Sciences Sociales et Santé, Vol. 33, n° 2, juin 2015
Les économies de la promesse anti-âge.
Le cas de la DHEA
Sébastien Dalgalarrondo*, Boris Hauray**
Résumé. L’affirmation d’une promesse anti-âge constitue une étape
déterminante dans le processus contemporain de médicalisation du
vieillissement. Ce texte porte sur les conditions d’émergence de cette
nouvelle offre thérapeutique en France. En suivant le parcours scienti-
fique, médiatique et commercial de la déhydroépiandrostérone (DHEA),
une hormone présentée au début des années 1990 comme une possible
«fontaine de jouvence», les auteurs montrent que le succès de ce médi-
cament aux propriétés incertaines est le fruit d’une économie de la
promesse anti-âge dont ils explicitent les différentes dimensions.
Mots-clés: vieillissement, promesse, anti-âge, hormone, prise de risque,
médicalisation.
doi: 10.1684/sss.2015.0201
* Sébastien Dalgalarrondo, sociologue, Iris-CNRS UFR SMBH, 74, rue Marcel
Cachin, 93017 Bobigny Cedex, France ; [email protected]
** Boris Hauray, sociologue, Iris-INSERM, 190-198, avenue de France, 75244 Paris
Cedex 13, France ; [email protected]
6SÉBASTIEN DALGALARRONDO, BORIS HAURAY
Si l’espoir de stopper ou au moins de ralentir le vieillissement
semble avoir toujours existé (Haycock, 2008), l’idée selon laquelle vieillir
n’est plus une fatalité s’impose avec force depuis quelques années. Vieillir
ne va plus de soi et les promesses issues de la recherche biomédicale sur
les mécanismes du vieillissement, le développement et la démocratisation
de la médecine esthétique (Brooks, 2010 ; Kinnunen, 2010) ainsi que l’ap-
parition récente d’une médecine anti-âge (Cardona, 2007 ; Mykytyn,
2010) sont autant d’éléments remarquables dans le processus contempo-
rain de médicalisation du vieillissement (Conrad, 2007). Ce texte porte sur
une séquence importante dans l’émergence en France de cette promesse
anti-âge. En 1995, les médias français titrent sur l’existence d’une
hormone, la déhydroépiandrostérone (DHEA), dont la concentration dans
le sang baisse régulièrement avec l’âge. Ils s’enthousiasment pour une
idée défendue dans des travaux scientifiques américains: en compensant
cette baisse, il serait possible de lutter contre de multiples maux, dont la
détérioration des os, de la peau, des muscles et de la mémoire, l’obésité
tardive et même la survenue de certains cancers. La molécule est rapide-
ment qualifiée par les journalistes de « pilule de jouvence » (1) et on
observe, au début des années 2000, un « engouement fou pour la DHEA »
(2). Mise en cause par les autorités sanitaires et scientifiques, la DHEA
quitte ensuite progressivement la scène médiatique sans, pour autant, que
sa consommation ne disparaisse.
L’étude de la science et des technologies (Science and technology
studies) est marquée par l’émergence d’un courant de recherche qui place
les discours sur le futur, les visions et autres anticipations, au centre de
leur analyse. Ce travail sur la DHEA s’inscrit pleinement dans la perspec-
tive de cette sociologie des « expectations » (Borup et al., 2006 ; Brown
et al., 2000) qui cherche à comprendre le rôle joué par ces problématisa-
tions stratégiques dans la création d’une réalité nouvelle, au sens elles
peuvent modifier les préférences des acteurs, leurs actions et le cadrage de
leurs décisions. Il s’agit donc d’analyser comment la mobilisation du futur
par la production de visions (Rajan, 2006) de métaphores (Nerlich et
Halliday, 2007), la diffusion de concepts (Pickersgill, 2011 ; Rosengarten
et Michael, 2009), l’utilisation de discours hyperboliques ou hype (Brown,
2003 ; Kitzinger, 2008 ; Racine et al., 2006) participent à la structuration
(1) Les scientifiques à l’origine de ces travaux contribuèrent eux-mêmes à l’utilisation
de ce langage hyperbolique. Voir la publication, en septembre 1996, dans une revue
américaine de premier plan, d’un article du Pr Baulieu intitulé « DHEA: a fountain of
youth? » (Baulieu, 1996).
(2) Le Point, 6 juillet 2001.
LES ÉCONOMIES DE LA PROMESSE ANTI-ÂGE 7
de programmes scientifiques (Hedgecoe, 2004 ; Kitzinger et Williams,
2005 ; Selin, 2007), à la formation de nouveaux marchés (Pollock et
Williams, 2010) et à l’inscription sociale de nouvelles technologies
(Akrich, 1992). La publication de l’ouvrage «Contested futures: a socio-
logy of prospective techno-science » (Brown et al., 2000) atteste de la
volonté des chercheurs à l’initiative de cette perspective théorique de
rendre compte de la pluralité des intérêts engagés et de l’aspect agonis-
tique de cette incursion dans l’avenir. Ainsi, l’analyse sociologique des
promesses offre l’opportunité d’interroger sous un nouvel angle les ques-
tions de l’innovation scientifique, de la diffusion de nouvelles technolo-
gies, des conditions de leur régulation et de leur appropriation (Gaudillière
et Joly, 2006 ; Hauray, 2014).
En choisissant l’expression «promesse médicale » plutôt que celle,
plus classique, de «promesse thérapeutique » (Rubin, 2008), nous poin-
tons la nécessité de porter le regard au-delà du pathologique et de la
maladie afin d’inclure la question de la médecine améliorative et des tech-
niques d’«enhancement » (Conrad et Potter, 2004 ; Coveney et al., 2009)
qui mettent en jeu les frontières de la médecine. Cet article porte plus
spécifiquement sur les économies de la promesse DHEA (Joly, 2010).
Celles-ci sont, comme nous le verrons, des économies à la fois politiques
et morales (Fassin, 2009 ; Novas, 2006). Dans son travail sur les maladies
rares, Novas montre comment l’espoir et son pendant, le discours de la
promesse, peuvent modifier radicalement les rapports entre les acteurs et
favoriser de nouvelles formes de collaboration entre malades, industriels
et pouvoirs publics, une dynamique de l’espoir soutenue et renforcée par
la production d’agencements moraux originaux et la mise en circulation
au sein de l’espace public d’émotions, d’obligations, de normes et de
valeurs.
L’intérêt de ce cas tient à trois éléments principaux:
- la DHEA fut, au début des années 1990, l’une des molécules sur laquelle
les médecins engagés dans la voie de l’anti-âge se sont appuyés pour
démontrer le potentiel thérapeutique du rééquilibrage hormonal ;
- le public français fut pour la première fois massivement confronté à cette
promesse spécifique et à son discours sur le vieillissement lors de la
commercialisation controversée de cette hormone ;
- la mise sur le marché de ce traitement se situe à la période charnière de
l’émergence du réseau Internet et nous donne à voir les effets structu-
rants de cette circulation transnationale des produits pharmaceutiques,
de l’information médicale et des promesses (Clarke et al., 2000).
8SÉBASTIEN DALGALARRONDO, BORIS HAURAY
L’analyse de l’économie de la promesse DHEA poursuivra deux
objectifs principaux:
- décrire le processus de médicalisation à l’œuvre en révélant le rapport
dynamique entre, d’une part, un discours hyperbolique et, d’autre part,
un travail de normalisation/familiarisation effectué par les promoteurs
de ce traitement;
- rendre compte de cette expérimentation médicamenteuse à grande
échelle par l’analyse des conditions d’émergence d’un marché de la prise
de risque.
Sur le plan méthodologique, afin de nous donner les moyens de
reconstituer précisément l’histoire de l’introduction en France de la
DHEA et de rendre compte du débat public suscité par ce traitement, nous
nous sommes appuyés sur le corpus documentaire suivant: publications
scientifiques portant sur la DHEA de 1960 à 2012 (64 articles, source
Medline), articles de presse publiés dans les journaux et magazines fran-
çais de 1994 à 2014 (290 items, Europress : requête « DHEA » dans
«Presse nationale»), archives audiovisuelles (TV hertzienne) disponibles
au sein de l’Inathèque (dépôt légal) de 1995 à nos jours (132 items). Un
corpus complété par l’analyse des ouvrages français de vulgarisation
consacrés à la DHEA (Baulieu et Fourest, 2013 ; De Jaeger, 2001 ; Dufour
et Pierre, 2001 ; Elia, 2002) ainsi que par le recueil et l’analyse classique
des documents d’archives disponibles: dépêches d’agence,communiqués
de presse, rapports et prises de positions des autorités publiques, comptes
rendus de conférence. Nous avons réalisé, en 2013, deux entretiens auprès
du Pr Baulieu, acteur clé de cette histoire et du Dr De Jaeger, leader d’opi-
nion français dans le champ de la médecine anti-âge. Nous avons enfin
réalisé deux entretiens complémentaires, en 2014, auprès de l’ANSM
(Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé).
La première partie de ce texte vise à contextualiser le cas sous étude
en rendant compte de l’intensité contemporaine de la promesse anti-âge et
de son caractère polymorphe. La deuxième partie est consacrée à l’expo-
sition de la trajectoire française de ce traitement. La dernière partie vise à
l’explicitation de l’économie politique et morale de la promesse DHEA
(3).
(3) Nous tenons à remercier les organisateurs du séminaire « Les nouvelles frontières
de la médecine » (Triangle ENS de Lyon), T. Bujon, C. Dourlens, G. Le Naour, ainsi
que F. Dedieu et S. Parasie, responsables du séminaire du LISIS de nous avoir donné
l’opportunité de présenter et d’améliorer une première version de ce texte. Nous
remercions également les deux évaluateurs anonymes pour leurs précieux commen-
taires.
LES ÉCONOMIES DE LA PROMESSE ANTI-ÂGE 9
Intensité et polymorphisme de la promesse anti-âge
Il est possible de distinguer trois principaux vecteurs de diffusion et
de crédibilisation de la promesse anti-âge. Le plus manifeste est sans
doute le développement d’interventions et de produits censés gommer les
marques visibles du temps. Plusieurs des opérations phares de la chirurgie
esthétique sont promues comme des interventions « anti-âge ».
L’introduction, en 2002, sur le marché américain, de la toxine botulique
(Botox®) pour lutter contre les rides du visage (Mello, 2012) a ouvert un
marché florissant, celui de la médecine esthétique. Ce produit s’est imposé
comme l’intervention esthétique la plus populaire aux États-Unis avec
plus de 6 millions d’interventions en 2012 (4). La cosmétologie et ses
crèmes antirides innovantes, avec l’arrivée récente des cosmeceuticals (5),
sont aussi une source importante de production et de diffusion de la
promesse. L’omniprésence des messages publicitaires pour ces produits
contribue, au quotidien, à construire ce que Smirnova (2012), dans son
analyse du secteur, qualifie de «will to youth » en s’adressant à une très
large population «à risque»: la femme et l’homme vieillissant.
La biogérontologie (Bourg, 2012) et les sociétés de biotechnologies
qui lui sont liées sont une autre source de production et de diffusion de la
promesse anti-âge. Les travaux menés dans ce domaine ont longtemps
souffert du statut de « recherche défendue» (Lockett, 1983) mais, avec la
montée en puissance de la problématique du vieillissement des popula-
tions, ce champ de recherche a peu à peu émergé comme un domaine stra-
gique (Vincent, 2006). L’histoire cente des États-Unis permet
d’apprécier le degré de normalisation atteint par ce secteur. Mentionnons,
en premier lieu, le rachat en 2008 par GSK (6), pour un montant de
720 millions de dollars, de la société de biotechnologie la plus en vue sur
le marché du médicament anti-âge : Sitris Pharmaceuticals. Son projet
phare sera un échec, mais il sera vite effacé par la perspective historique
d’une convergence technologique (Roco et Bainbridge, 2003) dans ce
secteur, avec l’annonce, en 2013, par l’un des fondateurs de Google, du
lancement de la California Life Company (CALICO). Ce centre de
recherche dédié exclusivement à la question de la longévité et du vieillis-
sement a pour directeur général l’un des scientifiques-entrepreneurs les
plus en vue du monde de la biotechnologie, A. Levinson. Le partenariat
noué en 2014 avec le laboratoire pharmaceutique AbbVie (ex-Abbott)
(4) Chiffres diffusés par l’American Society of Plastic Surgeons.
(5) Néologisme apparu au début des années 2000 sur le marché américain.
(6) GlaxoSmithKline, l’un des leaders de l’industrie pharmaceutique.
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