Plein-emploi ou chômage nécessaire : la Stratégie européenne

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Politique Européenne n°21 , automne 2007
Plein-emploi ou chômage nécessaire :
la Stratégie européenne pour l’emploi, entre utopie et pragmatisme
Bernard Conter*
Introduction
Depuis 1997, l’Union européenne (UE) s’est dotée d’une Stratégie européenne pour l’emploi
(SEE). Cette Stratégie, censée guider l’action des États membres, cherche à atteindre « un
haut niveau d’emploi ». Curieusement, la SEE fait cependant peu référence au chômage et ne
se fixe pas d’objectifs quantifiés en la matière. En revanche, elle vise la croissance du nombre
de personnes à l’emploi au moyen de différentes politiques, parmi lesquelles on trouve la
formation, l’activation, le développement de la flexibilité et l’augmentation de l’offre de
travail.
Développée comme une politique de concurrence (Raveaud, 2004 et Conter et Orianne,
2005), la SEE entend donner aux individus les meilleurs atouts dans leur compétition sur le
marché du travail et à l’entrée de celui-ci. Dans le même temps, elle cherche à augmenter le
nombre de ces individus en concurrence, par l’allongement des carrières et la « mobilisation »
d’une offre de travail élargie. La conjugaison de cette augmentation quantitative et qualitative
de l’offre de travail avec une plus grande flexibilité du travail et une politique de modération
salariale doit ainsi permettre, aux termes de la SEE, d’augmenter le nombre de personnes
occupant un emploi. Néanmoins, comme nous le montrerons, un tel objectif requiert le
maintien d’un niveau de chômage minimum, de manière à contraindre l’acceptation de
davantage de flexibilité et à limiter les exigences de hausse salariale.
* Politologue, attaché scientifique à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique
(IWEPS) – Belgique.
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La croissance de l’emploi devrait ainsi résulter d’un effort de solidarité entre les (seuls)
salariés : ceux qui disposent d’un emploi doivent renoncer à certains « privilèges » pour que
davantage de salariés se retrouvent au travail (Fitoussi, 1995). Pour leur part, les pouvoirs
publics ont à proposer aux travailleurs un « nouvel échange » dont les termes sont les
suivants : davantage de flexibilité et de modération salariale en échange d’une aide au
développement de l’employabilité. La politique de l’emploi est ainsi appelée à poursuivre un
nouvel objectif : celui d’un « équilibre entre flexibilité et sécurité », ou « flexicurité » dans le
vocabulaire européen.
La visée du présent article est d’interroger l’absence d’objectif quantitatif de la SEE en termes
de réduction du chômage et l’apparente contradiction de ce manque avec le but affiché
d’atteindre le « plein-emploi ». Dans un premier temps, nous rappellerons les objectifs de la
SEE en matière de chômage et d’emploi, ainsi que les moyens proposés pour y parvenir (les
« Lignes directrices » de la Stratégie). Nous examinerons ensuite l’architecture théorique de la
SEE. Cette dernière semble en effet s’appuyer sur des théories économiques insistant sur le
développement de l’offre de travail et sur les réformes structurelles du marché du travail.
Enfin, nous montrerons l’importance de ne pas étudier la SEE comme un objet isolé, mais
comme une stratégie cohérente avec les Grandes orientations de politique économique
(GOPE) de l’UE. En particulier, l’objectif de stabilité des prix exige une modération des
salaires et permet de comprendre la priorité accordée à l’objectif de croissance de l’emploi sur
celui de la réduction du chômage.
1 Les objectifs de la SEE en termes d’emploi et de chômage
La Stratégie européenne pour l’emploi fixe des objectifs importants en matière d’emploi. Les
États membres se sont entendus en 2001 pour élever le taux d’emploi à 67 % en 2005 et à
70% à l’horizon 2010. Des objectifs spécifiques ont également été formulés pour les femmes
et les travailleurs âgés (55 à 64 ans) dont les taux d’emploi devront atteindre respectivement
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60 et 50 % en 2010. Ces objectifs sont d’une telle ambition, eu égard à la situation de certains
États membres, que la Commission européenne a récemment invité les États à « passer à la
vitesse supérieure » dans la stratégie de Lisbonne, sous peine de ne jamais atteindre ces
résultats.
Mais qu’en est-il du chômage ? La SEE reste très discrète sur la question et ne se fixe pas
d’objectif quantifié en la matière. Certes, un taux d’emploi de 70 % est assimilé par les textes
européens au « plein-emploi ». Il s’agit toutefois d’un abus de langage dans la mesure où, pris
à la lettre, cela signifierait que la SEE vise la disparition (quasi) totale du chômage. Or,
comme nous le soulignerons, tel n’est pas l’objectif de la SEE, qui ne s’en donne de toute
façon pas les moyens.
1.1 Le grand écart entre « plein-emploi » et « taux élevé d’emploi »
Les objectifs de la SEE ont progressivement évolué et ont été précisés au fil des sommets
européens. Il était initialement question « de promouvoir l’existence d’une main-d’œuvre
qualifiée, formée et susceptible de s’adapter, et de veiller à ce que les marchés du travail
soient aptes à réagir à l’évolution de l’économie »1. En 2000, le sommet de Lisbonne a précisé
un nouvel objectif stratégique d’« amélioration quantitative et qualitative de l’emploi »2. Pour
ce faire, il s’agit de « porter le taux d’emploi à un niveau aussi proche que possible de 70 %
d’ici à 2010 ». Depuis le sommet de Stockholm (2001), cet objectif quantifié a été assimilé au
« plein-emploi ». En effet, les Lignes directrices pour l’emploi définies depuis 1999 ont été
1 Conseil européen d’Amsterdam, 16 et 17 juin 1997, Conclusions de la présidence, Annexe 1, Résolution du
Conseil européen sur la croissance et l’emploi.
http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/032b0006.htm
2 Conseil européen de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, Conclusions de la présidence.
http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/00100-r1.f0.htm
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complétées en 2002 par des « objectifs horizontaux » sous le titre suivant : « Créer les
conditions propices au plein-emploi dans une société fondée sur la connaissance »3.
En ce sens, la définition du « plein-emploi » par un taux d’emploi, c’est à dire une convention
statistique, est problématique.
Le taux d’emploi se définit selon le rapport suivant :
Population ayant un emploi
Ensemble de la population âgée de 15 à 64 ans
Le plein-emploi est, quant à lui, un objectif de société. Théorisé par Beveridge dès 1944, il
signifie que toutes les personnes souhaitant travailler (qui forment la « population active »)
disposent d’un emploi. Dans cette acception, le plein-emploi n’équivaut pas à l’absence de
chômage, mais à la limitation de celui-ci à un niveau frictionnel, c’est-à-dire circonscrit à des
périodes brèves de transition entre deux emplois. Deux conditions étaient émises pour
atteindre le plein-emploi : que le nombre d’offres d’emploi soit supérieur au nombre de
chômeurs et que les emplois proposés le soient à des salaires décents, permettant aux
chômeurs de les occuper (Alaluf, 2000).
La définition de la population active repose sur des conventions variables selon les pays. Elle
est ainsi fonction de l’âge limite de la scolarité obligatoire, de l’âge légal de départ à la
retraite ou des caractéristiques culturelles et socio-économiques des pays et des systèmes de
sécurité sociale (Verly, 2004). Par conséquent, elle peut s’écarter considérablement de
l’« ensemble de la population âgée de 15 à 64 ans » utilisé comme dénominateur dans le
calcul du taux d’emploi.
Le taux d’emploi et le plein-emploi sont donc des notions très différentes dont l’amalgame
n’est pas sans conséquence sur la conduite des politiques publiques. Le taux d’emploi, tel
3 2002/177/CE, « Décision du Conseil du 18 février 2002 sur les lignes directrices pour les politiques de l’emploi
des États membres en 2002 », Journal officiel n° L 060, 01/03/2002, pp. 0060-0069. http://eur-
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qu’il est mesuré par les statistiques, peut s’accroître si le nombre d’emplois augmente (plus
vite que la population), mais aussi grâce au développement du travail à temps partiel, des
emplois précaires, des programmes d’activation, de l’intérim, etc. Ces diverses formes de
travail ont un effet positif sur le taux d’emploi, sans nécessairement contribuer à une baisse du
chômage réel. En d’autres termes, « l’amélioration du score ne se confond pas avec
l’amélioration réelle de la situation de l’emploi » (Salais, 2004, 313).
1.2 Les priorités de la SEE
La SEE est un aujourd’hui présentée comme un outil au service d’une stratégie plus globale -
celle de Lisbonne- selon laquelle l’Europe doit devenir la « société de la connaissance la plus
compétitive au monde », ce qui implique une main-d’œuvre qualifiée, mobile et disponible,
en quantité suffisante, flexible et au coût limité. De nombreux travaux ont décrit son mode de
fonctionnement et ses principales évolutions4. Rappelons que les priorités de la SEE sont
énoncées dans les Lignes directrices adoptées par l’UE, que les États membres s’engagent à
mettre en œuvre. Ces dernières définissent des objectifs qui, dans le cadre d’une méthode
ouverte de coordination, servent de guide aux politiques nationales. Elles traduisent assez
précisément les orientations de la politique mise en œuvre et s’inscrivent, malgré des
changements, dans une évidente continuité. L’encadré suivant présente l’intitulé des Lignes
directrices adoptées pour la période 2005-20085.
lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:32002D0177:FR:HTML
4 Voir par exemple Goetschy, 2003 et Pochet, Degryse, 2003.
5 Le texte adopté par le Conseil contenant les Lignes directrices pour l’emploi étant relativement long, on
invitera le lecteur à s’y reporter, puisque leur énoncé seul ne permet pas toujours d’en saisir la substance. Ainsi,
par exemple, « favoriser une approche fondée sur le cycle de vie » (LD 18) implique le développement de
« parcours vers l’emploi » pour les jeunes, l’accroissement de l’activité professionnelle des femmes, le
développement de structures abordables de garde d’enfants ou le « soutien au vieillissement actif » par des
« mesures adéquates favorisant le travail et décourageant les retraites anticipées », etc.
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