impuissance relative et puissance absolue de la raison chez spinoza

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Comptes Rendus : http://www.erudit.org/revue/philoso/2001/v28/n2/005682ar.pdf ;
Paru in Spinoza, puissance et impuissance de la raison, Coordonné par Christian LAZZERI, Paris : PUF (collection « Débats
Philosophiques »), 1999, pp. 63-91.
IMPUISSANCE RELATIVE
ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON
CHEZ SPINOZA
Charles RAMOND
Université Michel de Montaigne
Bordeaux III
Bien que « puissance » et « raison » ne fassent pas toujours bon ménage,
le spinozisme a pu légitimement être considéré, par les meilleurs de ses
interprètes, aussi bien comme un « rationalisme absolu »1 que comme une
philosophie de la « puissance »2. Une des originalités du système, en effet, est la
constante liaison de la « puissance » à la « raison », dans le refus simultané de
toute dimension irrationnelle de la puissance, et de toute dimension limitative ou
restrictive de la raison. La cinquième partie de l’Éthique, ainsi, identifie
d’emblée « liberté des hommes » et « puissance de l’entendement »3 ; et, plus
explicitement encore, les premières lignes de la Préface de cette même partie
concluent de la « puissance de la raison » à la « puissance » tout court : « je
traiterai ici de la puissance de la raison, montrant ce que la raison elle-même
peut sur les affects, et ensuite ce qu’est la liberté de l’âme ou béatitude, et par là
nous verrons à quel point le sage est plus puissant que l’ignorant »4. La
« puissance de la raison », comme on voit, n’est pas pour Spinoza une puissance
abstraite : elle se manifeste, s’exprime, s’exerce, dans l’individu pourvu de
1
Par exemple, par Gueroult.
Par exemple, par Deleuze.
3
E V titre : De Potentiâ Intellectus, seu de Libertate Humanâ.
4
E V Préf : In hâc ergo de potentiâ rationis agam, ostendens, quid ipsa ratio in
affectûs possit, et deinde, quid mentis libertas seu beatitudo sit, ex quibus videbimus, quantum
sapiens potior sit ignaro. G (=Gebhardt) II 277 9-12.
2
1
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
raison, et vivant sous la conduite de la raison. Inversement, parler d’une
puissance de l’homme sera toujours, chez Spinoza, parler indirectement de la
puissance de la raison : car il n’y a puissance de l’homme que par la supériorité
de la puissance de la raison sur la puissance des affects.
Si le « sage » est « plus puissant » que « l’ignorant », l’ignorant sera
nécessairement « moins puissant » que le sage. Pour autant, la puissance de
l’ignorant n’est pas nulle, elle est seulement inférieure : c’est une impuissance
relative. Et inversement, le sage n’est pas déclaré par Spinoza « tout puissant »,
mais seulement « plus puissant » que l’ignorant : rien n’empêcherait donc
d’envisager des puissances encore supérieures à celle même du sage ; et, de ce
fait, vis à vis de telles puissances, la puissance même du sage pourrait à bon
droit, semble-t-il, être considérée, puisqu’inférieure, elle aussi comme une
« impuissance relative ». Si bien que, de ce point de vue, nous pourrions lire le
spinozisme tout aussi bien comme une doctrine de l’impuissance humaine et de
ses divers degrés (jusqu’à l’impuissance du sage, plus bas degré de
l’impuissance de la raison chez l’homme), que comme une doctrine de la
puissance.
On pensera sans doute qu’il y a là un simple jeu rhétorique, et que la
doctrine n’est modifiée en rien, qu’elle soit considérée comme une doctrine de
l’impuissance ou comme une doctrine de la puissance ; que, de toute manière,
les concepts de « puissance » et « d’impuissance », dans la mesure où ils sont
relatifs l’un à l’autre, sont réciprocables, puisque toute « puissance », envisagée
par rapport à une puissance supérieure, est en réalité une « impuissance », et
puisqu’inversement toute « impuissance », considérée par rapport à une
impuissance supérieure (c’est-à-dire plus impuissante ou moins puissante), est
une « puissance ». Et de fait (ce sera la première partie de notre propos), le souci
spinozien constant de hiérarchiser les puissances légitimerait une telle lecture,
c’est-à-dire autoriserait à lire « l’impuissance de la raison », dans le système,
comme l’exact pendant, mieux, comme l’exact équivalent des divers degrés de
la « puissance de la raison », dans la stricte équivalence de toute « puissance »
relative avec une « impuissance » relative.
Le spinozisme, cependant, ne s’accorderait pas nécessairement dans son
ensemble avec un tel type de jeux logiques ou verbaux, par lesquels il serait au
fond équivalent de parler de « puissance » et « d’impuissance » de la raison. Il
n’est pas toujours indifférent, aux yeux de Spinoza, de considérer les choses
sous l’angle de leur puissance ou selon l’angle de leur impuissance : comme s’il
récusait la neutralité et l’équivalence des termes « puissance » et
« impuissance » ; comme si, au fond, il y avait dans la « puissance » quelque
chose d’irréductible à une « impuissance », et, inversement, dans
« l’impuissance » quelque chose d’irréductible à la « puissance » : en un mot,
comme s’il y avait des déterminations absolues, et non pas relatives, de la
puissance -comme s’il pouvait exister une essence de la puissance distincte
d’une essence de l’impuissance. Nous voudrions en effet montrer ici que la
2
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
lecture indifférentiste ou relativiste de la doctrine spinozienne de la puissance ne
peut être poussée à son terme sans rencontrer, ou susciter, dans le système, des
objections ou des apories insurmontables, qui entraînent en retour et
nécessairement une lecture différenciante ou absolutisante de la puissance et de
l’impuissance –avant de tenter, pour finir, de dégager les raisons de cette
présence simultanée et paradoxale, chez Spinoza, d’une impuissance relative et
d’une puissance absolue de la raison.
L’équivalence entre un degré quelconque de puissance et un degré
quelconque d’impuissance (c’est-à-dire, la possibilité d’interpréter toujours un
degré de puissance comme un degré d’impuissance) suppose une hiérarchisation
des puissances : car une puissance donnée n’est impuissance que relativement à
une puissance supérieure. La hiérarchisation des puissances est d’ailleurs au
cœur de la doctrine de la « Nature naturée », ou des « choses singulières » : « Il
n’est donné aucune chose singulière dans la nature, qu’il n’en soit donné une
autre plus puissante et plus forte. Mais pour chaque chose donnée il en est donné
une autre plus puissante, par laquelle la première peut être détruite »5. Dans la
mesure où, en l’homme, l’impuissance de la raison varie en proportion de la
puissance des affects6, on ne s’étonne donc pas de voir Spinoza se soucier
d’établir avec la plus grande minutie les puissances respectives des affects entre
eux, et de la raison par rapport aux affects
Une telle comparaison n’est elle-même possible que si les affects entre
eux, et les affects et la raison sont rendus comparables par rapprochement de
leurs natures : et de fait, le souci spinoziste de hiérarchiser les puissances
entraîne l’homogénéisation progressive, d’œuvre en œuvre, des champs de
l’affectivité et de la raison. Dans le Court Traité, Spinoza définissait les
« passions » par petits groupes hétérogènes, introduisant sans cesse de nouveaux
critères de définition sans jamais les harmoniser, et sans donner de loi de
passage d’une passion à l’autre, ou d’un groupe de passions à un autre groupe.
Dans l’Éthique au contraire, les critères de définition des « affects » sont réduits
au minimum, et les affects appartiennent tous à un même champ homogénéisé
selon la hiérarchie quantitative des puissances respectives. Une combinatoire ou
arithmétique des passions peut alors se développer, selon une manière
d’additions et de soustractions, par « augmentations » ou « diminutions » de
notre « puissance d’agir », les affects étant finalement définis comme « les
affections du corps, par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou
diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections »7.
5
E IV préf : nulla res singularis in rerum naturâ datur, quâ pententior et fortior non
detur alia. Sed quâcuncuqe datâ datur alia potentior, à quâ illa data potest destrui.
6
À l’exception notable des « affects nés de la raison », que nous analysons un peu
plus loin.
7
E III déf 3 : Per affectum intelligo corporis affectiones, quibus ipsius corporis
3
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
La « joie » <laetitia> sera alors « une passion par laquelle l’âme passe à une
perfection plus grande » <passio, qua mens ad majorem perfectionem transit>,
et la tristesse, inversement, « une passion, par laquelle l’âme passe à une
perfection moindre » <ad minorem perfectionem>. Nous avons cité Éthique III
11 scolie, et non pas, comme on le fait plus usuellement, III définitions des
affects 2 et 3, pour faire remarquer que, du moins en cet endroit, Spinoza associe
« joie » et « tristesse » sous le nom commun de « passion » : or, la communauté
de nature de la « joie » et de la « tristesse » sous le nom de « passions » est-elle
autre chose en cet endroit qu’une expression de la communauté de nature entre
« puissance » et « impuissance » ?
L’homogénéisation quantitative du champ des affects, sous les catégories
de « l’augmentation » et de la « diminution » de la « puissance d’agir » est
d’ailleurs poussée à un point tel qu’elle conduit Spinoza à ramener le désir et les
affections du désir à celles de la joie et de la tristesse. Le statut du désir est en
effet difficile à concevoir dans une conception homogène et quantifiée des
puissances des affections : le désir <cupiditas> se définit en effet comme
« appétit » <appetitus>, c’est-à-dire comme « effort » <conatus>, cet « effort
lui-même n’étant autre chose (III 7 dém) que la « puissance » par laquelle
chaque chose s’efforce de persévérer dans son être <potentia, sive conatus, quo
in suo esse perseverare conatur>. De ce fait, le désir, comme la joie et la
tristesse, affecte la puissance de l’individu. Comment concevoir, cependant, une
« troisième voie » entre une « augmentation » et une « diminution » de la
puissance d’agir ? À moins de faire l’hypothèse que le « désir » serait le nom
d’un type d’affects qui n’augmenteraient ni ne diminueraient la puissance d’agir,
la laissant stable, identique à ce qu’elle était auparavant ? Mais, outre que cette
hypothèse est en contradiction avec l’idée intuitive et immédiate que chacun se
fait du « désir », comme modification bien réelle de notre affectivité, elle est en
elle-même contradictoire avec la définition spinoziste des affects : un affect qui
n’augmenterait ni ne diminuerait la puissance d’agir ne serait, en effet,
précisément pas un affect.
Spinoza reste très cohérent sur ce point : on imaginerait à tort qu’il
conçoit le désir comme premier, vide, affect indéterminé en quelque sorte, qui,
« ensuite », prendrait la direction d’une « augmentation » ou d’une
« diminution » de la puissance d’agir. En réalité, le désir est toujours déjà
affecté, toujours déjà une joie ou une tristesse : « le désir est l’essence de
l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par
une affection quelconque donnée en elle » (déf aff 1). Il n’y a donc pas de « désir
indéterminé » : tout désir est une joie ou une tristesse, ou peut s’y ramener ; sans
doute, Spinoza déclare (III déf aff 31 expl) avoir regroupé, d’un côté, les affects
de joie et de tristesse, et, de l’autre, les « affects qui se ramènent au désir »
(comme s’il y avait chez lui, contrairement à ce que nous soutenons, trois types
agendi potentia augetur, vel minuitur, juvatur, vel coërcetur, et simul harum affectionum
ideas.
4
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
d’affections et non deux) ; mais on peut montrer que, sans exception, les affects
que Spinoza ramène au désir sont, d’après les définitions qu’il en donne, des
affects de la joie ou de la tristesse8. D’ailleurs, la Définition générale des affects,
à la fin de la troisième partie de l’Éthique, n’envisage que deux cas de
modification de la « force d’exister » (que nous avons appelée plus haut, comme
Spinoza lui-même, « puissance d’agir ») : qu’elle devienne « plus grande » ou
« moindre », sans autre possibilité9. De ce point de vue, la considération du
« désir » dans un affect, comme le précise explicitement Spinoza, n’est pas un
« troisième type » de modification de la puissance d’agir, qui prendrait
inexplicablement place entre « l’augmentation » et la « diminution », mais un
changement de point de vue, par lequel on s’intéresse aux pensées qui résultent
des affects plutôt qu’aux variations quantitative de la puissance d’agir qui les
définissent.
Plus rien ne s’oppose, de ce fait, à la comparaison des puissances
respectives des affects, non plus qu’à leurs multiples combinaisons. Spinoza,
dans les parties III, IV et V de l’Éthique, étagera donc la puissance respective
des affects10 : les affects seront, pour l’essentiel, d’autant plus forts que leurs
causes sont « présentes », et d’autant moins forts que leurs causes sont
« absentes » : distinction est fondamentale en ce qu’elle prépare de loin la
possibilité, comme on va le voir, de la sortie de l’affectivité passionnelle au
moyen des affects « nés de la raison ». Que nous soyons, donc, affectés d’abord
et avant tout par les causes que nous imaginons « présentes », permet à Spinoza
de mettre en évidence l’impuissance de la raison, ou des affects nés de la raison,
sur les affects passifs, en décrivant la vie passionnelle comme une vie
instinctuelle, animale, faite de stimulations et de réactions immédiates dans
laquelle nous sommes, pour reprendre des derniers mots du dernier scolie de
l’Éthique, « ballottés de beaucoup de façons par les causes extérieures »11. De ce
point de vue (pour donner une idée générale de la hiérarchie de puissance des
affects, ou, ce qui revient au même dans la perspective qui est la nôtre en ce
moment, de la hiérarchie de nos impuissances), de ce point de vue, donc, nous
8
Nous avons donné cette démonstration dans notre Qualité et Quantité dans la
Philosophie de Spinoza (Paris, PUF, 1995, 281-283), et nous permettons d’y renvoyer le
lecteur.
9
Un affect, dit Passion de l’âme <animi pathema>, est une idée confuse par laquelle
l’âme <mens> affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de son corps, plus
grande ou moindre qu’auparavant <majorem vel minorem [...] existendi vim, quam antea,
affirmat>, et qui, donnée <quâ datâ>, détermine l’âme elle-même <ipsa mens [...]
determinatur> à penser à une chose plutôt qu’à une autre ». On note bien, ici, l’absence d’une
« troisième voie » entre « augmenter » et « diminuer » la « force d’exister » du corps.
10
Nous avons analysé en détail cette hiérarchisation dans Qualité et Quantité, op cit,
285-289.
11
E V 42 sc : « l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les
causes extérieures » <ignarus enim, praeterquam quod a causis externis multis modis
agitatur>, etc.
5
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
sommes plus affectés par une cause présente et imaginée libre, que si nous
l’imaginons contrainte (de là vient que nous sommes surtout affectés par nos
semblables, parce que nous les croyons libres) ; puis, au fur et à mesure que la
présence des choses s’estompe ou s’éloigne, nous sommes de moins en moins
affectés : les affects ont moins de puissance lorsque leurs causes sont situées
dans un passé ou dans un futur proche, et moins encore lorsqu’elles sont dans un
passé ou un futur lointains : idée au fond assez intuitive et naturelle d’une
emprise qui s’atténuerait avec l’éloignement.
Cette liaison d’essence de l’affectivité, et donc de l’impuissance
humaine, au « présent », va être cependant chez Spinoza, par une remarquable
économie conceptuelle, le principe même du renversement et de la libération
éthiques, c’est-à-dire le principe du passage de l’impuissance à la puissance. Ce
point étant souvent moins connu, il vaut peut-être la peine de s’y arrêter un
instant, tout en gardant présent à l’esprit le but de toutes ces analyses, qui est de
mettre en évidence la complétude de l’homogénéisation quantitative du champ
passionnel chez Spinoza, aussi bien en ce qui concerne les affects passifs
(comme on vient de le voir) que les affects « nés de la raison », qui permettent,
par un surcroît de puissance, de sortir précisément de l’affectivité -l’horizon de
nos préoccupations étant toujours de savoir jusqu’où pourra être maintenue cette
équivalence entre l’impuissance et la puissance, caractéristique première du
point de vue quantitatif.
Donc, une fois rappelé que le mécanisme de la libération éthique
consiste à opposer, comme l’indique IV 7 sans ambiguïté, non pas
l’entendement aux affects, mais certains affects à d’autres affects12, le point à
bien comprendre, et qui se déduit tout naturellement, est que, autant nous
devions redouter les affects passifs lorsqu’ils étaient puissants, et d’autant plus
les redouter qu’ils étaient plus puissants, autant nous devrons maintenant
rechercher et cultiver les affects actifs, et d’autant plus les cultiver et les
rechercher qu’ils seront plus puissants : car seul un affect actif très puissant
pourra venir à bout de l’affectivité passive.
Or, le renversement de l’impuissance à la puissance de la raison sur les
affects, dont le principe général est que les affects actifs finissent toujours par
l’emporter en puissance sur les affects passifs, va s’opérer précisément sur le
terrain de là « présence », c’est-à-dire là où les affects passifs étaient les plus
redoutables. Une fois établi, en Éthique IV, le lien entre la « puissance » d’un
affect passif, et sa « présence », le début de Éthique V montre en effet qu’un
affect né de la raison possède néanmoins toujours, par nature, une « présence »
plus constante qu’un affect passif, dans la mesure où « il se rapporte
nécessairement aux propriétés communes des choses, lesquelles nous
contemplons toujours comme présentes, (car rien ne peut être donné, qui exclue
12
E IV 7 : « un affect ne peut être contraint ni supprimé, sinon par un affect contraire
et plus fort que l’affect à contraindre » <affectus nec coerceri, nec tolli potest, nisi per
affectum contrarium, et fortiorem affectu coercendo>.
6
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
leur existence présente) »13. La supériorité de puissance de l’affect « né de la
raison » sur l’affect passif n’est donc pas donnée d’emblée : elle résulte d’un
véritable processus de délivrance, dans lequel les affects actifs luttent sans
relâche contre les affects passifs14, ayant pour l’emporter la constance supérieure
de leurs objets et de leurs causes, exprimée au plus haut point par « l’amour
envers Dieu » <amor erga deum>, « le plus constant » (V 20 sc), et par
conséquent le plus puissant de tous les affects. Plus un affect a de causes, en
effet, plus il est puissant ; mais aussi plus il est actif, ou proche de la raison (car
le rationnel, selon la superbe formule de V 6 dém, est le « nœud infini des
causes » <infinitus causarum nexus>) ; en revanche, un affect passif, si mauvais
ou si asservissant soit-il, ne peut jamais être très puissant, faute de pouvoir être
relié à un très grand nombre de causes. C’est en effet une des marques du
spinozisme que ce qui est mauvais ne puisse jamais être très puissant15.
On se demandera peut-être ce que l’on gagne à être affecté par un
puissant affect « né de la raison » : n’est-ce pas toujours être « affecté », donc
demeurer dans l’impuissance ? Le subtil paradoxe de la réponse spinoziste tient
dans le fait que les affects actifs sont à la fois plus puissants, et moins
asservissants que les affects passifs : il y a une dualité intrinsèque à l’affect « né
de la raison » : plus il m’affecte (c’est-à-dire, plus grande est la partie de mon
âme qu’il occupe), moins il m’affecte (c’est-à-dire, moins il m’obsède et
m’asservit) ; plus en effet je relie un affect à un grand nombre de causes réelles,
plus je me délivre des affects passifs qui consistent le plus souvent, aux yeux de
Spinoza, dans des « fixations » sur des objets extérieurs particuliers, ou sur des
parties du corps (comme par exemple dans la jalousie) ; ainsi, plus largement
l’affect né de la raison « m’affecte », plus en réalité je me délivre des chaînes de
l’affectivité16. L’affect « né de la raison » est donc bien la pièce essentielle du
mécanisme qui permet de sortir de l’affectivité par l’affectivité.
On trouve dans l’Éthique un exemple assez remarquable de cette
résolution strictement quantitative du passage de l’impuissance à la puissance :
en Éthique IV 53 et dém, « l’humilité » <humilitas> est définie comme « une
tristesse, qui naît de ce que l’homme contemple sa propre impuissance »17.
13
E V 7 dém : At affectus, qui ex ratione oritur, refertur necessariò ad communes
rerum proprietates (vide rationis def in II 40 sc 2), quas semper ut praesentes contemplamur
(nam nihil dari potest, quod earum praesentem existentiam secludat). Nous soulignons.
14
Par exemple à la fin de E V 7 dém : « et donc un tel affect [c’est-à-dire, un affect
« né de la raison »] reste toujours le même, et par conséquent [...], les affects qui lui sont
contraires et que n’alimentent pas leurs causes extérieures devront s’y adapter de plus en plus
<eidem magis magisque sese accomodare debebunt>, jusqu’à ce qu’ils ne lui soient plus
contraires, et en cela l’affect qui naît de la raison <qui ex ratione oritur> est plus puissant »
(traduction Pautrat).
15
Par exemple, Satan, s’il existait, devrait être pris en pitié (Court Traité II 25).
16
Pour des analyses plus détaillées de cette sortie de l’affectivité, voir notre Spinoza
et la Pensée Moderne –Constitutions de l’Objectivité, Paris, L’Harmattan, 1998, 235-250.
17
E IV 53 dém : Humilitas, seu tristitia, quae ex eo oritur, quod homo suam
7
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
Spinoza distingue alors deux cas : soit l’homme contemple directement son
impuissance, et, dans ce cas, il ne se comprend pas véritablement : car
« l’homme, en tant qu’il se connaît par la vraie raison, est supposé comprendre
son essence, c’est-à-dire sa puissance »18 ; donc, s’il perçoit en lui quelque
impuissance, c’est que en réalité, dit Spinoza, « sa puissance d’agir se trouve
contrariée » <ipsius agendi potentia coërcetur>. En revanche, si l’homme
perçoit indirectement son impuissance, c’est-à-dire en rapportant sa propre
puissance à quelque chose de plus puissant que lui, « dont la connaissance
détermine sa puissance d’agir » <cujus cognitione suam agendi potentiam
determinat>19, alors, dit Spinoza, cet homme « se comprend distinctement luimême », autrement dit « sa puissance d’agir se trouve aidée »20. Démonstration
remarquable en ce qu’elle donne, comme en abyme, sur l’exemple de la
contemplation par l’homme de sa propre impuissance, le mécanisme exact de la
sortie de l’affectivité par la prépondérance donnée aux affects de joie sur les
affects de tristesse. Traduisons : qui contemple sa puissance propre comme une
impuissance peut être dans le vrai, pourvu qu’il rapporte cette impuissance à la
puissance supérieure, non pas de n’importe quelle chose singulière, mais de
celle (Dieu bien évidemment) dont la connaissance « détermine sa propre
puissance d’agir » ; et, étant ainsi dans le vrai en tant qu’il considère sa
puissance d’agir comme une impuissance d’agir, précisément, il augmente alors
sa puissance d’agir et est moins impuissant.
L’équivalence de droit entre un degré de puissance et un degré
d’impuissance (autre façon de caractériser le point de vue quantitatif adopté par
Spinoza sur les affects), semble ainsi s’imposer peu à peu comme principe
universel d’explication, permettant de rendre compte aussi bien de l’impuissance
que de la puissance de la raison sur un champ affectif homogénéisé.
Et cependant, ce point de vue quantitativiste, dans lequel un degré de
puissance est en même temps un degré d’impuissance (de même que, comme on
vient de le voir, tout degré d’impuissance, par sa mise en relation avec la
puissance supérieure qui fait qu’il est impuissance, donne naissance à une
puissance d’agir supérieure), en même temps qu’il offre une solution élégante à
la question de la sortie de l’affectivité, entraîne cependant un certain nombre de
difficultés, pour la résolution desquelles l’adoption d’un second point de vue sur
la puissance et l’impuissance se révélera nécessaire.
Tout d’abord, les espèces ne pourraient que disparaître d’un monde où
n’existeraient que des degrés de puissance entre choses singulières : s’il n’y a
impotentiam contemplatur.
18
E IV 53 dém : Quatenus autem homo se ipsum verâ ratione cognoscit, eatenus
suam essentiam intelligere supponitur, hoc est (per prop. 7 p. 3), suam potentiam.
19
Membre de phrase omis dans la traduction de Pautrat.
20
E IV 53 dém : homo se ipsum distincte intelligit, sive (per prop 26 hujus) [...] ipsius
agendi potentia juvatur.
8
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
que des degrés de puissance comparables d’un individu à l’autre, on peut en
effet établir une continuité entre des individus appartenant à des espèces
différentes, ce qui revient à supprimer les frontières entre les espèces, c’est-àdire les espèces elles-mêmes. Spinoza laisse voir en effet quelque incertitude,
non seulement quant à l’existence d’une communauté réelle entre hommes,
femmes, enfants, philosophes, ivrognes et ignorants, tant leurs degrés respectifs
de puissance, ou d’impuissance, sont à ses yeux inégaux ; mais même, quant à la
permanence de l’identité spécifique d’un individu donné, dans la mesure où, de
l’enfance à l’âge adulte, notre degré de puissance (qui est toujours un degré de
rationalité) peut varier dans des proportions considérables21. La difficulté vient
ici, un peu à la manière des problèmes éléatiques, du conflit entre une logique
nous obligeant à admettre que notre puissance varie à tel point, d’un individu à
l’autre, et même chez un individu donné, que rien ne peut garantir la
communauté d’espèce ni la permanence individuelle, et l’évidence irraisonnée
de l’existence d’une telle communauté et d’une telle permanence.
L’équivalence d’un degré quelconque de puissance avec un degré
d’impuissance conduirait d’autre part à une vision paradoxale et noire de la
« Nature naturée », à rebours de l’optimisme enveloppé dans la doctrine des
affects actifs (puisqu’un affect actif, ou « né de la raison » pouvait toujours, on
s’en souvient, l’emporter à terme sur un affect passif, du fait de la constance et
de l’omniprésence de son objet). Que l’on conçoive en effet l’axiome de la
hiérarchisation totale des puissances, en Éthique IV22, comme la description
d’un état absolument éternel, ou comme laissant ouverte la possibilité d’un
progrès de la raison23, et donc de la puissance de l’humanité, même jusqu’à cette
21
Hommes-femmes : E II 49 sc : « Cette doctrine <est utile à la vie sociale, [...], en
tant qu’elle enseigne à chacun à être content de ce qu’il a, et à venir en aide à son prochain,
non pas par une pitié de femme <non ex muliebri misericordia>, ni par partialité ou par
superstition, mais sous la seule conduite de la raison <sed solo rationis ductu> [...] » [je
souligne]. Voir aussi E IV 37 sc 1 : « [...] d’où il appert que la loi interdisant d’immoler les
bêtes est plus fondée sur une vaine superstition et une pitié de femme <vanâ superstitione et
muliebri misericordiâ> que sur la saine raison <sanâ ratione> » (G II 236 35-237 1) : la
volonté d’un traitement différent pour les hommes et pour les bêtes (donc d’une distinction
d’espèce) se paie ici d’un quasi éclatement de l’espèce humaine. Voir également la fin du
Traité Politique. Hommes-enfants : voir E IV 39 sc : « que dire des enfants ? Un homme
d’âge plus avancé croit leur nature si différente de la sienne <a suâ tam diversam> qu’il ne
pourrait se persuader qu’il a jamais été enfant, s’il ne faisait, d’après les autres, une conjecture
sur lui-même » ; voir aussi, sur le même thème, E V 6 sc, V 39 sc. Différences inter
individuelles : « l’homme qui a des idées vraies » <qui veras habet ideas> se distingue de
celui qui « n’en a que de fausses » <non nisi falsas habet> autant que « l’être » du « nonêtre » <ut ens ad non ens> ; voir également III 57 sc (différences de natures entre les
individus), IV 66 sc, et, en V 42 sc, l’opposition terme à terme du « sage » et de
« l’ignorant », comme s’ils n’appartenaient pas tout à fait à la même espèce.
22
Voir ci-dessus, et n 5.
23
Alexandre Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza. Paris : Minuit, 1969.
9
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
« nature plus forte » du début du Traité de la Réforme de l’Entendement24, ou
jusqu’à ce « modèle de la nature humaine » évoqué en Éthique IV Préface25,
dont sans doute le Christ était un exemple aux yeux de Spinoza, conjuguant la
connaissance du troisième genre et la plus grande puissance sur les corps26, dans
les deux cas, le texte de Éthique IV axiome est parfaitement clair : jamais
aucune puissance, si grande soit-elle, même celle d’une communauté d’hommes
raisonnables, ne pourra échapper à la destruction, car il sera toujours « donné
une chose singulière plus puissante par laquelle la première sera détruite ». Bien
plus, selon toute vraisemblance, cette chose singulière destructrice ne sera pas
elle-même raisonnable : car les choses raisonnables n’ont pas vocation à se
détruire mutuellement, mais au contraire à s’assister, et à composer leurs forces
en un surcroît de puissance27. L’Éthique décrirait ainsi un monde
fondamentalement absurde, dans lequel, sous l’effet d’une rationalité
universelle, toute chose pourvue de raison se verrait un jour ou l’autre détruite
par une chose dépourvue de raison. Le spinozisme entretient d’ailleurs des liens
plus profond qu’on ne le croit généralement avec l’absurde28. De là peut-être la
24
TRE § 5 : « l’homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la
sienne <homo concipiat naturam humanam suâ multo firmiorem> [...] ; le souverain bien
<verum bonum> <serait> d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, d’une telle
nature. Quelle est donc cette nature ? Nous [...] montrerons qu’elle est la connaissance de
l’union qu’a l’âme pensante avec la Nature entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends :
acquérir une telle nature et faire de mon mieux pour que beaucoup l’acquièrent avec moi [...].
Pour parvenir à cette fin, il est nécessaire de comprendre de la Nature autant qu’il est suffisant
pour acquérir une telle nature » (G II 8 9-29).
25
E IV préf : « Car, étant donné que nous désirons former une idée de l’homme à titre
de modèle de la nature humaine que nous puissions avoir en vue <nam quia ideam hominis
tanquam naturae humanae exemplar, quod intueamur, formare cupimus> [...], par bien,
j’entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen d’approcher
toujours plus du modèle de la nature humaine <exemplar humanae naturae> que nous nous
proposons. Et par mal ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous
reproduisions ce même modèle. Ensuite, nous dirons les hommes plus parfaits ou plus
imparfaits en tant qu’ils s’approchent plus ou moins de ce même modèle » (G II 208 15-24).
26
Voir E V 39, et l’ouvrage, remarquable entre tous, de A. Matheron : Le Christ et le
Salut des Ignorants chez Spinoza. Paris : Aubier-Montaigne, 1971.
27
Voir E IV 35 : « c’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison,
que les hommes nécessairement conviennent toujours en nature » <quatenus homines ex ductu
rationis vivunt, eatenus tantum naturâ semper necessario conveniunt> ; traduction Pautrat.
28
Lettre 30, à Oldenburg, 1665 : « Certaines choses existant dans la nature [...] m’ont
paru jadis vaines, sans ordre, absurdes » <quaedam naturae [...] mihi antea vana, inordinata,
absurda videbantur> (G IV 166 15-18). Un monde absurde serait un monde « sans ordre »,
c’est-à-dire un monde dans lequel les combinaisons chimériques deviendraient possibles. Une
telle possibilité n’a jamais cessé de préoccuper Spinoza, s’exprimant sous la forme
d’exemples cocasses (TRE § 34 ; « éléphant passant par le trou d’une aiguille » <nec etiam
possum fingere elephantem, qui transeat per acûs foramen> (G II 20 10-11) ; § 38 : « mouche
infinie » <muscam infinitam fingere> (G II 23 7), « âme carrée » <animam quadrare> (G II
23 8) ; § 40 : « cadavres qui raisonnent, se promènent, parlent » <cadavera ratiocinari,
ambulare, loqui> (II 26 8) ; E I 8 sc 2 : « arbres parlants » <arbores loquentes> (G II 49 33)
10
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
compréhension constante dont Spinoza fait preuve à l’égard de l’impuissance
des hommes, critiquant avec violence en de nombreux passages ceux qui font
profession de déplorer, mépriser, moquer ou fustiger29 une impuissance qui ne
vient pas, selon lui, d’un vice ou d’un défaut, mais devrait être reconnue comme
conséquence à la fois logique et paradoxale de la « puissance commune de la
nature »30.
Sans doute y aurait-il moyen de concilier la rationalité globale de la
facies totius universi, et l’impuissance locale de la rationalité dans les choses
singulières qui constituent cet univers, impuissance locale qui se montre non
seulement, comme nous venons de le voir, dans le fait que nulle chose
gouvernée par la raison ne pourra jamais acquérir une puissance telle qu’elle ne
soit pas un jour détruite par une autre chose dépourvue de raison ; mais
également, dans le simple fait de l’inadéquation et de la servitude chez les
hommes : car, dans un rationalisme absolu comme le spinozisme, et d’autant
plus si la puissance est liée à la rationalité, la seule présence d’une erreur, c’està-dire d’une impuissance de la raison, ne serait-elle que partielle, locale,
momentanée, est incompréhensible. Ce moyen, donc, de concilier impuissance
locale et puissance globale de la raison, ce serait de distinguer deux types de
rationalité : et il arrive en effet à Spinoza, principalement à propos de la notion
« d’utilité », d’envisager une distorsion entre la « rationalité humaine » et la
rationalité générale de la nature. On lit ainsi, par exemple, en Éthique
IV 57 scolie : « [...] j’appelle mauvais ces affects et leurs semblables, en tant que
je ne considère que l’utilité de l’homme. Mais les lois de la nature regardent
l’ordre commun de la nature, dont l’homme est une partie31 ». L’idée est reprise
au chapitre XVI du Traité Théologico-Politique, qui insiste sur la notion à
première vue étrange de « raison humaine » : « la nature », y écrit en effet
Spinoza, « ne se restreint pas aux lois de la raison humaine qui ne tendent qu’à
l’utile véritable et à la conservation des hommes ; elle en comprend une infinité
« hommes naissant de pierres » <homines ex lapidibus formari> G II 49 34) ; TP IV 4 :
« table » qui « mange de l’herbe » <mensa herbam comed[ere]> -G III 293 12-13), ou de
traits d’humour particulièrement noirs : « je l’affirme alors [...] : si quelque homme voit qu’il
peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé en ne
se pendant pas » (Lettre 23, à Blyenbergh, 13 mars 1665). La possibilité d’un monde absurde
surgit dès que se fragilisent les frontières entre les espèces : c’est donc une possibilité
indiquée par le système lui-même.
29
C’est le thème du premier chapitre du Traité Politique.
30
Voir E III préf : « Ensuite, ils attribuent la cause de l’impuissance et de
l’inconstance de l’homme non pas à la puissance commune de la nature <non communi
naturae potentiae […] tribuunt>, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine », etc.
31
E IV 57 sc : et jam dixi me hos, et similes affectûs malos vocare, quatenus ad solam
humanam utilitatem attendo. Sed naturae leges communem naturae ordinem, cujus homo pars
est, respiciunt (G II 252 29-32). Voir également E IV app 30 : [...] non eum in finem res
agunt, ut nos laetitiâ afficiant, nec earum agendi potentia ex nostrâ utilitate temperatur (G II
275 10-12- : « [...] les choses [...] n’agissent pas à cette fin de nous affecter de joie, et [...] leur
puissance d’agir ne se règle pas sur notre utilité » ; traduction Pautrat).
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IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
d’autres qui se rapportent à l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est
une petite partie32 » -déclaration que l’on retrouve, pratiquement dans les mêmes
termes, au chapitre II du Traité Politique33.
Le système offrirait ainsi la possibilité de distinguer entre une rationalité
de la partie (rationalité de l’homme) et la rationalité du tout (rationalité de la
nature), et ainsi, de continuer à parler d’une « puissance » de la raison humaine
au moment même ou cette puissance serait sans cesse écrasée par une
« puissance » supérieure, et que nous appellerions aussi « rationnelle » alors
qu’elle différerait de la nôtre toto caelo. Solution au fond déroutante : car,
l’homme étant par essence pourvu de pensée, de raison, comment la puissance
de la « raison humaine » pourrait-elle ne pas s’accorder en profondeur avec la
puissance d’une nature elle-même de part en part rationnelle ? La distinction
entre deux rationalités n’est d’ailleurs pas la règle dans le spinozisme, qui, en de
nombreux passages, pose au contraire, de façon assez stoïcienne, et
conformément à l’esprit général de la doctrine, l’accord de « la meilleure partie
de nous même », c’est-à-dire évidemment de la raison « avec l’ordre de la nature
entière » (IV appendice 32) ; mais c’est une exception insistante. La prise en
compte d’une hiérarchie seulement quantitative entre les puissances des choses
singulières conduit ainsi à choisir entre un monde où régnerait, de fait,
l’impuissance de la raison, et un monde où la puissance globale de la rationalité
ne s’accorderait avec son impuissance locale qu’au prix d’une ruineuse dualité
de la raison elle-même.
La voie la plus naturelle, sans doute, pour y voir plus clair dans de telles
difficultés, est de revenir, plus généralement, sur la conception spinoziste de la
puissance.
Le spinozisme est généralement (et à juste titre) considéré comme une
philosophie de la « puissance »34. Le terme potentia ne fait cependant l’objet,
dans l’Éthique, d’aucune définition directe, mais seulement d’une série de
rapprochements ou d’identifications. Or il est frappant de constater, surtout
après avoir mené jusqu’ici (comme nous venons de le faire) l’analyse de la
notion conformément aux énoncés les plus constamment quantitativistes de
Spinoza, l’association la plus également constante, chez Spinoza, des notions de
« puissance » et « d’essence » ou de « nature », autrement dit, de constater qu’il
caractérise la puissance, non pas seulement selon le « plus et le moins » (selon la
32
TTP XVI : [...] natura non legibus humanae rationis, quae non nisi hominum
verum utile, et conservationem intendunt, intercluditur, sed infinitis aliis, quae totius naturae,
cujus homo particula est, aeternum ordinem respiciunt. (G III 190 33-191 2).
33
TP 2/8 (G III 273 24-28).
34
Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique. Paris : Minuit, 1981, 143 : « toute
l’Éthique se présente comme une théorie de la puissance, par opposition à la morale comme
théorie des devoirs ».
12
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
quantité), mais aussi selon le « même » et « l’autre » (selon la qualité). De ce
point de vue, les diverses « puissances », chez Spinoza, ne se hiérarchisant plus
strictement selon des degrés, ne devraient plus pouvoir être dans tous les cas
considérées comme des « impuissances » par rapport à des « puissances »
supérieures ; et on assisterait à une « naturalisation », ou « ontologisation » de la
puissance, par laquelle la « puissance », bien loin d’être toujours et par
définition réciprocable avec l’impuissance, en serait essentiellement distincte.
De fait, on observe bien, chez Spinoza, la tentative paradoxale de délier
puissance et impuissance.
L’essentialisation de la puissance est en effet une des thèses
fondamentales de l’Éthique : selon I 34, ainsi, « La puissance de Dieu est son
essence même » <Dei potentia est ipsa ipsius essentia>, formule explicitée en II
3 scolie, selon lequel « la puissance de Dieu n’est rien d’autre que l’essence
agissante de Dieu <Dei actuosa essentia> »35. La détermination de l’essence par
la puissance caractérise en outre les modes comme elle caractérise Dieu, selon
des formules semblables à I 34 (III 7 dém : « La puissance ou l’effort par lequel
[une chose quelconque] s’efforce de persévérer dans l’être n’est rien en dehors
de l’essence même donnée ou actuelle de la chose »), ou exactement calquées
sur I 34 (III 54 dém : « l’effort ou puissance de l’âme est son essence même »
<mentis conatus sive potentia est ipsa ipsius essentia>), si bien que
l’identification de l’essence et de la puissance se voit conférer une portée
universelle, dans la nature naturée comme dans la nature naturante. Sans doute
n’y a-t-il pas au fond symétrie parfaite dans ces « équivalences » de l’essence et
de la puissance ; sans doute, lorsque Spinoza dit de Dieu que « sa puissance est
son essence même », potentialise-t-il l’essence plus qu’il n’essentialise la
puissance, en énonçant que l’essence de Dieu est puissance, et non pas que la
puissance de Dieu est essence. Mais, à y bien regarder, la seconde formule ne
peut pas être totalement déliée de la première : car, pour que l’essence de Dieu
soit puissance, il faut bien que la puissance soit placée en position d’essence :
qu’elle puisse tenir le rôle d’essence, c’est-à-dire, avant toute chose, permette
de concevoir identité et permanence. L’essence de Dieu ne peut donc être
puissance que si, d’une certaine manière, sa puissance est essentialisée –et,
conformément aux passages cités, cette conclusion devra d’ailleurs s’appliquer à
toutes les choses singulières, c’est-à-dire à tous les degrés de la puissance36.
On aura sans doute remarqué, dans la référence à II 3 sc, la définition de
la puissance de Dieu comme essence « agissante » de Dieu (Dei actuosa
35
E II 3 sc : « Ensuite, nous avons montré en I 34 que la puissance de Dieu n’est rien
d’autre que l’essence agissante de Dieu » <Deinde Propositione 34 partis I. ostendimus, Dei
potentiam nihil esse, praeterquam Dei actuosam essentiam>.
36
Nous partageons donc globalement l’avis de Gueroult (Spinoza, Dieu –Éthique, 1,
379 et suivantes), sans partager pour autant sa sévérité à l’égard de ceux, comme Brochard et
Mallet, qui ont vu dans le Dieu de Spinoza « dont l’essence est la puissance même » le Dieu
« de puissance nue », « le Jéhovah de la religion Hébraïque » (ibid, et n. 16).
13
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
essentia). Spinoza ne se contente pas d’identifier essence et puissance : il
identifie également la puissance et l’acte. Contrairement à la tradition
philosophique, contrairement aussi à l’emploi courant du terme, Spinoza refuse
en effet la dimension « possibiliste » de la puissance. Dès les Pensées
Métaphysiques (I 3), il ramène le « possible » et le contingent à un pur et simple
« défaut de notre connaissance » : le même geste philosophique essentiel, ainsi,
« désontologise » la possibilité et la contingence, et « ontologise » la puissance
entendue comme acte. On oppose souvent (parfois avec trop de raideur, mais
justement au fond), chez Spinoza, les notions de potentia et de potestas : chaque
fois que la notion de potestas est l’objet de critiques explicites, c’est en effet, à
travers la philosophie de Descartes, la dimension possibiliste de la potentia qui
est rejetée. Or il existe une liaison conceptuelle forte entre les conceptions
« possibiliste » et « quantitativiste » de la puissance : la conception
quantitativiste, que nous avons étudiée précédemment, laisse toujours demeurer,
comme nous l’avons vu, une ambiguïté ou une équivocité entre la puissance et
l’impuissance : toute puissance, considérée dans l’échelle des degrés de
puissance, peut en effet être considérée comme une impuissance par rapport à
une puissance supérieure. Eh bien, il en va exactement de même pour la
dimension « possibiliste » de la puissance : selon cette dernière conception en
effet, « être puissant », c’est « pouvoir faire », ou « pouvoir ne pas faire », par
définition : mais, dans tous les cas, c’est se tenir en réserve de l’action
proprement dite, comme de l’actualisation. Or, de ce point de vue, être « plus
puissant », ce sera « pouvoir faire » un plus grand nombre de choses. Supposons
maintenant un être « tout puissant » : ce sera celui qui, « pouvant faire » toute
chose, de fait, n’en accomplit aucune (en tant qu’il est « tout puissant »). En un
mot, dans la conception « possibiliste », l’inactivité croit avec la puissance. Si
bien qu’à la limite, on ne pourrait plus distinguer un être « tout impuissant »
d’un être « tout puissant », l’un comme l’autre se tenant à l’écart de toute action,
ou de toute effectuation. Descartes rencontre explicitement cette difficulté, dans
le cours des Méditations, ce qui l’oblige, par un renversement d’une brutalité
inouïe, à passer d’une conception « possibiliste » de la toute puissance, dans
laquelle Dieu « peut » tout, y compris me tromper, à la conception strictement
contraire, actualiste, de la toute-puissance, selon laquelle, « en dieu rien ne se
rencontre en puissance, mais tout y est actuellement et en effet »37. Plus
37
Descartes, Méditation III : « [...] encore qu’il fût vrai que ma connaissance acquît
tous les jours de nouveaux degrés de perfection, et qu’il y eût en ma nature beaucoup de
choses en puissance, qui n’y sont pas encore actuellement, toutefois tous ces avantages
m’appartiennent et n’approchent en aucune sorte de l’idée que j’ai de la Divinité, dans
laquelle rien ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effet »
[nous soulignons] (AT IX 37) <[...] ut verum sit cognitionem eam gradatim augeri, et multa
in me esse potentiâ quae actu nondum sunt, nihil tamen horum ad ideam Dei pertinet, in quâ
nempe nihil omnino est potentiale> (AT VII 47 9-13). Comme le fait remarquer Alquié dans
son édition (II 448 n 1), la traduction française en dit plus que le latin, puisque l’expression
finale « mais tout y est actuellement et en effet » n’a pas d’équivalent latin. Le sens général de
14
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
généralement, on pourrait montrer que la question d’une définition claire de la
notion de puissance est présente au premier plan dans toutes les philosophies de
l’âge classique (le plus souvent à la fois indiquée et dissimulée par des
discussions d’apparence théologique sur la notion de « toute puissance »), ce qui
est au fond bien naturel en un temps ou science et philosophie essayaient de se
développer hors des paradigmes aristotéliciens38.
Spinoza voit parfaitement les renversement paradoxaux engendrés par la
notion de puissance : « je pourrais montrer », écrit-il par exemple en Éthique II 3
scolie, « que cette puissance dont le vulgaire affuble Dieu, non seulement est
humaine [...], mais aussi enveloppe impuissance »39. On ne s’étonnera donc pas
de trouver chez lui, en même temps qu’une détermination anti-quantitativiste de
la puissance (c’est-à-dire, en même temps que la définition de la puissance
comme essence), une détermination anti-possibiliste de la puissance (c’est-àdire, la définition de la puissance comme acte) : dans les deux cas, en effet, il
s’agit d’essayer de construire une notion de la puissance qui ne puisse pas
immédiatement s’interpréter comme impuissance.
On trouve de fait, dans le spinozisme, un grand nombre de
manifestations de cette naturalisation ou essentialisation de la puissance, par
laquelle la puissance comme l’impuissance tendent à être considérés, non plus
relativement l’un à l’autre, mais absolument.
La plus visible et la plus remarquable d’entre elles est probablement la
répartition des affects en affects de joie et de tristesse. Sans doute les
combinaisons d’affects de joie et de tristesse sont-elles sans limites dans le
spinozisme. Sans doute encore, nous l’avons vu, la détermination quantitative
des puissances des affects est là pour introduire non seulement une gradation,
mais même la possibilité d’un renversement, de la vie affective à la béatitude, en
passant par le règne des affects « nés de la raison ». Mais la répartition ellemême garde quelque chose d’une coupure entre deux mondes : non pas tant des
« plus » et des « moins » dans la puissance ou l’impuissance d’agir, mais un
monde de la puissance par contraste (pour ne pas dire « par opposition ») avec
un monde de l’impuissance : comme s’il y avait, dans la plus commune joie,
bien autre chose que dans une faible tristesse -comme l’or, pour mélangé qu’il
soit, demeure toujours plus beau et plus précieux que le plomb40. Nous nous
ce que dit Descartes ne nous semble cependant pas modifié par cet ajout. Et d’ailleurs, la
traduction du duc de Luynes, comme on sait, avait été relue et acceptée par Descartes.
38
Nous avons tenté cette démonstration dans notre article sur « Le Nœud Gordien –
Pouvoir, Puissance et Possibilité dans les Philosophies de l’Âge Classique », in Spinoza et la
Pensée Moderne –Constitutions de l’Objectivité, op cit, 129-172.
39
E II 3 sc : Porro si haec ulterius persequi liberet, possem hîc etiam ostendere
potentiam illam, quam vulgus Deo affingit, non tantum humanam esse [...], sed etiam
impotentiam involvere.
40
Sur la question de la possibilité de la transmutation du plomb en or, voir les Lettres
40, à Jelles, et 72, à Schuller.
15
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
étions par exemple arrêté plus haut sur « l’humilité », affect de tristesse qui
provient de ce que l’homme contemple son impuissance d’agir (III 55 : « quand
l’âme imagine son impuissance, par là même elle est triste »41). L’affect de joie
correspondant, donc l’affect qui provient de ce que l’homme contemple sa
puissance d’agir, est nommé par Spinoza acquiescentia in se ipso42 (III déf aff
26) : contentement ou consentement intérieur : or, il s’agit précisément du terme
(ou de l’expression) choisi(e) de façon tout à fait originale par Spinoza pour
caractériser l’accomplissement éthique. On a pu montrer en effet récemment43,
que le terme acquiescentia, absent de tous les dictionnaires de latin jusqu’au
XVIIème et XVIIIème siècle compris, avait été repris par Spinoza à une traduction
en latin par Desmarets des Passions de l’âme de Descartes, traduction dans
laquelle le latin acquiescentia in se ipso rendait le français « satisfaction de soimême »44. Spinoza reprend l’expression, et augmente considérablement sa
valeur. L’acquiescentia est ainsi, en V 27 , liée au troisième genre de
connaissance (« de ce troisième genre de connaissance naît le contentement de
l’âme le plus élevé qu’il puisse y avoir <summa mentis acquiescentia> ») ; en
V 36 scolie, elle est directement associé à la « béatitude » et à la « gloire » ; elle
définit enfin, en V 42 scolie, c’est-à-dire dans les dernières lignes de l’Éthique,
l’attitude intérieure du sage, qui « considéré en cette qualité, ne connaît guère le
trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de
lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai
contentement <nunquam esse desinit, sed semper vera animi acquiescentia
potitur> ». Comment penser que ce « consentement », ce « contentement
intérieur », cette « satisfaction », cet acquiescement joyeux de l’âme dans la
contemplation de sa puissance d’agir pourraient provenir aussi de la
contemplation d’une « puissance d’agir » indécise, évanescente, toujours prête à
se renverser en impuissance ? Comment ne pas voir au contraire, dans la
contemplation de notre puissance d’agir, la contemplation d’une puissance
propre à notre nature, donc stable et fixe ? Et inversement, dans la
contemplation de notre impuissance, non pas simplement la contemplation d’un
degré inférieur de notre puissance, mais bien la contemplation de ce qui nous
sépare encore de notre propre essence ? Telle est bien, en tout cas, la thèse
soutenue par Spinoza, en IV 37 scolie 1, lorsqu’il oppose « la vraie vertu » et
« l’impuissance » comme le fait de suivre sa propre nature, ou d’en être séparé :
41
E III 55 : Cum mens suam impotentiam imaginatur, eo ipso contristatur.
Mentis/animi acquiescentia : « satisfaction de l’esprit/de l’âme » (Guérinot,
Caillois, Misrahi, Pautrat) ; « contentement de l’âme/contentement intérieur » (Appuhn,
Alquié [Le Rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981, 335]) ; « apaisement de l’esprit »
(Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La cinquième partie –les voies de la
libération, Paris, PUF, 1994, 81 ; autre traduction, ibid, 139 : « assurance en soi-même »).
43
Voir l’article de Giuseppina Totaro : « Acquiescentia dans la Cinquième Partie de
l’Éthique de Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 1994-1
(n° consacré à E V), 65-79.
44
Il s’agissait de la traduction de l’article II 63 des Passions de l’âme.
42
16
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ SPINOZA
« la vraie vertu n’est rien d’autre que vivre sous la seule conduite de la raison, et
par suite l’impuissance consiste seulement en ceci, que l’homme souffre d’être
conduit par les choses qui sont hors de lui, et qu’elles le déterminent à faire ce
que réclame l’état commun des corps extérieurs, et non pas sa propre nature,
considérée en soi »45. Autrement dit, de ce point de vue, il n’y aurait rien dans
notre puissance qui relève de l’impuissance : notre puissance pourrait sans doute
rencontrer des obstacles, et elle en rencontrerait même nécessairement ; mais ces
obstacles, toujours extérieurs, ne seraient jamais la marque d’une impuissance
intérieure : si bien que la mort, qu’elle provienne par maladie, par vieillesse, ou
par suicide (IV 18), serait elle aussi toujours quelque chose d’extérieur à notre
puissance, et en aucune manière le signe d’une impuissance (IV 67).
Selon ce point de vue, donc, les puissances devraient être rapportées,
dans le spinozisme, non pas à une échelle générale et intégralement hiérarchisée,
dans laquelle, comme nous l’avons vu, toute puissance pourrait être
immédiatement interprétée comme impuissance ; mais les puissances devraient
être rapportées à des natures distinctes : on peut discuter (c’est un point difficile)
pour savoir si ces natures devraient être individuelles ou spécifiques ; tout bien
pesé, je pense que Spinoza accorde finalement l’existence d’espèces, et par
conséquent d’essences et de puissances spécifiques : ce que viserait ainsi le
sage, ce n’est pas la puissance d’un autre être que l’homme (la puissance d’un
cheval, par exemple), mais bien une puissance humaine. Et les affects qui
témoignent de l’impuissance de l’âme, au premier rang desquels l’espérance et
la crainte (IV 47), ne seraient le signe d’aucune réalité, d’aucune puissance,
mais seulement de ce que quelque chose fait obstacle à notre puissance. On
aurait donc, non pas une réalité indifféremment puissance ou impuissance, ni
non plus deux réalités distinctes qui seraient la puissance et l’impuissance, mais
une seule réalité, la puissance, s’exprimant en une infinité de natures
qualitativement distinctes, tandis que l’impuissance désignerait seulement
l’absence, le défaut, ou les obstacles mis au développement de cette réalité dans
les choses singulières comme dans les espèces.
_________________
45
E IV 37 sc 1 : nempe quod vera virtus nihil aliud sit, quàm ex solo rationis ductu
vivere ; atque adeo impotentia in hoc solo consistit, quod homo à rebus, quae extra ipsum
sunt, duci se patiatur, et ab iis ad ea agendum determinetur, quae rerum externarum
communis constitutio, non autem ea, quae ipsa ipsius natura, in se solâ considerata, postulat.
Voir également E IV déf 8 : « par vertu et puissance j’entends la même chose, c’est-à-dire
(par la Prop 7 p. 3) la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou
nature de l’homme, en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent se
comprendre par les seules lois de sa nature » <per virtutem, et potentiam idem intelligo, hoc
est (per Prop 7 p. 3) virtus, quatenus ad hominem refertur, est ipsa hominis essentia, seu
natura, quatenus potestatem habet, quaedam efficiendi, quae per solas ipsius naturae leges
possunt intelligi. Traductions Pautrat.
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