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Neuropsychiatrie
de
l’enfance
et
de
l’adolescence
62
(2014)
147–153
Article
original
Genre
du
bébé
et
trouble
de
la
personnalité
borderline
maternel
:
quel
impact
sur
l’interaction
mère-bébé
à
3
mois
du
postpartum
?
Infant
gender
and
maternal
borderline
personality:
What
impact
on
mother-infant
interaction
at
3
months
postpartum?
V.
Garez a,b,
G.
Apter a,b,
M.
Valente a,
B.
Golse c,d,e,f,
E.
Devouche a,g,
aRePPEr,
unité
de
recherche
en
psychiatrie
et
psychopathologie
périnatale,
EPS
Erasme,
14,
rue
de
l’Abbaye,
92160
Antony,
France
bEPS
Erasme,
7esecteur
de
psychiatrie
infanto-juvénile
du
sud
des
Hauts-de-Seine,
unité
PPUMMA,
92160
Antony,
France
cInserm,
U669,
hôpital
Necker–Enfants-Malades,
université
René-Descartes
(Paris
5),
Paris,
France
dUMR-S0669,
Paris,
France
eLPCP,
EA
4056,
université
Paris
Descartes,
Paris,
France
fCRPMS,
EA
3522,
université
Paris
Diderot,
Paris,
France
gLPPS
EA
4057,
université
Paris
Descartes,
71,
avenue
Édouard-Vaillant,
92100
Boulogne-Billancourt,
France
Résumé
But
de
l’étude.
Cette
recherche
a
pour
objectif
l’étude
des
interactions
mère-bébé
à
3
mois,
au
cours
du
Still-Face,
en
comparant
des
dyades
au
sein
desquelles
la
mère
présente
un
trouble
de
la
personnalité
borderline
(TPB)
à
des
dyades
témoins.
Nous
émettons
l’hypothèse
que
les
interactions
entre
une
mère
et
son
bébé
présentent
des
différences
dès
3
mois
selon
que
la
mère
présente
un
trouble
de
la
personnalité
borderline
ou
non,
et
que
ces
différences
prennent
une
forme
différente
selon
que
le
bébé
est
une
fille
ou
un
garc¸on.
Patients
et
méthode.
Les
interactions
de
19
dyades
mères
borderline-bébé
et
de
41
dyades
témoins
sont
filmées
dans
le
cadre
de
la
situation
du
paradigme
du
Still-Face.
Les
comportements
des
deux
partenaires
sont
étudiés
à
l’aide
d’une
micro-analyse
basée
sur
deux
grilles
:
le
Maternal
et
l’Infant
Regulation
Scoring
System
(Weinberg
et
Tronick,
1994).
Résultats.
Aucune
différence
significative
ne
ressort
en
fonction
du
genre
du
bébé
ou
du
TPB
maternel
si
l’on
ne
prend
pas
en
compte
les
temps
du
Still-Face
dans
l’analyse,
autrement
dit
de
la
perturbation
induite.
Relativement
au
groupe
témoin,
les
bébés
du
groupe
TPB
manifestent
moins
d’attention
visuelle,
les
filles
se
régulent
plus
tandis
que
c’est
l’inverse
pour
les
garc¸ons,
et
les
mères
TPB
présentent
davantage
de
stimulations
tactiles.
Conclusion.
Notre
recherche
met
en
évidence
qu’il
existe
dans
notre
échantillon
des
mécanismes
d’adaptation
différents
en
fonction
de
la
pathologie
maternelle
et
le
genre
du
bébé.
Ces
différences
suggèrent
que,
dès
3
mois
postpartum,
les
bébés
sont
déjà
en
train
de
s’adapter
par
le
biais
de
mécanismes
de
régulation
aux
dysfonctionnements
maternels,
et
invitent
à
explorer
plus
finement
et
longitudinalement
les
échanges
précoces
tout
au
long
de
la
petite
enfance.
©
2013
Elsevier
Masson
SAS.
Tous
droits
réservés.
Mots
clés
:
Interaction
mère-bébé
;
Genre
du
bébé
;
Trouble
de
la
personnalité
borderline
Abstract
Background
and
aim.
This
research
aims
to
study
mother-infant
interactions
at
3
months
postpartum
using
the
Still
Face
Face-to-Face
Paradigm
comparing
two
groups,
mothers
with
borderline
personality
disorder
and
controls.
We
hypothesized
that
dyadic
interactions
with
mothers
afflicted
with
the
disorder
would
be
significantly
different
from
those
without
psychopathology,
and
that
these
differences
would
vary
according
to
infant
gender.
Methods.
Nineteen
dyads
of
mothers
with
Borderline
Personality
Disorder
and
41
with
control
mothers
were
filmed
using
the
Still
Face
Paradigm.
Behaviors
of
both
partners
were
studied
using
microanalytic
coding
with
the
Maternal
and
Infant
Regulation
Scoring
System.
Auteur
correspondant.
Adresses
e-mail
:
(V.
Garez),
(G.
Apter),
(M.
Valente),
(B.
Golse),
emmanuel.dev[email protected]
(E.
Devouche).
0222-9617/$
see
front
matter
©
2013
Elsevier
Masson
SAS.
Tous
droits
réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2013.11.003
148
V.
Garez
et
al.
/
Neuropsychiatrie
de
l’enfance
et
de
l’adolescence
62
(2014)
147–153
Results
and
conclusion.
Our
analysis
shows
that
both
partners
react
to
the
stress
induced
by
the
Still
Face
episode
(the
paradigm
is
divided
in
three
phases,
2
minutes
of
spontaneous
interaction
face-to-face,
2
minutes
of
maternal
Still
Face
per
se,
and
2
minutes
of
reuniting
interactive
play).
Infants
of
mothers
with
Borderline
Personality
Disorder
show
less
gaze
focused
on
mother
than
their
control
counterparts;
infant
girls
regulate
themselves
more
than
boys
and
mothers
with
psychopathology
demonstrate
more
tactile
stimulation
of
their
infants
(touch,
tickle,
etc.).
Our
research
illustrates
how
different
dyadic
adaptive
mechanisms
exist
according
to
maternal
psychopathology
and
infant
gender,
and
suggests
that
as
early
as
3
months
postpartum,
infants
are
already
trying
to
adapt
to
maternal
functioning
and
dysfunctional
interactions
through
self-regulatory
mechanisms.
This
begs
for
further
research
exploring
as
precisely
as
possible
interactive
mechanisms
both
early
in
life
and
in
longitudinal
studies.
©
2013
Elsevier
Masson
SAS.
All
rights
reserved.
Keywords:
Mother-infant
interactions;
Borderline
personality
disorder;
Gender
1.
Introduction
1.1.
Des
attitudes
parentales
différenciées
en
fonction
du
sexe
du
bébé
Filles
et
garc¸ons
évoluent
dans
des
univers
différents
dès
la
naissance
:
les
stimulations
précoces,
les
conduites
pro-sociales,
les
sollicitations,
les
réponses,
les
jeux
semblent
largement
indexés
sur
l’identité
sexuée
du
jeune
enfant
[1].
De
nombreuses
recherches
mettent
en
effet
en
avant
que
les
parents
ont
des
atti-
tudes
différenciées
envers
leur
bébé
selon
que
celui-ci
est
une
fille
ou
un
garc¸on
[2,3],
attitudes
différenciées
qui
s’enracinent
dès
avant
la
naissance
[4].
Lewis
[5]
et
Moss
[6]
observent
qu’à
la
naissance,
les
garc¸ons
sont
davantage
touchés
et
portés,
tandis
qu’à
3
mois,
ce
sont
les
filles
qui
sont
surtout
stimulées
tactile-
ment.
Moss
[6]
a
également
montré
que
les
garc¸ons
pleurent
davantage
et
dorment
moins
que
les
filles
pendant
les
trois
pre-
miers
mois.
De
ce
fait,
chez
les
filles,
l’intervention
de
l’adulte
est
moins
fréquente.
Brody
[7]
relève
à
propos
du
maternage
en
situation
de
pleurs
et
des
conduites
d’auto-apaisement,
que
les
garc¸ons
pleurent
davantage,
sont
moins
autonomes
pour
s’apaiser
et
font
l’objet
d’un
maternage
plus
proximal,
la
mère
les
prenant
plus
dans
les
bras.
En
ce
qui
concerne
les
conduites
pro-sociales,
les
filles
sont
plus
regardées
que
les
garc¸ons,
les
parents
leur
parlent
davantage
et
passent
plus
de
temps
à
sus-
citer
chez
elles
des
vocalises,
des
sourires
et
des
interactions
[5,6].
Robinson
et
al.
[3]
expliquent
que
les
mères
travaillent
à
créer
cette
différence
entre
les
genres.
Ainsi,
les
filles
sont
sollicitées
depuis
la
petite
enfance
à
faire
l’expérience
d’un
soi
en
rela-
tion
avec
les
autres,
tandis
que
les
garc¸ons
sont
amenés
à
faire
l’expérience
d’un
soi
autonome.
Les
mères
interviennent
donc
pour
socialiser
leurs
filles
et
leurs
fils
via
des
expériences
inter-
personnelles
différentes.
Clearfield
et
Nelson
[2]
ajoutent
que
les
mères
transmettent
des
informations
différentes
à
leurs
filles
et
à
leurs
fils
tant
en
termes
de
langage
que
dans
les
interactions.
Ceci
pourrait
contribuer
au
développement
des
différences
de
genres
chez
les
enfants.
Kitamura
et
Burnham
[8]
soulignent
également
que
la
différence
majeure
qui
ressort
entre
les
filles
et
les
garc¸ons
est
que
les
mères
expriment
plus
d’affection
face
à
leur
fille,
et
que
cette
différence
ne
fait
que
se
confirmer
avec
l’âge.
Notons
enfin
que
les
pères
jouent
eux
aussi
un
rôle
dans
ce
processus
de
différenciation
fille-garc¸on,
en
stimulant
davan-
tage
les
garc¸ons
sur
un
plan
visuel
et
tactile
[6]
et
sur
un
plan
moteur
[9].
1.2.
Des
profils
comportementaux
différenciés
en
fonction
du
sexe
du
bébé
La
littérature
met
également
en
évidence
des
différences
dans
les
comportements
que
manifestent
précocement
filles
et
garc¸ons.
Certains
auteurs
ont
montré
au
moyen
de
l’échelle
d’évaluation
du
comportement
néonatal
de
Brazelton,
que
les
nouveau-nés
garc¸ons
sourient
moins
que
les
nouveau-nés
filles,
sont
plus
irritables,
pleurent
davantage
et
sont
plus
labiles
dans
leurs
états
émotionnels
[7,10].
Ces
données
s’ajoutent
aux
obser-
vations
de
Brazelton
et
al.
selon
lesquelles
les
nouveau-nés
garc¸ons
ont
plus
de
difficultés
que
les
filles
à
s’autoréconforter
[11].
En
1999,
Tronick
et
al.
[12]
se
sont
intéressés
aux
diffé-
rences
de
comportement
entre
filles
et
garc¸ons
à
6
mois
en
recourant
au
paradigme
du
Still-Face1.
Leur
étude
met
en
évi-
dence
que
les
garc¸ons
ont
plus
de
difficultés
que
les
filles
pour
réguler
leurs
affects
:
ils
présentent
plus
d’affects
négatifs
que
les
filles
pendant
le
temps
de
la
rupture,
montrent
davantage
d’expressions
faciales
de
colère,
essayent
de
s’échapper
de
leur
siège
en
bougeant
et
en
tentant
de
se
tourner,
et
pleurent
plus
que
les
filles.
Tronick
et
al.
[12]
observent
par
ailleurs
que
les
garc¸ons
sont
davantage
orientés
«
socialement
»
:
ils
regardent
plus
leur
mère,
vocalisent
davantage
en
utilisant
des
vocalisations
de
types
neutres-positives
et
manifestent
plus
d’expressions
faciales
de
joie.
En
comparaison,
les
filles
passent
plus
de
temps
que
les
garc¸ons
à
explorer
les
objets
et
elles
manifestent
davantage
d’expressions
faciales
de
désintérêt.
Les
auteurs
trouvent
qu’à
3,
6
et
9
mois,
les
dyades
mère-fils
sont
davantage
dans
un
état
de
coordination
que
les
dyades
mère-fille.
Ils
observent
que
les
dyades
mère-fils
à
6
et
9
mois
ont
des
scores
de
synchronie
plus
élevés
que
les
dyades
mère-fille.
Ces
résultats
suggèrent
qu’il
existe
des
formes
différentes
de
régulation
au
sein
des
dyades
mère-fils
et
mère-fille.
La
recherche
de
Tronick
et
al.
[12]
révèle
d’une
part
qu’il
existe
des
différences
entre
filles
et
garc¸ons
au
cours
de
la
pre-
mière
année,
et
d’autre
part
que
très
tôt
filles
et
garc¸ons
ne
suivent
pas
le
même
rythme
de
développement.
Farris
et
al.
1Le
paradigme
du
Still-Face
a
été
développé
par
Cohn
et
Tronick
(1983)
pour
étudier
l’effet
d’une
interruption
volontaire
et
inattendue
de
l’interaction
sociale.
Il
est
composé
de
3
temps
différents
:
un
temps
d’interaction
libre
(temps
du
face-à-face),
suivi
d’un
temps
la
mère
montre
un
visage
impassible
face
à
son
bébé
(temps
de
la
rupture),
puis
un
dernier
temps
des
retrouvailles
(temps
des
retrouvailles),
la
mère
reprend
l’interaction.
V.
Garez
et
al.
/
Neuropsychiatrie
de
l’enfance
et
de
l’adolescence
62
(2014)
147–153
149
[13]
observent
qu’à
2
mois
les
filles
sourient
davantage
à
un
étranger,
tandis
qu’à
3
mois
cette
différence
disparaît,
suggérant
que
les
filles
développent
plus
rapidement
des
comportements
de
sociabilité
que
les
garc¸ons.
Tronick
[14]
souligne
que
l’existence
de
différences
de
régulation
et
d’accordage
au
sein
des
dyades
mère-bébé
selon
que
celui-ci
est
une
fille
ou
un
garc¸on
n’est
pas
sans
conséquence
sur
les
réponses
émotion-
nelles
du
bébé.
Cette
littérature
rejoint
celle
sur
l’interaction
perturbée
dans
laquelle
la
plupart
des
résultats
convergent
vers
un
effet
délétère
sur
le
développement
du
bébé
au
sens
large.
1.3.
Interaction
précoce
mère-bébé
et
trouble
de
la
personnalité
borderline
Plusieurs
recherches
ont
montré
l’effet
d’une
perturbation
induite
au
niveau
de
la
contingence
de
l’interaction
(par
une
procédure
telle
que
le
double
téléviseur)
sur
la
qualité
de
l’interaction
entre
la
mère
et
son
bébé
[15].
D’autres
études
s’appuient
sur
le
paradigme
du
Still-Face
pour
révéler
la
sen-
sibilité
du
bébé
et
ses
attentes
vis-à-vis
de
son
partenaire
dans
l’interaction
[12,16].
Ces
recherches
visent
toutes
à
mettre
en
scène
artificiellement
une
perturbation
à
laquelle
un
bébé
peut
se
trouver
naturellement
confronté
lorsque
sa
mère
présente
des
troubles
psychopathologiques
tels
une
dépression
[17,18]
ou
un
trouble
de
la
personnalité
[19].
Toutefois,
si
l’impact
de
la
dépression
maternelle
sur
la
qualité
des
échanges
pré-
coces
a
été
exploré
par
de
nombreuses
recherches,
l’impact
d’un
trouble
de
la
personnalité
borderline
demeure
encore
très
peu
étudié.
Le
trouble
de
la
personnalité
borderline
(TPB)
est
un
trouble
psychopathologique
qui
touche
essentiellement
les
femmes.
Il
est
décrit
dans
le
DSM-IV
selon
9
critères
regroupés
en
3
domaines
principaux
:
l’affect,
l’identité
et
l’impulsivité.
Ainsi,
le
diagnostic
de
TPB,
bien
que
difficile
à
poser,
est
basé
sur
une
constellation
de
critères
cliniques
dont
le
noyau
comporte
une
instabilité
et
impulsivité
chroniques
dans
les
relations
interpersonnelles
du
sujet.
La
maternité
est
souvent
souhaitée
par
les
femmes
présentant
un
TPB,
en
partie
du
fait
de
l’extrême
dépendance
du
bébé
envers
elle,
perc¸ue
comme
un
engagement
interpersonnel
rassurant.
Cependant,
ces
mères
expriment
une
grande
ambivalence
vis-à-vis
de
leurs
bébés
et
des
dysfonctionnements
interactifs
sont
susceptibles
d’apparaître.
Selon
Le
Nestour
et
Apter
[20],
lorsque
la
mère
présente
un
trouble
de
la
personnalité
borderline,
les
interactions
mère-
bébé
sont
marquées
par
la
discontinuité
et
l’alternance
entre
des
rapprochés
trop
«
excitants
»
et
des
retraits
intempestifs.
Ces
mères
borderline
peuvent
avoir
elles-mêmes
vécues
des
relations
dans
leur
enfance
émaillées
de
traumatismes
répé-
titifs
que
ce
soit
avec
leur
propre
mère,
ou
un
représentant
parental.
Crandell
et
al.
[19]
ont
étudié
8
mères
témoins
et
12
mères
présentent
un
trouble
de
la
personnalité
borderline
avec
leurs
bébés
âgés
de
2
mois,
au
cours
du
Still-Face.
Leur
recherche
a
montré
que
les
mères
borderline
étaient
plus
«
insensibles/intrusives
»
avec
leur
bébé
au
cours
des
3
temps
du
Still-Face.
Delavenne
et
al.
[21]
ont
comparé
l’organisation
temporelle
de
l’interaction
vocale
de
17
mères
borderline
et
de
17
mères
«
tout-venants
»
et
de
leurs
bébés
de
3
mois.
Les
auteurs
observent
que
les
interactions
entre
les
bébés
et
les
mères
présen-
tant
un
trouble
borderline
sont
caractérisées
par
moins
de
phrases
prosodiques,
par
des
pauses
plus
longues
et
que
les
bébés
des
mères
troublées
vocalisent
moins
que
ceux
du
groupe
témoin.
Deux
autres
recherches
[22,23]
ont
également
étudié
des
dyades
mères
borderline-bébé
à
3
mois,
mais
selon
des
méthodologies
qui
ne
permettent
pas
de
tirer
des
conclusions
sur
l’impact
du
trouble
borderline
à
cet
âge
précoce
(cf.
Genet
et
al.
[24]
pour
une
revue
de
la
question).
Dans
cette
recherche,
nous
proposons
d’étudier
l’impact
de
la
personnalité
borderline
de
la
mère
sur
l’échange
précoce
avec
son
bébé
de
3
mois
en
prenant
en
compte
le
facteur
sexe
du
bébé,
jusqu’à
présent
non-étudié,
y
compris
au
cours
des
rares
travaux
sur
les
interactions
des
mères
présentant
des
troubles
borderline
cités
plus
haut.
En
effet,
les
travaux
de
Apter
et
Le
Nestour
suggèrent
que
l’impact
des
différences
imputées
au
trouble
de
la
personnalité
borderline
durant
le
premier
trimestre
de
vie
est
susceptible
d’être
modéré
ou
exacerbé
selon
que
le
bébé
est
une
fille
ou
un
garc¸on
[20].
2.
Méthode
2.1.
La
population
L’échantillon
total
représente
60
femmes
âgées
de
30,7
±
4,2
ans
(étendue
19–41),
dont
42
%
de
multipares.
La
majorité
de
ces
femmes
vit
en
couple
(94
%,
maritalement
[43,7
%],
mariées
[41,5
%]
ou
pacsées
[4,8
%]).
Le
niveau
d’études
est
élevé
(67
%
ont
un
niveau
bac
+
3
ou
plus),
et
87
%
mères
exercent
un
emploi.
Toutes
les
femmes
sont
de
langue
maternelle
franc¸aise.
Les
femmes
ne
diffèrent
pas
du
point
de
vue
des
caractéristiques
sociodémographiques
selon
le
sexe
de
leur
enfant.
2.2.
Procédure
La
population
de
l’étude
a
été
recrutée
en
maternité
dans
la
période
périnatale,
soit
au
cours
du
dernier
examen
pré-
natal,
soit
pendant
le
séjour
à
la
maternité,
et
dans
un
centre
de
suivi
pédopsychiatrique
mère-bébé.
Notre
population
est
de
ce
fait
à
la
fois
tout-venant
et
clinique,
en
cohé-
rence
avec
les
objectifs
de
la
recherche.
Pour
chaque
dyade
incluse,
un
consentement
éclairé
a
été
recueilli
et
signé.
Les
critères
d’exclusion
retenus
ont
été
:
toxicomanie
aiguë,
ges-
tation
inférieure
à
35
semaines,
poids
de
naissance
inférieur
à
2000
g,
pathologies
génétiques
congénitales,
grossesses
mul-
tiples.
Nous
avons
utilisé
le
paradigme
du
Still-Face
pour
étudier
l’interaction
entre
la
mère
et
le
bébé
au
3
mois
du
bébé.
L’enregistrement
de
l’échange
s’est
déroulé
dans
les
locaux
de
l’unité
de
recherche
afin
de
favoriser
une
standardisation
de
la
situation.
Le
Still-Face
a
été
analysé
par
un
codage
micro-analytique
:
le
Maternal
Regulation
Scoring
System
(MRSS)
et
l’Infant
Regu-
lation
Scoring
System
(IRSS
[25]).
Le
codage
a
été
effectué
150
V.
Garez
et
al.
/
Neuropsychiatrie
de
l’enfance
et
de
l’adolescence
62
(2014)
147–153
en
image
par
image
grâce
au
logiciel
The
Observer
XT2.
Les
enregistrements
vidéoscopiques
ont
été
cotés
par
deux
psy-
chologues
indépendants
aguerris
à
l’observation
de
l’échange
précoce
mère-bébé
et
maîtrisant
parfaitement
le
logiciel.
Tous
les
deux
étaient
aveugles
quant
au
diagnostic
maternel.
Les
deux
grilles
MRSS
et
IRSS
comprenant
de
nombreux
comportements,
nous
nous
sommes
focalisés
dans
cet
article
sur
4
groupes
:
les
regards
du
bébé
à
sa
mère,
les
vocalisations
positives
du
bébé,
les
comportements
de
régulation
du
bébé
(auto-étreinte
et
auto-oralité)
et
les
stimulations
tactiles
mater-
nelles.
Ces
comportements
ou
groupes
de
comportements
ont
été
convertis
en
pourcentage
de
temps
total
pour
chacun
des
3
temps
du
Still-Face
afin
de
les
rendre
comparables
entre
chaque
temps
et
entre
chaque
dyade.
2.3.
Constitution
du
groupe
clinique
Nous
avons
utilisé
le
Structured
Interview
for
DSM-IV
Per-
sonality
Disorders
[26]
(SIDP-IV)
pour
établir
les
diagnostics
maternels.
Il
s’agit
d’un
instrument
validé
et
très
utilisé
dans
la
littérature
sur
les
troubles
de
personnalité
et
en
particulier
ceux
du
cluster
B
:
narcissique,
borderline
et
histrionique
[27].
Au
total
19
mères
ont
été
diagnostiquées
comme
présentant
un
trouble
de
la
personnalité
borderline
selon
les
critères
du
DSM-IV,
suite
à
la
passation
du
SIDP-IV.
Par
commodité,
nous
parlerons
de
groupe
TPB
pour
désigner
les
dyades
dont
la
mère
présente
un
trouble
de
la
personnalité
borderline.
Les
bébés
de
ce
groupe
sont
composés
de
8
garc¸ons
et
11
filles.
Dans
une
précédente
recherche,
nous
avons
pointé
la
comor-
bidité
importante
(44
%)
entre
trouble
de
personnalité
borderline
et
trouble
de
l’humeur
dans
les
premiers
mois
du
postpartum
[28].
De
ce
fait,
nous
avons
décidé
de
ne
pas
exclure
les
mères
TPB
diagnostiquées
déprimées.
L’évaluation
des
troubles
de
l’humeur
a
été
réalisée
au
moyen
de
la
Montgomery
and
Asberg
Depression
Rating
Scale
(MADRS
[29]).
L’échelle
comporte
10
items
à
coter
de
0
à
6
dans
le
cadre
d’un
entretien
clinique.
La
note
seuil
de
dépression
est
fixée
à
15
points.
Sur
les
19
mères
TPB,
11
présentent
un
score
à
la
MADRS
15
points
(moyenne
=
22
±
4,47
[0–32]
;
6
filles
et
5
garc¸ons).
Le
groupe
témoin
est
constitué
des
41
mères
ne
présen-
tant
ni
trouble
de
personnalité
ni
trouble
de
l’humeur
(score
MADRS
<
14).
Ce
groupe
comporte
17
garc¸ons
et
24
filles.
Nous
parlerons
de
groupe
témoin
pour
désigner
les
dyades
dont
la
mère
ne
présente
ni
trouble
de
personnalité
ni
trouble
de
l’humeur.
2.4.
Statistiques
Pour
chaque
indice
comportemental
retenu,
nous
avons
réa-
lisé
une
Anova
(modèle
mixte)
avec
deux
facteurs,
le
facteur
Groupe
à
2
modalités
(TPB
vs.
témoin)
et
le
facteur
Genre
(fille
vs.
garc¸ons),
et
une
mesure
répétée
Temps
(les
3
temps
du
Still-Face
:
face-à-face,
rupture,
retrouvailles).
Le
seuil
de
2www.noldus.com.
significativité
est
fixé
à
0,05
et
chaque
test
F
est
accompagné
d’un
indicateur
de
la
taille
de
l’effet
(Eta2
partiel
ou
η2p).
3.
Résultats
En
ce
qui
concerne
l’indice
d’attention
visuelle
à
la
mère,
les
analyses
révèlent
une
interaction
entre
Temps
et
Groupe
dans
le
sens
d’une
attention
plus
élevée
chez
les
bébés
du
groupe
TPB
durant
le
premier
temps
relativement
au
groupe
témoin
(59,1
%
vs.
48,3
%).
Cette
attention
visuelle
chute
de
moitié
et
devient
plus
faible
pour
les
bébés
de
mère
TPB
que
celle
des
bébés
du
groupe
témoin
durant
la
rupture
(29,5
%
vs.
40,0
%)
et
demeure
en
dessous
du
groupe
témoin
au
moment
des
retrouvailles
(39,5
%
vs.
42,8
%
;
F(2,112)
=
3,17,
p
=
0,048,
η2p=
0,053
;
cf.
Fig.
1).
L’étude
des
comportements
de
régulation
révèle
un
effet
d’interaction
entre
les
facteurs
Temps,
Groupe
et
Genre
(F(2,112)
=
3,15,
p
=
0,047,
η2p=
0,051).
En
effet,
la
Fig.
2
montre
que
filles
et
garc¸ons
ont
des
profils
très
différents
:
chez
les
filles
du
groupe
témoin,
les
taux
de
comportements
de
régu-
lation
sont
plus
importants
que
chez
les
filles
du
groupe
TPB
dès
le
premier
temps
du
Still-Face
et
cet
écart
se
maintient
sur
les
temps
suivants
;
chez
les
garc¸ons
on
retrouve
un
taux
plus
élevé
pour
le
groupe
témoin
durant
le
face-à-face
mais
la
différence
Fig.
1.
Attention
visuelle
du
bébé
à
la
mère.
Graphe
d’interaction
entre
les
facteurs
Temps
et
Groupe.
Fig.
2.
Comportement
de
régulation
du
bébé.
Graphe
d’interaction
entre
les
facteurs
Temps,
Groupe
et
Genre.
V.
Garez
et
al.
/
Neuropsychiatrie
de
l’enfance
et
de
l’adolescence
62
(2014)
147–153
151
s’inverse
et
de
manière
importante
durant
la
rupture
et
continue
à
l’être
de
manière
plus
modérée
durant
les
retrouvailles.
Aucun
effet
significatif
n’est
ressorti
de
l’Anova
effectuée
sur
les
vocalisations
positives
du
bébé.
L’analyse
réalisée
sur
les
stimulations
tactiles
maternelles
en
revanche
met
en
évidence
un
effet
d’interaction
entre
Temps
et
Groupe
(F(1,56)
=
4,62,
p
=
0,036,
η2p=
0,076).
En
effet,
si
les
mères
TPB
manifestent
une
proportion
moins
importante
de
stimulations
tactiles
que
les
mères
témoins
durant
le
face-
à-face
(42,1
%
vs.
47,7
%),
cette
tendance
s’inverse
durant
les
retrouvailles
(54,1
%
vs.
44,6
%).
Enfin,
ce
qui
nous
semble
être
le
résultat
le
plus
important
est
que
pour
tous
les
indices
étudiés,
tous
temps
du
Still-Face
confondus,
nous
n’observons
aucun
effet
du
facteur
Groupe
ou
Genre.
En
revanche,
si
l’on
tient
compte
du
facteur
Temps,
autre-
ment
dit
de
l’effet
de
l’induction
d’un
micro-stress,
certains
effets
du
facteur
Groupe
ou
du
facteur
Genre
apparaissent.
C’est
le
perturbateur
qui
va
induire
des
changements
observables.
4.
Discussion
Cette
recherche
met
tout
d’abord
en
évidence
qu’aucune
dif-
férence
significative
ne
ressort
en
fonction
du
genre
du
bébé
ou
du
TPB
maternel
si
l’on
ne
prend
pas
en
compte
les
temps
du
Still-Face
dans
l’analyse,
autrement
dit
de
la
perturbation
induite.
En
revanche,
la
prise
en
compte
des
différents
temps
du
paradigme
du
Still-Face
révèle
des
différences.
Ceci
sug-
gère
que
filles
et
garc¸ons
d’une
part,
et
mère
TPB
et
témoin
d’autre
part
réagissent
différemment
à
la
rupture.
Ainsi,
chez
une
mère
présentant
une
sensibilité
exacerbée
à
la
discontinuité,
nous
avons
pu
observer
l’impact
d’une
rupture
environnemen-
tale
et
la
manière
dont
elle
tentera
ou
non
de
compenser
cette
«
perte
».
Du
côté
des
bébés,
nous
avons
pu
ainsi
analyser
les
différentes
réactions
face
à
cette
rupture,
en
fonction
de
leur
dif-
férence
de
sexe
et
des
différents
modes
d’interactions
qu’ils
ont
déjà
intégrés
à
trois
mois.
Les
résultats
mettent
en
évidence
que
les
bébés
de
mères
TPB
accordent
plus
d’attention
visuelle
à
leur
mère
durant
le
face-à-face
que
ceux
de
mères
témoins,
mais
que
cette
attention
chute
durant
le
temps
de
rupture
et
demeure
inférieure
pen-
dant
les
retrouvailles
relativement
au
groupe
témoin.
Lors
d’une
interaction
«
normale
»,
les
bébés
de
mère
borderline
semblent
attirés
par
leur
mère,
comme
dans
l’attente
d’un
comportement
qu’ils
ne
peuvent
prévoir,
puisque
celles-ci
sont
moins
prévi-
sibles
dans
leur
reproductibilité
de
leurs
comportements
que
les
mères
témoins.
Face
à
la
rupture,
ces
derniers
réagissent
plus
rapidement
que
les
bébés
témoins
par
le
détournement
comme
mécanisme
d’adaptation.
Parallèlement,
les
mères
TPB
mani-
festent
moins
de
stimulations
tactiles
que
les
mères
témoins
durant
le
temps
initial
du
face-à-face
puis
davantage
durant
les
retrouvailles.
Ces
résultats
font
écho
à
ceux
d’Apter
[30]
qui
pointaient
que
les
mères
borderline
étaient
plus
intrusives
et
sti-
mulantes
avec
leur
bébé
lors
d’une
interaction
«
normale
».
Lors
d’une
situation
de
stress,
elles
arriveraient
plus
difficilement
à
s’adapter
aux
besoins
des
bébés
suite
à
un
probable
envahis-
sement
émotionnel
plus
important
que
les
mères
témoins.
Nos
résultats
ne
rejoignent
pas
en
revanche
ceux
de
Crandell
et
al.
[19]
qui
avaient
pointé
les
dimensions
«
intrusive
et
insensible
»
des
mères
TPB,
en
recourant
au
même
paradigme
mais
avec
toutefois
une
grille
de
cotation
différente.
En
effet,
les
auteurs
ont
analysé
les
interactions
en
s’appuyant
sur
la
grille
de
Fiori-
Cowley
et
Murray
[31]
et
non
celle
de
Tronick
[25].
Notons
également
le
plus
faible
nombre
de
mères
TPB
et
l’âge
plus
précoce
des
bébés
(2
mois).
Les
comportements
d’auto-étreinte
et
d’auto-oralité
sont
les
seuls
à
avoir
révélé
des
différences
entre
filles
et
garc¸ons,
en
interaction
avec
le
TPB
et
les
temps
du
Still-Face.
De
manière
générale,
les
filles
du
groupe
TPB
s’autorégulent
moins
que
les
filles
du
groupe
témoin,
et
les
deux
sous-groupes
de
filles
réagissent
proportionnellement
de
la
même
fac¸on
à
la
rupture.
Pour
les
garc¸ons
en
revanche,
l’autorégulation
varie
peu
et
tend
à
diminuer
durant
la
rupture
puis
durant
les
retrouvailles
dans
le
groupe
témoin,
tandis
que
la
per-
turbation
induite
par
la
rupture
génère
une
augmentation
très
marquée
dans
le
groupe
TPB.
Il
serait
utile
de
voir
si
ces
comportements
de
régulation
sont
compensés
par
les
comportements
de
dysrégulation
et
quels
sont
ces
marqueurs
de
dysrégulation.
Les
réactions
des
bébés
de
mères
border-
line
face
à
un
stress
ne
sont
pas
prévisibles
chez
les
bébés
de
mères
témoins,
notamment
chez
les
garc¸ons
qui
manifestent
davantage
d’autorégulation
durant
les
retrouvailles.
Ainsi,
les
mères
borderline
doivent
faire
face,
en
plus
de
leur
stress,
à
une
chute
de
l’autorégulation
chez
les
filles
et
à
une
aug-
mentation
chez
les
garc¸ons.
Cette
imprévisibilité
des
bébés
de
mères
borderline
est-elle
en
lien
avec
l’imprévisibilité
de
leur
mère
?
Notre
recherche
ne
révèle
pas
de
différence
en
fonction
du
genre
du
point
de
vue
du
seul
indice
relatif
au
compor-
tement
maternel.
Comme
la
plupart
des
études
quantitatives
sur
la
dépression
ou
les
troubles
de
la
personnalité
maternels,
elle
ne
prend
pas
en
compte
les
éléments
d’anamnèse
d’avant
la
grossesse.
Il
est
pourtant
difficile
d’exclure
qu’une
mère
avec
troubles
borderline
n’interagira
pas
de
la
même
manière
avec
un
bébé
fille
ou
garc¸on
en
fonction
de
sa
propre
histoire
infantile,
plus
ou
moins
traumatique,
qu’elle
aura
eu
avec
ses
«
caregivers
»
de
quelque
sexe
qu’ils
soient.
Les
projections
maternelles
sur
le
bébé
seront
alors
teintées
de
leurs
vécus
[32].
Nous
n’avons
pas
observé
d’effets
significatifs
avec
l’indice
des
vocalisations
positives
du
bébé.
Ce
résultat
ne
fait
pas
écho
aux
observations
de
Delavenne
et
al.
[21]
qui
avaient
choisi
de
coder
la
vocalisation
dans
le
cadre
de
l’échange
vocal
et
selon
une
approche
narrative,
mais
uniquement
en
situation
standar-
disée
sans
stress
provoqué.
Il
est
possible
qu’une
micro-analyse
davantage
basée
sur
les
qualités
acoustiques
comme
celle
uti-
lisée
par
Gratier
et
Devouche
[33]
que
sur
l’appréciation
en
positif/négatif
apporte
plus
de
précisions
pour
mettre
en
évi-
dence
des
différences
subtiles
durant
le
face-à-face
qui
précède
le
temps
de
la
rupture.
Nous
avons
pu
pointer
que
plus
que
l’analyse
des
différences
de
comportement
de
fac¸on
générale,
c’est
la
discontinuité
induite
qui
produit
l’apparition
de
différences
de
compensation
face
à
cette
rupture.
Il
existe
des
mécanismes
d’adaptation
différents
en
fonction
de
plusieurs
paramètres
;
la
pathologie
maternelle,
le
genre
du
bébé,
les
caractéristiques
propres
du
bébé.
Il
serait
1 / 7 100%