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Pour CASH 28 décembre 1998
La fabuleuse richesse de la Suisse
Tout le monde connaît la notion de PIB réel par tête et donc la notion de croissance réelle.
Tout le monde sait aussi que cette croissance a été extraordinairement faible en Suisse au
cours de la décennie qui s'achève - c'est la fameuse "stagnation" de l'économie helvétique, en
particulier entre 1990 et 1996-7, une stagnation qui contraste fortement avec la continuation
d'une certaine croissance dans la plupart des autres économies développées.
L'ennui, cependant, est que les chiffres pour la croissance du PIB réel par tête, tels qu'on les
trouve dans les différentes comptabilités nationales, deviennent de moins en moins fiables. Et
cela principalement parce qu'il est très difficile d'estimer cette croissance dans le secteur des
services, lequel occupe pourtant une place toujours plus grande dans l'activité économique.
Alors qu'on peut estimer assez aisément la croissance réelle de la production de biens (en
suivant, par exemple, l'évolution des tonnes d'acier produites), cela n'est pas le cas dans des
secteurs tels que les banques, les assurances, l'Etat, la formation et la recherche, c'est-à-dire
des secteurs "immatériels" pour lesquels on ne dispose en général pas d'indicateurs du volume
de production semblables aux tonnes d'acier. La production de services, en termes de volume
physique, doit donc être estimée d'une manière qui est souvent arbitraire et qui peut être
différente dans les divers pays.
On peut donc se demander si la très faible croissance de l'économie suisse dans les années
1990 n'est pas en partie une illusion statistique qui serait due à une sous-estimation des gains
de productivité dans les services, laquelle sous-estimation serait plus marquée en Suisse que
dans les autres pays.
Une manière de le vérifier est de considérer non pas la croissance selon les diverses
comptabilités nationales, mais les résultats des enquêtes périodiques de l'OCDE sur les parités
de pouvoir d'achat ("PPA") entre les monnaies des divers Etats membres. En simplifiant, ces
enquêtes consistent à prendre un "panier" standard de biens et de services et à calculer ce qu'il
coûte dans les différents pays, étant donné les prix de ces biens et services en monnaie
nationale. Cela fait, on peut déterminer par simple division une série de "taux de change
PPA", lesquels sont en général fort différent des taux de change de marché.1 Ainsi, le taux de
change PPA entre le franc suisse et le dollar se montait en 1996, date de la dernière enquête
en date de l'OCDE, à environ 2,05 francs par dollar. En termes de pouvoir d'achat, le franc
était donc fortement surévalué par rapport au dollar, lequel valait alors 1,24 franc en moyenne
sur le marché des changes; ou, ce qui revient au même, la Suisse était un pays très cher en
comparaison des USA.
Les taux de change PPA étant connus, on peut alors les appliquer aux PIB nominaux par
tête des divers pays pour en déterminer le niveau relatif.2 Ainsi, toujours en 1996 et par
rapport à une moyenne de 100 pour l'ensemble de l'OCDE, le PIB par tête s'élevait à 162 au
Luxembourg, où il était le plus élevé, contre 142 aux USA, 130 en Norvège, 127 en Suisse,
1/ Les enquêtes PPA de l'OCDE ne sont donc rien de plus qu'une généralisation du calcul des taux de
change "Big Mac" calculés périodiquement par The Economist.
2/ Etant entendu que le calcul des PIB nominaux est beaucoup plus fiable que celui des PIB réels, car
il ne se heurte pas aux mêmes difficultés.
2
122 au Japon, 109 en Allemagne et 104 en France, mais seulement 70 au Portugal, 67 en
Grèce et 31 en Turquie.
Comme les trois enquêtes les plus récentes de l'OCDE ont été effectuées en 1990, 1993 et
1996 selon une méthodologie uniforme, elles nous permettent de suivre l'évolution du PIB par
tête relatif dans les différents pays membres. On trouve ainsi que, toujours par rapport à une
moyenne de 100 pour l'ensemble de l'OCDE et dans chaque année, le PIB par tête de la Suisse
se montait à 139 en 1990 et toujours à 138 en 1993, mais pour tomber à 127 en 1996, comme
dit. Il y a donc bien eu recul ou stagnation relative de la Suisse alors que cela n'a pas été le
cas, ou beaucoup moins, pour d'autres pays développés comme les USA (146, 144, 142),
l'Allemagne (105, 109, 109), le Japon (117, 121, 122), l'Autriche (109, 112, 113), la Belgique
(109, 115, 113), le Danemark (112, 117, 118) ou les Pays-Bas (105, 104, 107).
Pourquoi ce recul marqué de la Suisse ? Répondre à cette question demanderait un autre
article. En attendant, on observera que même si la Suisse restait en 1996 un des pays avec le
PIB réel par habitant le plus élevé, cela est dû non pas, ou pas entièrement, à une plus grande
efficience économique, mais en bonne partie au fait qu'il y a beaucoup de monde qui travaille
en Suisse (la population active y est relativement importante par rapport à la population non
active) et que celles et ceux qui travaillent triment dur (le nombre d'heures de travail par
année et par actif y est relativement élevé).
Bref, non seulement la richesse relative de la Suisse est en recul par rapport aux autres pays,
mais ce qui en reste est dû en bonne partie au fait qu'on y travaille beaucoup. L'ennui,
cependant, est que la Suisse continue d'avoir la réputation, en dehors des frontières comme à
l'intérieur, d'être un pays "fabuleusement riche", ce qui a toutes sortes de conséquences
fâcheuses.
A l'extérieur, on l'a vu dans le cas de l'accord global des banques avec divers plaignants aux
USA, la réputation de richesse de la Suisse ayant certainement joué un rôle dans cette sinistre
affaire. Ou encore, on l'a vu dans le cas des accords bilatéraux avec l'UE, lesquels consistent
en particulier en cela que ce seront les contribuables suisses qui devront financer des
infrastructures ferroviaires qui bénéficieront avant tout aux Allemands et aux Italiens. A
l'intérieur, on le voit à la facilité avec laquelle les autorités fédérales engagent certaines
dépenses qui auraient été inconcevables il y a quelques années. Ainsi, pour prendre un petit
exemple, lorsque le Conseil fédéral demanda vers 1955 à Carl Ludwig de rédiger son rapport
sur la politique envers les réfugiés pendant la guerre, l'auteur dut s'acquitter de sa tâche tout
seul et à moindres frais alors que la Commission Bergier s'est vue doter d'un budget de pas
moins de 24 millions - et allez donc!
On doit s'inquiéter de cette dissonance croissante entre, d'une part, la réputation de richesse
de la Suisse et, d'autre part, son recul en ligue internationale ainsi que le fait que sa prospérité
est en grande partie le résultat de beaucoup de travail. Un jour, le peuple des actifs pourrait
bien se lasser d'être mis à contribution toujours plus lourdement sous le prétexte que le pays
est si riche - n'est-ce pas ? - et qu'il peut donc se le permettre. Ce jour-là, la prétendue poule
aux oeufs d'or deviendra stérile.
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