8 Un exemple. le pardoxe de Moore

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8 Un exemple : le paradoxe de Moore1
Certains verbes, dits "factifs", présupposent que la phrase qu'ils introduisent correspond à un
fait vrai.2 Regretter est un de ces verbes :
(34) Je regrette que Marie soit partie
L'interprétation de (34) comporte deux volets :
1) contenu (conséquence logique) : je suis dans un état mental (cf. infra Chap 1) de type WG
(grimace) à l'égard du départ de Marie. Ce contenu ne résiste pas à l'insertion d'une négation :
(35)
Je ne regrette pas que Marie soit partie
Si (35) est vrai, alors, il n'est pas exact que je sois dans un état mental de type WG à l'égard de
ce départ, au contraire, je suis plutôt satisfait de ce départ.
2) présupposition : (34) et sa négation (35) ainsi que toute autre transformation de (34) dont le
résultat comporte "que Marie soit partie", tient le départ de Marie comme un prérequis
implicite qui légitime l'usage du verbe regretter. Très exactement, celui qui emploie le verbe
regretter à propos d’un événement (le locuteur), qu’il s’agisse d’un de ses regrets ou du regret
de quelqu’un d’autre, ne peut le faire sans devoir admettre lui-même que l’événement s’est
bien produit.
Il est facile de confirmer ce statut de présupposition au moyen des tests d'annulabilité (cf.
supra, § 5) :
(36) Je ne regrette pas que Marie soit partie, puisqu'elle est là.
(37) Si Marie est partie, je regrette qu'elle soit partie.
Ni (36) ni (37) n’impliquent que celui qui parle tienne le départ de Marie pour acquis et ce
sont typiquement des contextes d’annulation des présuppositions.
Certains autres verbes qui admettent un complément propositionnel sont également des verbes
factifs : c'est par exemple le cas de savoir. En revanche, des verbes comme croire et dire ne
sont pas des verbes factifs. Considérons par exemple la phrase (38) :
(38) Marie ne sait pas que Jean est parti.
Elle admet l'analyse suivante :
1) contenu : Marie n'a pas connaissance du départ de Jean ;
2) présupposition : tout locuteur qui prononce cette phrase, ou qui accepte de l'interpréter sans
problème, doit tenir pour acquis que Jean est parti.
Savoir s'oppose ici clairement à croire :
(38) Marie ne croit pas que Jean soit parti.
Le contenu de (38) est : Marie n'a pas, au nombre de ses croyances, "Jean est parti".
Celui qui prononce une telle phrase en revanche n'est pas supposé tenir pour acquis que Jean
est parti. Une phrase comme (38) ne nous donne aucune indication sur les croyances du
1
2
Du nom du philosophe G.E. Moore (1873-1958), inventeur de ce paradoxe.
L’article fondateur concernant les verbes factifs est Kiparsky & Kiparsky (1970).
locuteur à cet égard.
Si nous remplaçons le subjonctif par l'indicatif le seul changement obtenu semble être que la
phrase ne peut pas être prononcée par un locuteur qui est certain que Jean n'est pas parti.
(39) Marie ne croit pas que Jean est parti.
Nous pouvons donc bien conclure que savoir, mais non croire présuppose la vérité de son
complément.
Cette propriété de savoir donne lieu à une impossibilité tout à fait remarquable, connue sous
le nom de paradoxe de Moore.
Dans la liste des phrases qui suivent, (43) a un statut très particulier :
(40) Pierre ne savait pas que Jean partait.
(41) Pierre ne sait pas que Jean part.
(42) Je ne savais pas que Jean partait.
(43) Je ne sais pas que Jean part.
On dira (43) selon ses intuitions a priori, agrammaticale, ou mal formée sémantiquement, et à
tout le moins bizarre. Nos concepts de contenu et de présupposition nous donnent une
explication assez claire de cette bizarrerie :
L'interprétation de ces phrases peut être représentée ainsi:
CONTENU
PRESUPPOSITION
Pierre n’avait pas connaissance de P
Pour le locuteur, P est vrai
Pierre ne sait pas que Jean part
Pierre n’a pas connaissance de P
Pour le locuteur, P est vrai
Je ne savais pas que Jean partait
Le locuteur n’avait pas connaissance de
Pour le locuteur, P est vrai
Pierre ne savait pas que Jean
partait
P
Je ne sais pas que Jean part
Le locuteur n’a pas connaissance de P
Pour le locuteur, P est vrai
Les catégories introduites nous donnent donc la clé de la bizarrerie de (43) : il s'agit d'une
phrase dont le contenu et la présupposition sont contradictoires, comme il apparaît clairement
dans la dernière ligne du tableau : le locuteur nous dirait ne pas avoir connaissance de ce fait
(contenu), et en même temps tiendrait pour acquis que ce fait est vrai (présupposition), ce qui
est contradictoire. Dans toutes les autres lignes du tableau, une différence de sujet (40), ou de
temps (42) rend les deux composants compatibles. Par exemple, je pouvais hier n’avoir pas
connaissance d’un fait que je tiens aujourd’hui pour acquis (42).
Le résultat est que la suite « je ne sais pas que » n’est quasiment jamais utilisée3 et n'est pas
interprétable si on la propose à des sujets. Toute tentative pour sauver la phrase revient à ne
pas prendre au sens littéral l'un de ses éléments. Par exemple, on peut interpréter (43) en ne
3
Une recherche sur internet faite au moment où l’auteur rédigeait ce texte ne donne aucune occurrence.
prenant pas les deux occurrences du présent grammatical comme renvoi au moment de
l'énonciation, soit (44) :
(44) A ce moment là, je ne sais pas que Jean part.
La phrase signifie en réalité : « Je ne savais pas que Jean partait. »
On peut encore mentionner l'emploi de phrases comme « Je ne sais pas que vous êtes là »
pour signifier : « je ne veux pas savoir que vous êtes là » (soit : « Officiellement, je ne sais pas
que vous êtes là »).
Le même raisonnement nous conduirait à dire que la version positive de (43), soit (45) devrait
être marquée :
(45) Je sais que Pierre est parti.
Dans nos termes, cette phrase a pour contenu sa propre présupposition : le simple fait
d’utiliser je sais que P implique que pour le locuteur, P est un fait admis, et le contenu de
cette phrase est simplement que le locuteur a connaissance de P. La prédiction serait donc que
la phrase présente un certain degré de redondance, et il conviendrait de la comparer à la
simple formulation « P », travail
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