
IMPUISSANCE RELATIVE ET PUISSANCE ABSOLUE DE LA RAISON CHEZ
S
PINOZA
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d’affections et non deux) ; mais on peut montrer que, sans exception, les affects
que Spinoza ramène au désir sont, d’après les définitions qu’il en donne, des
affects de la joie ou de la tristesse
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. D’ailleurs, la Définition générale des affects,
à la fin de la troisième partie de l’Éthique, n’envisage que deux cas de
modification de la « force d’exister » (que nous avons appelée plus haut, comme
Spinoza lui-même, « puissance d’agir ») : qu’elle devienne « plus grande » ou
« moindre », sans autre possibilité
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. De ce point de vue, la considération du
« désir » dans un affect, comme le précise explicitement Spinoza, n’est pas un
« troisième type » de modification de la puissance d’agir, qui prendrait
inexplicablement place entre « l’augmentation » et la « diminution », mais un
changement de point de vue, par lequel on s’intéresse aux pensées qui résultent
des affects plutôt qu’aux variations quantitative de la puissance d’agir qui les
définissent.
Plus rien ne s’oppose, de ce fait, à la comparaison des puissances
respectives des affects, non plus qu’à leurs multiples combinaisons. Spinoza,
dans les parties III, IV et V de l’Éthique, étagera donc la puissance respective
des affects
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: les affects seront, pour l’essentiel, d’autant plus forts que leurs
causes sont « présentes », et d’autant moins forts que leurs causes sont
« absentes » : distinction est fondamentale en ce qu’elle prépare de loin la
possibilité, comme on va le voir, de la sortie de l’affectivité passionnelle au
moyen des affects « nés de la raison ». Que nous soyons, donc, affectés d’abord
et avant tout par les causes que nous imaginons « présentes », permet à Spinoza
de mettre en évidence l’impuissance de la raison, ou des affects nés de la raison,
sur les affects passifs, en décrivant la vie passionnelle comme une vie
instinctuelle, animale, faite de stimulations et de réactions immédiates dans
laquelle nous sommes, pour reprendre des derniers mots du dernier scolie de
l’Éthique, « ballottés de beaucoup de façons par les causes extérieures »
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. De ce
point de vue (pour donner une idée générale de la hiérarchie de puissance des
affects, ou, ce qui revient au même dans la perspective qui est la nôtre en ce
moment, de la hiérarchie de nos impuissances), de ce point de vue, donc, nous
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Nous avons donné cette démonstration dans notre Qualité et Quantité dans la
Philosophie de Spinoza (Paris, PUF, 1995, 281-283), et nous permettons d’y renvoyer le
lecteur.
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Un affect, dit Passion de l’âme <animi pathema>, est une idée confuse par laquelle
l’âme <mens> affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de son corps, plus
grande ou moindre qu’auparavant <majorem vel minorem [...] existendi vim, quam antea,
affirmat>, et qui, donnée <quâ datâ>, détermine l’âme elle-même <ipsa mens [...]
determinatur> à penser à une chose plutôt qu’à une autre ». On note bien, ici, l’absence d’une
« troisième voie » entre « augmenter » et « diminuer » la « force d’exister » du corps.
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Nous avons analysé en détail cette hiérarchisation dans Qualité et Quantité, op cit,
285-289.
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E V 42 sc : « l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les
causes extérieures » <ignarus enim, praeterquam quod a causis externis multis modis
agitatur>, etc.