tiques et de croyances indissolublement liées. Rappelons le résultat auquel
aboutit le mémoire sur « la définition des phénomènes religieux », paru dans
le deuxième volume de l’Année Les phénomènes dits religieux consistent
en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent
à des objets donnés dans ces croyances. – Quant à la religion, c’est un ensemble,
plus ou moins organisé et systématisé, de phénomènes de ce genre » [1969c,
p. 159-160]. Cette définition assume deux fonctions : 1) elle donne les moyens
de distinguer un fait, permettant ainsi au sociologue de discerner dans la vie
sociale la spécificité des phénomènes religieux; 2) implicitement, elle indique
avec insistance au lecteur l’importance toute particulière que prend la reli-
gion pour le savoir sociologique. « Nous sommes en présence d’un groupe
de phénomènes suffisamment déterminés. Aucune confusion n’est possible
avec le droit et la morale; des croyances obligatoires sont tout autre chose que
des pratiques obligatoires » [ibid., p. 157]. La spécificité de la religion comme
institution du social, ce qui fait sa primauté fonctionnelle, tient donc au rapport
étroit qu’elle instruit entre croyances et pratiques, rapport que ne présentent
ni la morale ni le droit – en tout cas pas à ce degré de nécessité.
Une telle définition de la religion est pour le moins inédite. Elle écarte
explicitement certains des problèmes fondamentaux des sciences religieuses.
Tout d’abord, elle fait passer au second plan la question du statut du divin,
arguant qu’il existe des religions sans dieu proprement dit ou, du moins, qui
ne donnent au divin qu’une place réduite et inessentielle. Deuxièmement, cette
définition permet de dépasser le conflit entre étude par les mythes et étude
par les rites1; elle suppose en effet que le fait religieux est la constitution même
d’un rapport singulier – qu’il faut encore préciser – entre représentations et
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1. Durkheim souligne en note que « cette définition se tient à égale distance des deux théo-
ries contraires qui se partagent actuellement la science des religions. D’après les uns, c’est le
mythe qui serait le phénomène religieux essentiel; d’après les autres, ce serait le rite » [ibid.,
p. 160, n. 1].
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