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Association suisse pour l'énergie atomique - Bulletin Nr. 16/1994
Énergie nucléaire et éthique
Conférence présentée par le Cardinal Henri Schwery, Evêque de Sion, lors de la cérémonie
organisée le 25 août 1994 pour le 25e anniversaire de la centrale nucléaire de Beznau.
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C'est un plaisir et un honneur qu'on me fait aujourd'hui. Je remercie Monsieur le Président de
la direction, M. Wiederkehr, de m'avoir invité à cette fête. Je le prie ainsi que ses hôtes de me
pardonner si je ne parviens pas en une demi-heure à épuiser mon sujet, si vaste que j'ai
faire des choix qui ne seraient pas les vôtres.
Au temps de mon enfance, le mot "éthique" n'était guère usité que par les professeurs et étu-
diants des écoles supérieures et universités. Si donc il m'avait été donné de suivre, par antici-
pation, une leçon de sciences naturelles du programme actuel de nos écoles, je peux m'imagi-
ner rentrant un soir à la maison et demandant à mon père : «Papa! Chez nous, est-ce que nous
avons aussi une éthique?» Et j'imagine la perplexité de mon père.
Sans doute n'y a-t-il rien de bien nouveau dans vos familles d'aujourd'hui par rapport à ce que
j'ai vécu dans mon enfance. A cette différence près pourtant que, depuis quelques décennies,
les biens les plus précieux du patrimoine familial ne dépendent plus seulement du comporte-
ment de chaque membre de la famille, mais aussi - et souvent d'abord - du comportement de
nos voisins
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. Donc de l'éthique que se donne la société.
Je pense que l'Histoire devra retenir comme un événement exceptionnel le fait culturel qui
s'est produit en cette deuxième moitié du XXème siècle, pratiquement sur toute la planète. Je
veux désigner la prise de conscience de l'interdépendance de nos comportements divers et de
leur impact sur le bien commun de la santé et de la vie. Sans aucun doute est-ce la première
fois qu'au niveau universel l'opinion publique éprouve le besoin et exprime le désir que les
sociétés s'accordent sur une éthique fondamentale. Certes, il nous aura fallu beaucoup de
temps, d'aventures, et de souffrances pour parvenir à ce réveil d'une conscience de la respon-
sabilité écologique, individuelle et collective.
Or cette lenteur de l'éveil comporte une conséquence fort dommageable. Comme au sortir
d'un long mauvais rêve, on ne se souvient que des derniers moments. Je pense que beaucoup
trop d'écologistes amateurs se laissent ainsi aller à dramatiser les derniers dangers repérés et
méconnaissent des fautes qui se commettent encore depuis le début de l'ère industrielle sans
nous émouvoir outre mesure
2
.
Comprenez-moi bien- Je ne dis pas que les constructeurs et les exploitants de Tchernobyl sont
moins «coupables» que les patrons miniers de Colombie. Je constate simplement que l'émo-
tion de l'opinion publique est proportionnellement inversée. On s'inquiète bien davantage des
retombées nocives de la technique moderne que des dommages que continuent d'accumuler
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les techniques primitives auxquelles on s'est habitué.
Ma première conclusion est un voeu concernant l'aventure culturelle de l'écologie: qu'elle
puisse s'équilibrer au plus tôt! Car elle ne peut se permettre ni la discrimination ni l'arbitraire.
Le compteur électrique de mon appartement ne sait pas distinguer les origines du courant. Et
le saurait-il? - au nom de quel principe choisirais-je d'éviter les risques que comportent les
usines nucléaires plutôt que les sacrifices certains de vies humaines parmi les enfants des
mines de Colombie?
De fait, je ne veux introduire aucune polémique, mais ce dilemme m'amène à partager les
conclusions d'un physicien français, le professeur Marceau Felden:
"L'énergie nucléaire est-elle l'énergie de l'absurde ou celle de l'espoir? Prétendre apporter
une réponse manichéenne à cette difficile mais capitale question (…) procéderait très certai-
nement d'une attitude irrationnelle pour nombre de raisons dont la plus importante est pro-
bablement la suivante: l'énergie constitue un ensemble complexe (…) et l'on ne saurait arbi-
trairement en isoler un seul constituant. Opérer de la sorte permet de démontrer n'importe
quoi, ou son contraire
3
".
Il est temps de prendre "la dimension de l'enjeu du défi énergétique auquel sera inéluctable-
ment confronté le monde de demain".." Il est absolument indispensable de commencer par
poser de manière rationnelle les vrais problèmes puis d'établir une hiérarchie et des critères
de choix, enfin d'utiliser la méthode scientifique pour tenter d'y faire face mais en se rappe-
lant que la science ne peut tout résoudre
4
".
Nous voici au coeur du sujet qu'il m'a été demandé de traiter ici ce matin. Qu'est-ce que
l'éthique a à voir avec l'énergie nucléaire? A quel titre un évêque y apporte-t-il son point de
vue? Nous avons lu dans le numéro de mai de l'Organe officiel de l'Association suisse pour
l'énergie atomique que le «Saint Siège est d'avis qu'il faut déployer tous les efforts possibles
pour rendre les avantages de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire accessibles à tous
les pays, et en particulier aux pays en voie de développement.» Or ce communiqué a eu l'heur
d'irriter quelque lecteur qui, en toute sincérité, a publiquement demandé de quoi le Pape se
mêlait-il!
J'ose espérer que ce lecteur se veut, comme nous tous, un humaniste, respectueux du bien
d'autrui, à commencer par les plus précieux que sont la santé et la vie. Croyants en Dieu,
Source et Maître de la vie, ou non croyants, cela ne nous empêche pas de nous rejoindre en
aval de la Source, de reconnaître - peut-être avec des mots différents - les valeurs principales
que l'humanité possède en commun et devrait préserver ainsi que les valeurs principales que
chaque homme a le droit de se voir garantir par la société. La Charte des Droits de l'homme
en est un des meilleurs exemples.
La mesure de sa coresponsabilité dans la société implique pour chacun un devoir proportion-
nel de s'y engager en faveur du respect de ces Droits. La révolution industrielle a changé
quantitativement et qualitativement le rayon d'action des moyens de protéger la vie ou de la
menacer. C'est le respect de notre bien commun qui demande que dorénavant chacun en son
milieu d'influence, d'autant plus fort que son prestige peut avoir d'impact, prenne sa part de
coresponsabilité.
Pour éviter l'exposé académique, je me suis dispersé dans plusieurs considérations qui sont en
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fait fondamentales. Afin que l'on s'y retrouve peut-être plus aisément, permettez-moi de tirer
maintenant un tableau mieux ordonné de quelques affirmations que j'ose numéroter pour en
souligner l'aspect spécifique à chacune.
1. Il n'y a pas de vie possible sans éthique, c'est-à-dire sans ligne de conduite pour nos
comportements quotidiens, individuels ou collectifs. Il serait banal de citer ici la né-
cessité d'un code de la route par exemple.
2. Il n'y a pas d'éthique possible sans principes généraux qui puissent inspirer les
comportements moraux. J'ai déjà évoqué l'importance du point d'origine, ou source,
des critères à établir. Dans ma Foi, je nomme cette source Dieu, qui se nomme aussi
Vérité. Mais la connaissance de la Vérité n'est pas innée en l'homme. Les croyants sa-
vent y goûter par la fréquentation des Saintes Écritures. Mais pas exclusivement. La
Foi dans le dogme de la Création signifie en effet tout autre chose que cette naïveté
qu'on nous attribue parfois à propos de l'interprétation littérale du premier livre de la
Genèse. D'ailleurs, le chrétien connaît aussi la destinée que saint Paul attribue à la
Création comme telle
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! Cela achève de le confirmer dans la certitude que la Création a
un sens, qu'elle est cohérente, que les lois qui la régissent dans l'univers concourent à
maintenir un certain ordre. L'ordre de la Création, fondement de la Loi naturelle.
Le croyant reconnaît à la Loi morale un premier fondement dans l'Ordre de la Création
tel qu'il s'impose à l'intelligence humaine et tel que la Loi donnée sur le Sinaï et con-
firmée par Jésus Christ nous l'a fait connaître
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. La pensée de l'Église catholique sur ce
sujet ressort également de la récente encyclique «Veritatis splendor» le pape Jean
Paul II s'oppose à certains moralistes qui considèrent que la notion de Loi naturelle se-
rait inadéquate à exprimer les préoccupations éthiques de l'homme contemporain
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.
3. On ne peut plus penser éthique sans en élargir la portée, bien au-delà du cadre de
la famille ou de la société locale. Ce serait arbitraire et inconséquent. C'est la famille
humaine universelle qui est l'enjeu d'abord dans ces trois premières valeurs: sécurité,
justice et solidarité, tant dans l'espace que dans le temps, c'est-à-dire au niveau interna-
tional et pour les générations futures.
Je cite le pape Jean Paul II: "L'énergie est un bien universel que la divine Providence a
mis au service de l'homme, de tous les hommes, quelle que soit la partie du monde à
laquelle ils appartiennent, et il nous faut penser aussi aux hommes de demain, car le
Créateur a confié la terre et la multiplication de ses habitants à la responsabilité de
l'homme. J'estime qu'on peut considérer comme un devoir de justice et de charité l'ef-
fort résolu et persévérant accompli pour ménager les sources d'énergie et respecter la
nature, non seulement pour que l'ensemble de l'humanité d'aujourd'hui puisse en pro-
fiter, mais aussi les générations à venir
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".
C'est le principe de la destination universelle des biens.
4. L'éthique de l'énergie nucléaire prise isolément n'aurait guère de sens: c'est le
domaine de l'énergie en général qui doit être abordé en tous ses constituants des points
de vue technique, économique, culturel, humanitaire et humaniste. Car à l'évidence ce
que lthique remet en cause, ce n'est ni la recherche, ni la science, ni la technique,
mais bien leur rapport à l'Homme et à son avenir.
Le mot clef qui me parait bien résumer cette thèse, c'est le mot «équilibre». Il apparaît
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presque constamment dans la plupart des documents de l'Église en la matière. Ainsi
serait-il vain et malsain de vouloir empêcher toute émulation entre les chercheurs et
les entrepreneurs. Mais pour distinguer en définitive entre le progrès et la perfor-
mance, il faut un sens de l'équilibre qu'il appartient aussi aux poètes, aux philosophes
et aux pasteurs de rappeler… non sans l'avoir d'abord appliqué à eux-mêmes.
Dans ce concert cependant, l'équilibre et le bon sens semblent bien demander que la
société se donne des experts consciencieux. En effet, face à un progrès industriel qui
se fait chaque jour toujours plus hautement technique et spécialisé, la voie de l'avenir
consistera à jouer la compétence contre les risques.
5. La règle de la liberté comme responsabilité est un autre principe éthique déjà bien
assimilé par la culture européenne: Cela présuppose que l'on prenne conscience à
l'échelle planétaire de l'émancipation généralisée des peuples et de l'évolution des dé-
mocraties. Ce n'est plus au Roi de décider et d'assumer. L'information du Souverain
est d'autant plus importante si la responsabilité de la décision est déléguée. En matière
d'éthique nucléaire, de toute évidence le principe de la responsabilité postule que les
citoyens soient informés et conscients.
Nous ne sommes qu'aux débuts de ce jeu dont les règles ne sont pas faciles à appliquer
dans un camp comme dans l'autre- Je saisis cette occasion pour féliciter et remercier
les autorités responsables en matière d'énergie nucléaire des efforts manifestes et des
progrès considérables qui ont été faits en si peu d'années pour informer. Beaucoup
d'opposants à l'énergie nucléaire en ont fait autant. Dans les deux camps, il importe
qu'on sache et qu'on veuille faire de l'information objective et non de la tactique en fa-
veur de sa thèse. En effet, il faut reconnaître d'une part la difficulté d'éduquer en vue
d'une prise de conscience des risques encourus, sans tomber dans le piège du mani-
chéisme. D'autre part il est très difficile du côté des entrepreneurs du nucléaire de vul-
gariser correctement les connaissances et les enjeux qui ne sont pas à la portée de tous
les citoyens.
6. Dès qu'il y a partenaires, il peut y avoir des conflits. L'éthique comprend aussi l'art
de gérer les conflits. Or la plus grande part des difficultés du dialogue en vue d'une co-
responsabilité commune face aux problèmes de l'énergie provient du climat de peur et
d'angoisse que le nucléaire suscite: parce qu'au traumatisme de Hiroshima qui s'es-
tompait a subitement succédé une nouvelle blessure, l'angoisse engendrée par Tcher-
nobyl - parce qu'on est impuissant face à ceux qui savent et à ceux qui décident - parce
qu'il s'y passe des choses qu'on ne voit pas
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.
Certes, il n'y a pas que le nucléaire à l'origine de cette peur de fin de siècle. Il n'em-
pêche que c'est la première fois depuis bien longtemps que chaque génération croit au-
jourd'hui que la génération suivante sera moins heureuse qu'elle. C'est très grave. Et
cela démontre sans doute un effondrement à des crises accumulées: crise des certi-
tudes, crises de l'autorité, crise des valeurs, crises de la vérité. L'ère nucléaire aura
peut-être, paradoxalement, le mérite de susciter par la peur un renouveau: l'engage-
ment actif de l'homme pour le respect de soi-même, pour le respect des autres et pour
le respect de la Création. Par conséquent, il sera difficile de conduire un dialogue équi-
libré sur le bien-être et la survie de l'humanité à propos d'un domaine en crise si l'on en
exclut a priori les domaines voisins où de semblables valeurs sont menacées.
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Une condition plus fondamentale, c'est la volonté de maintenir le dialogue qui est de-
venu un droit des deux camps, et pour cela, il y faut de l'information et de la transpa-
rence, de part et d'autre.
Par ailleurs, il faut demeurer conscient de la complexité des phénomènes nucléaires
tant du point de vue de leur compréhension que du point de vue des techniques de
maîtrise sans cesse en perfectionnement: cela n'est pas à la portée de tout citoyen. Il
faut donc y suppléer par l'acceptation et le renforcement des organes neutres de con-
trôle des usines nucléaires. Au niveau national, cela est nécessaire, quoique insuffisant
du double fait que les retombées d'un accident nucléaire ne connaissent pas le tracé
des frontières et aussi du fait qu'aucun peuple n'est définitivement à l'abri d'une aven-
ture politique, dictatoriale ou révolutionnaire. Les organes internationaux sont indis-
pensables. A ce propos, il me paraît significatif que le Saint-Siège maintienne une
Mission permanente auprès des Organisations internationales à Vienne.
7. Quels sont donc les risques que l'on peut assumer selon une éthique raisonnable?
Toutes nos activités humaines comportent des risques. On les assume ou non suivant
qu'on les considère raisonnablement acceptables.
Mais on oublie souvent le préalable que présuppose ce jugement: une appréciation sur
l'utilité ou la nécessité de courir tel risque. La nécessité de gérer globalement la pro-
duction d'énergie est admise par tous. Les spécialistes concluent aussi à la nécessité de
la diversifier et de l'augmenter. Y a-t-il d'autres techniques à inventer? Sans doute. Ne
serait-ce que pour traiter les déchets en fonction de couvertes scientifiques qui sont
peut-être encore à faire.
A l'opposé, nombre d'activités humaines comportent de gros risques, sans qu'on ait
démontré qu'elles soient nécessaires
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.
Ce préalable étant acquis, quand un risque est-il acceptable? Il est difficile d'en donner
une règle théorique. Cependant en matière d'énergie nucléaire, il faut admettre la défi-
nition la plus restrictive du fait de l'importance des dégâts possibles, de leur portée
géographique, de la durée de leurs effets.
On admet de façon générale que le risque nucléaire est acceptable si, à gravité des
conséquences égale, la probabilité calculée est très inférieure à la fréquence observée
de catastrophes naturelles que nous considérons comme inéluctables et pourtant dont
nous ne tenons pas compte pour régler notre vie quotidienne. Les mesures à prendre
concernent aussi bien la maîtrise du réacteur que le confinement des radiations. Or il
faut bien constater que les prescriptions légales deviennent aujourd'hui généralement
radicales, notamment pour le rapport à l'extérieur des installations
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.
Le peuple et les autorités doivent en être informés ainsi que des critères de sécurité re-
tenus. Quitte à ce que le profane ne puisse pas comprendre les spécialistes dans leur
façon de calculer les probabilités, l'espérance mathématique, le seuil des probabilités
négligeables ainsi que le risque résiduel.
A propos de ce dernier, nous savons bien que rien ne s'entreprend sans risque aucun,
ni mon retour en auto à Sion ce soir, ni un voyage en train CFF! J'avoue simplement
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