L’Orientation lacanienne 2008-2009
Jacques-Alain Miller
Choses de finesse en psychanalyse
XIX
Cours du 3 juin 2009
La jouissance nest pas transgression. La jouissance, telle que je l’aborde dans la perspective du
dernier enseignement de Lacan, n’est pas – à la difrence de ce qui est exposé dans L’Ethique de
la psychanalyse et qui en constitue le pivot –, la jouissance n’est pas une transgression. Je
pourrais aller jusqu’à dire que c’est, tout au contraire, un fonctionnement normal, et non pas
bizarre, exceptionnel.
Certes, il y a un Lacan, il y a un enseignement de Lacan parmi d’autres, parce que Lacan est
multiple, parce que Lacan, oserais-je dire, n’est pas tout – il y a un Lacan qui expose le concept
de jouissance à partir de celui du plaisir.
Le concept du plaisir dont il prend son départ est celui qui a conditionné la théorie du plaisir à
travers les âges. C’est le concept aristotélicien du plaisir, qui en fait le nom d’un état de bien-
être. Ce bien-être, on le retrouve encore de nos jours comme intégré à la définition de la santé par
l’OMS, cette Organisation mondiale de la Santé qui veille par exemple à nous protéger de ces
pandémies que l’état de la civilisation facilite par le développement de l’industrie des transports.
Cette industrie est si essentielle que lorsqu’un petit symptôme apparaît, qu’un avion fait plouf au
milieu de l’Atlantique, ça devient une information mondiale. Ainsi devient manifeste cette
unification progressive d’une humanité en voie de faire Un, un tout, et d’autant plus attachée à
son bien-être que celui de chacun apparaît comme la condition de celui de tous.
Si on prend comme référence l’état de bien-être et les ajustements des valeurs fonctionnelles
qu’il comporte, que j’ai déjà représentés ici par une boucle symbolisant la régulation du plaisir,
que l’on a, de toujours, attaché à une moyenne – ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut –, la
jouissance apparaît comme une transgression, apparaît connotée d’un en-plus, d’une valeur
supplémentaire, résultant d’un forçage, et où le plus vire facilement au trop. Le plus-de-plaisir
communique avec le début de la souffrance – avec l’équivoque des cris, qui peuvent, chez l’être
parlant, scander cette irruption.
Ce fonctionnement, vous le trouvez exposé par Lacan par exemple dans – je cite de mémoire – le
chapitre V du Séminaire XI, où la régulation du plaisir est qualifiée d’homéostase, ce mot
d’homéostase qui a été promu en 1920 par le physiologiste Cannon qui en a apporté le concept.
C’est congruent avec ce que Freud a pu relever du relief, dans le corps humain, des zones dites
érogènes, qui sont les lieux électifs de la libido, d’où s’élance le vecteur de cette jouissance
transgressive de la règle du plaisir. Et lorsque Lacan, au terme d’une analogie avec la théorie
économique de Marx, qualifie l’objet qui condense la jouissance, petit a, de plus-de-jouir,
lorsqu’il forge ce néologisme, il est cohérent avec ce que je taxerais ici de modèle.
Alors, je voudrais faire remarquer maintenant que ce modèle de la jouissance, qui est simple,
solide, structurant, puissant pour ordonner les phénomènes, que ce modèle est en fait conçu sur le
modèle du désir. C’est en fait un décalque, concernant la jouissance, du modèle du désir, ce qui
s’entend d’autant mieux que désir et jouissance sont les deux termes qui chez Lacan répartissent
le concept freudien de la libido.
Alors, quel est ce modèle du désir dont je dis qu’il sert de référence à ce modèle de la jouissance
? Ce modèle du désir, on le trouve en particulier exposé dans leminaire VII de L’Ethique de la
psychanalyse quand Lacan surprend son auditoire en citant, avant de le dire, une lettre de saint
Paul, qui marque la dépendance du désirable à l’endroit de l’interdit : Je désire ce qui est
l’interdit, Je sais ce qu’il y a à désirer par le fait que la loi l’interdit, Avant qu’il y ait la loi il n’y
avait pas le désirable. Le désir est l’effet, le contre-effet de la loi. D’où la formule provocante
que Lacan a pu émettre selon laquelle : La loi, c’est le désir. Equivalence, réversibilité de la loi
et du désir.
Eh bien, dans ce modèle de la jouissance, la règle du plaisir a la même fonction que la loi du
désir. La notion de la jouissance comme transgression, transpose le rapport du désir à l’interdit.
Eh bien, la jouissance, ça ne fonctionne pas comme ça : la jouissance n’obéit pas à la logique du
désir ; quant à la jouissance, la loi est inopérante.
On peut répartir le désir interdit, annulé, inhibé, et le désir qui s’accomplit, qui se réalise, mais
pour ce qui est de la jouissance, elle est des deux côtés.
Est-ce qu’on s’imagine que le désir pourrait tenir comme interdit, s’il n’y avait pas une
jouissance du désir interdit ? C’est ce que démontre tout ce qu’on appelle les ascèses, les
disciplines qui vous enseignent à maîtriser le désir : est-ce qu’il n’éclate pas aux yeux qu’il y a
une jouissance qui est incluse dans la maîtrise des désirs ?
C’est même l’essentiel de ce que l’on appelle la philosophie antique. Un érudit appelé Pierre
Hadot a très justement dit que ces philosophies étaient faites d’exercices spirituels, que c’étaient
des discours qui devaient conduire à un travail de soi sur soi, afin d’obtenir une transformation
subjective – un état de bonheur, un état d’harmonie. Un dur travail pour obtenir la régulation du
plaisir.
C’est bien d’ailleurs ce qui fait penser que c’est une amphibologie que de parler de la
philosophie. C’est une construction. Au Moyen-Âge, la philosophie n’était pas exercice spirituel,
elle était occupée à passer des compromis, à viser des accords avec la théologie. Aux temps
modernes, la philosophie avait pour problème la science et comment l’accorder avec
l’expérience existentielle. Et à partir de là elle a été capturée par l’université.
On retrouve des morceaux d’exercice spirituel aussi bien dans ce que Descartes a appelé
Méditations que dans l’ouvrage majeur de Spinoza qu’il a intitulé Ethique.
Il s’agissait, dans ces exercices-là, d’obtenir un contrôle de la vie psychique, par le biais de
l’attention portée à l’événement de pensée, de façon à acquérir, par l’apprentissage, de bonnes
habitudes. L’exercice spirituel était avant tout un exercice de maîtrise, de maîtrise de soi, qui ne
pouvait se soutenir que parce que cet exercice engendrait une jouissance de maître.
C’est une façon d’apercevoir en quel sens la jouissance n’a pas de contraire, que si la jouissance
est coordonnée à un symbole, ce symbole est impossible à négativer, et en particulier il est
impossible à négativer par l’interdit.
La jouissance ne se pense pas à partir de la loi, même si la loi positive, c’est-à-dire, la loi des
législations existantes s’occupe à réguler la distribution des jouissances – de quoi on a le droit de
jouir, de quelle façon et jusqu’à quel point –, mais cela ne concerne pas la jouissance telle que
nous la visons ici, et que je dirais brièvement comme jouissance de l’inconscient. Au niveau de
l’inconscient.
J’écarte donc, de la doctrine de la jouissance, la transgression et la loi. Est-ce à dire que je
l’écarte du signifiant ? Est-ce que la loi, ou la règle, sont les seules figures où se représente le
signifiant ? Je l’ai dit la dernière fois, à mon sens, la jouissance n’est pas de l’ordre de l’anté-
prédicatif, utilisant ici un terme que j’ai emprunté au vocabulaire de Husserl. En termes
lacaniens, la jouissance, la jouissance non transgressive que je vise, la jouissance n’est pas avant
le signifiant, bien qu’elle soit du corps.
Chez celui que nous n’appelons plus le sujet, parce que nous le voulons concerné de façon
essentielle par la jouissance, chez celui que nous n’appelons plus le sujet mais le parlêtre, le
corps lui-même, son corps, n’est pas d’avant le signifiant, n’est pas une réalité d’avant le
signifiant.
D’ailleurs, c’est en quoi le parlêtre n’est pas son corps. Son corps, il l’a. Il l’a comme on a un
bien, une propriété, un objet, un objet que l’on traite bien ou mal, que l’on dédaigne, que l’on
délaisse, ou que l’on bichonne. Ce corps, les soins qu’on lui apporte ou qu’on ne lui apporte pas,
dénotent la valeur inconsciente qu’on lui attribue.
Par une sorte de court-circuit, ce psychanalyste fou, mais malin, mais intelligent, qui s’appelait
Wilhelm Reich, considérait qu’il était essentiel, dans la pratique de la psychanalyse, d’observer
le corps, d’observer ce que le patient fait de son corps. Evidemment ça l’a conduit à des
extravagances, qui l’ont fait sortir de la psychanalyse. Il a pen précisément qu’il pouvait opérer
directement sur la libido et sur le corps, il a construit des accumulateurs de libido. Là quand
même ses collègues ont dit non (rires). Mais à vrai dire, c’était un réaliste de l’objet petit a, que
Lacan définissait comme un condensateur de jouissance. Wilhelm Reich pensait que la
jouissance dans son statut essentiel était déconnectée du signifiant, que l’on pouvait la traiter
comme une matière, qu’elle était susceptible d’une physique, et donc qu’elle pouvait être
manipulée, captée, redistribuée par des appareils concrets, matériels.
Mais tout le monde – à en croire vos rires – tout le monde sent bien que ce n’est pas là que la
psychanalyse nous mène, que la jouissance est du corps, mais qu’elle se supporte du langage. Ca
n’a rien affaire avec sa liaison supposée à la loi. Le langage, ça n’est pas la loi, c’est une
articulation.
La question se rassemble et pointe dans la formule que j’en propose : Comment se conjoignent le
corps et le langage pour faire jouissance, pour faire jouir ? Je peux donner une réponse qui n’en
est pas une parce qu’elle s’appuie sur un concept de Lacan qui a sa propre complexité, mais enfin
dont vous avez un certain usage, ne serait-ce que par les cours que j’y ai consacrés : pour faire
jouissance, le corps et le langage se conjoignent dans le sinthome.
Le sinthome emporte le corps, mais le sinthome est articulation. Et justement on dit sinthome,
parce qu’il n’y a pas d’abord direct de la jouissance, que cette jouissance brute, imaginaire, est
toujours réfractée par le sinthome.
Ce n’est pas pour rien que, pour qualifier la pointe du rapport à la jouissance, Lacan a choisi ce
mot de sinthome, qui est une modification, justifiée par l’étymologie, du mot de symptôme : le
mot de symptôme est un mot du vocabulaire de Freud, qui veut dire beaucoup de choses, mais
j’isole ceci dans les sens de ce mot, c’est que, chez Freud, le symptôme est une substitution.
Je peux donner une référence puisque j’ai relu récemment la dix-huitième conférence
d’Introduction à la psychanalyse sur la fixation au trauma et l’inconscient, où Freud expose que :
La formation de symptôme est le substitut de quelque chose d’autre qui n’a pas eu lieu.
Je dis que, dans l’écho du mot lacanien de sinthome, persiste cette valeur de la substitution.
Alors, pour Freud, qui lit le symptôme comme il lit les rêves, les lapsus et les mots d’esprit, le
substitut dont il s’agit c’est d’abord un substitut linguistique. Le texte du symptôme se substitue
à un texte originaire qu’il s’agit de déchiffrer. Il y a des processus psychiques qui ont été inhibés,
qui ont été interrompus, il y a eu un message interrompu qui n’est pas parvenu à la conscience,
qui a été contraint de rester inconscient, et dans une analyse on le déchiffre – pour le symptôme
comme pour le rêve. C’est à son collègue Breuer quil rend l’hommage d’avoir posé que : Les
symptômes disparaissent – je cite – quand on a rendu conscientes leurs conditions préalables
inconscientes. Et c’est de là que Freud expose à ses auditeurs que les symptômes passent,
disparaissent, une fois que leur sens est su.
Mais comme vous le savez ce n’est qu’un des deux versants du symptôme. Selon le premier
versant, le symptôme est un texte de substitution. Mais il y a un versant en plus, comme Freud
l’expose en clair, c’est que le symptôme sert la satisfaction sexuelle : Un symptôme est un
substitut de la satisfaction sexuelle dont le patient est privé dans la vie. Et donc il s’agit aussi de
comprendre le symptôme comme une satisfaction qui vient se substituer à celle qui fait défaut
dans la vie. Autrement dit, le symptôme, le symptôme dans la névrose, est une Satisfaction
sexuelle Substitutive – ce sont les mêmes initiales que sujet supposé savoir.
Je dis que tout ça est présent, que tous ces échos sont inclus dans le terme lacanien de sinthome.
Alors, cette substitution, Freud l’illustre d’abord par les perversions. Il va puiser dans le
catalogue des perversions où l’on voit que le patient, ou le malade, comme il s’exprime, loin de
se satisfaire de jouir d’un autre corps du sexe opposé, jouit de certaines parties de ce corps, ou de
parties en contact avec ce corps – des vêtements – ou encore doit passer par des scénarios et des
actions complexes qui sont éloignés du coït normal. Et puis, à travers ces objets, à travers ces
actions, les sujets obtiennent une satisfaction, qui vient à la place de la satisfaction sexuelle
normale.
Mais le passage par la perversion, entendue comme distincte de la névrose, lui sert à mettre en
évidence le même processus de substitution à l’œuvre dans la névrose et notamment dans
l’hystérie. Le sujet hystérique peut attacher ses symptômes à tous les organes du corps, par
exemple dans les paralysies hystériques, dans les hyperestsies hystériques, qui sont autant de
satisfactions sexuelles substitutives. Et donc, s’il prend la référence de la perversion, c’est pour
démontrer que la jouissance substitutive est aussi bien présente dans la névrose, notamment dans
l’hystérie, et qu’elle est capable de perturber les fonctions du corps. Comme on a traduit : Les
organes se conduisent comme des organes génitaux de substitution.
Et comment mieux marquer l’affinité de la jouissance substitutive et du signifiant qu’en disant,
comme il le fait, que les organes corporels – les organes corporels et les membres – acquièrent
une signification sexuelle : eine sexuelle Bedeutung. C’est cette expression de Bedeutung – avec
le mot allemand – que Lacan avait, comme vous le savez, mise en évidence, à propos du phallus,
en traitant de « Die Bedeutung des Phallus », conforment à la lettre de Freud. Avec un clin
d’œil, qu’il a essayé plus tard, à l’endroit du logicien Frege qui faisait la différence entre Sinn et
Bedeutung. Je crois que la Bedeutung du titre de Lacan est en fait très directement freudienne et
ne s’insère que difficilement dans la conceptualité fregéenne.
Donc, du point de vue de la jouissance, la différence entre la perversion et l’hystérie n’est pas
essentielle. Dans la perversion, la substitution joue en direct, elle se montre en plein et elle est
consciente : le sujet sait ce qu’il recherche, l’action qu’il lui faut, l’objet dont il a besoin pour
jouir. Alors que dans l’hystérie, pour retrouver la fonction de signification sexuelle, il faut en
passer par le détour de l’interprétation du symptôme : c’est inconscient. Mais, à cette différence
près du conscient et de l’inconscient, nous avons, dans les deux cas, affaire à la jouissance
substitutive.
Cette conception, cette conception de la substitution de jouissance, de la jouissance substitutive,
anime toute la théorie freudienne de l’évolution de la libido. Quand il met en valeur les zones
érogènes, les objets correspondants, l’objet oral ou l’objet anal, les zones érogènes avec le plaisir
d’organe qu’elles comportent, qu’elles permettent, lorsqu’il détaille les pulsions partielles, c’est
toujours dans le cadre de la jouissance substitutive.
L’évolution de la libido témoigne quil faut en passer d’abord par la jouissance substitutive avant
d’arriver à celle qui ne le serait plus. Alors, c’est quoi ?
Il y a, chez Freud, un étalon de la substitution. Il y a, chez Freud, une référence originaire de la
jouissance. Mais, manque de bol, si je puis dire, c’est une référence tardive dans ce qu’il appelle
l’évolution de la libido. Sa référence, la référence par rapport à laquelle il mesure les
substitutions, c’est la sexualité dans sa fonction reproductive, c’est la sexualité procréative, le
coït ordinaire, si je puis dire (rires) – ah ! vous riez parce qu’évidemment vous considérez que le
coït est toujours extraordinaire (rires), ce n’est pas faux – c’est-à-dire, sa référence c’est la
sexualité en tant qu’elle obéit au programme biologique. Et c’est par rapport à cela qu’il ne voit,
dans l’histoire de la libido, que jouissance substitutive. Si on lit Freud convenablement on
s’aperçoit que la jouissance est toujours substitutive – sauf lorsqu’elle se conforme au
programme biologique.
Freud est conduit à supposer, dans l’évolution de la libido, un tournant, comme il s’exprime,
toutes les pulsions partielles viennent se subordonner au primat des organes génitaux, viennent se
soumettre à la fonction de la procréation. Les pulsions partielles arrêtent de gambader, de cueillir
la succion, le regard – comme l’a ajouté Lacan – la voix, et elles se concentrent sur la sexualité
procréative.
Autrement dit – comment le dire plus simplement que ça ? – pour Freud, le rapport sexuel existe.
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