La nature modale des structures physiques selon le réalisme

La nature modale des structures physiques
selon le réalisme structural ontologique1
Michael Esfeld
Université de Lausanne
(in Soazig LeBihan (dir.) :
Précis de philosophie de la physique, Paris : Vuibert 2013, pp. 324–340)
Résumé
La position du réalisme structural ontologique affirme qu’au niveau de la physique
fondamentale, ce qu’il y a de réel, ce sont premièrement des structures au sens de réseaux de
relations physiques concrètes. Ces structures sont généralement conçues comme incluant une
modalité primitive. Or cette modalité n’a pas encore été mise en lumière jusqu’à présent. Cet
article vise à corriger cette lacune en avançant l’idée que les structures physiques fondamentales
possèdent une essence causale, étant des pouvoirs. En appliquant les termes du débat autour de
la théorie catégorique et la théorie causale des propriétés en métaphysique analytique au
réalisme structural, je montre que l’argument standard contre les propriétés catégoriques et en
faveur des propriétés causales tient également pour les structures. Le réalisme structural, en tant
que position en métaphysique des sciences issue du réalisme scientifique, doit s’engager à
reconnaître des structures causales. La métaphysique des structures causales est soutenue par la
science physique, et elle peut aboutir à une conception cohérente du monde qui comprend tous
les domaines de la science empirique.
1. Introduction
Le réalisme structural ontologique est un courant en métaphysique des sciences
contemporaine qui maintient que dans le domaine de la physique fondamentale, il y a des
structures plutôt que des objets dotés d’une identité intrinsèque. La motivation principale de
ce courant est de développer une version solide du réalisme scientifique au sens d’une
ontologie qui est en mesure de répondre aux défis de la physique fondamentale, en proposant
une interprétation philosophique des états intriqués en physique quantique ainsi que de
l’espace-temps dans la théorie de la relativité générale. L’argument est qu’il existe, dans le
domaine quantique, des structures d’intrication et non des objets dotés d’une identité
intrinsèque (Ladyman 1998, French & Ladyman 2003, Esfeld 2004). De même, il existe des
structures métriques qui incluent l’énergie gravitationnelle et non des points de l’espace-
temps dotés d’une identité intrinsèque dans le domaine de la théorie de la relativité générale
(Esfeld & Lam 2008 ; voir aussi Slowik 2005).
Les fondateurs de la version ontologique du réalisme structural, Steven French et James
Ladyman, tendent à affirmer qu’il n’y a finalement que des structures. Si des objets existent,
1 Cet article est plus ou moins une traduction de l’article « The modal nature of structures in ontic structural
realism », publié dans International Studies in the Philosophy of Science 23 (2009). Je suis reconnaissant à
James W. McAllister pour la permission de traduire l’article en français, à Soazig LeBihan pour ses
commentaires constructives et à Alain Zysset pour sa collaboration à la traduction.
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ces derniers sont dérivés des structures, comme étant leurs nœuds. Les structures n’exigent
pas d’objets dans lesquelles elles sont ancrées (Ladyman 1998, French & Ladyman 2003,
French 2006 ; mais voir aussi la position plus nuancée dans Ladyman & Ross 2007, chap. 2 à
5). French et Ladyman provoquent ainsi l’objection qui consiste à dire que la notion de
structures sans objets qui les portent n’est pas intelligible (e.g. Busch 2003 et Psillos 2006, pp.
562-566). Toutefois, une version plus modérée du réalisme structural ontologique a
récemment été développée en réponse à cette objection : l’idée est que les structures
physiques sont des réseaux de relations physiques concrètes et qualitatives entre des objets
qui ne sont rien d’autre que les points d’ancrage des relations. Autrement dit, il y a des objets,
mais ceux-ci ne possèdent pas d’identité intrinsèque savoir, ni propriétés intrinsèques qui
distinguent chacun de ces objets de tous les autres objets, ni propriété d’haeccéité) (Esfeld
2004, Esfeld & Lam 2008, Floridi 2008). Cette position prend notamment les états intriqués
des objets quantiques élémentaires et les relations métriques entre les points de l’espace-
temps comme des structures physiques en ce sens. Dans cette version modérée, aucun
paradoxe ne subsiste, puisque des objets sont admis en tant que points d’ancrage des relations.
Par conséquent, il n’y a aucune raison de changer la logique standard de premier ordre qui
quantifie sur des objets. L’argument de cet article peut se baser sur cette version modérée du
réalisme structural ontologique, évitant ainsi l’objection mentionnée plus haut.
Les structures qu’engage le réalisme structural ontologique ont été conçues par James
Ladyman comme incluant une modalité primitive (Ladyman 1998, Ladyman & Ross 2007,
chap. 2 à 5), et Steven French partage ce point de vue (2006). Toutefois, personne n’a pour
l’instant expliqué en quoi consiste cette modalité. Cet article cherche à combler cette lacune,
en proposant l’idée selon laquelle les structures physiques sont des structures causales,
impliquant ainsi la nécessité des lois physiques et créant des connexions nécessaires dans la
nature. Reprenant les termes du débat de la conception catégorique vs. la conception causale
des propriétés en métaphysique analytique, je montre que l’argument principal en faveur des
propriétés causales à savoir l’idée que si les propriétés étaient catégoriques et non causales,
elle en viendraient à sous-déterminer les relations causales et nomologiques qu’il y a dans le
monde –, s’applique également aux structures si celles-ci sont conçues comme étant
catégoriques, n’incluant aucune modalité primitive. Sur cette base, je maintiens que le
réalisme structural ontologique, en tant que position en métaphysique des sciences qui est une
forme de réalisme scientifique, doit s’engager à reconnaître l’existence de structures causales.
L’article est structuré de la manière suivante : premièrement, je rappelle brièvement les
enjeux du débat entre la conception catégorique et la conception causale des propriétés en
métaphysique analytique (section 2). J’établis dans un second temps en quel sens l’argument
standard en faveur des propriétés causales s’applique également aux structures, plaidant donc
en faveur d’une conception des structures physiques fondamentales comme structures
causales, comprenant ainsi une modalité primitive ; l’avantage supplémentaire de cette
position est qu’elle fournit une distinction claire entre les structures physiques et les structures
mathématiques (section 3). La section suivante s’attache à expliquer comment il est possible,
en termes concrets, de concevoir les structures physiques fondamentales de façon causale. En
conclusion, je dresse les contours d’une conception dans laquelle l’ontologie des structures
causales ouvre la voie au développement d’une conception du monde complète et cohérente
qui comprend tous les domaines de la science empirique (section 4).
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2. Les propriétés catégoriques vs. causales en métaphysique analytique
Suivant la métaphysique des propriétés catégoriques, les propriétés sont des qualités pures :
ce que sont les propriétés, leur essence, est indépendant des lois et des rapports de causalité
dans lesquels elles figurent. Une propriété est intrinsèque si, et seulement si, un objet peut la
posséder indépendamment de si oui ou non l’objet est accompagné d’autres objets (Langton
& Lewis 1998 ; voir aussi Hoffmann 2008, première partie, pour une discussion détaillée sur
les propriétés intrinsèques). La conception la plus répandue d’une métaphysique de propriétés
catégoriques et intrinsèques est la position connue comme « métaphysique humienne » dans
la philosophie d’aujourd’hui. Considérons la thèse de survenance humienne de David Lewis :
« Il s’agit de la doctrine suivant laquelle tout ce qui existe au monde est une vaste mosaïque
d’affaires locales de faits particuliers, rien qu’une petite chose et puis une autre et ainsi de suite.
(…) Nous avons la géométrie : un système de points avec des relations externes de distance
spatio-temporelle entre eux. Peut-être des points de l’espace-temps lui-même, peut-être des
points de matière (ou d’un éther ou de champs) ; peut-être les deux à la fois. En ces points se
trouvent des qualités locales : des propriétés intrinsèques parfaitement naturelles qui n’ont
besoin de rien de plus grand qu’un point auquel être instanciées. En bref : nous avons un
arrangement de qualités. Et c’est tout. Il n’y a pas de différence sans différence dans
l’arrangement des qualités. Tout le reste survient sur cet arrangement. » (1986, introduction,
pp. IX-X ; traduction tirée d’Esfeld 2006, pp. 85-86)
Le terme de survenance signifie dans ce contexte que la distribution des propriétés physiques
fondamentales sur l’ensemble des points de l’espace-temps fixe ou détermine tout ce qu’il y a
dans le monde. Cette thèse accepte les deux faits suivants comme point de départ, c’est-à-dire
comme n’admettant plus d’explication :
Le réseau de relations spatio-temporelles entre des points ; c’est qui unifie le monde.
La distribution entière des propriétés physiques fondamentales dans tout l’espace-temps.
Si l’on accepte la distribution entière des propriétés physiques fondamentales dans tout
l’espace-temps comme point de départ, on considère alors cette distribution comme
entièrement contingente. Non seulement l’existence même de l’entier de la distribution est
contingente, mais il en va de même pour la distribution particulière des éléments individuels
composant l’ensemble de la mosaïque humienne. Lewis soutient un principe de combinaison
libre : pour chaque occurrence d’une propriété physique fondamentale, on peut tenir comme
fixe l’occurrence en question et changer toutes les autres occurrences de propriétés physiques
fondamentales, le résultat étant toujours un monde possible. En un mot, les propriétés
physiques qui existent en un point ou dans une région de l’espace-temps quelconque
n’imposent aucune restriction sur les propriétés physiques qui peuvent exister en d’autres
points ou régions (voir Beebee 2006). Il n’y a donc pas de nécessité et dès lors pas
d’impossibilité ancrées dans les traits fondamentaux du monde. C’est le lien avec David
Hume, car la préoccupation de Hume était de renoncer à reconnaître des connexions
nécessaires dans le monde.
Si les propriétés physiques fondamentales sont catégoriques et intrinsèques, comment peut-
on les connaître ? Regardons comment Frank Jackson, dont le point de vue est favorable à la
métaphysique humienne, répond à cette question :
« Quand les physiciens nous parlent des propriétés qu’ils tiennent pour fondamentales, ils nous
disent ce que font ces propriétés. Ce n’est pas là un accident. Nous savons ce que sont les choses
essentiellement à travers la manière dont elles nous affectent et nos instruments de mesure.
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Cela suggère … la possibilité que (1) il y ait deux types de propriétés intrinsèques différentes, P
et P*, qui soient indiscernables eu égard aux relations causales dans lesquelles elles figurent, (2)
parfois l’une, parfois l’autre de ces deux propriétés est présente et (3) nous supposons de
manière erronée qu’il n’y a qu’une seule propriété car la différence entre les deux ne fait pas de
différence (…). Une extension évidente de ce raisonnement mène à l’idée inconfortable qu’il se
peut bien que nous ne sachions presque rien de la nature intrinsèque du monde. Nous
connaissons seulement sa nature causale relationnelle. » (Jackson 1998, pp. 23-24 ; traduction
tirée en partie d’Esfeld 2006, p. 173 ; voir également Blackburn 1990)
Nous pouvons connaître les propriétés qu’il y a dans le monde uniquement dans la mesure
celles-ci entrent dans des relations causales. Pour que nous ayons un accès cognitif à quelque
chose, il faut que cette chose entretienne une relation causale avec notre appareil cognitif,
relation qui peut toutefois être très indirecte. Ceci n’implique ni relativisme ni limitations de
nos capacités cognitives, mais implique seulement que les descriptions physiques sont
également des descriptions causales, décrivant les propriétés auxquelles elles se réfèrent en
les plaçant en des rapports causaux. Par conséquent, si ce qu’il y a dans le monde en dernière
instance ce sont des propriétés fondamentales catégoriques et intrinsèques, nous ne pouvons
pas connaître ces propriétés. Des arrangements différents de ces propriétés peuvent toutes
rendre vraies les mêmes descriptions causales-cum-structurales, de sorte qu’en principe nous
ne sommes pas capables de découvrir ces différences.
Toutefois, ce problème ne concerne pas seulement notre savoir. Il touche également les
racines de la métaphysique, avec certaines conséquences pour l’épistémologie. Si les
propriétés fondamentales sont catégoriques et intrinsèques, alors il y a des mondes qui sont
différents parce qu’ils diffèrent dans la distribution des propriétés intrinsèques qui sont
instanciées dans ces mondes, bien qu’il n’y ait aucune différence dans les relations causales
et nomologiques et donc aucune différence discernable entre eux. Cette position implique par
conséquent le quidditisme et l’humilité : les propriétés possèdent un caractère primitif
qualitatif (la quiddité), puisque ce qu’elles sont est indépendant des relations causales et
nomologiques dans lesquelles elles entrent. Nous ne pouvons pas connaître ce que sont ces
propriétés, mais uniquement les relations causales et nomologiques dans lesquelles elles
figurent (humilité). Une différence quiddistique entre des mondes est une différence
qualitative (par contraste à une différence d’haeccéité qui concerne la question de savoir quels
individus existent dans un monde donné) qui implique que des mondes doivent être reconnus
comme différents bien qu’ils soient indiscernables. Un décalage entre la métaphysique
postulant des qualités primitives – et l’épistémologie survient ainsi.
Anne Whittle (2006, pp. 469-472) et Alyssa Ney (2007, pp. 50-53) argumentent contre
l’idée d’humilité comme conséquence problématique, en montrant que les descriptions
causales font référence aux propriétés en question. Toutefois, ces descriptions ne peuvent pas
révéler l’être des propriétés, puisque ce que ces propriétés sont est indépendant des rôles
causaux qu’elles jouent dans un monde donné. Considérons deux mondes m1 et m2 qui sont
identiques eu égard aux lois de la nature et les relations causales : prenons m1. Les
descriptions « charge élémentaire négative » et « masse x » font référence à des propriétés
physiques fondamentales de différents types qui sont instanciées dans m1. Considérons
maintenant m2. Dans m2, la propriété qui satisfait la description « charge élémentaire
négative » dans m1 satisfait la description « masse x », et la propriété qui satisfait la
description « masse x » dans m1 satisfait la description « charge élémentaire négative ».
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Autrement dit, on a échangé les propriétés qui exercent le rôle de masse contre celles qui
exerce le rôle de charge en passant de m1 à m2. Par conséquent, la description du rôle de la
masse ainsi que la description du rôle de la charge ne nous disent rien sur les essences des
propriétés qui jouent ces rôles dans un monde donné (voir Locke 2009, pp. 227-228). Lewis
lui-même (2009) accepte les conséquences du quidditisme et de l’humilité.
Pourtant, ces conséquences sont plutôt inconfortables, notamment pour une métaphysique
basée sur la science empirique postulant l’existence de quelque chose qui est une qualité
primitive et qui donne lieu à des différences qui ne font pas de différence (comme Jackson le
dit dans le passage ci-dessus) que pour soutenir la position selon laquelle les propriétés sont
intrinsèques et catégoriques. On peut éviter ces aspects problématiques en considérant
l’essence des propriétés comme liées aux relations causales et nomologiques dans lesquelles
les propriétés figurent (Shoemaker 1980). Si ce que sont les propriétés est lié à certaines
relations causales, les propriétés sont des dispositions au sens de pouvoirs : elles sont la
disposition (le pouvoir) de produire certains effets. Si cette position tient aussi pour les
propriétés physiques fondamentales, alors elle s’engage à reconnaître des dispositions sans
base catégorique (Mumford 2006).
Par conséquent, bien que la métaphysique humienne puisse sembler s’accorder avec le
principe d’économie ontologique à première vue, elle ne le respecte pas après tout, postulant
que les propriétés ont une essence en plus des relations causales dans lesquelles elles figurent,
cette essence consistant en un caractère qualitatif primitif (quiddité) qui nous force à
considérer des mondes indiscernables comme étant néanmoins qualitativement différents.
Eliminer ces engagements mène à la théorie causale des propriétés, c’est-à-dire à la
conception selon laquelle il n’existe rien de plus dans ces propriétés que le pouvoir
d’engendrer certains effets. Cette vision nous engage ensuite à reconnaître une modalité
primitive. Toutefois, du point de vue d’éviter le quidditisme et l’humilité, le postulat d’une
modalité primitive au sens que c’est un fait primitif que les propriétés sont certains pouvoirs
n’est ni mystérieux ni ontologiquement inflationniste.
La théorie causale des propriétés a été développé principalement par Sydney Shoemaker
(1980) et Alexander Bird (2007) (voir aussi Hawthorne 2001 qui nomme cette conception
« structuralisme causal » et Chakravartty 2007, chap. 3 à 5 ; pour le débat francophone, voir
notamment les articles dans Gnassounou & Kistler 2006, surtout l’article de Tiercelin ainsi
que Tiercelin 2002). Il existe aussi des positions intermédiaires : C.B. Martin (1997) et John
Heil (2003, chap. 11) sont souvent lus comme soutenant que les propriétés sont à la fois
catégoriques et dispositionnelles. Toutefois, lue ainsi, leur position pose la question du
rapport de ces deux modes d’être des propriétés. De plus, comment peut-elle éviter les
objections du quidditisme et de l’humilité en ce qui concerne l’aspect qualitatif des
propriétés ? (Cependant, John Heil (2009, p. 178) remarque par rapport à la dernière position
de Charlie Martin que celui-ci a finalement conçu les propriétés comme des qualités
puissantes (« powerful qualities »), intégrant ainsi l’aspect qualitatif des propriétés à leur
aspect causal). Brian Ellis (2001, chap. 1 et 3) avance que seules certaines propriétés sont
causales, alors que d’autres sont catégoriques. Toutefois, si l’on s’engage à reconnaître les
conséquences de la métaphysique humienne pour certaines propriétés, pourquoi ne pas les
reconnaître pour toutes les propriétés ? Et si l’on s’engage à lier la nature de certaines
propriétés à certaines relations causales, pourquoi ne pas établir un tel lien pour toutes les
propriétés ? Je montrai dans la section 4 comment la vision causale des propriétés est
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